******************************************************** DC.Title = TRAGÉDIE DE LA REINE D'ÉCOSSE DC.Author = MONTCHRESTIEN Antoine de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:08:20. DC.Coverage = Tunisie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MONCHRETIEN_ECOSSAISE_1604.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64293528/f7.image.texteImage DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** TRAGÉDIE DE LA REINE D'ÉCOSSE À Monseigneur le Prince de Condé Édition nouvelle augmentée par l'Auteur. 1604. Avec privilège du Roi [Par Antoine de Montchrestien, sieur de Vasteville]. À ROUEN. Chez Jean Osmont Libraire dedans la cour du Palais. ENTREPARLEURS REINE D'ÉCOSSE. REINE D'ANGLETERRE. CONSEILLER. D'AVISON. MAÎTRE D'HÔTEL. MESSAGER. PAGE. CHOEUR DES ÉTATS. CHOEUR DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE. Texte tiré de TRAGÉDIES DE MONTCHRESTIEN NOUVELLE ÉDITION AVEC NOTICE ET COMMENTAIRE PAR L. PETIT DE JULLEVILLE PROFESSEUR A LA SORBONNE, 1604, pp. 1-56 [BnF YF-2083-2084] ACTE I. Reine d'Angleterre, Conseiller, [Choeur des États]. REINE [D'ANGLETERRE]. Enfin jusques à quand mon âme désolée D'effroyables sursauts doit-elle être ébranlée ? Jusques à quand vivrai-je exposée au danger Du poison domestique et du glaive étranger ? Un corps sous le Soleil n'a jamais plus d'une ombre ; Mais tant et tant de maux qu'ils surpassent tout nombre, Accompagnent le Sceptre, envié des humains, Lourd fardeau toutefois de l'esprit et des mains Qui croît de jour en jour, puis à la fin accable [Note : Superbe : plein de fierté. [R]]Son possesseur superbe encor que misérable. Bien qu'un monde de gens me respecte à l'envi, Me regarde marcher d'oeil et d'esprit ravi : Bien que cent Nations admirent mes richesses, M'élèvent plus d'un rang sur les autres Princesses ; J'estime quant à moi malheureux mon bonheur, Qui prend pour les séduire un vain masque d'honneur. [Note : Damocle : Damoclès, avait sur la tête une épée suspendue par un crin de cheval. [L]][Note : Appendu : pendu, suspendu. [T]]Le glaive de Damocle appendu sur ma tête Menace de la chute, et moins que rien l'arrête : L'Espagnol non content de son monde nouveau Veut son trône orgueilleux planter sur mon tombeau ; Où la force ne vaut l'artifice il emploie, Pour remettre ma vie et mon État en proie : [Note : Pyrrhe : Probablement Pyrrhus , fils d'Achille, tué par Oreste. [T]]Ce Pyrrhe ambitieux, dont la toile est sans bout Embrasse tout d'espoir, aspire à gagner tout, De la fin d'un dessein un autre fait renaître : Des deux bouts de la terre on le connaît pour maître : Encor sa convoitise il ne peut assouvir, S'il ne vient, ô forfait ! Cette Île me ravir ; Et sans la main d'en haut qui m'est toujours propice, L'innocence aurait vu triompher la malice. [Note : Plus beaux : les plus beaux. Emploi du comparatif au sens du superlatif. (Pdj)]Ma Tamise l'honneur de nos fleuves plus beaux [Note : Tributaires : Ma Tamise lui payerait comme tribut le droit d'être le seul utiliser ses eaux. [EF]]Roulerait pour lui seul ses tributaires eaux ; Et mon peuple Guerrier en armes indomptable Porterait gémissant son joug insupportable. Mais à quoi désormais me réserve le sort ? [Note : Doute (moins je me) : moins je le soupçonne. [ACAD]][Note : Brasse la mort (on me ) : on complote ma mort. [SP]]Lorsque moins je me doute, on me brasse la mort. Une Reine exilée, errante, fugitive, Se dégageant des siens qui la tenaient captive, Vint surgir à nos bords contre sa volonté : [Note : Cours malheureux tendait d'autre côté (son) : son voyage malheureux lui destinait un autre lieu. (EF)]Car son cours malheureux tendait d'autre côté. [Note : Voirement : vraiment. [SP]]Je l'ai bien voirement dès ce temps arrêtée, Mais, hors la liberté, Royalement traitée ; Et voulant mille fois sa chaîne relâcher, Je ne sais quel destin est venu m'empêcher. Chacun par mon exemple à l'avenir regarde, [Note : Mauvaise garde : difficile à garder.]Qu'une beauté Royale est de mauvaise garde. Quoique de sa prison l'ennuyeuse longueur Pût un juste courroux allumer en son coeur ; Par mon doux traitement elle devait l'éteindre, Se plaignant en son mal de ne s'en pouvoir plaindre : Mais l'on m'a rapporté qu'en ce dernier effort, [Note : Minute ma mort : trame ma mort. [R]]Elle brigue mon Sceptre, et minute ma mort. Serait-ce donc l'amour, Âme ingrate et légère, Que me jurait sans fin ta bouche mensongère ? [Note : Loyer : récompense. [SP]]Aurai-je ce loyer non dû, non attendu, D'une à qui tant de bien pour le mal j'ai rendu ! Mais dois-je tenir vraie une simple apparence, Et former un soupçon en certaine créance ? Qui croit trop de léger aisément se déçoit : Aussi qui ne croit rien mainte perte en reçoit. Qui s'émeut à tous vents, montre trop d'inconstance : Aussi la sûreté naît de la méfiance. Celui qui vit ainsi, meurt cent fois sans mourir ; Il vaut mieux craindre un peu que la mort encourir. Si donc pour assurer mon État et ma vie, Je l'ai, même à regret, quelque temps asservie, [Note : Ains : mais. [L]]Ne cherchant point sa mort, ains tâchant seulement À dompter son audace et vivre assurément, Faut-il qu'une fureur à l'autre la transporte, Et qu'à me courir sus tout le monde elle exhorte ? Que contre moi les miens elle tâche animer, Qu'elle excite mon peuple, et s'efforce à l'armer, Bref que par ses attraits maint qui m'était fidèle [Note : Cordelle (s'engage à sa) : s'engage dans son parti. [T]]Distrait de son devoir s'engage à sa cordelle. Ô coeur trop inhumain pour si douce beauté, Puisque tu peux couver tant de déloyauté, D'envie et de dépit, de fureur et d'audace, Pourquoi tant de douceur fais-tu lire en ta face ? Tes yeux qui tous les coeurs prennent à leurs appas, Sans en être troublés, verront-ils mon trépas ? Ces beaux Astres luisant au ciel de ton visage, De ma funeste mort seront-ils le présage ? N'auras-tu point le coeur touché d'affliction, Voyant cette belle Île en désolation, En proie à la discorde en guerres allumée, Au meurtre de ses fils par ses fils animée ? Verras-tu sans douleur les soldats enragés, Massacrer à leurs pieds les vieillards outragés, [Note : Présence : en présence. (EF)]Égorger les enfants présence de leurs pères, [Note : Forcer : violer. [R]][Note : Giron de leurs mères : espace qui est depuis la ceinture jusqu'aux genoux dans une personne assise. [FC]]Les pucelles forcer au giron de leurs mères, [Note : Regorger : déborder. [ACAD]]Et les fleuves encor regorger sur leurs bords Par les pleurs des vivants et par le sang des morts ? Si cette volonté barbarement cruelle Peut tomber en l'esprit d'une Reine si belle, [Note : Sein (ayant la mort au) : étant très affligée. [L]]Si le coeur d'une femme ayant la mort au sein, Ose encor concevoir ce furieux dessein ; Je croirai désormais que les Ourses cruelles Dépouillent les fureurs qui leur sont naturelles ; Et que la femme née à la bénignité Environne son coeur d'une âpre cruauté. CONSEILLER. [Note : Jà : déjà. [F] ]Le masque est jà levé, la chose est trop connue : L'oeil qui ne la voit point est voilé d'une nue ; [Note : Soi-mêmes : soi-même. (EF)]L'esprit qui ne la croit soi-même se dément ; Le coeur qui ne la craint n'a point de sentiment ; [Note : Tempête (l'orage) : l'orage fait beaucoup de bruit. [L]]Il s'endort misérable, et l'orage tempête [Note : Impourvu (à l') : à l'improviste. [T]]Qui doit à l'impourvu fondre dessus sa tête. Il ne faut plus, Madame, en demeurer ici ; Embrassez de vous-même et de nous le souci : Car si le bien public doit être votre envie, Il faut aussi pour lui conserver votre vie. Ainsi pourrez-vous rendre éteints plutôt que nés [Note : Basanés : les Espagnols. (Pdj)]Les barbares desseins de ces fiers Basanés ; Ainsi vous pouvez apporter assurance, À l'Écosse dommage, et terreur à la France ; Là où si vous mourez c'est le souhait des Rois, La fin de notre Foi, le tombeau de nos lois. Et comme le troupeau dépourvu de son maître [Note : Paître (se) : se nourrir. [L]]Qui pense en sûreté dans l'herbage se paître Est exposé en proie à la fureur des loups ; Un semblable danger tomberait dessus nous, [Note : Trame (coupé la) : la Parque Atropos coupait la trame de la vie. [R]]Si la Parque cruelle avait coupé la trame, Qui joint pour notre bien votre corps et votre âme : Lorsque de factions l'État est divisé, Toujours le plus méchant est plus autorisé ; [Note : À la voix (le désordre) : le désordre a la parole. C'est lui qu'on écoute. A préférable à À. (Pdj)]Le désordre a la voix, la licence effrénée Aux énormes péchés rend l'âme abandonnée ; [Note : Et profane et sacré : tout est indifférent le sacré comme le profane. (EF)]Tout est indifférent et profane et sacré, [Note : Bienfait est sans gré : la bonne action n'apporte pas de plaisir. (EF)][Note : Mal fait est sans peine : la mauvaise action n'est pas punie, c'est le contraitre de bienfait. (EF)]Le mal fait est sans peine et le bienfait sans gré. [Note : Pri' : prie, l'apostrophe évite les 13 pieds. (EF)]Madame, je vous pri' de remettre en mémoire, Que tous les Rois du monde envient votre gloire ; Que chacun vous en veut, que l'orgueil étranger Vous trame incessamment quelque nouveau danger, Recherche tous moyens de vous ravir la vie, Votre mort seule étant le but de son envie. [Note : Retenté : tenté de nouveau. [SP]]L'effort de l'Espagnol mille fois retenté, Fait voir assez à claire son infidélité ; Et s'il n'a satisfait à son traître courage, C'est faute de bonheur et non faute de rage ; C'est que le Ciel bénin veille toujours pour vous, D'autant qu'en votre bien gît le salut de tous. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Ores : maintenant. [L]]Je sais bien, mon ami, qu'ores les destinées Des Anglais, semblent être à ma vie enchaînées ; [Note : Divertis (du devoir) : écartés du devoir. [R]]Que plusieurs par ma mort du devoir divertis, Auraient bientôt éclos cent Monstres de Partis ; [Note : Fruit rongée (de son) : Les Anciens disent que les petits de la vipère tuent leur mère en naissant. [T]]Que comme la Vipère est de son fruit rongée, L'Angleterre serait des siens-mêmes mangée. Songeant à tel malheur je souffre cent tourments, Et d'une seule peur j'ai mille étonnements ; Mais cette noire humeur qui mon âme possède, Ne me permet jamais de songer au remède, Semblable au Patient qui languit sans mourir, Et ne peut malheureux sa douleur secourir. CONSEILLER. Sortez-vous de ce trouble, il n'est rien plus facile. Maintenant que le Ciel est serein et tranquille,[Note : Bonace (mer) : mer calme après un orage. [L]]Que la mer est bonace et le vent bien tourné, Mettez la voile au mât ; c'est par trop séjourné : Car lorsqu'à ce beau temps succèdera l'orage, Démarrer seulement c'est chercher le naufrage. Tel peut en temps de paix sa vengeance exercer Qui s'endort en son aise et ne veut y penser ; Puis quand la guerre vient est contraint de le faire, Trouvant pour son salut, juste, le nécessaire. REINE [D'ANGLETERRE]. À quoi me résoudrai-je en ces confusions ? CONSEILLER. [Note : Chef : tête. [F]]Tranchez en un seul chef l'Hydre des factions. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Alcide : Hercule. [T]]Pour frapper ce grand coup il faut un bras d'Alcide. CONSEILLER. On peut sans grand péril occire une homicide. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Combien qu' : quoique. [ACAD]]Combien qu'elle fût telle, elle est hors de nos lois : [Note : Sans plus (de Dieu tiennent) : ne tiennent que de Dieu. (EF)]De Dieu tiennent sans plus les Reines et les Rois. CONSEILLER. C'est piété d'occire une femme méchante Aussi bien qu'un Tyran : de tous deux on se vante. REINE [D'ANGLETERRE]. Considérez-la bien ; elle est mère d'un Roi, L'épouse de deux Rois, et Reine comme moi. CONSEILLER. Considérez-la bien ; c'est une déloyale Qui dément par ses moeurs la majesté Royale. REINE [D'ANGLETERRE]. Mon intérêt privé m'empêche d'en juger. CONSEILLER. [Note : Semond : invite. [R]]Et ce même intérêt vous semond d'y songer. REINE [D'ANGLETERRE]. J'y vois plus de péril alors que plus j'y pense. CONSEILLER. Vous pouvez l'amoindrir en vengeant votre offense. REINE [D'ANGLETERRE]. Cette juste vengeance il faut laisser à Dieu. CONSEILLER. Dieu la remet en vous, qu'il a mise en son lieu. REINE [D'ANGLETERRE]. Si le Ciel est pour moi la terre m'est contraire. CONSEILLER. Si le Ciel est pour vous rien ne vous peut mal faire. REINE [D'ANGLETERRE]. Ses secrets sont profonds, et l'humain jugement Proposant d'une sorte, il dispose autrement. CONSEILLER. Puisque le Ciel est juste il ne peut lui déplaire, Que la justice rende aux méchants leur salaire. REINE [D'ANGLETERRE]. Non, non, quelque vengeur sortirait de ses os, Qui m'ôterait la vie et à vous le repos. Les Rois qui font mourir ceux qui leur sont contraires, [Note : Croissent leurs adversaires : augmente le nombre de leurs adversaires. Verbe actif seulement en poésie. [R]]Pensant les amoindrir, croissent leurs adversaires, Les parents, les voisins, les enfants, les amis, Revivent pour ceux-là qu'au sépulcre ils ont mis : L'arbre rejette ainsi mainte nouvelle branche Au lieu des vieux rameaux que le fer en retranche. CONSEILLER. Mais en telle saison l'arbre peut se trancher Que jusqu'en la racine on le voit dessécher. REINE [D'ANGLETERRE]. Ce remède est jugé pire que le mal même. CONSEILLER. Mais aux extrêmes maux, il est toujours extrême. REINE [D'ANGLETERRE]. Supporter une injure est quelquefois meilleur Que d'en chercher revanche, et trouver son malheur. CONSEILLER. [Note : Si vaut-il : néanmoins vaut-il. [T]]Si vaut-il toujours mieux se venger de l'injure, Qu'en attirer mainte autre à cause qu'on l'endure. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Élection (du moindre on fait) : on choisit le moindre. (EF)]En deux périls du moindre on fait élection. CONSEILLER. Mais il en faut juger sans nulle passion. REINE [D'ANGLETERRE]. Si nous l'exécutons, nous irritons la France. CONSEILLER. La laissant vivre aussi quelle est votre assurance ? REINE [D'ANGLETERRE]. Nous pouvons l'accuser mais non pas la punir. CONSEILLER. [Note : Tenir (qui vous peut en) : qui peut vous en empêcher. (Pdj)]Puisqu'elle est en vos mains qui vous en peut tenir ? REINE [D'ANGLETERRE]. Maint peuple sous cet ombre envahirait ma terre. CONSEILLER. [Note : Paix la paix (À qui la). : à ceux qui nous laisserons la paix, nous accorderons la paix. (Pdj)][Note : Guerre à qui la guerre (la) : à ceux qui nous ferons la guerre, nous apporterons la guerre. (Pdj)]À qui la paix la paix. La guerre à qui la guerre. REINE [D'ANGLETERRE]. Les Rois la pleureront, j'aurai seule le tort. CONSEILLER. Ils ne pourront au moins rire de votre mort. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Destre : dextre, main droite. (EF)]Pour l'injure commune ils armeront leur destre. CONSEILLER. Plus d'effroi que de mal le tonnerre fait naître. [Note : Grand (un) : une personne élevée en dignité. [L]][Note : Aye entrepris (qu'elle) : qu'elle ait entrepris. (EF)]Lorsqu'un grand se châtie il s'émeut bien du bruit. Après le coup frappé peu d'effet s'en ensuit. REINE [D'ANGLETERRE]. Le sacré sang des Rois doit être inviolable. CONSEILLER. Elle devait du vôtre estimer le semblable. REINE [D'ANGLETERRE]. Nul ne croira qu'elle ait à ma vie entrepris ! CONSEILLER. [Note : Le vaut-il mieux : vaut-il mieux cela, vaut-il mieux ce que vous dites. (EF)]Encor le vaut-il mieux que d'en être surpris. REINE [D'ANGLETERRE]. Les Ligues sont toujours obscurément connues, [Note : Tant qu'elles soient parvenues : jusqu'à ce qu'elles soient parvenues. [L]]Tant qu'à l'effet sanglant elles soient parvenues. CONSEILLER. Mais telle connaissance arrive un peu bien tard ; Car on est cependant trop sujet au hasard. REINE [D'ANGLETERRE]. Je tiens qu'il vaudrait mieux abandonner la vie [Note : La conserver : conserver la vie. (Pdj)][Note : Envie : impopularité. Au sens latin (invidia). (Pdj) ]Que pour la conserver s'acquérir de l'envie. CONSEILLER. Le Prince a peu de coeur s'il ne peut endurer Ceux qui ne peuvent rien outre le murmurer. REINE [D'ANGLETERRE]. La Clémence le gagne, il convient que j'essaie Si par doux appareils je puis sonder la plaie ; [Note : Coup (un) : une fois. [SP]]Je veux encor un coup cette voie éprouver ; Car la pouvant bien perdre et la voulant sauver, Au moins l'on connaîtra que j'ai l'âme si bonne Que je veux tout sauver et ne perdre personne. CONSEILLER. Gardez en la gardant de perdre vous et nous. REINE [D'ANGLETERRE]. J'ai peu de soin pour moi, mais j'en aurai de vous. CONSEILLER. [Note : Apparaître (il en faut) : il faut le montrer. (EF)]Ce n'est rien de le dire, il en faut apparaître. REINE [D'ANGLETERRE]. Voulant ôter le mal gardons bien de l'accroître. CONSEILLER. Sans employer le fer on ne le peut guérir. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Si ne le faut-il mettre : néanmoins il ne faut pas le mettre. [ACAD]]Si ne le faut-il mettre à la faire mourir. CONSEILLER. Quoi ! Votre âme au pardon lâchement s'abandonne ? REINE [D'ANGLETERRE]. Quand la douceur nous sert je la juge être bonne. CONSEILLER. L'homme doux au méchant est inhumain au bon. REINE [D'ANGLETERRE]. Le méchant quelque fois se vainc par le pardon : Mais qui veut par le sang cimenter sa fortune, Meurt toujours à la fin d'une mort non commune. CONSEILLER. Celle qu'on ne craint point ou qui pardonne tout Achève son chemin avant que d'être au bout. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Couarde : lâche. [L]]La peur qui n'a pouvoir que sur l'âme couarde Des Royaumes puissants est une faible garde. CONSEILLER. L'impunité du vice a causé maintes fois La ruine et la mort du Royaume et des Rois. REINE [D'ANGLETERRE]. La trop grande rigueur jamais ne va sans haine. CONSEILLER. [Note : Et la facilité des mépris nous ameine : inversion, trop grande rigueur nous amène la facilité des mépris. (EF)]Et la facilité des mépris nous amène. REINE [D'ANGLETERRE]. D'être aimée entre vous j'ai beaucoup eu de soin. CONSEILLER. D'y être crainte aussi vous aviez bon besoin. REINE [D'ANGLETERRE]. L'amour de nos sujets qu'engendre la Clémence, Cent fois plus que leur crainte apporte d'assurance. CONSEILLER. L'amour de vos sujets vous doit donc émouvoir [Note : Fors : excepté. [SP]]À fermer l'oeil à tout fors à votre devoir. REINE [D'ANGLETERRE]. Je le veux faire aussi, mais sans être cruelle : La douceur en la femme est vertu naturelle. CONSEILLER. Ce n'est point cruauté que d'ordonner la mort À celle qui tâchait vous la donner à tort. REINE [D'ANGLETERRE]. C'est un bien grand honneur de remettre l'offense, Quand on a le pouvoir d'en prendre la vengeance. CONSEILLER. Si l'oeil peut pénétrer jusques dans le penser, Punissez bien plutôt qui songe d'offenser. REINE [D'ANGLETERRE]. Qui pardonne à l'autrui pour l'amour de soi-même, [Note : Los : louange. [L]]Se connaissant fautif mérite un los extrême. CONSEILLER. Mais souvent il se livre en proie à l'étranger, Lorsque de ses sujets il ne s'ose venger. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Avettes : abeilles. [T]]Des Avettes le Roi porte en sa république [Note : Si jamais ne pique : néanmoins jamais il ne pique. [ACAD]]Un poignant aiguillon et si jamais ne pique. CONSEILLER. Aussi contre les bons vous n'en devez avoir ; [Note : Forcent le devoir : manquent gravement à leur devoir. [L] ]Mais contre les méchants qui forcent leur devoir. REINE [D'ANGLETERRE]. Le Prince trop sévère est taxé d'injustice. CONSEILLER. Le Prince trop bénin se rend fauteur du vice. REINE [D'ANGLETERRE]. Pécher en la Clémence est toujours le meilleur. CONSEILLER. L'un aussi bien que l'autre est cause de malheur. L'excès et le défaut font des erreurs notables En matières d'État, peu ou point réparables. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Entre-deux choisir (un) : choisir une solution moyenne. (EF)]Je veux donc à ce coup un entre-deux choisir Utile à mes sujets, et propre à mon désir. CONSEILLER. Madame, avisez bien, pensant être en la voie, [Note : Fourvoie (ne) : ne s'égare. [SP]]Gardez que votre pied maintenant ne fourvoie, Tel s'égare souvent qui pensait bien aller. En ce chemin glissant venant à vaciller, Vous verriez (Ô bon Dieu, détournez ces présages) [Note : Fourrager : piller. [SP]]Ruiner les Châteaux, fourrager les villages, Ravager les Cités, les flottes abîmer, Et le sang à torrents fuir dedans la mer ; Que dis-je vous verriez ? possible votre vue Cacherait sa clarté d'une mortelle nue, Et parmi tant de maux vous resterait ce bien De ne les pouvoir voir et de n'en sentir rien. Heureux qui dormirait en la tombe poudreuse, Pour ne languir captif sous une grotte ombreuse, Où tout vif enterré comme dans un tombeau, En vain Phoebus pour lui ressortirait de l'eau. REINE [D'ANGLETERRE]. Et bien, pour empêcher qu'une telle tempête [Note : Incoupable tête : innocente tête. [SP]]N'enveloppe avec vous mon incoupable tête, En prison plus étroite il la faut enfermer ; Je le fais par contrainte, on ne m'en peut blâmer. CONSEILLER. Pour vous bien délivrer de cette prisonnière, Vous tenterez en vain la façon coutumière : Rechargez de cent fers ses jambes et ses mains, Vous la rendrez toujours plus âpre en ses desseins, [Note : S'elle : si elle, évite le hiatus. (EF)]Et s'elle peut un coup échapper de la chaîne, Elle se plaira lors à faire l'inhumaine, Mille maux, mille morts elle suscitera ; Le souvenir des fers sa rage augmentera, Et sa propre fureur se rendra plus félonne. Ainsi voit-on le Tigre ou la rousse LionneRetenus pour un temps dans la cage enfermés, S'ils gagnent la campagne être plus animés, Faire plus de dégâts, de meurtres, de carnages, Que ceux qui sont nourris dans les déserts sauvages. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Merci (faisant) : faisant grâce, pardonnant. (EF)]Nous pouvons l'adoucir en lui faisant merci, Encor qu'elle eût le coeur d'un Rocher endurci, Et du mont Caucase elle prit sa naissance : Aussi serait-ce alors de ma seule Clémence Qu'elle obtiendrait la vie avec la liberté Que perdre par sa faute elle avait mérité. CONSEILLER. Son courage perfide est si fier de nature Que ces rares bienfaits lui seraient une injure. Je connais son humeur. D'un ingrat obligé Que peut-on espérer que d'en être outragé ? CHOEUR [DES ÉTATS]. Heureux le siècle d'or où sans avoir envie. De monter à l'honneur, L'homme sentait couler tous les jours de sa vie En un égal bonheur. Il n'était affligé de crainte et d'espérance Ni mu d'ambition ; [Note : Franc de souffrance : libre de souffrance, sans souffrance. [SP]]Son corps plein de vigueur était franc de souffrance, Son coeur sans passion. Il ne désirait point voir sa vie estimée Au prix de ses travaux ; Ni pour un peu de gloire, agréable fumée, N'endurait mille maux. Il repaissait des fruits que la terre bénigne De soi-même apportait ; Et tout plat étendu sur une eau cristalline Sa soif il contentait. Libre il se promenait ès forêts verdoyantes De son plaisir conduit. Et n'habitait encor les places résonnantes D'un populaire bruit. Il reposait l'Été dessous un frais ombrage S'il se trouvait lassé, Et sommeillait la nuit dans un antre sauvage De mousse tapissé. Là sans être touché des vains soucis du monde À son aise il dormait : Le chagrin ni l'envie en mille maux féconde Son coeur ne consommait. [Note : heur (l') : le bonheur. [SP]]Qui ne préférerait l'heur de ces douces choses À la pompe des Rois ; Qui ne souhaiterait cueillir ainsi les roses Sans se piquer les doigts ? L'ardente ambition qui les Princes transporte Trouble leur jugement ; La gloire plus de mal que de bien leur apporte ; Leur aise est un tourment. Leur repos s'établit au milieu de la peine ; Leur jour se change en nuit : Leur plus haute grandeur n'est qu'une Idole vaine, Qui le peuple séduit. Leur État n'a rien sûr que son incertitude ; En moins d'un tournemain On voit leur liberté tomber en servitude, Et leur gloire en dédain. Encores que chacun les prise et les honore, Ils n'en sont plus contents : Car le ver du souci sourdement les dévore Parmi leurs passetemps. J'estime bienheureux qui peut passer son âge [Note : Franc de peur et de soi : libre, exempt de peur et de soi.[R] ]Franc de peur et de soi, Et qui tous ses désirs borne dans son village, Sans aspirer plus loin. ACTE II Choeurs des États, Reine d'Angleterre. CHOEUR [DES ÉTATS]. Ô l'honneur souverain des Dames Souveraines Qui feras désormais bénir le joug des Reines, Daigne baisser tes yeux d'éclairs environnés Sur tes humbles sujets devant toi prosternés, [Note : Sommer de promesse (te) : te demander de tenir ta promesse. (Pdj)]Qui viennent par ma voix te sommer de promesse, Assurés en leur coeur, que toi grande Princesse [Note : Faux de parole : manque de parole. [SP]]Qui même à tes haineux de parole ne faux, N'en manqueras jamais à tes peuples loyaux, [Note : Ains : mais. [L]]Ains que tu permettras que la juste sentence Donnée en plein Conseil en ta sainte présence [Note : Aye son libre cours : ait son libre cours. Aye permet d'avoir 12 pieds. (EF)]Contre cette Princesse, aye son libre cours, Puisque les factions renaissent tous les jours. C'est le désir de tous. Le bien de la patrie, Que seul tu dois chercher maintenant t'y convie ; [Note : Là résolus (en sont) : en sont maintenant résolus. Là est fautif, il devrait y avoir jà. (Pdj)]Tes États assemblés en sont là résolus, Et ton peuple dévot ne souhaite rien plus. [Note : Temps (il n'est) : ce n'est pas le moment. (EF)]Il n'est temps qu'au pardon ta bonté se hasarde, Garde ta Majesté afin qu'elle nous garde ; Ce que tu ne peux faire en voulant que les lois Épargnent celle-ci pour toucher à nos Rois. Souffre que l'Angleterre en ma parole jure, Que par ta seule mort plus de perte elle endure Qu'elle n'acquît jamais par ces preux Chevaliers Qui dans le champ des Lis plantèrent leurs Lauriers. Ils moururent suivant une frivole Guerre, Et toi plus charitable envers ta propre terre La pourras garantir de tout nuisible effort Si tu trompes un coup les pièges de la mort. Mais en l'abandonnant à ce cruel orage, Son État est pour faire un si piteux naufrage [Note : Bris (le) : le débris. [SP]]Qu'aucun n'ayant moyen d'en ramasser le bris, Sa gloire et son honneur tomberont en mépris : Celle qui fut jadis en armes si prisée, À ceux qu'elle a vaincus servira de risée ; Ceux qui tremblaient de peur voyant ses étendards, Accourront l'assaillir, bandés de toutes parts. [Note : Donques : donc. [L]]Portant donques le front peint d'une couleur blême, Et craignant plus pour toi que non pas pour soi-même, Imagine la voir, et te dire ces mots Tranchés de longs soupirs et de tristes sanglots : Fille que j'enfantai pour me servir de mère, Reine chère à mon coeur, à mon bien nécessaire, Prends garde à ton salut, et si ce n'est pour toi, Soit au moins pour les tiens, pour les miens, et pour moi : Si de mourir pour nous jamais te prît envie, Conserve aussi pour nous le reste de ta vie. La Dame est bienheureuse à qui les Cieux amis [Note : Grand' faveur : grande faveur. L'apostrophe évite les 13 pieds. (EF)]Par une grand'faveur ont tant de bien permis Qu'elle vive une vie au public profitable, Agréable à chacun, à soi-même honorable. REINE [D'ANGLETERRE]. Ô combien malheureuse est l'humaine grandeur, Quoiqu'elle éclate aux yeux d'une belle splendeur, Si des malheureux même il faut qu'elle se garde ; Car que ne peut la main qui sans peur se hasarde ? Qui présage un orage au port se va ranger ; [Note : Présage : prévoit. [T]]Qui prévoit le danger doit pourvoir au danger ; Aussi veux-je assurer mon État et ma vie [Note : Publique : public. Publique était au Moyen âge la forme usuelle pour public. [SP]]Comme le bien publique et le mien m'y convie. Moi qui voudrais me perdre afin de vous sauver, Pour ne vous perdre pas me dois bien conserver. La cause est raisonnable et prudente est la crainte De ce péril voisin, dont vous doutez l'atteinte : [Note : Compris (est) : est renfermé. [R]]Car il semble à peu près qu'en moi-seule est compris Tout l'espoir du repos qui nourrit vos esprits. Mais vous n'ignorez point que cette belle Reine, En qui nous offensons la grandeur Souveraine Par trop injustement la tenir en prison, [Note : Franchise : liberté. [SP]]De chercher sa franchise a bien quelque raison ; Encores que peut-être il nous soit dommageable D'élargir une Dame en beautés admirable, [Note : Faconde en discours : éloquente en discours. [SP] ]Féconde en artifice et faconde en discours, [Note : Courts (deux) : deux Cours. (EF)]Et qui sert de Soleil aux Astres de deux Cours. Je ne veux point ici m'informer davantage S'elle me veut du mal ; je sais bien son courage. À dire vrai, sa vie importe à notre État, Mais la faire mourir c'est un grand attentat. CHOEUR [DES ÉTATS]. Plusieurs jours sont passés que nous l'y destinâmes S'elle ourdissait encor d'autres nouvelles trames. REINE [D'ANGLETERRE]. Le temps au sage esprit sert parfois de raison, La volonté se tourne avecque la saison, Et le Pilote seul est digne de louange,Qui peut tendre la voile ainsi que le vent change. CHOEUR [DES ÉTATS]. Quand un dessein est pris il ne le faut changer, Si par ne le point faire on se met en danger. REINE [D'ANGLETERRE]. Étant bien convaincue elle est mal condamnée. CHOEUR [DES ÉTATS]. Au péché non au rang la peine soit donnée. REINE [D'ANGLETERRE]. Je veux encor surseoir cette exécution. CHOEUR [DES ÉTATS]. Gardez-vous d'avancer notre perdition. REINE [D'ANGLETERRE]. Que peut plus, je vous prie, une femme enchaînée ? CHOEUR [DES ÉTATS]. Que ne peut une femme à mal faire adonnée ? REINE [D'ANGLETERRE]. Trop tard après sa mort viendra le repentir. CHOEUR [DES ÉTATS]. Trop libre en peu de jours vous la pourrez sentir. REINE [D'ANGLETERRE]. [Note : Éventée (sa mine est) : au figuré, ses desseins sont découverts. ]Sa mine est éventée à son propre dommage. CHOEUR [DES ÉTATS]. Encor le marinier vogue après le naufrage. REINE [D'ANGLETERRE]. S'elle ose l'entreprendre il faudra la punir. CHOEUR [DES ÉTATS]. Vous êtes à ce point pour n'y plus revenir. Voyez l'éclat brillant des cuirasses Françaises, Écoutez les tambours des bandes Écossaises, [Note : Pifres : joueur de fifre. [SP]]Et les pifres d'Espagne, aujourd'hui son danger Suscite tout le monde, et pour la dégager On va couvrir la mer de voiles et de rames, Emplir nos riches ports et de fer et de flammes. Cependant parmi nous ce tison consommant Ira de tous côtés les Ligues allumant, Et la peste mortelle enclose en nos moelles Causera plus de mal que les guerres cruelles : Où voulant seulement consentir à sa mort, [Note : Bers : berceau. [SP]][Note : Suffoquer cet effort : étouffer cet effort. [ACAD]]Vous pouvez dès le bers suffoquer cet effort ; Et par un peu de sang l'embrasement éteindre, Qui, tant plus rampe avant, est davantage à craindre. REINE [D'ANGLETERRE]. Bien, faites, mes amis, comme vous l'entendez, De ma part vos desseins ne seront retardés ; En toutes les deux parts même raison je trouve [Note : Réprouve (je n'en) : je n'en approuve. (Pdj)]Comme même péril ; ainsi je n'en approuve, Et n'en réprouve rien ; mais soyez avertis D'aviser bien encor au meilleur des partis. CHOEUR [DES ÉTATS]. Le Ciel veuille bénir notre haute entreprise ; À ce notable effet la terre favorise ; [Note : Démon anglais (le) : le génie de l'Angleterre. (Pdj)]Soit le Démon Anglais des autres le vainqueur, Aussi bien par nos mains comme par notre coeur. Dieu veuille sur ton chef assurer la couronne, Le Sceptre dans ta main, et que l'ire félonne Des peuples conjurés pour le rendre abattu, [Note : Heur de sa vertu (à l') : au bonheur de sa vertu. [SP] ]Cède finalement à l'heur de sa vertu : Afin qu'à l'avenir l'image de sa gloire Vole sur les autels du temple de Mémoire. REINE [D'ANGLETERRE]. Quoi ! Que pour contenter ce conseil obstiné, L'on mène cette Reine au supplice ordonné ? [Note : Veux-je bien le vouloir : dois-je bien le vouloir. (Pdj)]Dois-je bien le vouloir ? Le puis-je bien permettre ? Que ne pourra donc plus l'audace se promettre ? Teindre ainsi l'échafaud du sacré sang des Rois ? Je pourrais le mien même y verser quelquefois : Car qui force le droit des Gens et de Nature, Ce qu'il fait à tout autre en soi-même l'endure. Il faut bien empêcher que mon bruit renommé Soit d'acte si barbare à jamais diffamé, Je pourrai mieux d'ailleurs signaler ma mémoire Que d'une si tragique, et si malheureuse histoire : [Note : Levé l'échafaud : dressé l'échafaud. [SP] ]Pour le vulgaire seul soit levé l'échafaud, Non pour ceux que Dieu monte en un degré si haut. [Note : Étranges (Nations) : Nations étrangères. [FC]]Car que diraient de moi les Nations étranges ? Pourraient-ils sans dépit écouter mes louanges Que la voix du Renom publie en tous endroits ? Veux-je en cette Princesse outrager tous les Rois ? Leur mettre contre moi la fureur au courage ? Le blasphème dans l'âme ? En la bouche l'outrage ? Qui pourrait désormais sans horreur me nommer ? Elle a pris, dirait-on, naissance de la mer ; Au bers elle a tété le pis d'une Lionne Moins rempli de lait doux que de rage félonne ; Bref elle porte bien un estomac de chair, Mais il recèle un coeur de marbre ou de Rocher. Mon sexe qui de moi tire tant d'avantage, [Note : Vergoigne : vergogne, honte. [R]]N'en pourrait recevoir que vergoigne et dommage ; [Note : Blasonnerait (on le) : on le décrirait, on le dépeindrait. [SP] ]On le blasonnerait cruel, vindicatif, [Note : Cauteleux : rusé. [R]]Méchant, double, jaloux, cauteleux, et craintif, Sanguinaire, imposteur, artisan de mensonges, [Note : Controuvreur de songes : qui forge des songes, inventeur de songes. [SP]]Inventeur de malice, et controuvreur de songes, [Note : Caméléon : comme un caméléon il prend la couleur de ce qu'il approche. [ACAD]]Caméléon venteux, sujet au changement, [Note : Fors : excepté. [SP]]Prenant toutes couleurs, fors le blanc seulement. [Note : A mis : a mises. En 1604, on peut faire ou ne pas faire l'accord du participe avec le verbe avoir. (Pdj) ]Les femmes que le sceptre a mis sous ma puissance Ne se tiendraient jamais de dire en mon absence : Ô cruel déshonneur de notre sexe humain ! Tu ne devrais tenir en ta sanglante main Le sacré gouvernail de cette Île fameuse [Note : Qui ceint : que ceint. (Pdj)]Qui ceint de tous côtés la grand'mer écumeuse. Si tu vins sur la terre en un tel ascendant, Qu'il faille que ta vie y passe en commandant, Que n'établissais-tu ta fière tyrannie [Note : Hyrcanie : Province de Perse au sud de la mer Caspienne. [T]]Sur les Lions d'Afrique et Tigres d'Hyrcanie, Puisque ces animaux en leur plus grand courroux Au prix de toi barbare ont le courage doux. [Note : Donques : donc. [L]]Pour donques éviter qu'avec de si grands blâmes [Note : Ne diffame : me diffame. Je pense qu'il faut lire me et non ne. (Pdj)]Leur babil ne diffame aux étrangères Dames, Ces Dames à leurs fils, ces fils à leurs neveux Et ces neveux encor à ceux qui naîtront d'eux, Il me faut à ce coup délivrer cette Reine Dont tout le monde a plaint la prison et la peine, [Note : Tenant comme ses fers : tout le monde a plaint ses peines, tenant pour ainsi dire ses fers avec elle. (Pdj)]Tenant comme ses fers, et libre de ses fers, Possible elle oubliera tous les ennuis soufferts Et le doux souvenir de telle bienveillance Ne sortira jamais hors de ma souvenance. Ainsi de quelque bien nous devons obliger Ceux qui d'un mal reçu peuvent se revanger ; L'homme bien avisé toujours s'il se peut faire Gagne par courtoisie un puissant adversaire. Tant de difficultés se viendront présenter Lorsque l'Arrêt de mort devra s'exécuter, Que pour y prendre avis faut prendre une remise ; Je romprai cependant le coup de l'entreprise. CHOEUR [DES ÉTATS]. Qu'est-ce, ô Dieu, que de l'homme ! Une fleur passagère, Que la chaleur flétrit ou que le vent fait choir ; Une vaine fumée, une ombre fort légère Qui se joue au matin et passe sur le soir ; Un Soleil de la terre assez clair de lumière, [Note : Brouillats : brouillards. (EF)]Mais que mille brouillats vont sans cesse cachant, Qui s'élève au berceau pour tomber en la bière, Qui dès son Orient incline à son couchant : Une ampoule venteuse au front de l'onde enflée,Mais qui tout à l'instant se refond en son eau ; Une étincelle morte aussitôt que soufflée, Mais qu'on ne peut jamais raviver de nouveau. La vie est un air chaud sortant par la narine, Qu'un pépin de raisin peut soudain étouffer ; Un vif ruisseau de sang arrosant la poitrine, Qui glacé de la mort ne se peut réchauffer. La Lune a un Soleil pour réparer sa perte Et remplir son croissant une fois tous les mois ; Mais depuis que la vie est de la mort couverte, Elle ne renaît pas en mille ans une fois. Si les arbres l'Hiver perdent leur chevelure Le Printemps les revêt d'un feuillage plus beau ; Et l'homme ayant perdu sa plaisante verdure, Ne doit point espérer de second renouveau.On ne peut rendre aux fleurs leur couleur printanière Lorsqu'elles ont senti les chaleurs de l'Été : Quand une fois la mort flétrit notre paupière, Yeux, vous pouvez bien dire : adieu, douce clarté. [Note : Et si court à son terme : et, toutefois, elle court à son terme. (Pdj)]La vie est sans arrêt, et si court à son terme D'un mouvement si prompt qu'on ne l'aperçoit point ; Là si tôt qu'elle arrive elle y demeure ferme, Le naître et le mourir est presque un même point. [Note : Sortie incertaine (la) : le moment de la mort est inconnu. (EF)]Bien certaine est la mort, mais la sortie incertaine. Qui pourrait du matin juger la fin du jour ? [Note : Décoller une Déesse humaine : Couper la tête à une humaine belle comme une Déesse. (EF)]L'on veut bien décoller une Déesse humaine Fille de la vertu et mère de l'amour. ACTE III Davison, Reine d'Écosse, Choeur [des Suivantes de la Reine d'Écosse]. DAVISON. [Note : Élever le courage (à la grandeur) : Montrer un très grand courage. (EF)]Qui veut à la grandeur élever le courage Doit exposer son corps et son âme à l'outrage D'un maître injurieux dont le commandement [Note : Monument (d'un) : d'un tombeau. (EF)]Est suivi d'une honte ou bien d'un monument. Ô l'homme possédé d'une manie extrême Qui s'engage au seigneur et renonce à soi-même ! Qui par une faveur muable comme vent D'honneur et de repos se prive bien souvent. La charge qu'on m'impose est certes bien fâcheuse, Mais je crains qu'elle soit encor plus périlleuse : Je vais frapper un coup, mais soudain je le vois, Je le vois, malheureux retomber dessus moi. Ô que d'un corps meurtri renaîtront de querelles ! Que d'une mort vivront de douleurs immortelles ! Que de sang innocent sera bas épanché ! Avant que cette plaie ait le sien étanché !Cette Hydre s'accroîtra sous les coups de l'épée. [Note : Pulluleront (Cent chefs) : mille têtes naîtront ; c'est ce que portait le texte de 1601. (Pdj)]Cent chefs pulluleront d'une tête coupée ; Cependant moi chétif, déchassé, langoureux, Je serai mais en vain du trépas désireux, Toujours pour mon tourment s'allongera ma vie. Justement poursuivi de rancune et d'envie : Pour m'être à ce forfait ainsi tôt résolu, De tous également je serai mal voulu. Sans cesse il me souvient de la mort de Pompée Et que de ses meurtriers l'attente fut trompée. Le mâtin hérissé de rage et de courroux, Quand un passant le chasse à grands coups de cailloux, [Note : Déchassé : expulsé. [SP]][Note : Désserre (se) : lui décoche. [R]]Ne regarde pas le bras qui sur lui se desserre, Mais son aigre fureur consomme sur la pierre : Sur moi seul tout de même on voudra désormais Prendre vengeance d'elle, et je n'en pourrai mais : Où ceux qui sont auteurs du mal de cette Reine, Au milieu de mes pleurs se riront de ma peine. Le sort est bien cruel qui me donne la loi ! Je ne le veux point faire et faire je le dois : Il faut bien le vouloir ; car c'est force forcée ; Tremblant je m'y résous. Ô ma triste pensée, Éloigne loin de toi ce qui peut t'effrayer : Quand la promesse est faite il convient la payer. [Note : Restivons plus (ne) : ne soyons plus rétif. [SP]]Ne restivons donc plus, ne tardons davantage. Bien, je serai l'auteur de mon propre dommage. [Note : Baste : baste, terme de dédain. [L]]Baste, l'on me tiendra pour ma témérité,[Note : Fidèle exécuteur d'une infidélité : Cette antithèse plaisait au goût du temps. [SP]]Fidèle exécuteur d'une infidélité. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. [Note : Que l'âme a de peine à mal faire ! : Tout ce Choeur manque dans l'édition de 1601. (Pdj)][Note : Pourette sorte : probablement la povrete ; que la pauvrette (la raison) sorte pour laisser la place à la passion. (EF)]Que l'âme a de peine à mal faire ! Elle sent dix mille combats Qui la pousse de haut en bas Par maint et maint discours contraire : Mais las pour considérer tout, Elle est tant au vice inclinée, Que pourtant elle s'y résout Par malice ou par destinée.Que sert aux mortels la raison Si la passion est si forte Qu'il faut que la pourette sorte Pour la loger dans sa maison ? [Note : Devis : discours. [SP]]En vain certes en nos devis Reine des hommes on l'appelle, [Note : Cautèle : ruse. [SP]]Puisque par force ou par cautelle Ses plus beaux droits lui sont ravis. Cessez, pauvres âmes humaines, De plus vanter vos qualités, D'un vent d'honneur vous vous flattez, Mais vous n'en sentez moins les peines : Et si par les biens et les maux On mesurait le bien de l'Être Les plus stupides animaux Plus heureux se font reconnaître. Un seul point vous fait prévaloir Qui n'est pas commun à la bête, C'est quand la vertu vous arrête Dedans les termes du devoir Sans que l'appétit aveuglé Tyran de votre fantaisie [Note : Élans : élan. Suppression du s à élans. (EF)]D'un élan plein de frénésie [Note : Train déréglé (au) : à l'allure déréglée. [T]]Vous emporte au train déréglé. Mais qui se pourra tant promettre Sinon par la faveur d'en haut : [Note : Défaut (la force) : la force manque. [R]]Sans elle la force défaut, Quand le vice nous veut soumettre, Mais ne sait quoi de plus qu'humain, Que le Ciel de grâce nous donne À la vertu nous aiguillonne, Au vice nous tire le frein. REINE [D'ÉCOSSE]. De qui me dois-je plaindre ! Ô ciel, ô mer, ô terre ! Qui de vous trois me livre une plus âpre guerre ? Depuis que le Soleil alluma son flambeau Pour orner de clarté le monde encor nouveau Le sort en son courroux n'a versé tant de peine [Note : Non que sur une Reine : ni encore moins sur une aucune Reine. (Pdj)]Sur aucun des mortels non que sur une Reine Comme sur moi chétive et pleine de douleurs ; Seule je suis en butte aux traits de tous malheurs Dès le moment fatal de cette heure première Qui me vit en pleurant saluer la lumière, [Note : Déploré : désespéré, qui n'apporte plus d'espoir. [SP]]Jusques au jour présent, jour triste et déploré, Sans trêve, sans secours j'ai toujours enduré ; Et si j'ai quelquefois senti l'ombre d'un aise C'était pour rendre encor ma douleur plus mauvaise. Mon corps faible et débile était gisant au bers, Où ses pleurs présageaient les maux que j'ai soufferts, [Note : Divisé de courage : peut-être, divisé dans le choix d'entreprendre quelque chose de grand. [L]]Quand mon pays natal divisé de courage, Comme s'il prit plaisir à son propre dommage, Chasse de son esprit toute fidélité, Pour y substituer une déloyauté. De notre antique trône il débouta ma mère,Qui par des lieux secrets errante et solitaire, Transportait mon berceau toujours baigné de pleurs, Au lieu d'être semé de roses et de fleurs, Comme si dès ce temps la fortune inhumaine Eût voulu m'allaiter de tristesse et de peine. Cette grande Princesse ornement de ses ans [Note : Languissants (ses bras) : ses bras pleins d'une langueur amoureuse. [R]]Me tenant quelquefois en ses bras languissants, De nos malheurs communs émue en son courage, Du ruisseau de ses yeux me noyait le visage ; [Note : Sourci : sourcil. [R]]Et haussant vers le Ciel le coeur et le sourci, Soupirait tendrement et me parlait ainsi : [Note : Débile Nature : faible nature. (EF)]Ô chère part de moi-même, débile nature, Je ne sais quelle bonne ou mauvaise aventure Te garde le destin ; car l'oeil du plus savant Ne peut dans ses secrets pénétrer si avant. Bien sais-je seulement que si ta pauvre vie Du fil qui la commence est toujours poursuivie, [Note : Malheur (combien peut son) : combien peuvent ses funestes augures. (Pdj)]Le Ciel pour démontrer combien peut son malheur, T'a fait naître ici-bas pour y vivre en douleur. Mais, dis, Ciel inhumain, quel mal ou quelle injure T'a pu faire au berceau ma pauvre géniture, Qui semble tous les jours à force de pleurer [Note : Pitoyable (ta grâce) : au sens actif, ta grâce qui a pitié. [T]]Ta grâce pitoyable à nos maux implorer ? [Note : Dolente (mère) : mère qui souffre et se plaint. [T]]Si c'est pour les péchés de la mère dolente, Que tu punis la fille, elle en est innocente : Épargne-la, cruel, et plutôt dessus moi, Dessus moi misérable épand tout cet émoi. [Note : Fît : fit, pas d'apostrophe sur le i. (EF) ]En ces termes ma mère au Ciel fît sa demande ; Mais il s'en alluma d'une fureur plus grande, Elle n'était encor au milieu de son cours, Qu'une nuit éternelle obscurcit ses beaux jours, Et redoubla sur moi qui restait orpheline Les coups de sa colère indomptable et maligne. À peine avais-je encor vu neiger sept Hivers, Et sept fois le Printemps prendre ses habits verts, Que j'abandonnai là ma terre naturelle, Qui ne m'était plus mère, ains marâtre infidèle, [Note : Vins : je vins. (EF)]Et traversant la mer jusques en France vins Dessous un autre Ciel, chercher d'autres destins. Là le Roi m'épousa, mais ce haut Mariage Fut suivi de bien près d'un funèbre veuvage ; Il mourut ce bon Prince, et le sort rigoureux Ne fît que le montrer aux Gaulois malheureux. Ô fortune volage, est-ce ainsi que ta roue Des Reines et des Rois inconstamment se joue ! [Note : Depuis : ensuite. [SP]]Reconnaissant depuis qu'en cette belle Cour [Note : Éclipse : obscurcissement. [T]]J'avais toujours Éclipse au plus clair de mon jour, France, la belle France, à tout autre agréable Ne fut plus à mes yeux qu'un désert effroyable Je revins voir ma terre où je pensais sans fin Lamenter tristement mon malheureux destin ; Mais je n'y suis longtemps, qu'au milieu de mes plaintes, Je ressens de plus beau ses fatales atteintes, Et ne vois pas si tôt l'un de mes maux faillir, Qu'un autre plus cruel retourne m'assaillir : Sur le triste moment qu'au monde je fus née, Le Ciel à souffrir tout m'avait bien condamnée ! Mais s'il s'est envers moi déclaré rigoureux, Ne s'est montré plus doux mon pays malheureux ; Ayant laissé glisser dedans la fantaisie [Note : Rance hérésie : Hérésie moisie. [SP]]La folle opinion d'une rance hérésie ; [Note : Erreur (un) : une erreur. Ce mot est masculin dans plusieurs auteurs anciens. [SP]]Ayant pour un erreur fardé de nouveauté, Abreuvé son esprit de la déloyauté ; [Note : Émeut (il) : il excite. [SP]]Il émeut furieux des querelles civiles, Il révolte les champs, il mutine les villes, [Note : Conjure ma honte (il) : Il conspire ma honte. [R]]Il conjure ma honte et me recherche à tort, [Note : Brassé la mort (j'eusse) : j'eusse comploter la mort. [SP]]Croyant qu'à mon époux j'eusse brassé la mort. Peux-tu bien, cher mari, qui maintenant reposes Au séjour bienheureux entendre telles choses ? Peux-tu voir diffamer ta plus chère moitié Qui même après ta mort vit en ton amitié ? Reloge dans ton corps cette âme généreuse, Et par avance sors de la tombe poudreuse, Pour prendre ma défense en l'accusation Qu'intente contre moi ma propre Nation. Cependant je m'enfuis sachant que l'innocence À l'endroit des méchants n'est pas sûre défense, Et m'embarquant sur mer je maudis mille fois Les destins ennemis, mon Royaume et ses lois. Mais comme si la mer eût quelque intelligence Avec la terre ingrate où j'ai reçu naissance, [Note : Giron (en son calme) : sur la calme étendue de la mer. (EF)]À peine fus-je entrée en son calme giron Ému dessous ma Nef des seuls coups d'aviron, Que je vis aussitôt les plaines écumeuses Faire blanchir l'azur des vagues orgueilleuses, Qui menaçaient aux bords par leur mugissement Le naufrage à ma Nef gémissante âprement. Je cingle nonobstant, doutant moins la tempête Que le danger des miens qui couraient à ma tête ; Aussi pensais-je bien trouver plus de repos Au fort de la tourmente, au beau milieu des flots, [Note : Ire : Terme vieilli. Courroux, colère. [L]]Qu'entre un peuple agité de félonie et d'ire Qui la mort de sa Reine injustement désire. Le Ciel ne permit pas comme je le voulais, Que je mouillasse l'ancre au rivage Gaulois, Où j'espérais trouver une terre étrangère Plus que la mienne ingrate à mes cendres légère : Mais comme hélas ! Je fuis ce pays qui me fuit La tourmente s'accroît, le jour se change en nuit, Les éclairs enflammés qui partent de l'orage, [Note : Entrefendent l'ombrage : font des coupures dans l'ombrage des nuages. (EF)]Comme traits rougissants entrefendent l'ombrage : L'horreur, le bruit, l'effroi, les sanglots et les cris Étourdissent l'oreille, et brouillent les esprits ; Tous s'adressent à Dieu durant l'âpre tempête Et son oreille est sourde aux veux de leur requête ; L'air décoche son ire, et plus fort que devant S'animent les combats des ondes et du vent. Tantôt gît notre Nef ès gouffres enfoncée ; Tantôt haute s'élève aux étoiles poussée ; Puis tantôt ballotée en égal contrepoids Puise le sel flottant par les fentes du bois : [Note : Bref : adverbe, pour abréger. [T]]Bref courant à peu près la dernière fortune, Une fière bourrasque à nos voeux importune La vient jeter aux bords des barbares Anglais, Peuple double et cruel, dont les suprêmes lois Sont les lois de la force et de la tyrannie, Dont le coeur est couvé de rage et félonie, Dont l'oeil se paît de meurtre et n'a rien de plus cher Que voir le sang humain sur la terre épancher. Ô qu'il me valait mieux être bien loin jetée Au rivage inconnu d'une île inhabitée, Ou dans l'onde écumeuse éteindre mon flambeau, L'Océan pour le moins fût mon fameux tombeau. On me fît prisonnière ; un grand nombre d'années [Note : Du depuis : depuis. [FC]]Dedans leur cercle rond sont du depuis tournées, Et nulle toutefois ne m'a jamais rendu [Note : Heur (l') de ma liberté : le bonheur de ma liberté. [SP]]L'heur de ma liberté chétivement perdu. Ô chère liberté, mais en vain désirée ! Tu t'es donques de moi pour toujours retirée. Encor un jour enfin j'espérais te revoir ; [Note : Fors : excepté. [SP]]Cela n'a rien servi fors à me décevoir ; Je ne dois plus sortir d'une prison si forte, Ou si j'en dois sortir la mort en est la porte. On veut frapper le coup que je ne puis parer ; Et bien, c'est fait de vivre, il m'y faut préparer. Le mal impatient s'irrite davantage ; Nous n'avons rien d'humain plus grand que le courage. [CHOEUR DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Madame, quoi qu'on die ils n'en viendront point là. REINE [D'ÉCOSSE]. Je suis quoi qu'il en soit résolue à cela. [CHOEUR DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Traiter en criminelle une telle Princesse. REINE [D'ÉCOSSE]. À qui veut se venger tout autre respect cesse. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Ils le font à dessein pour vous épouvanter. REINE [D'ÉCOSSE]. Le coeur me trompe, ou bien c'est pour m'exécuter. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. On craint trop d'offenser ces grands Princes de France. REINE [D'ÉCOSSE]. On craint moins pour ma mort que pour ma délivrance. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. La Reine votre soeur jamais ne le voudra. REINE [D'ÉCOSSE]. De ma prison injuste elle se souviendra. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. C'en est aussi trop fait sans oser davantage. REINE [D'ÉCOSSE]. Les grands mesurent tout par le seul avantage. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Et que dirait-on d'elle en toutes Nations ? REINE [D'ÉCOSSE]. Le souci du renom se perds ès passions. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Qui n'a la vertu même au moins l'ombre désire. REINE [D'ÉCOSSE]. Qui n'a la vertu même à tout forfait aspire. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. D'un spécieux prétexte il tâche le voiler. REINE [D'ÉCOSSE]. Tel est si déploré qu'il ne veut celer. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Un courage modeste a crainte de la honte. REINE [D'ÉCOSSE]. [Note : Conte (grand) : grand bavardage, ou peut-être, grand compte, grande importance. (EF)]Un courage impudent n'en fait jamais grand conte. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Il nous faut donc prier, c'est le dernier recours. REINE [D'ÉCOSSE]. Les esprits furieux aux prières sont sourds. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. J'en reviens toujours là que l'on fait cette trame, Pour éteindre le feu nourri dedans votre âme Du vivant souvenir de mille indignités, [Note : Déportements (vos) : votre conduite. [R]]Que vos déportements n'avaient point mérités. Car quand au désespoir on vient offrir la grâce, [Note : Mal talent : mauvais désir. [SP]]Ès courages plus durs le mal talent s'efface. REINE [D'ÉCOSSE]. Une âme désolée aisément se déçoit Par croire de léger le bien qu'elle conçoit. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Une âme infortunée a toujours méfiance, Et de son bien prochain recule sa croyance. REINE [D'ÉCOSSE]. Quand les pensers du coeur sont d'espoir agités, Il vit incessamment plein de perplexités. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Heureux en ses malheurs qui nourri d'espérance, Au plus épais des maux s'en promet délivrance. REINE [D'ÉCOSSE]. Mais plutôt l'homme malheureux l'homme désespéré, [Note : Malheuré : malheureux. [SP]]Qu'un vain espoir du bien rend sans fin malheuré. Ne m'en parlez jamais ; ce n'est en la parole, C'est en la douleur même en quoi je me console, Et chassant loin de moi tout autre doux penser, J'embrasse seulement ce qui peut m'offenser : Aussi d'assez longtemps je suis en servitude, Pour avoir pris au mal une forte habitude. PAGE. Voici des gens, Madame, assez bien assistés, Qui descendus là-bas demeurent arrêtés : Je n'ai rien pu savoir du sujet qui les mène, Mais ils sont pour le vrai de la part de la Reine. REINE [D'ÉCOSSE]. Bien, s'ils viennent à nous il nous les faudra voir ; Plaisir ni déplaisir je n'en puis recevoir ; Car à tous accidents j'ai l'âme préparée ; Moi-même je me suis de moi-même assurée. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Mes soeurs, prions d'un coeur et d'une voix Le Dieu du Ciel qui tient le coeur des Rois, Qu'il tire hors de peine. Notre innocente Reine. Prions celui qui sur tous a puissance, Et qui de tous demande obéissance, Qu'il ait compassion De notre affliction. Prions celui qui ploie à ses desseins Les mouvements des coeurs plus inhumains, Qu'il nous rende propice La grâce ou la Justice. [Note : Dextre : droite, main droite. [R]]Prions celui de qui la dextre forte De la prison ouvre et ferme la porte, Qu'il nous tire d'ici [Note : Merci (sa douce) : sa douce grâce. [R]]Par sa douce merci. Prions celui qui seul est le recours Des affligés, et des bons le secours, Qu'il ôte la tristesse [Note : Grand' Princesse : grande Princesse, l'apostrophe évite les 13 pieds. (EF) ]À notre grand'Princesse. Prions celui qui promet délivrance Au coeur constant en sa dure souffrance Qu'il finisse aujourd'hui Son mal et notre ennui. DAVISON. À vous Reine d'Écosse en prison arrêtée [Note : Du depuis : depuis. [FC]]Du depuis qu'à nos bords vous fûtes apportée, Les États d'Angleterre unis en même accord, Désireux de venger vos forfaits et leur tort Ce juste Arrêt de mort par moi vous font entendre. [Note : Entreprendre (fait les Rois) : fait les Rois se révolter. (EF)]Pour avoir contre nous fait les Rois entreprendre, Fomenté la discorde, ourdi la trahison, [Note : Attenté par poison : tenté de commettre un attentat par poison. (EF)]À notre bonne Reine attenté par poison, Rallumer çà et là les civiles querelles, Semé des factions et des haines mortelles, [Note : Amortis : presque éteints. (EF) ]Ressuscité l'ardeur des combats amortis, Formé contre l'État grand nombre de partis ; Le Conseil vous prononce une telle sentence [Note : Loyer : salaire. [SP]]Loyer bien mérité de votre griève offense. [Note : Chef : tête. [F]]Sur un noir échafaud votre beau chef voilé, Par la main du bourreau tombera décollé. Votre âme monte aux Cieux ! En cet espoir fidèle Disposez-vous, Madame, à la vie éternelle. REINE [D'ÉCOSSE]. Enfin vient le moment si longtemps attendu Par qui le doux repos me doit être rendu ? Ô jour des plus heureux tu feras qu'une Reine Sortant de deux prisons sortira de sa peine, Pour entrer dans les Cieux d'où jamais on ne sort, D'où n'approchent jamais les horreurs de la mort. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Ô jour malencontreux, plutôt nuit ténébreuse, Qui mets notre lumière en la tombe ombrageuse ! Sans bien et sans support nous laissez-vous ici ? REINE [D'ÉCOSSE]. [Note : Dépourvu que Dieu : dépourvu celui que Dieu. (Pdj)]Il n'est point dépourvu que Dieu prend en souci. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Vous nous laissez, Madame, et nos moites paupières À force de pleurer éteindront leurs lumières, Pour nous voir, ô douleur ! Entre mille dangers Parmi ces ennemis et traîtres étrangers. REINE [D'ÉCOSSE]. Vous me quittez plutôt, ce n'est moi qui vous laisse ; J'abandonne la terre et au Ciel je m'adresse. C'est une loi certaine à qui vient ici-bas, Que toujours la naissance apporte le trépas. Que chaque jour, chaque heure et moment qui se passe [Note : Combien que : quoique. [ACAD]]De la mortelle vie accourcisse l'espace. [Note : Si : Toutefois. [T]]Mais combien que la mort soit un mal aux méchants, [Note : Moleste (entrée) : entrée incommode. [SP]]Si est-ce un bien aux bons, Qui par le cours des ans Sont conduits à ce port dont l'entrée moleste Introduit les élus en la cité céleste, Plutôt vivants que morts, plutôt jeunes que vieux, [Note : Combourgeois : concitoyens. [SP]]De pèlerins errants faits combourgeois des Cieux. [Note : Quitté la barrière (a ) : a commencé sa course. (EF)]Alors que le Coureur a quitté la barrière, Il aspire à gagner le bout de la carrière ; Le Nocher ennuyé de voguer dessus l'eau Désire sur la rade amarrer son vaisseau ; Le voyageur lassé sent rire son courage Quand il voit le clocher de son propre village : Moi donc ayant fourni la course de mes ans, Supporté constamment les orages nuisant, Tandis que je flottais ès tempêtes du monde, Je veux ancrer au port où tout repos abonde, Je finis mon voyage en bien rude saison, Mais tant plus agréable aurai-je la maison, [Note : Pitoyable : enclin à la pitié. [L]]Où même je dois voir ce père pitoyable, [Note : Discord : discorde. [R]]Qui tire du discord la concorde amiable, Qui régit constamment les mouvements des Cieux, Qui fait danser en rond les Astres radieux, Et tient ce large monde enclos dans sa main forte ; Par qui tout est en tous d'une diverse sorte, Par qui nous avons l'être, en qui seul nous vivons, En qui seul nous sentons, respirons, et mouvons. Le feu prompt et léger prend au Ciel sa volée ; L'eau par son propre poids est en bas dévalée, D'autant que chaque chose aspire au même lieu [Note : De par Dieu : de par le commandement de Dieu. [L]]Qui lui fut comme un centre assigné de par Dieu : Mon esprit né du Ciel au Ciel sans cesse tire, Et d'ardeur altérée incessamment soupire Après le tout-puissant, le bon, le saint, le fort, Que voir est une vie et non voir une mort. [Note : Jaçoit que : bien que. [L]]Jaçoit que la tempête amassant mainte nue Veuille du Paradis m'empêcher l'avenue, Et que par le chemin mille difficultés Viennent dessous mes pas s'offrir de tous côtés ; Que le chaud et le froid, que le vent et l'orage [Note : Détourber : détourner. (EF)]Tâchent me détourber en cet heureux voyage, [Note : Si : Toutefois. [T]]Si ne le peuvent-ils ; là je dois arriver : Je vois pour m'honorer les Vierges se lever ; Les Princes et les Rois joyeux de ma venue, M'assigner en leur rang la place retenue ; Et Dieu même au milieu des Anges glorieux, Me recevoir chez lui d'un accueil gracieux, Me faire mille traits d'honneur et de caresse, Et me vêtir au dos la robe de liesse Teinte au sang précieux de l'innocent Agneau,Qui voulut s'immoler pour sauver son troupeau ; Qui de libre fait serf, et qui de Dieu fait homme, [Note : Somme : Totalité. (EF)]Porta dessus la Croix de nos péchés la somme. Ciel, unique confort de nos âpres travaux, Port de notre tourmente, et repos de nos maux, Reçois donc mon esprit qui sauvé du naufrage De l'éternelle mort descend à ton rivage. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Ne t'afflige point de la mort, C'est une chose trop commune : Comme le faible le plus fort Court à la fin cette fortune. Tous finissent également, Mais non pas tous semblablement. Mortel, cesse donc de penser Fléchir la dure destinée ; Si tien ne la peut avancer, De rien elle n'est détournée ; Larmes, soupirs, plaintes, discours Sont vains obstacles pour son cours. Une forte nécessité Conduit à son point toute chose, Qui court d'un pas non arrêté Tant qu'en sa fin elle repose : Sans sentir mouvoir le bateau, On gagne à l'autre bord de l'eau. [Note : Piéça : Il y a longtemps, il y a quelque temps (terme vieilli). [L]]Piéça tous nos premiers parentsOnt battu cette noire voie, Où mille animaux différents La Parque nuit et jour convoie, Si l'un part du monde aujourd'hui L'autre suit demain après lui. L'homme au dernier terme arrivé Ainsi qu'à sa première source, Par le sort humain est privé De faire une autre course ; Comme un fleuve à la mer se joint, [Note : Puis après : ensuite. [L]]Qui puis après n'en ressort point. Un chemin se peut-il trouver Qui se termine en quelque issue ? Tu vois le Soleil se lever Et puis se cacher à ta vue ; De là commence à discourir Qu'un mortel est né pour mourir. [Note : Estomaquerait (s') : se scandaliserait [T]]Celui qui s'estomaquerait De n'avoir eu plutôt la vie, [Note : Foul : fol, fou. (EF)]Vrai foul il se déclarerait : C'est bien une aussi folle envie De vouloir différer sa mort Contre le dur Arrêt du sort. [Note : Résoudra (ne) : ne décidera de différer sa mort. (EF)]L'homme jamais ne résoudra [Note : Qui craint : ce vers devrait être au vers précédent après homme pour le sens. (EF)]Qui craint une chose assurée : [Note : Parque (la) : Déesse qui préside à la vie des hommes. [T]]La Parque aussitôt lui viendra Toute affreuse et défigurée [Note : Pour craindre : pour lui faire craindre. (EF)]Pour craindre l'heure du trépas, Comme pour ne la craindre pas. Qui voudra constamment la voir, S'arme le coeur d'un haut courage : Et s'apprête à la recevoir Comme un bien non comme un outrage. Il n'en peut jamais avoir peur [Note : Qui peint : Ce vers devrait être à la place de il dans le vers précédent, pour le sens. (EF) ]Qui peint son image en son coeur. L'homme qui se reconnaît bien Sait en quelque saison qu'il meure, Que de son temps ne se perd rien, Mais qu'aux autres l'autre demeure ; Étant vieil, finit-il son cours En la fleur de ses plus beaux jours. Il voit la Parque racler tout [Note : Ne d'âge. Ni d'âge. (Ne = ni est archaisme). [L]]Sans respect de grandeur ni d'âge, Voit que de l'un à l'autre bout [Note : Apanage : Héritage des fils puinés des Rois de France. [R]]Le monde est de son apanage ; Et qu'il n'est aucune saison, Qui ne lui porte sa moisson. Il épie le vol du temps Qui toutefois n'importe guère À ceux dont les esprits contents Ont la fortune si prospère, Qu'ils ne sauraient rien espérer [Note : Sinon perdre à plus désirer : possible, sauf ne plus désirer plus. (Ef)]Sinon perdre à plus désirer. Il regarde grands et petits Se suivre de peu d'intervalle Au lieu qui les tient engloutis, Et que dans sa demeure pâle Tout homme est pressé du sommeil Jusqu'au grand jour de son réveil. Il contemple qu'en se plaignant Pour une belle Créature Lorsque la mort va l'éteignant, Il accuse à tort la Nature, Qui reçoit d'un plus grand que soi La contrainte de cette loi. [Note : Branle soudain : mouvement soudain. [SP]]Il connaît qu'au branle soudain De tant d'inconstances humaines, Le trépas demeure certain Entre ses façons incertaines, Mais qu'on ne peut sur son moment Asseoir aucun vrai jugement. Celui-là qui médite ainsi Et l'attend toujours de pied ferme ; Qui n'est point de frayeur transi Quand il voit avancer son terme, Mais le croit toujours accompli, Seul est de sagesse rempli. ACTE IV Reine d'Écosse, Choeur des Suivantes de la Reine d'Écosse. [REINE D'ÉCOSSE]. Voici l'heure dernière en mes voeux désirée, Où je suis de longtemps constamment préparée ; Je quitte sans regret ce limon vicieux [Note : Radopte (se) : s'attache de nouveau. [L]]Où l'esprit se radopte à sa tige éternelle,Pour luire pure et nette en la clarté des Cieux, Afin de refleurir d'une vie immortelle. Ouvre-toi, Paradis, pour admettre en ce lieu Mon esprit tout brûlant du désir de voir Dieu ; Et vous, Anges tuteurs des bienheureux fidèles, Déployez dans le vent les cerceaux de vos ailes, Pour recevoir mon âme entre vos bras alors Qu'elle et ce chef Royal voleront de mon corps, [Note : Abram : Abraham, père de tous les Hébreux. [T]]Qu'au sein d'Abram par vous elle soit transportée Où la gloire de Dieu nous est manifestée. J'anticipe par foi ce doux contentement, Qui d'un espoir certain me remplit tellement, Que tout ce que mon âme à mon coeur représente Me fait vivre là haut quoique j'en sois absente. [Note : Que sera-ce au prix : que sera ce que j'ai imaginé en comparaison de ce qui sera vraiment. (EF) ]Mais que sera-ce au prix si parvenue au Cieux, Je puis voir de l'esprit ce qui n'est vu des yeux ? [Note : En somme : en un mot. [R] ]Ce qui n'est point ouï ? Ce qui ne peut en somme, Tomber aucunement sous l'intellect de l'homme, Si déchargé du corps il n'est fait tout esprit, Pour comprendre le bien qu'en terre il ne comprit ? Or afin de jouir du fruit de mon attente, Humble et dévotieuse à Dieu je me présente [Note : Fiché : fixé. [SP]]Au nom de son cher fils, qui sur la Croix fiché Dompta pour moi l'Enfer, la mort et le péché ; [Note : Serf : esclave, non attaché à la terre, mais à la personne . [SP]]Qui prit d'un serf mortel la sensible figure, Pour nous restituer l'immortelle nature ; Et qui daigna du Ciel en terre s'abaisser, Afin qu'au Ciel la terre il puisse rehausser : Au nom, dis-je, du Fils, j'adresse à toi, le Père, Les fidèles accents de mon humble prière ; Plaise-toi l'accepter en sa seule faveur, Puisqu'il s'est par sa mort déclaré mon Sauveur, [Note : Ramentevant : rappelant. [SP]]Ramentevant les maux dont je suis criminelle [Note : Adjuger : condamner. [SP]]Tu me peux adjuger à la mort éternelle, À l'abîme de Souffre où résonnent dedans Plaintes, cris, et sanglots, et grincement de dents : Mais vêtue au manteau de l'entière innocence Dont ton enfant unique a couvert notre offense, Je te prie, ô Seigneur, de donner à ma foi Ce que peut ta Justice alléguer contre moi. [Note : Arrive (en jugement n') : ne vient pas prononcer un jugement. (EF)]Père doux et bénin en jugement n'arrive [Note : Estrive (n') : ne querelle pas. [T]]Contre ta créature. Hélas mon Dieu ! N'étrive [Note : Prouver : montrer. [L]]Contre moi ta servante, et ne me viens prouver Tous les péchés mortels qu'en moi tu peux trouver. Tous ont failli, Seigneur, devant ta sainte face : Si par là nous étions exilés de ta grâce, À qui serait enfin ton salut réservé ? Qu'aurait servi le bois de tant de sang lavé ? La terre des vivants demeurerait déserte, Si l'erreur des humains en apportait la perte. Tu nous as relevés de la chute d'Adam, [Note : Dam : dommage, damnation. [FC]]Et tiré notre bien de notre propre dam : Puis ouvrant un trésor de grâces libérales, De toi-même as payé nos dettes déloyales : Là-même où les péchés avaient plus abondé [Note : Abîmer : détruire. (EF)]Pour tous les abîmer ton sang a débordé. Comme quand au matin l'air est chargé de nues, Le Soleil décochant ses oeillades menues [Note : Brouillats (disparoir) : disparaître les brouillards. (EF)]Fait soudain disparoir les brouillats épandus Entre la terre et lui come un voile tendus ; Tu dissipes ainsi, clair Soleil de Justice, Quand tu lèves sur nous, l'amas de notre vice, Qui sans les doux regards qui partent de tes yeux, Ferait comme un obstacle entre nous et les Cieux. S'il te plaît tant soit peu jeter sur moi la face, S'éprendront dans mon coeur les rayons de ta grâce, Qui le repurgeront des infâmes péchés Dont j'ai l'âme et le corps l'un par l'autre tâchés. Ô Dieu, fais que mon âme en ses fautes ternie Reçoive le portrait de ta gloire infinie Par ta main nettoyée, ainsi que pour s'y voir Quand la glace est crasseuse on frotte le miroir. Délivre-moi, Seigneur, de ce mortel servage Dont la chaine éternelle est le plus certain gage, Et permets que mon âme en dépouillant ce corps Qui l'a longtemps serrée en ses liens trop forts, [Note : Poix dangereux : poids trop élevé. (EF)]Par son poix dangereux ne soit point retenue, Mais que prompte et légère elle fende la nue, Afin qu'étant admise au séjour éternel, Elle possède en soi ton amour paternel, Qui se conçoit plus grand par l'objet de ta face En l'esprit dévoilé de sa fangeuse masse. Il ne me reste plus au partir de ce lieu, Que faire à tout le monde un éternel Adieu. Adieu donc mon Écosse, adieu terre natale, Mais plutôt terre ingrate à ses Princes fatale, Où règnent la discorde et les dissensions, [Note : Partis d'étranges factions: des clans, des partisans d'étranges factions. (EF)][Note : Où les coeurs : inversion, où les coeurs, soudains à la guerre, etc., ne sont point maîtres de leurs mouvements. (Pdj)]Où les coeurs sont partis d'étranges factions, Et soudains à la guerre ainsi qu'à la créance, Les mouvements premiers n'ont point en leur puissance. Le Ciel veuille apaiser ces bouillons intestins Qu'émeuvent en ton sein les orages mutins D'un tas de factieux, qui de guerres civiles Déchirent la concorde et la paix de tes villes. Puisse ton jeune Roi mon enfant bien aimé Te gouverner longtemps, par les siens estimé, Bien voulu des voisins, craint des peuples étranges, Et connu jusqu'au Ciel par ses propres louanges. Ô toi l'espoir des Gens, doux souci de mon coeur, [Note : Use (m') : me traite. (EF)]Quoique l'on m'use à tort de fraude et de rigueur Possible en tel sujet partout inusitée, Que ton âme pourtant ne s'en tienne irritée ; Mais pour le bien public porte patiemment Ce que tu ne devrais endurer autrement. En telle occasion se taire de l'outrage Ce n'est point lâcheté, c'est grandeur de courage. [Note : Régner te faut : il est nécessaire que tu règnes, et non régner te manque. (EF)]Adieu puisqu'en vivant ci-bas régner te faut Aussi bien qu'en mourant je vais régner là-haut. Puisses-tu croissant d'âge accroître tant en grâces, Qu'après tous autres Rois toi-même tu surpasses. Adieu France jadis séjour de mon plaisir, Où mille et mille fois m'emporta le désir Depuis que je quittai ta demeure agréable, Par toi je fus heureuse, et par toi misérable : Si toutefois chez toi pouvaient loger mes os, La mort me tiendrait lieu de grâce et de repos : Mais puisque l'Éternel autrement en dispose, Sur son juste vouloir mon âme se repose. [Note : Henry (grand Henry) : Henri II, fils de François Ier et de Claude de France. (EF)]Adieu ton grand Henry, Monarque glorieux, Délices de la terre et doux souci des Cieux, Qui porte aux yeux l'amour, la grandeur au visage, L'éloquence en la bouche, et Mars dans le courage. Adieu Princes du sang honneur de l'univers, Adieu braves Lorrains qui de Lauriers couverts, Faites que votre Race en tous lieux estimée, [Note : Idumée : Idumée, pays d'Asie entre la Judée, l'Égypte et l'Arabie Pétrée. [T]]Vante encor à bon droit les palmes d'Idumée. Adieu superbe Louvre, enflé de Courtisans ; Adieu riches Cités, adieu Châteaux plaisants, Adieu Peuple courtois, adieu belle Noblesse, Qui m'avez tant chérie étant votre Princesse, [Note : François second : François II, fils de Henri II et de Catherine de Médicis. (EF) ]Lorsqu'un François second, clair Astre des Valois, Sur la Gaule exerçait les paternelles lois. Adieu finalement chastes et belles Dames, Le beau désir des coeurs, l'ardeur des belles Âmes, [Note : François (l'air) : l'air français. (EF)]Qui dedans l'air François brillez plus vivement, Que ne font par la nuit les feux du Firmament, Et qui passez encor en nombre les Étoiles, Quand pour luire en Hiver elles n'ont plus de voiles. Maintenant de quels mots pourrai-je m'aviser, Belles et chères soeurs, de quels adieux user En partant d'avec vous pour aller voir les Anges ? Je sens plus que jamais des mouvements étranges, Lorsque je vois vos yeux de larmes se baigner, Pour ne pouvoir au Ciel mes pas accompagner ; Au son de ces soupirs qui vous ouvrent la bouche, Un grand trait de douleur si vivement me touche Que j'en ai l'âme outrée, et contre mon vouloir, [Note : Douloir : me plaindre. [T]]Je me contrains moi-même à gémir et douloir. [Note : Sereinons : rendons serein. [SP]]Mais calmons notre esprit, sereinons notre face [Note : Bonace : calme qui arrive sur la mer. [R]]Puisque cette tempête apporte une bonace. C'est fort peu de mourir pour revivre à jamais Au séjour éternel en éternelle paix. À ce dernier départ baisez-moi, Damoiselles, Et priez Dieu pour moi ; vos prières fidèles Serviront de cerceaux à mon esprit léger, Pour s'aller d'un plein vol sur les Astres loger. Mais je vous supplierai (c'est le dernier office Que je requiers de vous pour comble de service) Que les mains du bourreau ne profanent mon corps ; Le cher soin de l'honneur doit survivre les morts. Fermez donc de vos doigts mon obscure paupière, Ensevelissez-moi, couchez-moi dans la bière : Si mes membres gelés n'en ont nul sentiment, Mon âme en goûtera quelque contentement. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. L'homme avant qu'il soit mort heureux ne se doit croire ; Car la félicité n'habite en ces bas lieux ; Elle vit loin du monde et nul ne voit sa gloire, Si se laissant soi-même il ne retourne aux Cieux. Que l'esprit est content qui connaît cette Belle Et peut à plein souhait la chérir et baiser ; Que l'âme est satisfaite en la gloire immortelle D'user de ses plaisirs qui ne peuvent s'user. [Note : Ambroisie : mets des divinités de l'Olympe. [L]]Quels doux ravissements de goûter l'Ambroisie Que sa main délicate offre à ses courtisans, [Note : Nectar : la boisson des Dieux. [R]]Et boire son nectar qui de la fantaisie Écarte la tristesse et les soucis cuisants. Celui qu'elle reçoit à l'honneur de sa table, Au banc des immortels elle le fait asseoir, Pour mener dans le Ciel une vie agréable, Et commencer un jour qui n'aura point de soir. Sa tête est par sa main de gloire couronnée, Son corps est revêtu de l'immortalité ; Il célèbre en ce point le céleste Hyménée, Qui pour jamais l'allie avec l'éternité. Les Anges assistants au sacré mariage Font le chant nuptial retentir dans les Cieux, Un extrême plaisir chatouille leur courage, Pour l'extrême plaisir des Amants glorieux. Possesseurs éternels des grâces éternelles, Vivez paisiblement en la maison de paix : Le temps rendra toujours vos liesses nouvelles ; La fleur de vos plaisirs ne flétrira jamais. Vous habitez un port d'où n'approche l'orage Qui le calme du monde à l'instant peut troubler : Là l'esprit s'est sauvé le corps faisant naufrage, Et les flots courroucés ne le font plus trembler. Vous ne redoutez plus les aguets d'un Corsaire, [Note : Périt le Nocher : fait périr le Nocher. Périr actif est un gasconisme. [FC]]Qui la mer épouvante et périt le Nocher : Vous n'avez plus la peur d'un brigand sanguinaire, Qui court le fer au poing le pas vous empêcher. Plus l'avare usurier qui les vivants dévore, N'envoye à notre porte un Sergent rigoureux : L'homme vous méprisait, Dieu même vous honore, Et par votre malheur vous êtes bienheureux. Un Prince ambitieux ne vous fait plus d'outrage, Pour ranger tout un peuple à sa discrétion ; Et vous ne craignez plus d'un Tyran le visage, Prenant pour tout conseil sa seule passion. La trompette en sursaut vos âmes ne réveille ; Vous ne voyez nos champs de bataillons couverts ; La musique des Cieux contente votre oreille, Et pour en voir le bal vos beaux yeux sont ouverts. Rien ne peut désormais du repos vous distraire, Vos coeurs sont maintenant saoulés de tous plaisirs ; Ce qui plus nous déplaît ne vous saurait déplaire, Et vos contentements surmontent vos désirs. Bref, vous possédez tant de grâces nonpareilles, Que l'oyant et voyant on ne s'en croirait pas, Mais on tiendrait suspects les yeux et les oreilles, Comparant vos plaisirs à ceux-là d'ici-bas. ACTE V Maître d'Hôtel, [Messager, Choeur des Suivantes dela Reine d'Écosse]. MAÎTRE D'HÔTEL. Ô trois et quatre fois serviteur misérable ! Tu vis encor, et vois ce malheur déplorable, Ains ne le voyant pas, et par trop de regret, En ta discrétion demeurant indiscret. Reine unique ornement des Dames de notre âge, Que ton malheureux sort afflige mon courage ! Beau corps, de qui la mort travaille tant d'esprits [Note : Compris (en tes yeux fut) : en tes yeux fut contenu, fut renfermé. [R]]Dont le plus grand bonheur en tes yeux fut compris, Je n'ai pu ni n'ai dû te faire cet office, Quoique je fusse né pour te rendre service. Après t'avoir servie en un degré si haut, Que je t'eusse conduite au honteux échafaud ? Ce n'eût pas été rendre un certain témoignage Combien j'abominais un si cruel outrage. J'avais vu ci-devant ton auguste grandeur Surpasser le Soleil en sa vive splendeur, Et croyais que la nue à l'entour amassée, [Note : Déchassée : Chassée. [SP]]Serait par ton bonheur quelque jour déchassée ; Mais j'en suis si trompé qu'au lieu de te revoir Sur un trône Royal exercer ton pouvoir ; [Note : Regarder de l'âme : regarder en imagination, non par les yeux du corps. (Pdj)]Hélas ! Je suis contraint te regarder de l'âme Exposée au bourreau sur un théâtre infâme. [Note : Certes je fusse mort : assurément je serais mort. (EF)]Certes je fusse mort au milieu de mes pas, Si je t'eusse guidée à ce honteux trépas, Honteux non pas à toi mais à cette Barbare, Que le visage seul de ses Ourses sépare. C'est être bien vraiment la même cruauté [Note : Manier : maltraiter. [SP] ]De laisser manier cette unique Beauté, Qui des Rois seulement mérite être touchée, À la main d'un bourreau de carnage entachée, [Note : Vergongne : vergogne, honte. [SP]]Pour en elle meurtrir sans vergongne et sans peur La grâce de la grâce et l'honneur de l'honneur. Ô toi qui le consens, peuple fier et sauvage, Puisse ton propre sang humecter ton rivage ; [Note : Promène (se) : se promène, dans ce vers et dans suivants, le verbe est au subjonctif. (Pdj)]Toujours par tes Cités se promène la Mort, Conduisant devant soi la haine et le discord ; Toujours le Ciel brouillé d'orage et de tempête [Note : Délâche : lâche, fait tomber. [SP]]Mille foudres aigus délâche sur ta tête. Toujours la mer enflée en ses bruyants dehors Coure sur ton rivage et sans bride et sans mors. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Nous vivons en un siècle auquel la modestie, [Note : Vergoigne (la honte et la) : les deux mots ont la même signification, vergoigne est plus ancien. (EF)]La honte et la vergoigne est du mode partie ; Nous sommes en un temps où tout est confondu, Où l'injuste supplice au bon droit est rendu, [Note : Loisible : permis. [R]]Où le vouloir des grands est estimé loisible, Où toute la raison se mesure au possible. On fait si peu de cas du sacré sang Royal Que la hache s'en trempe et le bras déloyal [Note : Ne plus ne moins : ni plus ni moins. Ne = ni est archaisme. [L]]L'épand ne plus ne moins que le sang mercenaire ; On donne aux majestés le supplice vulgaire, Et ce qui de tous temps restait d'inviolé Se voit pour l'avenir profanement souillé. D'autant plus que de près tel supplice on contemple, On le juge exécrable et de mauvais exemple : Car jamais le Soleil dans le Ciel tournoyant N'aperçut ici-bas de son oeil flamboyant Une si détestable et si perfide injure ; [Note : Foudre l'endure (ton) : Tu n'envoies pas ta foudre pour l'empêcher. (EF)]Ô Dieu, tu le connais et ton foudre l'endure ! Mais voici pas quelqu'un qui s'en vient devers nous ? Marchons vite au-devant, mes soeurs, avancez-vous. MESSAGER. [Note : Dolentes : affligées. ]Vous venez à propos, dolentes Damoiselles, Pour entendre par moi de piteuses nouvelles. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Nous les attendons bien ; mais parle, Messager, Aussi bien nos esprits cherchent à s'affliger. MESSAGER. Cette Dame Royale et d'âme et de courage, En qui le plus haut Ciel admirait son ouvrage, Est morte maintenant ; son sang fumeux et chaud Ondoie à gros bouillons sur le noir échafaud. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Forfait inusité ! Supplice abominable ! Cruauté barbaresque ! Attentat exécrable ! D'un visage si beau les roses et les lis Par les doigts de la mort ont donc été cueillis ? Cette bouche tantôt si pleine d'éloquence Est close pour jamais d'un éternel silence ? Et cet esprit divin hôte d'un corps humain [Note : Bourelle main : de la main du bourreau. Bourreau, en adjectif, au féminin. [T]]En est chassé dehors d'une bourrelle main. MESSAGER. Seules vous ne plaignez le sort de cette Dame, Mais écoutez sa fin pour consoler votre âme. Une constante mort dite à l'esprit discret, Mêle quelque plaisir avecques son regret. Une grand'salle était funèbrement parée, Et de flambeaux ardents haut et bas éclairée, D'une noire couleur éclatait le pavé, L'échafaud paraissait hautement élevé. Là des peuples voisins se fait une assemblée, Qui de tel accident était beaucoup troublée, Et la Reine qui porte un visage constant, Arrive tôt après où le Bourreau l'attend. Paulet son garde-corps lui servait de conduite, Et ses femmes en pleurs cheminaient à sa suite. Elle qui lentement à la mort se hâtait, Leur douleur par ses mots doucement confortait : Je vous pri' que ma mort ne soit point poursuivie De larmes et de sanglots ; me portez-vous envie, Si pour perdre le corps je m'acquiers un tel bien, Que tout le monde entier auprès de lui n'est rien ? Puisqu'il faut tous mourir suis-je pas bienheureuse D'aller revivre au Ciel par cette mort honteuse ? Si la fleur de mes jours se flétrit en ce temps, Elle va refleurir à l'éternel Printemps, [Note : Alme rosée : rosée fertilisante. [SP]]Et la grâce de Dieu comme une alme rosée, Distillera dessus sa faveur plus prisée, Pour en faire sortir un air si gracieux, [Note : Pourpris des Cieux : l'enceinte des Cieux. [T]]Qu'elle parfumera le saint pourpris des Cieux. Les esprits bienheureux sont des célestes Roses Au Soleil de Justice incessamment écloses ; Celles-là des jardins durent moins qu'un matin, Mais pour ces fleurs du Ciel elles n'ont point de fin. Quand elle eut dit ces mots à ses tristes servantes, Pour son cruel départ plus mortes que vivantes, S'accrurent les soupirs en leurs coeurs soucieux, Les plaintes en leur bouche, et les pleurs en leurs yeux. Comme elle est parvenue au milieu de la salle, [Note : Encor qu'elle : Bien qu'elle. [ACAD]]Sa face paraît belle encor qu'elle soit pâle, Non de la mort hâtée en sa jeune saison, Mais de l'ennui souffert en si longue prison. Lors tous les assistants attendris de courage, [Note : Ravis : charmés. (lLit)]Et d'âme tous ravis, regardent son visage, Lisent sur son beau front le mépris de la mort, Admirent ses beaux yeux, considèrent son port ; Mais la merveille en eux fait jà place à la crainte, Du prochain coup mortel leur âme est plus atteinte, [Note : Force à pleurer (elle) : elle contraint les autres à pleurer. [R]]Quand s'abstenant de pleurs elle force à pleurer, Quand ne soupirant point elle fait soupirer. Comme tous demeuraient attachés à sa vue De mille traits d'amour même en la mort pourvue,D'un aussi libre pied que son coeur était haut, [Note : Coupeau du funèbre échafaud : sommet du funèbtre échafaud. [SP] ]Elle monte au coupeau du funèbre échafaud, Puis souriant un peu de l'oeil et de la bouche : Je ne pensais mourir en cette belle couche ; Mais puisqu'il plaît à Dieu user ainsi de moi, Je mourrai pour sa gloire en défendant ma foi. [Note : Conquête (je) : je conquiers, je gagne. [SP]]Je conquête une Palme en ce honteux supplice, Où je fais de ma vie à son nom sacrifice, Qui sera célébrée en langages divers ; Une seule couronne en la terre je pers, Pour en posséder deux en l'éternel Empire, Le couronne de vie, et celle du Martyre. Ces mots sur des soupirs elle envoyait aux Cieux, Qui semblaient s'attrister des larmes de ses yeux ; [Note : Peignant d'allégresse (se) : manifestant une allégresse. (EF)]Mais soudain se peignant d'allégresse plus grande, Un Père confesseur tout haut elle demande ; L'un s'avance à l'instant qui veut la consoler. Elle qui reconnaît à l'air de son parler Qu'il n'est tel qu'elle veut, demeure un peu confuse. Si peu donc de faveur, dit-elle, on me refuse ? C'est trop de cruauté de ne permettre pas Qu'un prêtre catholique assiste à mon trépas : Mais quoi que vous fassiez je mourrai de la sorte, [Note : Porte : comporte. (Pdj)]Que mon instruction et ma croyance porte. Ce dit sur l'échafaud ployant les deux genoux, Se confesse elle-même, et refrappe trois coups [Note : Dolente (sa poitrine) : sa poitrine qui se plaint. [ACAD]]Sa poitrine dolente et baigne ses lumières De pleurs dévotieux qui suivent ses prières, Et tient tous ses esprits dans le Ciel attachés Pour avoir le pardon promis à nos péchés. Son oraison finie elle éclaircit sa face, Par l'air doux et serein d'une riante grâce, Elle montra ses yeux plus doux qu'auparavant, Et son front s'aplanit comme l'onde sans vent ; Puis encor derechef forma cette parole : Je meurs pour toi, Seigneur, c'est ce qui me console. À ta sainte faveur, mon Sauveur et mon Dieu, [Note : Partir (au) : au départ. [T]]Je recommande l'âme au partir de ce lieu. Puis tournant au Bourreau sa face glorieuse : Arme quand tu voudras ta main injurieuse, Frappe le coup mortel, et d'un bras furieux Fais tomber le chef bas et voler l'âme aux Cieux. Il court oyant ces mots se servir de la hache ; [Note : Délâche (il) : il assène. [SP]]Un, deux, trois, quatre coups sur son col il délâche ; Car le fer acéré moins cruel que son bras Voulait d'un si beau corps différer le trépas. Le tronc tombe à la fin, et sa mourante face Par trois ou quatre fois bondit dessus la place. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. [Note : Marrisson (froid) : Froid chagrin. [L] ]Ô quel froid marrisson nous suffoque le coeur ! Afin que notre sort connaisse sa rigueur : Transformez-vous, nos yeux, en sources éternelles, À force de pleurer aveuglez vos prunelles ; Et vous, coeur désolé, lâchez tant de sanglots, [Note : Bruyent (qu'ils) : qu'ils retentissent. (EF)]Qu'ils bruyent aussi haut que l'orage des flots. MESSAGER. Laissez, laissez à part ces plaintes misérables. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. Qui peut assez pleurer des maux si déplorables ? MESSAGER. [Note : Tant seulement : seulement. [R]][Note : Lamenter : se lamenter. [R]]On doit tant seulement lamenter pour les morts Dont toute l'espérance est morte avec le corps Ignorants l'autre vie, et ne croyant que l'homme [Note : Somme (un court) : un court sommeil. [SP]]Est mis dans le tombeau pour dormir un court somme, Et qu'à la voix de l'Ange il ressuscitera. La mort n'est point un mal ; et quand le bon mourra, Cette injure ne peut jusqu'à ce point s'étendre De changer son État et malheureux le rendre : Car bien que même fin fût à l'homme innocent, Qu'à l'homme vicieux qui coupable ses sent, Celui-là dont la vie a toujours été bonne, Meurt toujours assez bien quelque mort qu'on lui donne. Si le genre de mort nous faisait malheureux, Le Ciel serait aux bons trop âpre et vigoureux : Car il aurait redu chétifs et misérables Tant de sacrés Martyrs, de Pères vénérables, Et de saints Confesseurs qui constants en la foi, Sont morts honteusement à l'honneur de leur Roi. CHOEUR [DES SUIVANTES DE LA REINE D'ÉCOSSE]. [Note : Lamentons (ne) : ne nous lamentons. [R]]Votre conseil est bon. Ne lamentons pour elle Qui maintenant jouit de la gloire éternelle, Mais plaignons notre perte, et pleurons seulement Pour chercher à nos maux quelque soulagement. L'amertume des pleurs adoucit la tristesse. Écoute ces regrets, bienheureuse Princesse. Princesse unique objet des Princes et des Rois, Par qui l'amour faisait reconnaître ses lois, En toi seule acquérant dessus tous la victoire, La beauté respirait quand tu vivais ici, Mais lorsque tu mourus elle mourut aussi, Et le regret sans plus en reste à la mémoire. Si ta main possédait un sceptre glorieux, Tu le viens d'échanger au Royaume des cieux : Mais on nous aveugla nous cachant ta lumière ; Car bien que le Soleil rayonne sur notre oeil, Notre âme en te perdant a perdu son Soleil, Dont la seule clarté nous ouvrait la paupière. Beauté qui commandais absolument aux coeurs, Et qui trempais d'attraits les traits de tes rigueurs, Par lesquels on mourait de douleur ou d'envie ; S'il te fallait mourir, naître il ne fallait pas Ou si rien ne peut vivre immortel ici-bas, Tu devais toute vive au Ciel être ravie. Immortel ornement des mortelles beautés Dont tous les yeux humains languissaient enchantés, Amour étant lui-même amoureux de ta grâce, Toujours la Chasteté sur ton front reluisait, La douceur en tes yeux sa retraite faisait, Et la pudeur semait ses roses en ta face. Beau corps qui la vertu dedans toi renfermais, Comme le seul esprit duquel tu t'animais, Pour être aux yeux de tous plus parfaite rendue ; Quand l'on te fît aller de la vie au trépas, Avec toi dans les Cieux elle alla d'ici-bas, Comme des Cieux en toi elle était descendue. [Note : Mignards (jeux) : jeux gracieux. [ACAD]]Tête où les jeux mignards comme oiseaux se nichaient, Doux liens où les coeurs des Princes s'attachaient, Et faisaient tous ravis gloire de leur service, Las vous n'éclairez plus, ô cheveux bien aimés, Ou bien c'est dans le Ciel, en astres transformés, Comme furent jadis ceux-là de Bérénice. Beau front, glace brûlante où les yeux arrêtés Admiraient chacun jour cent nouvelles beautés, Siège de majesté tout relevé de gloire ; Amour ce grand Démon qui sait ranger les Rois, Le sceptre dans la main donnait en toi ses lois, Assis pompeusement sur un trône d'ivoire. Beaux yeux de ce beau Ciel en clartés nonpareils, Beaux Astres, mais plutôt deux rayonnants Soleils, Aveuglants tout ensemble et brûlants de leurs flames, Autrefois vos regards doucement courroucés, Furent autant de traits rudement élancés, Pour faire en leur désir mourir l'espoir des âmes. Bouche pleine de baume et charmes coulants Qui les coeurs plus glacés pouvaient rendre brûlants, [Note : Plus faconde en beaux traits : plus fertile en beaux traits d'éloquence. (EF)]Plus faconde en beaux traits qu'en doux attraits féconde : Vif oracle d'amour toujours tu ruisselais, D'un grand flux d'éloquence alors que tu parlais, Pour ravir de merveille et de crainte le monde. Hélas vous n'êtes plus, cheveux plus beaux que l'or, Ou vous êtes sanglants si vous êtes encor ; Front tu n'as plus aussi ta blancheur naturelle ; Yeux qui tant de lumière épandiez à l'entour, La mort vous a voilés en dépit de l'amour ; Le silence te clôt, ô bouche sainte et belle. Puisque tant de beautés l'on a vu moissonner, Cessez, pauvres mortels, de plus vous étonner Si vous ne trouvez rien de constant et durable : De moment en moment on voit tout se changer ; La vie est comme une ombre ou comme un vent léger, Et son cours n'est à rien qu'à un rien comparable. ==================================================