******************************************************** DC.Title = LES LACÈNES OU LA CONSTANCE, TRAGÉDIE. DC.Author = MONTCHRESTIEN Antoine de DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 31/08/2023 à 06:05:23. DC.Coverage = Tunisie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/MONTCHRETIEN_LACENES.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64293528/f7 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES LACÈNES OU LA CONSTANCE TRAGÉDIE M. DC. I. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Par Antoine de Montchrestien, sieur de Vasteville. À ROUEN, Chez JEAN PETIT. AU LECTEUR. C'est ici la fin de Cléomène, homme certes digne d'être Roi de Sparte, et celle de ses compagnons, dignes aussi de lui être compagnons. Tu peux y voir combien la discipline augmente le courage, et combien le courage honore la discipline. Et davantage encor, comme les femmes qu'on estime naturellement timides, à l'imitation de leurs maris et parents font paraître une constance qui ne cède en rien à celles des hommes plus généreux. Dont tu pourras apprendre qu'une bonne âme est plantée en si ferme assiette, que nul accident de fortune ne peut l'ébranler, et que les traits du malheur tombent tous rebouchés aux pieds de la vertu, sans la blesser en aucune sorte. La Tragédie te dira le reste ; tourne le feuillet et la lis. ÉPIGRAMME. Ô fortune cesse ta rage ; Quel bien en peux-tu acquérir, Puisque tu connais mon courage, Et que je sais qu'il faut mourir ? Ainsi disait dedans son coeur Cléomène en valeur extrême ; Qui, vaincu, se rendit vainqueur De la fortune et de soi-même. ENTREPARLEURS OMBRE. CLÉOMENE. PANTHÉE. CHOEUR. CRATESICLEA. ARCHIDAMIE. STRATONICE. LÉONIDAS. AGIS. PAUSANIAS. PHÉAX. DAMOISELLE. PTOLOMÉE. MESSAGER. Texte tiré de LES TRAGÉDIES DE ANT. MONTCHRÉTIEN sieur de Vasteville, Rouen, Jean Petit, 1601, pp. 115-178 [BnF YF-2083-2084] ACTE I OMBRE. Grand Roi dont la valeur qui n'a point de pareille, Comble le coeur de crainte, et l'Esprit de merveille, [Note : Théricion : ami de Cléomène. Il s'était suicidé pour l'honneur. [EF] ]Écoute encor un coup ton cher Théricion, Qui contre ton vouloir suivant sa passion Enfonça son épée en sa forte poitrine ; [Note : Marine (aux bords de la) : Au bord de la mer. [EF]]Qui soupira son âme aux bords de la marine ; Qui faisant réussir en effet son discours, Pour allonger sa gloire abrégea ses beaux jours. Que si le souvenir de ces choses te touche, Donne quelque créance aux propos de sa bouche, Tristes avant-coureurs de ta prochaine fin. S'il m'est permis d'ouvrir les secrets du Destin, [Note : Trame (tu couperas la... de tes jours) : tu te tueras. [EF]]Pour te les déceler, doux objet de mon âme : Avant qu'il soit longtemps tu couperas la trame De tes jours malheureux, et maudira le sort, N'ayant ensemble joint ta déroute et ta mort ; Alors que je te tins ce discours mémorable : Fuirons-nous maintenant une mort désirable, Qui nous fait pour l'honneur mépriser le danger, [Note : Serfs : qui n'est pas libre et dépend d'un maître. [FC]]Pour aller vivre serfs sur un bord étranger ; Mais y mourir plutôt, privés d'honneur funèbres, Et cachés noms et corps sous l'oubli des ténèbres. Las où tend notre cours ! Fuyons-nous le trépas, [Note : Devers lui : vers lui. [CSP]]Ou bien si devers lui nous adressons nos pas ? Puisqu'il se vient offrir plus avant ne t'éloigne, [Note : Vergoigne : vergone = honte. [F]]Pour le trouver ailleurs avec honte et vergogne. Ou si ta qualité permet de recourir, À ceux qui maintenant te pourraient secourir, [Note : Mignons : Favoris d'amitié ou d'amour. [F]]Et d'aller courtiser les Mignons d'Alexandre ; Encore vaut-il mieux librement s'aller rendre [Note : Antigone : Antigonos II Doson, Roi de Macédoine, défit Cléomène. [Mic]]Au vainqueur Antigone, homme plein de valeur, Que d'un autre servage accroître ton malheur : Ce Prince aussi courtois après une victoire, Qu'il est fier au combat, remettant en mémoire Tant de bons citoyens par toi seul conservés, Et tant d'exploits guerriers par ton bras achevés, [Note : Exercite (vainqueur) : armée qui était vainqueur. [SP]]Devant qu'il eût vaincu ton vainqueur exercite, [Note : Sortable à ton mérite : qui convient à ton mérite. [FC]]Te fera traitement sortable à ton mérite. La Fortune préside aux choses d'ici-bas, Mais surtout son pouvoir se fait voir aux combats ; Où la seule vertu demeurant toujours une, Gagne ordinairement cédant à la Fortune. Que si tu ne veux point t'engager à ce Roi, Que la faveur des Cieux élève dessus toi ; Ou bien si ton courage enflé de jeune audace, Ne quitte la victoire abandonnant la place, [Note : Derechef : de nouveau. [Acad.]]Retente derechef un combat hasardeux ; Mais pour un ne te rends inférieur à deux : [Note : Ptolomée : Ptolomée IV Philipator. Cléomène s'étant réfugié chez lui, fut emprisonné. [EF]]Antigone vaut mieux que ne fait Ptolomée. Ne m'allègue jamais ta mère bien-aimée, Ni que pour t'acquitter vers elle du devoir, Dessus le Nil fécond il te faut l'aller voir : Tu lui seras vraiment un spectacle agréable, Alors que de tous points devenu misérable, [Note : Poure : Pauvre. [Nic]]De Prince poure esclave, et de maître servant, Tu la feras mourir mille fois en vivant. Il vaut donc mieux, grand Roi qu'uniquement j'honore, [Note : Lacédémone : Autre nom de Sparte. [T]]Pendant que nous voyons Lacédémone encore, Et que le Ciel ami nous arme encor la main, [Note : Quant et : avec. [L]]Tirer quand et le sang notre âme hors du sein : Notre terre à nos os sera bien plus légère, Qu'une terre ennemie, infidèle, étrangère. Je conseillai cela ; mais tu ne m'en crus pas : Nul ne se doit tuer pour fuir au trépas, Dis-tu demi-fâché, on ne me peut distraire Du chemin entrepris par nul avis contraire. [Note : Paissais (tu te) : tu te nourrissais. [T]]Tu te paissais d'espoir, mais l'espoir te déçut : Je courus à la mort, et la mort me reçut ; Elle t'ouvre les bras, ô mon cher Cléomène, Et quand et toi les tiens au sépulcre elle mène : Mais de l'honneur de tous elle prend tant de soin, Qu'elle vous fait finir les armes dans le poing. Va donc et les anime à rompre leur servage, Ô l'Astre des Guerriers allume leur courage ; Et toi qui n'as en toi rien plus grand que le coeur, Si vif on t'a vaincu, mourant reste vainqueur. Je me tais ; car le Ciel me défend la parole : [Note : Idole : ici, vaine image, l'ombre d'un mort. [F]]Tu t'efforces en vain d'embrasser mon idole, Il ne me reste plus de ce corps que j'avais, Que cette Ombre légère et cette faible voix, [Note : Élize (les champs d') : Les champs Élisées, Lieu réservé aux âmes des gens de bien. [T]]Qui dans les champs d'Élise où seul je me promène ; [Note : Cléomène : Cléomène III ,Roi de Sparte, prisonnier en Égypte où il se suicida. [EF]]Appelle incessamment par son nom Cléomène. CLÉOMENE. L'Amitié des mortels par la mort ne meurt point, [Note : Foi : Ici fidélité. [SP]][Note : Conjoint (ont) : ont unis. [L]]Quand les noeuds de la foi leurs âmes ont conjoint : Mais elle suit leur Ombre à l'infernale rive, Lorsque leur froide cendre à son sépulcre arrive. [Note : Léthés : le Léthé, fleuve des Enfers, boire son eau faisait tout oublier. [L]]On dit que dans Léthés on noie tout souci, Mais celui des Amis ne s'éteint pas ainsi. Mon cher Théricion m'en porte témoignage : Car lui qui par sa mort me montra son courage Est naguère venu s'offrir devant mes yeux, [Note : Somme oblivieux : sommeil qui fait tout oublier. [R]]Lorsqu'ils étaient bandés d'un somme oblivieux : [Note : Port : maintien. [Acad]]Son port étant dolent, ses yeux cavés de larmes, Son front tel que la Lune alors que par les charmes [Note : Thessales : de Thessalie, au nord de la Macédoine dont elle fut une province. [T]]Des Thessales sorciers, une horrible pâleur De rouge entremêlée, a terni sa couleur. Ses os perçant la peau blanchissaient de la sorte, [Note : Squelet : squelette, tous les os d'un corps mort privé de sa chair dans son état naturel. [L]]Que ferait le squelet d'une personne morte : À peine il se portait sur ses tremblants genoux, Et ses pieds incertains vacillaient à tous coups. Lors mes yeux chatouillés d'une obscure lumière, Ouvrirent en sursaut leur humide paupière : Je le connus pourtant ; mais le voyant ainsi, Mon front en devint pâle et mon Esprit transi ; Mon courage perdit sa naturelle audace, Je sentis par mes os s'écouler une glace, Et tremblai sous l'accès de cet étonnement, Comme fait un fiévreux en son froid véhément. L'effroi demi passé, de près il se présente ; Je le veux embrasser, mais en vain je le tente ; Et plus pour cet effet je me porte en avant, Son corps fuit de ma main comme une ombre de vent. Ainsi trompé d'espoir je pouvais à grand peine, De mes poumons serrés tirer un peu d'haleine ; Et tremblant tout de peur je pensais que dès lors, Mon âme dût sortir de la prison du corps : Mais sa voix la retint proférant un langage, Qui ensemble me donne et m'ôte le courage ; Et qui m'assure encor qu'en me désespérant, Je dois bientôt mourir, et revivre en mourant. Ô Discours et fâcheux et plaisant tout ensemble, Par toi je suis hardi, par toi-même je tremble ; Non, je ne tremble point ; tu m'augmentes plus fort Le désir de mourir en m'annonçant la mort. Puisque tu me promets que ma valeur extrême, Son immortalité doit prendre en la mort même : À ce dernier secours il faut donc recourir ; Celui n'a bien vécu qui craint trop de mourir. PANTHÉE. Que dis-tu là mon Prince ? Hé ! Que penses-tu faire ? CLÉOMENE. Je veux en me tuant m'ôter hors de misère. PANTHÉE. Si tu suis ton dessein, qu'espèrera donc plus [Note : Sparte : Ancien nom de Lacédémone, capitale de la Laconie, dont Cléomène était Roi. [T]]Ta Sparte, en te voyant dans la tombe reclus ? Et quel autre pourra relever son courage ? Briser le joug cruel de son honteux servage ? Ordonner au combat ses généreux Guerriers, Si ce n'est en bonheur en valeur les premiers ? Vaincre ses Ennemis, qui plus par destinée, Que par force et vertu gagnèrent la journée ? Et qui dis-je à son front rendra le Laurier vert, [Note : S'elle : si elle, évite le hiatus. [EF]]S'elle perd son grand Roi ? Si son grand Roi la perd ? CLÉOMENE. [Note : Jà : déjà. [FC]]Elle m'a jà perdu, je l'ai déjà perdue. PANTHÉE. [Note : Donques : donc. [L]]L'heure est donques par moi vainement attendue, Où je me promettais de voir ses Étendards, [Note : Dererchef : de nouveau, une seconde fois. [L]]Arborés derechef au milieu des soldats, [Note : Branle : menacer de leur branle = Menacer par leur mise en mouvement. [FC]][Note : Argos et Sycionne : Argos et Sicyone, Villes du Péloponèse, ennemis de Sparte. [T]]Menacer de leur branle Argos et Sycionne ? Il faut user du temps comme le Ciel l'ordonne ; Nous pourrons à la fin mettre au sein de la mer, La flotte qu'on promet à ton secours armer. CLÉOMENE. Ne t'en remets plus là, vaine est cette assurance, Et le seul désespoir reste à notre espérance. Devais-je aussi penser qu'un Roi voluptueux, Voulût faire du bien à des gens vertueux ? [Note : Onq : onc = onques c.a.d. jamais. [Aca]]Qu'un Roi qui n'ouït onq' le cliquetis des armes, Osât bien se trouver au hasard des alarmes ? Qu'un Roi qui seulement entre les femmes vaut, Allât tout des premiers à quelque rude assaut ? Il désire plutôt de tous nous se défaire : Le vice est de tout temps à la vertu contraire. Ne te souvient-il pas d'un de ces bons valets, Qui s'en vint avant-hier nous voir en ce palais ? D'un front masqué de feinte il me fit cent caresses, [Note : Tromperesses : trompeuses. [EF]]Il me promit des yeux cent faveurs tromperesses, [Note : Court (eaux bénites de) : eaux bénite de Cour, plutôt que de Court. [EF]]Bons Dieux qu'il me donna d'eaux bénites de Cour !Mais en se retirant il s'arrêta tout court, Quand il fut à la porte : ô Garde peu soigneuse [Note : Ce dit-il : Se dit-il, plutôt que ce dit-il. [EF]]Veillez mieux (ce dit-il) cette bête hargneuse, Ce Lion furieux, car s'il pouvait sortir Vous-même en sentiriez le premier repentir : Il se pensait tout seul ; au pas je me retire, Et sur un tel discours je ne pouvais rien dire, [Note : Maisons (royales) : maisons qui apartiennent au Roi. [L]]Sinon que l'on ne voit aux royales maisons, Pratiquer aujourd'hui que force trahisons : Que les plus gens de bien y ont moins d'assurance : Qu'en vain aux Courtisans on met son espérance, Vu que le plus souvent ils promettent confort À celui qu'en leur coeur ils souhaiteraient mort. PANTHÉE. [Note : Charmeresses (Siènes) : Sirènes enchanteresses. [SP]]Ô Monstres de la Cour, Sirènes charmeresses Vous cachez notre mort sous des feintes promesses ; [Note : Achelois (les filles d') : les filles du fleuve Achéloüs = les sirènes. [T]]Comme faisaient jadis les filles d'Achelois, [Note : Nochers : pilotes. [FC]]Qui trompaient les Nochers des douceurs de leur voix. [Note : Capharès (Rochers) : Le dictionnaire Bouille note l'existence d'un Cap de Capharée où la tempête aurait dispersé les grecs au retour de Troie. [EF]][Note : Syrtes : Nom ancien de deux golfes que forment la Méditerranée sur la côte septentrionale de l'Afrique entre la Cyrénaïque et le cap Hermaeum. [L]]Les Rochers Capharès, les Syrtes sablonneuses, [Note : Navigueurs : navigateurs. [EF]]Aux pauvres navigueurs ne sont tant périlleuses ; Qu'est à l'homme d'honneur un Courtisan accort, Qui lui promet la vie et lui donne la mort. CLÉOMENE. Qui libre en la maison des Rois fait son entrée, Dès l'huis la servitude a toujours rencontrée : Et si quelqu'un y veut garder sa liberté, Il va forgeant les fers de sa captivité : Mais il faut donner ordre, aventureux Panthée, Qu'elle ne soit aux Grecs plus longuement ôtée, Par des Égyptiens mols et efféminés, Plus à leur volupté qu'à la gloire adonnés. Après que cent périls a couru notre vie, [Note : Mignons de Cour : Favoris d'amitié ou d'amour. [F]]Par des mignons de Cour doit-elle être ravie ? PANTHÉE. Quel remède y peut-on apporter désormais ? CLÉOMENE. La fortune un bon coeur n'abandonne jamais. PANTHÉE. Mais souvent ses desseins sans fruit elle veut rendre. CLÉOMENE. C'est assez aux grands faits que d'oser entreprendre. PANTHÉE. Oser et ne rien faire apporte du malheur. CLÉOMENE. Oser, quoi qu'on ne fasse, est digne de valeur. PANTHÉE. À l'effet seulement les courages se montrent. CLÉOMENE. La valeur et l'effet toujours ne se rencontrent. PANTHÉE. La valeur n'est donc lors qu'une témérité. CLÉOMENE. Si son succès n'est tel qu'elle l'a mérité, Il s'en faut prendre au Sort, dont la chance perverse Les plus sages conseils le plus souvent renverse. PANTHÉE. Un conseil sans succès est d'un chacun blâmé. CLÉOMENE. Un bon conseil par là ne doit être estimé ; Car on peut à propos désigner quelque chose, Dont contre le projet la fortune dispose : En la volonté seule et non pas au pouvoir, Se doivent établir les règles du devoir. PANTHÉE. Mais ne connais-tu pas que notre renommée, Par la voix du public est en tous lieux semée ; Et qu'on ne peut forcer les divers jugements, Qui se forment toujours sur les événements. CLÉOMENE. Quand le Soleil se lève à sa course première, S'opposent des brouillards empêchant sa lumière ; Mais ils ne peuvent pas longuement l'offusquer. Tout de même l'on voit le rire et le moquer D'un tas de médisants, empêcher que la gloire Des hommes vertueux ne soit à tous notoire : Mais enfin leur honneur devient tant plus luisant, Que leur malignité veut l'aller détruisant. À ce coup, mon Panthée, il me faut faire en sorte, Que par le fer tranchant je m'ouvre cette porte. [Note : Arat : Aratus, roi de Sicyone, ennemi de Cléomène. [MIC]]Moi qui cent et cent fois mis en route un Arat ; Moi qui fus la terreur du peuple trop ingrat [Note : Étranges (gens) : gens étrangers. [FC]]De Corinthe et d'Argos ; moi que les gens étranges Levèrent jusqu'au Ciel sur l'aile des louanges ; Moi qui d'un coeur plus grand que n'était ma Cité, Vainquis et mon bonheur et mon adversité ; Moi qui ne voulus onq' aux ennemis rendre,Saurais-je par la mort de la mort me défendre ? À nous qui par le fer triomphâmes de tous, Il appartient sans plus de triompher de nous : Car ce vil populaire acquerrait trop de gloire, De gagner sans combattre une telle victoire. PANTHÉE. S'il faut en venir là, me voici prêt, grand Roi, [Note : Acquit (à l'...) de ma foi : comme garant de ma foi. [SP]]D'employer mon courage à l'acquit de ma foi : Ma valeur mille fois aux hasards éprouvée, Au plus fort des dangers plus grande s'est trouvée. Me commandasses-tu d'affronter l'Ennemi, De le combattre seul, de me jeter parmi,Portant sa mort au poing et sa haine au courage, Je le ferai tomber s'il montre le visage : Je lui ferai sentir quelle force à mon bras, Quand il faut renverser tes ennemis à bas. CLÉOMENE. J'ai trop d'expérience, ô généreux Panthée, De ta fidélité, de ta force indomptée : Tous connaissent assez qu'il ne fut onq guerrier, Qui pût rendre son chef si digne du Laurier Acquis par la valeur au péril des alarmes, Que toi l'unique honneur des vertus et des armes. Cela me fait t'ouvrir mon conseil plus secret, Comme à celui qui n'est moins vaillant que discret : Discret pour le celer, vaillant pour l'entreprendre. Avant que rien tenter il convient faire entendre Mon dessein à nos gens, afin que d'un accord Ils soient prêts à donner et recevoir la mort. PANTHÉE. Mais mourrons-nous ainsi sans venger nos outrages ? CLÉOMENE. Non, non, il faut premier décharger nos courages. PANTHÉE. Ces Braves de la Cour ne s'en moqueront pas. CLÉOMENE. Chacun par quelque mort signale son trépas. [Note : Muguets : galants auprès des Dames. [FC]][Note : Pluton : Dieu des Enfers. [T]]Faisons de ces muguets à Pluton sacrifice ; Épandons-lui leur sang pour le rendre propice. PANTHÉE. Je ne vois nul moyen de nous sortir d'ici. CLÉOMENE. Ne te travaille point, j'en prendrai le souci. PANTHÉE. D'où nous fournirons-nous des armes nécessaires. CLÉOMENE. Il faut les arracher des mains des adversaires. PANTHÉE. Mais n'ont-ils pas toujours l'oeil sur nous et sur toi. CLÉOMENE. D'un visage joyeux je feindrai que le Roi Ému de nos malheurs, gagné par mes prières, Après tant de longueurs, de langueurs, de misères, D'angoisses, de travaux et de tourments divers, Supportés sur le Nil par quatre longs hivers, M'a mandé des présents, gage de délivrance, Nous nous pourrons alors servir de l'ignorance, Des soldats nos geôliers, qui sans s'en défier, Me voyant une fois aux Dieux sacrifier, Jugeront à l'instant ma feinte véritable : Le sacrifice fait, on couvrira la table,Nous les ferons bien boire, et puis nous les prendrons, Et de tout le logis maîtres nous nous rendrons : Pour colorer le fait, que ma Mère le croie, Qu'elle en face la fête avec un feu de joie ; De sorte que ce bruit par la ville épandu, Soit encor qu'il soit faux vraisemblable rendu. PANTHÉE. [Note : Spartaine : de Sparte. [FC]]Ô Mars Dieu nourricier de la race Spartaine, Inspirant ce dessein à notre Capitaine, Donne à nous ses soldats de bien l'exécuter, Puisque sous ta faveur nous l'osons attenter. Allume dans nos coeurs une si vive audace, [Note : Voye : voie, nous laissons le Y pour marquer que le mot a deux pieds. [EF]]Qu'on en voye l'éclair sortir de notre face, Le foudre de nos mains ; si bien qu'en notre effort, Nous ne donnions un coup qu'il ne donne la mort. Que s'il nous faut mourir en si belle entreprise, Chacun pour son honneur tous les hasards méprise ; [Note : Acquit (faisant à l'envie l'...de son devoir) : s'acquittant au mieux de son devoir. [SP]]Et faisant à l'envie l'acquit de son devoir, Montre que son courage est plus que son pouvoir : Afin qu'ayant rendu mainte preuve honorable, D'une valeur extrême est toujours mémorable, On sache qu'en mourant la gloire ne meurt pas, Mais que lorsqu'on meurt bien elle naît du trépas. CHOEUR. Tout homme qui connaît que sa vie est mortelle, Et qu'il vaut mieux mourir que vivre malheureux, Au plus fort du péril devient plus généreux, Aspirant par la mort à la gloire éternelle. Il désire un trépas par lequel il veut vivre, Il abhorre la vie avec laquelle il meurt ; Et des plus grands malheurs ne redoutant le heurt, Où le Destin le mène il ne craint de le suivre. Tandis qu'il peut bien vivre il a de vivre envie ; Sitôt qu'il ne le peut, il cherche un beau mourir : Sachant que sa vertu qui ne saurait périr, Au milieu de sa mort prendra nouvelle vie. S'il est enfin vaincu d'un autre ou de soi-même, Qu'on s'en prenne au malheur non à sa lâcheté ; Car s'il perd la victoire il n'est pourtant dompté ; En l'extrême péril sa vigueur est extrême. Parmi les mouvements son âme ne chancelle ; Lorsque plus il doit craindre il est plus résolu : S'il a fallu mourir, mourir il a voulu ; La mort plus volontaire il juge la plus belle. Que l'honneur a de force en l'âme généreuse ! Que l'âme généreuse a de force à l'honneur ! Pour lui tous les malheurs ne lui sont que bonheur, Fortune ne pouvant la rendre malheureuse. Entre ses belles fleurs la Gloire est une Rose, Dont chacun à l'envi va disputant le prix : Aussi pour la prise il met tout à mépris, Et voudrait l'acquérir en perdant toute chose. Ce plaisir déplaisant, ce tourment honorable, Fait trouver le travail plus doux que le repos : Il rend les plus pesants allègres et dispos, Pour gagner sur le temps un renom perdurable. Ô beau Coeur de nos coeurs, belle âme de nos âmes, Par toi l'homme mortel s'élève dans les Cieux : Hercule étant brûlé, s'assit au rang des Dieux ; Pour devenir plus qu'homme il faut sentir tes flammes. Notre Corps qui n'est rien qu'une masse de terre, Jamais sans ton secours n'aspire à rien de beau : Il ne sert à l'Esprit que d'un vivant Tombeau, Qui blanc par le dehors rien que des os n'enserre. Mais si la Gloire un coup anime son courage, Il ne pensera plus qu'à la seule vertu : Le vice étant en lui par lui-même abattu, Il fera du profit de son propre dommage. Encor que tout le monde à lui nuire s'apprête ; Sa face de couleur on ne verra changer ; Ains : mais. [L] Ains demeurera tel au milieu du danger, Que fait le bon Pilote au fort de la tempête. ACTE II Cratésicléa, Choeur, Archidamie, Stratonice. CRATESICLEA. Grands Dieux qui dessus nous tant de biens épandez, Que par leur multitude ingrats vous nous rendez, [Note : Dédales : Lieux où on se perd , à cause de l'embarras des détours. [Acad]]Je me trouve égarée au milieu des Dédales, De vos douces faveurs et grâces libérales ; De sorte que je laisse à faute de discours, [Note : Los : louanges. [FC]]Votre honneur sans honneur, sans los votre secours. Mais vous qui connaissez nos secrètes pensées, Lisez dedans mon coeur les Grâces amassées, Que je ne puis éclore, afin que mon devoir Soit mesuré, grands Dieux, avecques mon pouvoir ; Que ferais-je aussi bien en vos faveurs étranges. Sinon en vous louant amoindrir vos louanges ? Faisant donc maintenant ce que faire je puis, [Note : Quitte : libéré de ma dette. [L]]Je m'acquitte vers vous et quitte je ne suis. [Note : Ores : maintenant. [SP]]Je vous devrai toujours ce qu'ores je vous paye, Encor qu'à le payer tous les jours je m'essaye. Puisqu'encor une fois vous vous tournez vers nous, Apaisant la rigueur de vos justes courroux, [Note : Chefs : têtes. [F]][Note : Depuis (du) : depuis. [FC]]Exercés sur nos chefs du depuis quatre années : Puisque nos peines sont à ce point terminées ; Puisque la liberté nous doit tirer d'ici, Puisque de nos douleurs on prend quelque souci ; Puisque notre malheur le Roi d'Égypte touche, Et que tant de soupirs semés par notre bouche ; N'ont été vainement épandus dans les Cieux, Mais ont enfin ému les hommes et les Dieux ; Le doux vent d'un Espoir rallume mon courage, Malgré nos ennemis, malgré toute leur rage, Ma Sparte reprendra derechef sa vigueur, [Note : Gensdarmes : Corps de cavaliers pesamment armés. [SP]]Ses Lois, l'autorité ; ses Gensdarmes, le coeur, [Note : Achaïen (peuple) : Ancienne province de la Grèce entre l'Épire et la Thessalie. [T]]Du peuple achaïen les villes conjurées, Se pourront repentir de s'être parjurées. Peuple aveuglé d'erreur qui libre t'es soumis Aux ennemis communs, pour nuire à tes amis : Et toi méchant Arat auteur de nos misères, Vous nous serez un jour vassaux et tributaires ; J'espère que des miens vous recevrez la loi, Après avoir aux miens manqué de bonne foi. Qui voudrait désormais à cela contredire ? Et qui s'affranchira des lois de ton Empire, Ô brave Cléomène unique Enfant de Mars, Qui pourra soutenir le choc de tes soldats ; Puisqu'Antigone est mort, et que ton Ptolomée Te donne liberté, te promet une armée ? Les plus forts ennemis te céderont le lieu, Sitôt qu'ils te verront marcher ainsi qu'un Dieu, Au front de l'avant-garde ou bien de la bataille, S'il s'en trouve quelqu'un qui t'attende ou t'assaille, Étonné de ta face et de ton brave port ; Il fuira le combat pour éviter la mort : Les Palmes sous tes pas alors on verra naître, [Note : Adextre : adroite. [T]]Et ta main valeureuse aux armes bien adextre, Ne se lassera point de planter des Lauriers, Honorables témoins de tes gestes guerriers. Toi qui conduis le jour fais que cette journée, Dessus notre horizon soit bientôt ramenée : Ainsi de ta carrière étant déjà lassé, Sois-tu de l'Océan doucement caressé ; [Note : Thétis : Déesse de la Mer, Mère d'Achille. [L]][Note : Phorcides : Les Grées, filles de Phorcus, fils de la mer et de la terre. [T]]Et Thétis tous les soirs baille aux moites Phorcides Ton char pour le loger dans leurs antres humides. Je jouis cependant de ce beau jour ici, Qui fait naître ma joie et mourir mon souci. Ô filles l'ornement et la gloire de Sparte, Faites qu'ores le deuil de vos âmes s'écarte : Arrêtez avec moi le courant de vos pleurs, Les chardons sont passés venez cueillir les fleurs. Car le temps est venu qui s'est tant fait attendre, Où vos joyeux ébats il vous convient reprendre, Vos coeurs soient désormais plus que jamais contents, Après un long hiver entrez dans le Printemps, Si le bien et le mal tour à tour on possède, C'est bien raison qu'à l'un l'autre aujourd'hui succède. J'imagine déjà de vous voir bras à bras, Tâcher d'une secousse à vous jeter à bas, Donner le croc en jambe à ta chère compagne, Pour lui faire du corps mesure la campagne. [Note : Eurote : fleuve de Sparte]Je vous vois sur Eurote aux rivages sacrés, [Note : Gaillard : vigoureux. [SP]]D'un mouvement gaillard fouler l'herbe des prés, Et d'un pied bondissant tomber à la cadence.Je vois d'autre côté entourer votre danse À nos jeunes garçons, dont le brave troupeau Contemple vos corps nus et ce qu'ils ont de beau ; [Note : Baller : danser. [L]]Tandis que vous ballez ainsi que belles Fées, [Note : Tétin : Le bout de la mamelle, soit chez les femmes, soit chez les hommes.]À tétins découverts et tresses décoiffées. Mes filles aujourd'hui ces biens nous sont rendus, Agréables tant plus qu'ils sont moins attendus. Faites retentir l'air d'un Cantique de joie, Qu'un doux feu d'allégresse en vos faces on voie, Nous rentrerons bientôt en notre liberté, Et peu de jours après dedans notre Cité. CHOEUR. Dormons-nous ? Veillons-nous ? Déesse désirée, Qui t'es par un longtemps loin de nous retirée, Viens-tu donc nous revoir ? Ô douce Liberté, En nous ôtant ton bien tout bien nous fut ôté, Nous redonnant ton bien tout bien on nous redonne. CRATESICLEA. [Note : Io : Fille d'Inachus, changée en vache, redevint femme, puis déesse des Égyptiens. [T]]Filles chantez Io ; le Roi d'Égypte ordonne, Que mon fils Cléomène et les autres Spartains Se tiennent du secours à l'avenir certains. CHOEUR. Mais qui s'y peut fier après tant de promesses, De serments violés, de faveurs tromperesses ? [Note : Comme : comment. [SP]]Comme a pu devenir ce Prince homme de bien, Qui tout le temps passé montra ne valoir rien ? CRATESICLEA. Dieu change en peu de temps le vouloir des Monarques. CHOEUR. Mais, Madame, avez-vous reconnu quelques marques Dont on puisse juger qu'il soit ainsi changé ? Il a par tant de fois Cléomène outragé, [Note : Hostelage (la foi d') : l'assurance de l'hospitalité. [EF]]Contre le droit des Gens et la foi d'hostelage ; Il l'a de liberté réduit en un servage ; Il l'a sans espérance et sans force rendu ; Il l'éloigne toujours du secours attendu ; Il le fait en un mot de tout point misérable : Qui peut après cela l'espérer secourable ? CRATESICLEA. Le mauvais traitement que nous avons reçu, Est venu des flatteurs, aujourd'hui je l'ai su : Mais ce Roi magnanime et de douce nature, Enfin a découvert toute leur imposture ; De sorte qu'il remet mon fils en liberté, Et promet lui remettre entre mains sa Cité. CHOEUR. Qui nous peut assurer de si bonne fortune ? CRATESICLEA. L'espoir de Cléomène et l'attente commune. CHOEUR. Madame, un bruit commun nous trompe bien souvent, Et bien souvent l'espoir n'est formé que de vent. CRATESICLEA. Cet espoir est certain et ce bruit véritable. CHOEUR. L'un et l'autre, Madame, est au moins souhaitable. CRATESICLEA. En voyant les effets, dites, les croirez-vous ? CHOEUR. L'un et l'autre est croyable et agréable à tous ; Mais souvent nos désirs ont de la défiance. CRATESICLEA. Je ne me laisse point aller à l'apparence ; Et l'Espoir ne saurait même en ce désespoir, Sans certaine raison mon courage émouvoir. Le temps comme je crois m'a rendu l'âme sage, Chacun de ses discours est un certain présage. M'assurant sur ce point n'en veuillez plus douter, Rendons gloire à ce Prince, on ne lui peut ôter : Ayant fait voir l'effet de sa douce clémence, Sitôt que de mon fils il a vu l'innocence, Par des dons envoyés, signe certain et vrai, Que dès demain possible il sera délivré. CHOEUR. [Note : Bénin : favorable. [L]]S'il nous est si bénin puissent les Dieux suprêmes, Joindre avecques le sien cent autres diadèmes : Qu'il devienne si grand que tous les plus grands Rois, Ne refusent d'entrer sous le joug de ses lois ; Et que pour l'avenir soit en paix soit en guerre, Il soit favorisé du Ciel et de la terre. CRATESICLEA. Les Dieux justes et bons ne voudront pas laisser Un si juste bienfait sans le récompenser. Quoique l'homme soit né pour bien faire, Et que faire le bien soit du bien le salaire, On ne le fait pourtant sans recevoir des Dieux, Pour salaire du bien quelque chose de mieux : Car ils rendent un Prince aux sujets vénérable, [Note : Lointains : ici, gens des pays lointains. [EF]]Aimable aux ennemis, aux lointains honorable ; Mais puisqu'un tel bonheur nous est venu d'en-haut, Aujourd'hui, cher troupeau, rendre grâce il leur faut : [Note : Hosties : victimes qu'on offre à la Divinité. [T]]Réchauffons les Autels d'hosties allumées : Arrosons de vin pur leurs cendres consumées : Afin que nous ayant dans le Ciel exaucé, Ils achèvent ici ce qu'ils ont commencé. STRATONICE. Que le Roi Ptolomée ait changé de courage ! Et qu'il nous veuille encor délivrer de servage ! Bons Dieux qui le croira s'il ne veut s'abuser. [Note : Dépend le temps : consomme le temps. [SP]]Un Prince qui dépend le temps à courtiser, Qu'une vieille putain à son plaisir gouverne, Qui fait de son Palais une sale taverne, [Note : Bordeau : bordel. [L]]Un théâtre de honte, un infâme bordeau, [Note : Pri' : prie, l'apostrophe évite les 13 pieds. [EF]]Pourrait-il je vous pri' faire un dessein si beau ? Tu serais bien, ma Sparte, en ton heur malheureuse, Si toi qui fus toujours guerrière et généreuse, Demeurais obligée à ce Roi vicieux, L'opprobre de la terre, et la haine des Cieux : Non il n'en sera rien ; car il est ordinaire De voir venir du bien d'un Prince débonnaire, De tel arbre tel fruit ; mais un méchant ne peut Faire aux bons aucun bien, ou bien il ne le veut : Et plutôt on verrait les courantes rivières ; [Note : Carrières : chemins. [SP]]Faire aller contre mont leurs humides carrières ; Et le flot de la mer d'amer devenir doux, Qu'il aimât Cléomène et s'apaisât à nous. [Note : Phénix : ici, qui est supérieur à toutes celles de son genre. [FC] ]Reine, unique Phénix des femmes de notre âge, Sous le vent d'un faux bruit s'est ému ton courage : Toi qui par ta prudence as prévu tant de fois, Les maux qui menaçaient notre peuple et nos Rois, Comment par un Espoir te laisses-tu séduire, Vu que ce Roi pervers ne tâche qu'à nous nuire ? Ne veut que notre mort ? Mais pour nous tourmenter, Il ne désire encor la vie nous ôter : Il se plaît de tenir en prison Cléomène, Et d'obscurcir en lui tout l'honneur de Lacène : Il désire sans plus d'allonger nos malheurs, Afin de ne tarir la source de nos pleurs. Rien ne peut effacer ce penser de mon âme ; Quelque autre mal nouveau sous ce bruit il nous trame : On en voit les éclairs, le tonnerre en doit choir, Si le vol des Oiseaux ne me vient décevoir, Si leur chant ne me trompe, et si par les augures, L'Esprit peut pénétrer jusqu'aux choses futures. [Note : Grand' Reine : l'apostrophe évite les 13 pieds. [EF]]Ce qui t'a pu, grand' Reine, à ce point attirer, C'est l'espérer en tout pour ne désespérer, C'est que ton coeur ému de cent diverses peines, Laisse aller ses désirs aux apparences vaines, Dont les impressions peuvent ore aveugler, L'oeil de ton jugement qui fut jadis si clair. Si notre délivrance était toute arrêtée, [Note : Panthée : ami fidèle de Cléomène. [EF]]Ô Reine, penses-tu que mon mari Panthée, Qui m'aime plus que lui, et que j'aime encor mieux, Que je ne fais le jour qui m'éclaire les yeux, Ne m'eût d'un si grand bien hier au soir avertie ? [Note : Départie (à la) : ici, au moment de son départ. [SP]]Hier au soir je le vis mais à la départie, M'embrassant doucement il se mit à pleurer ; Ses pleurs tout à l'instant me firent soupirer, Le vent de mes soupirs fît distiller en larmes [Note : Nue : nuée, nuage. [EF]]La nue de mes yeux : lui qui dans les alarmes, Ne se montra jamais du péril étonné, Aux pleurs entre mes bras restait abandonné. Hélas ! Je connus bien que sa vague pensée, De contraires discours était fort élancée ; Mais je n'osai jamais la cause en demander, Tant peut à mon désir le respect commander ! Depuis je n'ai repos, depuis j'ai l'âme atteinte Tantôt d'une espérance, et tantôt d'une crainte ; Mon coeur ne se promet que des adversités, Mon oeil ne pense voir que des calamités. Ô grands Dieux détournez le sinistre présage, [Note : Pensers : pensées. [F]]Que ces tristes pensers font naître en mon courage ; Et contre mon espoir ayez pitié de nous, Apaisant désormais votre juste courroux. [Note : Archidamie : soeur de Stratonice, celle-ci étant l'épouse de Panthée. [EF]]Mais vois-je pas venir la belle Archidamie ? Qu'elle est pâle, bon Dieu ! Qu'as-tu ma chère amie ? ARCHIDAMIE. Cet Espoir incertain pourrait bien nous tromper ; Ce bruit est inventé pour mieux nous attraper ; Certes je ne vois point que le Ciel se prépare, À nous tirer du joug de ce Prince barbare. STRATONICE. Mais quoi, ma bonne soeur, n'as-tu point assisté, Au sacrifice aux Dieux naguère présenté, Pour nous rendre le Ciel et la terre propice ? ARCHIDAMIE. Je n'ai point attendu la fin du sacrifice, Mais je sais que bien triste est son commencement. STRATONICE. Nous promettrait-il bien quelque nouveau tourment ? ARCHIDAMIE. Il le promet sans doute. STRATONICE. Hélas quel peut-il être Il faut doncques, ma soeur, qu'il soit encor à naître ! Il nous en est déjà tant et tant advenu. Qu'un seul ne peut venir qui nous soit inconnu. ARCHIDAMIE. L'hostie était au feu, et la flamme allumée Faisait naître alentour une épaisse fumée, Quand trois fois en bêlant elle se releva, Et presque hors du feu, sautelant, se sauva. Une autre tout soudain sur l'autel on rapporte, On lui coupe la gorge, et sitôt qu'elle est morte, On l'écorche, on l'éventre, on attire dehors, [Note : Départir (au ... du corps) : au moment de la sortie du corps. [EF]]Ses boyaux tremblotants au départir du corps. La Reine devinait sur le coeur de la bête, Alors qu'on l'avertit que le foie est sans tête ; On a beau le tourner d'un et d'autre côté, On voit qu'il n'en a point quoiqu'on ne l'ait ôté : Chacune alors devient plus froide que la glace, [Note : Perclus de peur : paralysé par la peur. [EF]]Son corps perclus de peur est collé sur la place, Son Esprit effrayé des signes du danger, Y songe incessamment n'y voulant point songer. Devenant désolée à ce fâcheux présage, J'abandonne ce lieu pour n'en voir davantage, [Note : Pied levé (au) : sur le champ, par surprise. [EF]]J'aime mieux qu'un malheur me prenne au pied levé, Que de le craindre avant que l'avoir éprouvé : Aussi quand il nous tient assez il nous tourmente, Sans que par des frayeurs ses peines on augmente ; Et cependant qu'il arrive en transe demeurer, [Note : Premier que : Avant que. [SP]]C'est l'endurer cent fois premier que l'endurer. STRATONICE. Mais en le prévoyant aisément on l'évite. ARCHIDAMIE. Qui pourrait l'éviter vu qu'il marche si vite, Que quand il nous poursuit on ne s'en peut sauver ? STRATONICE. On peut par la prudence à sa prise esquiver. ARCHIDAMIE. Tant d'accidents font foi que la prudence humaine, [Note : Mêmes incertaine : idem même incertaine. Le s permet les 12 pieds. [EF]]Parmi le plus certain est mêmes incertaine. STRATONICE. On doit, ma chère soeur, réputer celle-là, Qui peut en t'imitant se résoudre à cela, Bienheureuse pour n'être avant temps malheureuse : Quant à moi je serais davantage peureuse ; [Note : Ains qu' : avant que. [T]]Car je prévois le mal ains qu'il soit arrivé, Et souvent mon soupçon véritable est trouvé. ARCHIDAMIE. Je sais bien que le Sort qui nous donne la chasse, Malheur dessus malheur incessamment nous brasse ; Mais de quoi le prévoir nous peut-il relever, Puisque nous ne pouvons de remède y trouver, Et que les coups du Ciel sont à l'homme imparables ? Malgré tous les efforts des mortels misérables, Le Destin doit aller à ce but limité, Qui lui fut assigné de toute éternité. Aussi bien que ce Prince à nous nuire s'apprête, Bien que dessus nos chefs il darde la tempête, Je la verrai tomber sans reculer d'un pas ; Je me prépare à tout et fût-ce à mon trépas. AGIS. [Note : Agia : Stratonice. Le nom de l'interlocuteur est invraisemblable. Stratonice est préférable. [EF]]Ta résolution me rend irrésolue : Par nous la mort doit être en ces malheurs élevée ; Mais laisser ses amis, ses parents, sa Cité, [Note : Fais : ou Faix; fardeau. [SP]]Accablés sous le faix de cette adversité, C'est souffrir en mourant une douleur extrême, Qui fâche encore plus que ne fait la mort même ; C'est porter en la tombe un immortel tourment, Si là des maux encor reste le sentiment. S'il ne tient qu'à mourir, je ferai voir encore, Que mon Sexe impuissant de constance s'honore : Mas las pourrai-je voir dans un même tombeau, Ensevelir ma Sparte et son honneur plus beau ? Te dois-je dire Adieu ma Cité languissante ? Cité qui fus jadis en armes si puissante, Que le grand Roi de Perse a tremblé maintes fois, Oyant encor de loin le bruit de tes harnais ; Que la Grèce oeil du monde, et théâtre de gloire, A vu cent et cent fois emporté la victoire ; Que tant de bons soldats, de Rois victorieux, Ont fait craindre à la terre, ont fait atteindre aux Cieux. Invincible Cité ta force est abattue, Du Destin et non pas des hommes combattue ; Ton lustre est obscurci, tu n'as plus tant d'honneur, Non faute de vertu, mais faute de bonheur. Et s'il advient encor que Cléomène meure, L'espoir seul de ressource, hélas ! Ne te demeure : Son malheur et le tien n'auront qu'un même sort ; Il te remit en vie, il te remet à mort. CHOEUR. Toujours notre Espérance est de doutes mêlée ; De mille obscurités sa lumière est voilée : Celui qui la regarde et pour Guide la suit, À toute heure s'égare au profond d'une nuit. En elle on se promet la chose qu'on désire ; Puis s'en voyant frustré l'âme en a du martyre : Car le bien attendu quand il n'arrive point, Point (nous) : nous pique. [F] Laisse un désir de soi qui sans cesse nous point. Lote : poisson rond qui a la queue en forme d'épée. Ici, peut-être employé au figuré. [EF] Ceux-là qui de sa lote une fois se repaissent, Sans y être contraints jamais ne la délaissent : Toujours elle les trompe ; aussi voit-on souvent, Qu'étant de vent conçue elle enfante du vent. Demande, elle promet : mais la chose promise, À l'effet attendu rarement elle a mise : Elle ne craindra point de t'engager sa foi, C'est pour te séduire et se moquer de toi. Si d'un homme éveillé c'est seulement le songe, S'elle : Si elle. L'apostrophe évite les 13 pieds. [EF] T'ébahis-tu s'elle est si pleine de mensonge, Piper : tromper. [SP] Et si la fantaisie en s'y laissant piper, Les plus clairs jugements peut aisément tromper ? Toi donc qui ne veux être avant temps misérable, N'espère jamais rien s'il n'est bien espérable ; Puisqu'avecques raison espérer on pourrait, Qu'il n'arriverait pas ce qu'on espérerait. Ne laisse aller ton âme à la vaine apparence Que présente à tes yeux cette folle Espérance ; Car ce que plus certain elle nous fait tenir, C'est que nous voyons moins souvent advenir. Qui d'un succès douteux prend créance certaine, Voit-on pas que lui-même est cause de sa peine ; Désirant follement du songe d'un Espoir, Un vrai contentement en son coeur concevoir ? Assaut (t') : (de assauter), = t'assaille. [L] Si le malheur t'assaut montre lui toujours tête ; S'il te veut emporter, la Constance t'arrête : Et ne va point jamais chercher en l'avenir Remède au mal présent qu'il te faut soutenir. S'il en vient un nouveau, prends un nouveau courage ; Sois toujours résolu de souffrir davantage : Lors s'il vient au contraire un plaisir assuré, Il te plaira tant plus qu'il fut moins espéré. Aussi bien c'est en vain que l'homme vain propose, Puisque de ses propos le Ciel toujours dispose ; Et que du fort Destin l'inviolable loi, Dont tout va dépendant ne dépend que de soi. Et qui pourrait forcer des Astres l'influence, Si tant est que sur nous elle ait pleine puissance ; Et que les Corps des Cieux non sujets au trépas, Gouvernent à leur gré tous les corps d'ici-bas ? ACTE III Cratésicléa, Léonidas, Agis, Pausanias, Phéax, Choeur. CRATESICLEA. Mon Esprit est flottant entre mille discours ; Ce bruit et mon désir nous promettent secours, Et Cléomène encor accroît cette assurance : Mais les signes sacrés m'en ôtent l'espérance. À quoi me résoudrai-je en ces diversités ? Quel parti dois-je suivre en ces perplexités. Les hommes apaisés permettent que j'espère, Et les Dieux irrités s'obstinent au contraire. Ils nous veulent du mal encor qu'à leur courroux, Nous immolons des boeufs, des agneaux et des boucs. Si tant de voeux sacrés et de pieux offices, Si tant d'oblations, de dévots sacrifices, Quand Sparte fleurissait offerts à vos bontés, En son malheur fatal ne sont à rien comptés ; Votre oreille, ô grands Dieux, qui tout le monde écoute, [Note : Orra (n'... goutte) : n'entendra rien. [EF]]Pour nous tant seulement n'orra donc jamais goutte ? Dites-moi, couvez-vous au profond de vos coeurs, Contre notre Cité quelques vieilles rancoeurs ; Et vengeant dessus nous les fautes de nos pères, N'avez-vous en leur mort apaisé vos colères ? Que peut mon Cléomène avoir jamais commis, Pour vous avoir rendu ses formels ennemis ? Est-ce un lâche parjure ; un homme déshonnête, Qui sous un front humain recèle un coeur de bête ? Se peut-il mettre au rang des ambitieux, Qui jamais sans dépit ne regardent les Cieux ? Vous qui de tout en tous avez la connaissance, Pouvez-vous ignorer quelle est son innocence ? Si l'homme recevait ce qu'il a mérité, Celui-ci vivrait-il en telle adversité ? Ce n'est donques point vous qui n'aimez que Justice, Qui nous venez livrer cet injuste supplice ; Ce n'est donques point vous qui nous voulez du mal : Tout ce malheur nous vient de quelque arrêt fatal, [Note : Âge (en notre) : en notre époque. [EF]]Qui doit s'exécuter contre Sparte en notre âge ; Nous n'avons fait la faute et souffrons le dommage. Espoir quitte-moi donc, je ne veux plus de toi ; Non ne déloge pas, demeure encor chez moi, Trompe encor quelque peu mon âme languissante, Au moins si tu n'es vrai, ton erreur me contente. Si tu n'es vrai, que dis-je ? Hé ! qui pourrait douter Que le Roi ne voulût de prison nous ôter ? Il ne peut désormais s'y trouver nul obstacle, La parole d'un Prince est un certain Oracle. Vous cependant, mes fils, de qui les premiers ans, Promettent par leurs fleurs des fruits doux et plaisants, Ne souffrez que le temps perde la souvenance Des maux que vous portez en votre tendre enfance. Enfants vous êtes nés d'un père Généreux, Soyez-le comme lui, mais non si malheureux : Possible que Ciel d'un bon oeil vous regarde, Croissez, petite race, et soyez en sa garde. LÉONIDAS. Madame nos aïeux furent au temps jadis, Au milieu des combats généreux et hardis ; Mon père l'est encor maintenant à l'épreuve, Prince si valeureux au monde ne se trouve ; Mais semblables à lui quelquefois nous serons, Et tous nos Devanciers en gestes passerons. Tout petit que je suis, je respire la guerre, Un jour mon bras sera plus craint que le tonnerre ; Donnant aux ennemis plus de morts que de coups. Si nous vivons longtemps, on verra dessous nous, [Note : Perside (la) : probablement, la Perse. [EF]]S'assujettir la Grèce, et la molle Perside, Obéir au Démon qui dans Sparte préside. AGIS. Par nos glaives tranchants dans le sang abreuvés D'un long ordre de corps les champs seront pavés ; Et chacun de nous trois en hasardant sa vie, Rendra son beau renom plus grand que toute envie. PAUSANIAS. Accompagnés un jour d'innombrables Guerriers, Sparte de notre main recevra des Lauriers ; Nous rendrons son État et ses provinces calmes, Faisant naître partout l'Olivier sous nos Palmes : CRATESICLEA. C'est ainsi, mes mignons, race de tant de Rois Qu'un renom immortel s'acquiert parle harnais : C'et ainsi, mes Amis, qu'on fait voler sa gloire [Note : Temple de Mémoire : Temple où, dit-on, les noms des grands hommes sont conservés. [L]]Au lieu plus éminent du Temple de Mémoire : Poursuivez ces desseins, ô Généreux enfants, Remplissez vos maisons de Lauriers triomphants ; Et puisque Dieu vous donne une Sparte fameuse, Gagnez-lui tant d'honneur que la mer écumeuse, Et que la terre ferme obéisse à ses lois, Comme ils firent jadis dessous nos premiers Rois. Lorsque vous poursuivrez une entreprise telle, Pardonnez au vaincu et domptez le rebelle ; Ces belles actions seront dignes de vous : Vos courages bouillants d'un généreux courroux, Sauront bien mesurer la sévère vengeance, À la douce clémence, aussi bien qu'à l'offense. [Note : Phéax : narrateur de la révolte et de la mort de Cléomène et de ses compagnons. [EF]]Mais vois-je pas Phéax qui semble s'arrêter ? Quelque bonne nouvelle il vient nous apporter. PHÉAX. Malheureux messager d'un malheureux message, Pourront bien tes soupirs accorder le passage À ta voix tremblotante et bègue de l'effroi, Qui saisit ton Esprit à la mort de ton Roi ? Comment le serviteur qui ne devait point naître, Saura-t-il raconter l'accident de son maître ? En quel termes encor ma bouche pourras-tu Du brave Cléomène exprimer la vertu ? Il ne faut plus former une parole basse ; La grandeur de ce fait toute grandeur surpasse ; Les gestes du passé ne sont plus rien au prix ; En ce miracle seul mille autres sont compris. Mais en dois-je à la Reine apporter la nouvelle ? Grand Roi, si tu me tins en vivant pour fidèle, Je demeurerai tel encore après ta mort : En celant ta valeur je te ferais grand tort ; Je veux lui rendre au moins ce dernier témoignage, Ne le pouvant d'effet, ce sera de langage. CRATESICLEA. Que veut dire ce front tout terni de pâleur ? Hé pourquoi changes-tu si souvent de couleur ! Sais-tu le bruit qui court de notre délivrance ? PHÉAX. Ce faux bruit a ravi notre vraie espérance. CRATESICLEA. Que me dis-tu Phéax ? PHÉAX. Ce n'était qu'un appas, Que faisait Cléomène envieux du trépas. CRATESICLEA. Mon cher fils est-il mort ? PHÉAX. Il vient de rendre l'âme. CRATESICLEA. Ô mère infortunée ! Ô misérable Dame ! Ô Cieux trop inhumains ! Ô trop contraire sort ! Ce que les autres font pour fuir à la mort, Ores je le ferai pour fuir à la vie ; Aussi j'ai trop vécu : non, je n'ai plus envie D'être ici plus longtemps ; j'endurerai toujours, Ayant vu s'éclipser le Soleil de mes jours. Je ne m'entretiens plus d'une vaine espérance, Cléomène étant mort, morte est mon assurance : Survivre encore après m'apporte autant d'ennui, Comme j'eus de plaisir à vivre avecques lui. Mais cependant, Phéax, dis-moi son aventure ; Car ne la sachant point plus de peine j'endure, Que si je reconnais qu'en mourant il eut soin D'employer sa valeur à son dernier besoin. Que je crains qu'une corde à son col attachée, N'ait suffoqué l'esprit de sa gorge empêchée. PHÉAX. Son trépas à jamais le rendra glorieux ; Car si bien il vécut, il mourut encor mieux. À peine le Soleil avait laissé derrière Galopant à son but, moitié de sa carrière ; Quand plus de constance étant prompt et hâtif, Libre il voulut mourir pour ne vivre captif : [Note : Télècre, Léandre, Bias, Damis, Lisander, compagnons de captivité de Cléomène.]Il appelle Télècre aux armes indomptable, Le robuste Cléandre en guerre redoutable, Le superbe Bias, le généreux Damis, Le courtois Lisander, et ses autres amis, [Note : Panthée : compagnon de captivité de Cléomère et mari de Stratonice. [EF]]Par le brave Panthée avertis de se rendre Tous en un même lieu, pour les armes y prendre Contre leurs ennemis, voire même contre eux, Si leur dessein trouvait un succès malheureux. Les trouvant disposés de corps et de courage À suivre son vouloir, il leur tient ce langage : Ô Guerriers indomptés qui d'un coeur haut et fort, Pouvez voir sans frayeur l'image de la mort Errante, épouvantable, au milieu des alarmes, Ou comme Astres de Mars vous reluisez en armes ; Si par tant d'accidents qui nous font malheureux, [Note : Bouillons : au sens figuré, bouillons de l'âme, bouillons de colère, patriotiques. [EF]]Vous n'avez attiédi vos bouillons généreux ; Or que nous endurons pire que la mort même, Aurez-vous quelque peur de voir sa face blême ? Vous savez, mes amis, que ce parjure Roi, [Note : Ombre (sous? de la foi) : sous l'apparence de l'assurance. [L]]Nous retint prisonniers sous ombre de la foi ; [Note : Soulions : (de souloir), avions coutume. [FC]][Note : Franchise : liberté. [Acad]]Et que nous qui soulions vivre en toute franchise, Ne l'avons pu gar+der après l'avoir acquise. Or le vivre est servir s'il n'a la liberté, De mourir aussitôt qu'en vient la volonté : Tout homme de courage et qui l'honneur veut suivre, Doit vivre autant qu'il doit non autant qu'il peut vivre ; Et le temps de mourir est venu justement, Quand on a plus de mal que de contentement : Car celui va choquant les règles de nature, Qui faute de mourir trop de peines endure. Plus aisément qu'on n'entre en la vie on en sort ; Elle n'a qu'une porte, et mille en a la mort : L'une dépend d'autrui, mais l'autre de nous-même. Nous venons de partout à ce passage extrême. Puis donc qu'ayant vécu je ne sais combien d'ans, Nous serions aussi bien le trépas attendant, En allant au-devant rendons notre mémoire, Morte à tout déshonneur et vivante à la gloire. Montrons que pour mourir ne faut que le vouloir ; [Note : Nonchaloir (met tout à) : considère tout comme sans importance. [Corn]]Et qu'un homme de bien met tout à nonchaloir, Quand il est question de faire une entreprise, Qui lui donnant la mort son nom immortalise. Ayons de la valeur nous en viendrons à bout, Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout. Nous sommes désarmés ; mais courrons à ces armes ; À cette ville ici donnons mille alarmes, Empoignons, mes amis, empoignons ces soldats, Qui sont or' amusés à rire entre les plats ; Et qui font tournoyer à l'entour de la table Les verres couronnés de liqueur délectable. Ramassons à ce coup nos généreux Esprits, Nous prendrons aisément des hommes déjà pris De vin et de viande, et que la bonne chère, A rendus de tout point oublieux de bien faire. [Note : Point de l'entreprise s'est rendu : peut-être, l'opportunité de notre révolte est arrivée. [EF]]Le point de l'entreprise en nos mains s'est rendu Deux ou trois jours plutôt qu'il n'était attendu ; Ne souffrons néanmoins que de nous il s'absente ; Il faut au fait présent une vertu présente : Car les trop longs délais sont la mort d'un dessein, Qu'on admire tant plus qu'il a l'effet soudain. Allons, mes compagnons, où l'honneur nous convie : Le passage qu'on fait de la mort à la vie, Faisons-le sans frayeur de la vie à ma mort. Vainquons en nous vainquant les hommes et le Sort : Qui veut, ainsi que nous, regagner sa franchise, S'il accourcit ses jours sa gloire il éternise. À ces propos brûlants ses compagnons aimés, Furent d'un vif courage ardemment allumés : Leur coeur à son dépit mêle l'impatience ; Il leur tarde déjà que quelqu'un ne commence, Quand ton fils généreux le premier avancé, Le premier qu'il saisit a sous lui renversé. Tous les autres après à leurs gardes s'attachent ? Et hors des poings tremblants les armes leur arrachent ; Ils pouvaient leur plonger le fer dedans le flanc ; Mais ne voulant épandre un si servile sang Les laissent prosternés de corps et de courage : Imitant le Lion qui n'a point tant de rage, Qu'il ne pardonne à ceux qui de peur combattus, Implore sa merci sur la terre abattus. Après s'être affranchis ils franchissent la porte, Tout ainsi que durant une tempête forte, Le tonnerre souffreux en l'ombrage assiégé, Après un long combat, d'un effort enragé, Se fait jour à travers des vagabondes nues, Et les fait scintiller de flammèches menues : Ils sortent du logis avec un si grand bruit, Que qui les oit, les craint ; et qui les craint, s'enfuit : Car à voir seulement les éclairs de leur face, Les courages les plus chauds étaient remplis de glace. Et si quelqu'un osait soutenir leur effort ; Pensant sauver sa vie il recevait la mort. [Note : Chet : (de choir) tombe. [FC]]Comme un torrent qui chet des plus hautes montagnes, Se fait en un moment Roi des basses campagnes : Nul obstacle ne peut sa fureur arrêter ; Il s'efforce tant plus qu'on lui veut résister : Les pauvres Laboureurs émus de leur dommage, S'opposent, mais en vain, à ce cruel ravage ; Tout est enveloppé dessous ses flots troublés, Qui ravissent les ponts, les arbres et les blés. De même nos Guerriers qui délivrés se montrent, Passent dessus le ventre à tout ce qu'ils rencontrent ; Rien n'arrête leurs pas ; nul n'ose tant soit peu, Regarder leur visage étincelant de feu. [Note : Saillie : irruption, attaque. [EF]]Ayant fait bravement la première saillie, [Note : Hippotas : compagnon de captivité de Cléomène. [EF]]Au boiteux Hippotas la force est défaillie, Encor qu'il fût sorti fort délibérément Mais voyant que pour lui tous allaient lentement, Tournez, tournez, dit-il, contre moi votre épée ; La trame de ma vie à ce coup soit coupée ; Dépêchez-vous amis, et que tardez-vous plus, [Note : Perclus : Ici, ayant une jambe en difficulté. [EF]]Pour le regard d'un homme impuissant et perclus ? [Note : Qui manque de force, au physique et au moral. [L]]Las mon courage est fort, mais mon corps est débile ! Tuez-moi promptement, suis-je pas inutile ? Au fer son estomac il avait exposé, Quand un homme à cheval fut par eux avisé, L'un d'eux court à la bride et l'ayant fait descendre, [Note : Hippotas : compagnon de captivité de Cléomène. [EF]]L'autre monte Hippotas, et puis sans plus attendre, Ils vont courant partout d'un pas non arrêté ; Ils vont partout criant liberté, liberté ; Mais le peuple couard et digne de servage, Sans l'imiter admire un si brave courage : Il n'a de la vertu sinon jusqu'à louer, Ceux qu'il voit sans frayeur à la mort se vouer, Et mettre au désespoir toute leur espérance : Car pour les suivre au reste il maque d'assurance. Un coeur glacé de peur ne se peut échauffer, Quoiqu'il voie aux périls la valeur triompher. Leur âme étant plus fort au combat animée, Par la fuite de tous, ils trouvent Ptolomée, Le fils de Chrisermus, qui du palais sortait, Et d'un si grand dessin alors ne se doutait. Trois s'élancent sur lui ; il tombe sur la terre, Non autrement qu'un chêne abattu du tonnerre. Voyant qu'il était mort ils marchent en avant, Plus vite que ne court un tourbillon de vent ; Excitant un grand bruit s'il trouve quelque chose [Note : Champs salés : La mer. [EF]]Dessus les champs salés qui contre lui s'oppose. Ainsi ces grands Héros un tumulte émouvant, L'un après l'autre allaient les carrefours suivant ; Lorsque pour l'apaiser monta dedans son coche Le Gouverneur craintif ; mais venant à l'approche, Ils lui coururent sus d'une telle vigueur, Que sa garde perdit et la force et le coeur ; [Note : Départent (se... de lui) : s'écartent de lui , l'abandonnent. [EF]]Tous oubliant l'honneur d'avec lui se départent, Comme on voit dans un champ les brebis qui s'écartent, Voyant venir un Loup leur mortel ennemi, Tandis que leur Berger est à l'ombre endormi. Mais ainsi qu'un Lion plein d'ardente furie, Trouvant des boeufs paissant en la verte prairie, Sur tous en choisit un, lui livre le combat, À la gorge le prend et sous ses pieds l'abat ; Ton fils hors de son coche attire Ptolomée, Et le renverse mort dessous sa main armée ; Puis tous vont au Château plus vite qu'un éclair, [Note : Vague de l'air : grand espace vide où il n'y a que de l'air. [L]]Qui court en un moment le grand vague de l'air ; Ses rays luisent en long et sortant de la nue, Il attire après soi mainte flamme menue. Or c'était le dessein de ces braves Guerriers, Que d'arracher les fers à tous les prisonniers ; Pour s'en servir après à suivre l'entreprise : Mais les rudes geôliers gardèrent la surprise, Et barrèrent si bien les portes tout par tout, Que jamais leur effort n'en peut venir à bout. Cent mille autres moyens ton fils tente et retente, Se voyant rebuté de sa meilleure attente ; Il supplie, il menace, il exhorte un chacun De s'armer avec lui pour le repos commun ; Mais il n'avance rien : s'il ne trouve personne, Qui résiste à sa main, nul secours ne lui donne : Tout le monde étonné loin de lui s'enfuyait, Quand il voyait son front, quand sa voix il oyait. Ayant fait et refait maint inutile voyage, Tourne vers ses Guerriers il leur tient ce langage. Ce n'est pas de merveille, ô généreux amis, De voir ce lâche peuple à des femmes soumis ; Car il fuit liberté quand elle se présente, Autant qu'il la désire alors qu'elle est absente, Il ne mérite point de posséder son bien, Vu que pour l'acquérir il ne veut perdre rien. Aujourd'hui donc, Guerriers, la valeur vous convie, De rendre votre mort semblable à votre vie ; La belle fin est due au beau commencement : Vous avez bien vécu, mourez donc bravement. Tous approuvent ces mots du coeur et de la tête. Hippotas à Damis fait premier sa requête ; Les deux sont résolus de faire leur devoir, L'un à donner le coup, l'autre à le recevoir. Damis d'un bras robuste enfonce son épée, Dans le coeur d'Hippotas, elle est toute trempée Du sang, qui par la plaie à bouillons regorgeant, Fait un large ruisseau où l'âme va nageant. Les autres préparés à un semblable office, De leur vie à l'honneur font un beau sacrifice ; Et frustrant la rigueur des Tyrans inhumains, Rendent leur âme forte entre leurs propres mains : Leurs plaies se baisant d'une amoureuse envie, Hument avec le sang les restes de leur vie ; On eût dit à les voir mourir si doucement, Qu'ils prenaient à mourir quelque contentement. Ainsi que belles fleurs sous l'ardeur languissantes, Ces grands Héros penchaient leurs faces pâlissantes, Et tiraient à la fin : Panthée encor restait, Qui des morts le trépas et l'honneur souhaitait : Car ton fils en mourant dit qu'il avait envie Que le dernier de tous il se ravit la vie, De peur que quelqu'un d'eux vivant ne fut remis, Entre les fières mains des lâches ennemis. Avecques son épée un chacun d'eux il sonde ; Presque tous ont quitté la lumière du monde, Et leur corps tout glacé n'a plus de sentiment : Mais de son Cléomène approchant lentement, Il pique son talon et se navre au courage ; Puis voyant qu'il fronçait encore le visage, L'ayant baisé trois fois auprès de lui s'assit : [Note : Occit (s') : se tue. [F]]Après qu'il eut fini sur son corps il s'occit. CRATESICLEA. Ô Reine infortunée ! Ô misérable femme ! La mort de ces Guerriers est la mort de ton âme : Mais puisque la rigueur du Sort qui nous poursuit, [Note : Ombre de la nuit (l') : la mort. [T]]Me conduit avec eux sous l'ombre de la nuit, C'est avoir beaucoup d'heur que de les pouvoir suivre : Car s'ils me font mourir ils me feront revivre. CHOEUR. Elle est toute pâmée, il la faut soutenir ; Portons-la sur un lit, faisons-la revenir : Ayant perdu le fils ne perdons pas la mère, Qui pour confort nous reste entre tant de misère : Si l'un nous fut ôté par sa grande valeur, L'autre ne le soit pas par sa grande douleur. CHOEUR. Nous vivons pour mourir, nous mourons pour revivre ; La vie est une voie adressant au trépas : Mais le trépas aussi quand l'honneur on veut suivre, Conduit à une vie où l'on ne remeurt pas. Une fin est à tous ; mais non pourtant de même : Celui-ci foule au pied la mort dedans la mort, Cet autre à sa menace a le visage blême, Et plus elle s'approche il la refuit plus fort. Mais que doit-on apprendre au cours de cette vie, Qu'à bien la recevoir puisqu'il faut la souffrir ? Et même quand l'honneur ou la foi y convie, Faut-il pas librement au supplice s'offrir. Plusieurs étant battus des tempêtes mondaines, Se sont assurément rejetés à ce bord ; Et malgré tous les vents des espérances vaines, Par le naufrage même ils ont gagné le port. Qu'aux hommes tourmentés la mort est désirable, Quand ils peuvent sans crime éteindre leur flambeau ! Douloureux (hommes) : qui ressentent de la douleur et non qui causent de la douleur. [L] Qu'aux hommes douloureux la mort est agréable, Quand fuyant leurs malheurs ils trouvent leur tombeau ! Ne trouble donc ta mort par le soin de la vie, Et ne trouble ta vie au souci de la mort : Mais vis comme n'ayant de vivre plus d'envie, Meurs comme si la mort des maux était le port. Que pourrais-tu gagner par un siècle d'années ? Faut-il exprimer long ce qui doit avoir fin ? Les ans sont limités, les saisons sont bornées, Phoebus : Ici, Le Soleil. [F] Aussi bien que son cours Phoebus a son déclin. Quoique le temps soit Roi de ces choses mortelles, Il n'est lui-même exempt de la mortalité ; Puisqu'on le voit finir en toutes ces parcelles, Puisqu'il limite tout, il sera limité. Si donc tu ne vois rien d'éternelle durée, Et que même les Cieux attendent leur trépas ; Suis la vertu qui seule est au monde assurée, Et qui tout défaillant ne défaillira pas. Par la nécessité il faut que l'homme meure ; Aussi par la vertu il peut rester vivant, Et sa vie au tombeau pour toujours ne demeure ; Si le Soleil se couche il se va relevant. Ô l'honneur immortel des valeureuses âmes, Tout bien considéré vous avez eu raison, De retrancher vos jours avec vos propres lames, Cherchant la liberté dedans votre prison. Pair (ira du) : ira sur le même rang. [L] Nulle gloire n'ira du pair à votre gloire ; Car de vous est vaincue au moyen de vos morts Celle qui des vivants emporte la victoire, Et qu'on ne peut gagner par des humains efforts. Bien qu'elle ait eu sur vous le premier avantage, Vous en avez sur elle un second qui vaut mieux : Elle dompte vos corps, mais vous domptez sa rage ; La terre elle vous ôte, et vous gagnez les Cieux. ACTE IV Cratésicléa, Choeur, Damoiselle, Léonidas. CRATESICLEA. Ô secours inhumain ! Ô foi trop infidèle ! Ô douceur rigoureuse ! Ô piété trop cruelle, Qui m'as ainsi voulu malgré moi secourir, Lorsque je désirais en extase mourir ! Je n'ai plus, chères soeurs, de vivre aucune envie ; Je vivais en la mort, et je meurs en la vie. Aussi qui me doit plus au monde retenir ? Sous tel faix de douleur me puis-je soutenir ! Vraiment je m'ébahis que mon coeur n'y succombe, Et que mon corps lassé ne se couche en la tombe. D'autant que mon grand fils possédait de vertus, De regrets douloureux mes sens sont combattus : Son mérite n'avait ni borne ni mesure, Infinie est aussi la douleur que j'endure. [Note : Parques : déesses qui présidaient à la vie des hommes. [FC]]Vous Parques qui tenez notre vie en dépôt, Après tant de travaux donnez-moi du repos : Accordez-moi la trêve au milieu de la guerre, Que je la trouve au Ciel si ce n'est en la terre : C'est, c'est là que j'aspire : aussi sais-je pour vrai, Qu'étant de deux prisons mon cher fils délivré, Son âme est ce lieu, sa natale demeure, Tout ainsi que son corps gît en terre à cette heure. [Note : Voirement : vraiment. [SP]]Las voirement son corps est en terre gisant ; Chacun le foule aux pieds et le va méprisant : Nul n'en a plus de peur encores que sa face, Toute morte qu'elle est porte une vive audace. Ainsi dessus le champ vont les lièvres peureux, [Note : Tirasser = tirailler. [SP]]Tirasser le poil roux du Lion généreux, Étant étendu mort ; et l'osaient voir à peine, Lorsqu'il épouvantait les forêts et la plaine. Tantôt que mon Esprit d'un espoir je flattais, Cet extrême malheur je ne me promettais Si cherchant un confort à ma dure souffrance, De ces ennuis communs j'attendais délivrance ; Fût-ce pas toi mon fils qui me fis concevoir, Le désir de ce bien que je ne puis avoir. Las ! Tu ne m'as donné que de vaines paroles, Et m'ayant consolée en fin tu me désoles. Est-ce donc sans raison si je me plains de toi ? N'avais-je assez d'amour, de constance et de foi, Pour être reconnue aucunement capable, Du généreux dessein d'un fait si mémorable ? Encores qu'à tout autre il dût être celé, Le devoir requerrait qu'il me fût révélé. Je suis femme, il est vrai ; mais Sparte est ma naissance, Qui ne m'interdit pas l'usage de vaillance. Quoique mon bras ne soit aux armes bien appris, Il eût pu vous aider à l'ouvrage entrepris. Mais si vous ne vouliez qu'aujourd'hui notre gloire Fût avecques la vôtre écrite en la mémoire ; En nous ôtant l'honneur de nous trouver aux coups, Deviez-vous nous l'ôter de mourir avec vous. Au moins en vous fermant les mourantes paupières, Nous eussions prononcé les paroles dernières : Sur votre bouche encor la nôtre eût amassé, Votre esprit généreux par les vents dispersé : Où vous nous délaissez dolentes et chétives, Vous êtes en franchise et nous restons captives, Et pour nous consoler en un si grand tourment, Vous ne nous avez dit un Adieu seulement. Mais je ne fais sortir pour cela qui me touche Tant de pleurs par mes yeux, de soupirs par ma bouche ; L'intérêt du public me tourmente plus fort : Car aujourd'hui ma Sparte est morte en votre mort. Il ne faut désormais que rien plus elle espère ; Mon cher fils lui servait et de père et de mère, De chef et de soldat, de bourgeois et de Roi, Seul il était ses bras, son esprit et sa loi, [Note : Chute : tombée. [L]]Sa belle fleur est chute en cet orage extrême, Que ses fils ont voulu susciter contre eux-mêmes ; Elle seule pouvant soi-même surmonter, Est restée indomptable en se voulant dompter. Ô Guerriers immortels dont la main valeureuse A fini les malheurs par une mort heureuse, Vous étiez sa ressource et son ferme support ; De vous seuls dépendait le bonheur de son sort : Elle doit bien se plaindre et se noyer en larmes, S'exhaler en soupirs ; car l'honneur de ses armes, Et tant de braves chefs en son sein élevés, [Note : Usufruit du jour : jouissance du jour = vie. [L]]De l'usufruit du jour sont aujourd'hui privés ; Sa gloire en leurs tombeaux demeure ensevelie, Ses hommes sont épars, et nul qui les rallie ; Cléomène qui fut son unique secours, Pour vivre plus longtemps a terminé ses jours. Ce Prince ami du Ciel, divine Créature, Miracle de son temps, chef-d'oeuvre de Nature, N'a rien laissé de lui que ses belles vertus, Dont nous portons les yeux et les coeurs abattus ; Las, hélas ! Sans espoir de revoir jamais l'heure, Que nous puissions avoir de fortune meilleure. Mais toi l'éclair perçant des plus fortes armées ; Grand Démon qui rendais nos troupes animées, Au milieu des combats, invaincu boulevard, Qui gardais ta Cité de peur et de hasard, Soit que tu sois au Ciel, ou qu'encore en la terre, Ton âme valeureuse autour de son corps erre, Reçois de bonne part ces soupirs et ces pleurs, Que dessus ton tombeau je sème au lieu de fleurs. Et vous, mes chères soeurs, qu'une même fortune, Afflige maintenant d'une perte commune, [Note : Conjoignez : joignez avec = unissez. [L]]Vos larmes à ce coup aux miennes conjoignez ; Si vous plaignez beaucoup à bon droit vous plaignez. CHOEUR. Nous avons bien raison de pleurer et de plaindre ; Nous perdons en perdant Cléomène et les siens, Ce qui nous fit aimer et ce qui nous fît craindre ; C'est pourquoi nous joignons nos pleurs avec les tiens. CHOEUR. Il faudrait que le coeur fût une riche dure, Qui ne s'amollirait à ces grandes douleurs : Un Tigre aurait pitié d'une telle aventure ; C'est pourquoi nous plaignons avec toi nos malheurs. CHOEUR. [Note : Cil : celui. [F]]Cil qui se voit priver de ce que plus il aime, Ce qui plus le tourmente est contraint endurer : Car d'une extrême perte est la douleur extrême ; C'est pourquoi nous venons avec toi soupirer. CHOEUR. C'est un grand réconfort au mal qui nous possède, Que de nous découvrir nos ennuis plus secrets : Il faut à nos Esprits appliquer ce remède ; C'est pourquoi nous faisons avec toi nos regrets. CHOEUR. Si des maux par la mort on délivre la vie, Nous ne devons plus vivre en ce mortel émoi : Quand l'heure est de mourir louable en est l'envie, C'est pourquoi nous voulons mourir avecques toi. CHOEUR. Las ! qui voudrait survivre à sa morte espérance, Et prolongeant ses jours allonger ses travaux ? Celui qui pour mourir ne manque d'assurance, Ne manquera jamais de remède à ses maux. CHOEUR. Ne voyant plus du jour les agréables flammes, Chacun désirerait se donner le trépas ; Et nous ayant perdu les Soleils de nos âmes Pouvons-nous les louer ne les imitant pas ? CHOEUR. Par leur mort on connut la valeur de nos hommes, Disputer à soi-même et combattre à l'envi : Montrons à chacun d'eux (si leurs femmes nous sommes) Que nous ne lui cédons que pour l'avoir suivi. CHOEUR. Puisque nos meilleurs jours avec eux nous passâmes, Descendons avec eux sous un même tombeau ; Si rejoignant nos corps nous rejoignons nos âmes, Est-il quelque Destin plus heureux ou plus beau ? CHOEUR. Si pour eux seulement nous désirions la vie, Pour eux il faut aimer la mort semblablement : Étant mort le sujet qui fît de vivre envie, L'envie en doit aussi mourir pareillement. CHOEUR. Accompagnons leur ombre ès plaines infernales ; Mêlons avecques eux nos cendres et nos os : Ensevelissons-nous ès ruines fatales De la chère patrie avecques ces Héros. CHOEUR. Il vaut bien mieux se perdre et finir avec elle, Que de vivre sans elle en si grande langueur : Qui meurt pour son honneur acquiert vie immortelle, Et qui n'y veut mourir il a bien peu de coeur. CHOEUR. Elle est chute aussi bien sans espoir de ressource ; Cil qui la soutenait s'est lui-même abattu : Las ! Il a défailli au milieu de sa course ; Mais on n'a jamais vu défaillir sa vertu. CHOEUR. Au plus luisant Soleil s'opposent des nuages ; Des nuages pourtant il n'est point obscurci : Fortune lui dona de grands désavantages, Mais se vainquant soi-même il la vainquit aussi. CHOEUR. Si le Ciel eût permis à son brave courage, D'accomplir les desseins qu'il avait projetés, Il eût en liberté changé notre servage, Et fais naître un bonheur de nos adversités. CHOEUR. Mais puisque le Destin autrement en ordonne, Suscitant contre nous les hommes et les Dieux ; Cédant à la rigueur de sa rage félonne, Et perdant notre terre allons gagner les Cieux. CHOEUR. Le devoir le requiert, l'honneur nous y convie,Et Cléomène encor des héros le plus fort, Qui par sa belle mort triompha de la vie, Et par sa vie encor triomphe de la mort ; CHOEUR. Dérobons au Tyran un si bel avantage ; Il aurait trop d'honneur nous donnons le trépas : En ayant le désir ayons-en le courage N'attendons pas qu'en nous force en ne le voulant pas. CHOEUR. Si nos braves Guerriers animés de la gloire, Ont voulu par leur main leur trépas signaler ; Sur nous-même gagnons une belle victoire, Qui seconde la leur ne pouvant l'égaler. CRATESICLEA. Vos desseins courageux, ô Dames généreuses, À ceux de nos Guerriers disputent la valeur :Mais pour les accomplir nous sommes malheureuses, Et nous ne pouvons pas forcer notre malheur. Aussi si d'un côté l'honneur le vous commande, De l'autre le défend la sainte piété : Il faut aux Dieux d'en bas présenter quelque offrande, [Note : Obsèque : Obsèques = funérailles. [SP]]Et faire à nos héros l'obsèque mérité. Retardez donc un peu cette belle entreprise, Nous avons pour mourir encor assez de temps : Outre qu'en la prison on en a la franchise, Ceux meurent aisément qui ne vivent contents. [Note : Géniture (Royale) : ceux que le Roi a engendré. [Acad] ]Mais vous pauvres Enfants, Royale géniture, Si vous reconnaissez quelle est votre aventure, [Note : Suivir : Suivre [SP]]Voudrez-vous pas aussi votre père suivir, [Note : Servir : être esclave, être en servitude. [L]]À mourir bien appris, désappris à servir ? Non, non, restez vivants : si le Ciel favorable Veut changer quelque jour votre état misérable, Et si les morts encor ont quelque sentiment ; Votre père en aura quelque contentement ; Et prenant de sa mort une vengeance heureuse, Ses os tressailliront sous la tombe poudreuse. Possédant le Démon de sa forte valeur, Ne soyez comme lui possédés du malheur : Et que votre vertu soit semblable ou toute une, Mais ayez seulement dissemblable fortune. Si les fruits attendus répondent à vos fleurs, Sparte verra tarir la source de ses pleurs ; Son âme derechef à l'honneur échauffée, Ses Temples ornera de maint nouveau trophée ; Et ses braves enfants sous de si dignes Rois, Redonneront encor à la Grèce leurs lois. Soit qu'alors nos Esprits errent ès champs d'Élise, Ou qu'ils soient dans les Cieux dont leur essence est prise, Qu'ils recevront de joie et d'extrême plaisir, Voyant vos beaux succès répondre à leur désir. Ce seul espoir je porte en la tombe funeste ; Entre tant de douleurs ce seul plaisir me reste : Mais plutôt d'un plaisir le songe seulement, Qui néanmoins me donne un vrai contentement. Quel bruit viens-je d'ouïr ? que pourrait-ce bien être ? DAMOISELLE. Votre fils s'est jeté d'une haute fenêtre La tête contre bas ; envoyez-le quérir, Hélas, Madame, il est en danger de mourir. CHOEUR. Au secours, au secours, compagnes, je vous prie, S'il n'est encore mort empêchons sa furie. CRATESICLEA. Courez filles courez et l'apportez ici, Ou soit mort ou soit vif, car je le veux ainsi. Ceux-là que le Destin poursuit sans reconnaître, [Note : Maint autre voient : plutôt ; maint autre voit. [EF]]De la mort d'un malheur maint autre voient renaître : Cette Hydre n'est jamais réduite à un seul chef, Quand l'on en retranche un, sept naissent derechef. Ô toi le digne fils d'un père brave et digne, Qui montres en l'enfance une valeur insigne, Donc ton coeur aussi grand que petit est ton corps, N'a crainte de la mort au milieu de ces morts ? Donc, petit fils de Mars, ton âme généreuse, Au milieu de la peur ne peut être peureuse ? L'Aigle de l'Aigle naît ; d'un père généreux, Ne sort point un enfant imbécile et peureux. Mais tant plus que ton coeur est extrême en courage, Tu me fais pour ton mal soupirer davantage ; Si le bien de t'avoir ne m'était si plaisant, Le regret de ta mort me serait moins cuisant : Mais avant que je sois de la tombe couverte, Le Ciel veut qu'en perdant je connaisse ma perte ; Le Ciel veut que je ferme et la bouche et les yeux, À ceux qui me devaient cet office pieux, Selon le cours de l'âge et règle de nature. Résolvons-nous, mon coeur, à si triste aventure : Tant de maux qui me sont l'un sur l'autre arrivés, Rendront enfin mes sens de sentiments privés, [Note : Niobé : Fille de Tantale métamorphosée en rocher, ayant perdu ses enfants. [L]]Étant une Niobé à la mort de ma race : Elle devint rocher et je deviendrai glace, En pleurs elle distille, et moi j'irai fondant Ès larmes que mes yeux vont sans cesse épandant. Mais te voici, mon fils ; es-tu encore en vie ? Pourquoi ton beau courage a-t-il conçu l'envie [Note : Faire ton soir de ton matin : mourir jeune. [EF]]De faire en nos malheurs ton soir de ton matin ? Est-ce l'ire du Ciel, ou l'arrêt du Destin, Qui veut que ce jourd'hui toute ma race meure, Et qu'après elle encor vivante je demeure ? Mon cher fils, si tu n'as la mort dedans le sein, Garde encore ta vie et quitte ce dessein. AGIS. Madame, je ne veux demeurer davantage : Il faut suivre mon père en un si beau voyage ; [Note : Faus (je) : je faute, je commets une faute. [EF]]Je faus de tarder plus étant si avancé ; Permettez que j'achève ayant bien commencé : Le conseil est tout pris ; rien ne m'en peut distraire : [Note : Tant plus : d'autant plus. [L]]On m'anime tant plus qu'on s'oppose au contraire. Vous me pouvez garder de languir plus longtemps, Mais non pas de mourir ainsi que je prétends : Je veux je veux montrer à ce peuple adversaire, Que je méritais bien être fils d'un tel père, Et qu'un père en la mort de la mort triomphant, Méritait bien aussi d'avoir un tel enfant. CHOEUR. Depuis que le malheur nous assaut une fois, Nul ne peut quoi qu'il fasse éviter à sa prise : Qui pourrait du Destin forcer les dures lois, Vu qu'aux Dieux, comme on dit, il ôte la franchise ? Immuables décrets du Ciel toujours mouvant, Qui ne prenez jamais des causes connaissance ; C'est par votre rigueur que l'homme mieux vivant ; Éjouissance : réjouissance. [EF] Jouissant de la vie a moins d'éjouissance. Devriez-vous pas le bien dessus les bons verser, Le mal sur les méchants qui s'adonnent au vice ? Au contraire on vous voit plus mal récompenser, Ceux qui font aux vertus plus fidèle service. Que peut penser un homme étant si mal mené ? Croit-il pas que le Ciel les plus justes pourchasse ? Que vertu n'est qu'un bien en songe imaginé, Qui se passe aussitôt que le songe se passe ? Ce dit-on : Se dit-on, plutôt que ce dit-on. [EF] Jupiter, ce dit-on, au Ciel a deux tonneaux, Dont l'un est plein de biens, l'autre de maux abonde : Les maux dessus les bons il verse à gros monceaux, Les biens sur les méchants qui sont enfants du monde. Cessez, gens vertueux, cessez d'en murmurer : Pour faire un méchant bon tous ces biens il lui donne : Et tous ces maux aux bons il veut faire endurer, Pour leur faire gagner une riche Couronne. C'est le sacré loyer que donne la vertu, À ceux qui l'ont toujours pour leur Guide suivie ; Et qui contre le vice ont si bien combattu, Qu'ils triomphent au Ciel du vice et de l'envie. Devant : avant. [SP] Nul devant le combat n'a le Laurier au front ; Ains qu'emporter la Palme il faut avoir victoire : Pour l'avoir il faut être aussi constant que prompt, Car sans persévérance on n'a jamais de gloire. Endurez donc, Amis, pour plus longtemps durer : Qui veut monter aux Cieux la souffrance est l'échelle ; Et celui qui ne peut pour la gloire endurer, Est indigne d'avoir une gloire éternelle. Long sera le repos, et vos travaux sont courts, Vous mourez un moment, pour vivre mille années. Vous n'avez qu'une nuit, vous aurez mille jours, Dont les courses jamais ne se verront bornées. Mais si les maux présents vous sont plus ennuyeux, Que les biens à venir ne vous sont agréables, Aux ténèbres du monde il faut fermer vos yeux, Afin de mes ouvrir aux clartés désirables. Anticipez le bien qui vous est tout certain, Et duquel à jamais vous aurez jouissance : Mais délaissez celui qui s'envole soudain, Et qui pour peu de temps est en votre puissance. ACTE V Ptolomée, Stratonice, Choeur, Messager. PTOLOMÉE. [Note : Canobe : plutôt Canope, ville près d'Alexandrie, célèbre par ses plaisirs, ses débauches. [EF]]Devais-je revenir de Canobe la belle, Pour ouïr au retour cette triste nouvelle ? [Note : Raconduit = ramené. [L]]J'ai bien été vraiment raconduit du malheur, De venir au devant d'une telle douleur ! [Note : Ptolomées : Ici, Les deux Ptolomées victimes de Cléomène. [EF]]Cléomène est sorti, et mes deux Ptolomées, Créatures du Ciel, de la terre estimées, Seuls objets de mon âme, ornements de ma Cour Ont par cette sortie été privés du jour. Mais sur eux seulement n'est pas tombé l'orage ; Ces tigres furieux, ces Lions pleins de rage [Note : Impourvu (à l') : à l'improviste. [T]]Ont cent autres Guerriers à l'impourvu surpris : Las je les ai perdus et l'Enfer les a pris ! Las toute ma Cité de carnage couverte, Mêle avecques leur sang les larmes de sa perte ! [Note : Couchés en l'Occident : disparus comme le Soleil, au sens figuré : morts. [EF]]Voyant tous mes Soleils couchés en l'Occident, Je demeure éperdu d'un si triste accident ; Mon Esprit est percé d'une pointe de rage, Ne pouvant satisfaire au deuil de mon courage, À mes amis défunts, raison me demandant, Par des traits de vengeance au forfait répondant : D'autant que Cléomène en se tuant soi-même, A pu se garantir de ma colère extrême ; Et que ses compagnons ont moins craint de mourir, Que venant en mes mains ma fureur encourir. Mais ne pouvant venger sur les vifs mon offense, Je veux dessus les morts en prendre la vengeance : S'ils ont eu de l'honneur à mourir bravement, [Note : Vergongneux : vergogneux, honteux. [SP]]Un gibet vergogneux sera leur monument. [Note : Conroyée : corroyée, tanée. [FC]]Qu'on me les pende tous, leur peau sera conroyée, [Note : Poudroyée : réduite en poudre. [SP]]Aux rayons du soleil leur chair soit poudroyée. Fais mon commandement, Prévôt, dépêche-toi : Mais non, attends un peu : la Mère de ce Roi, Ses enfants malheureux, les femmes misérables, De ceux qu'à son dessein il trouva favorables, Sont-elles pas encor captives en nos mains ? Va-t'en les délivrer aux bourreaux inhumains, Que du grand au petit toute la race meure : Il me fâche beaucoup que le nom en demeure. Ces victimes, au lieu de Vaches et d'Agneaux, J'immole, mes Amis, sur vos tristes tombeaux, Qui dehors ont mes pleurs et dedans ont ma flamme. Que si vous détournez le bel oeil de votre âme, Sur la belle dépouille où elle fit séjour, Tous morts vous priserez mon immortel amour ; Mon coeur tout soupirant de mortelle souffrance, Respire seulement en si belle espérance. CHOEUR. Rien n'est si fort à redouter, [Note : Élancée : lancée avec force. [L]]Que l'âme d'un Prince élancée, De colère insensée : Rien n'a pouvoir de l'arrêter, C'est comme un feu pris à l'amorce, Qui s'échappe de force. Le flot courroucé de la mer, En l'orage le plus horrible, Est beaucoup moins terrible : Bien qu'il menace d'abîmer ; Souvent par le même naufrage, On évite sa rage. [Note : Merci (on est à la) : on est à la discrétion. = on est soumis. [Acad]]Mais quand on est à la merci D'un Prince animé de vengeance, Vaine est toute Espérance. De pardonner il n'a souci ; Sa cruauté démesurée, Est de sang altérée. Encor il ne lui suffit pas, Que celui seulement endure, Qui lui a fait l'injure : Il punit d'un cruel trépas, Ceux qui n'étant du fait coupables, Étaient impunissables. [Note : Peut mais (que) : n'est pas responsable.[L]]Que peut mais la mère ou l'enfant, Des fautes qu'un fils ou qu'un père, [Note : Déçu (à leur) : en les décevant. [L]]À leur déçu veut faire ? Aussi le droit commun défend, Que pour l'un l'autre se punisse ; Car ce n'est pas Justice. Mais où la violence a lieu, Règne la fière tyrannie, Et Raison est bannie. L'homme mortel ne craint point Dieu, Pourvu qu'il soit craint en la terre, Faisons aux bons la guerre : Mais lors qu'il semble fermer l'oeil, Aux maux dont il se contamine, Il songe à sa ruine ; À son corps il dresse un cercueil ; Il fait un enfer à son âme, De glaçons et de flamme. STRATONICE. [Note : Agis : On lit Agis comme interlocuteur. Le nom de l'interlocuteur est invraisemblable. Stratonice est préférable. EF]Nous mourrons tout à fait ne vivant qu'à demi ; L'ennemi nous est doux ; cruel nous est l'ami ; L'ennemi nous fait naître une paix d'une guerre ; L'ami volant au Ciel nous laisse dans la terre, Et nous abandonnant à nos frères ennemis, À leur discrétion notre honneur a soumis. T'abandonnai-je ainsi, peu fidèle Panthée, Quand des armes la gloire à Sparte fut ôtée, Et quand son Roi fuyant des pieds et non du coeur, De son mauvais Démon éprouva la rigueur ? Tu me voulus laisser sans m'avoir avertie Aussi peu du retour comme de la partie, Et je la su d'ailleurs : mes parents rigoureux, Voyant que j'avais pris un dessein généreux De monter sur la mer, et que je voulais suivre Cil qui me fait mourir me voulant laisser vivre, Me retinrent à force, et mon corps arrêtant, De l'oeil de mon esprit je t'allais assistant. Que ne peut faire une âme amoureuse et fidèle ! Je rompis aisément cette prison cruelle, Et sur un bon cheval ayant de nuit monté, [Note : Tire (je) = je m'achemine. [Acad]][Note : Ténare : Cap situé à l'extrémité sud ouest de la Laconie, près d'une petite ville du même nom. [B]]À Ténare je tire et fuis de ma Cité, Aimant beaucoup mieux vivre avec toi fugitive, Que languir loin de toi misérable et chétive. Ni les flots ondoyants non vus auparavant, Ni le bruit des rochers, ni les fureurs du vent, Ni le mugissement de l'écumeux rivage, Ni la tempête en mer, ni dans les Cieux l'orage, Ni des eaux l'étendue horrible à regarder, Mon dessein amoureux n'eussent pu retarder : Rien n'empêcha ma course, étant d'amour conduite, Le désir de te voir éperonna ma fuite : Aussi j'eusse percé dix mille et mille morts, Pour joindre en te joignant mon Esprit à mon Corps. [Note : Du depuis : depuis. [FC]]J'ai senti du depuis mainte peine importune, Mais ta seule présence adoucit ma fortune ; Et te voir seulement m'était plus de plaisir, Que je n'en recherchais pour combler mon désir. Cet exil, mais plutôt liberté de mon âme, N'éteignit de mon feu la plus petite flamme : [Note : Déchassé : chassé, expulsé. [SP]]Et je crois que le tien par la mort déchassé, Pour renforcer le mien en mon coeur est passé. Ô bienheureux Amant de malheureuse Amante, 8Es-tu point tourmenté de ce qui me tourmente ? Comme j'ai du regret de n'être avecques toi, As-tu point déplaisir de n'être avecques moi ? Courage, mon Ami, on nous remet ensemble ; La vie nous sépare, et la mort nous rassemble : [Note : Bénin : favorable. [L]]Et si ce Roi bénin en sa grande rigueur, Ne m'eût ôté la vie au fort de ma langueur ; Pour voir bientôt ton oeil ma lumière propice, Je t'eusse fait bientôt de mon corps sacrifice : Mais se donner la mort ne s'estime pas tant, Comme la recevoir d'un visage constant. Adieu clartés du jour vous m'êtes des ténèbres, Mon Soleil est couvert d'obscurités funèbres, Et je regarde encor ; Adieu Soleil des Cieux, N'ayant plus ma lumière il ne me faut plus d'yeux. CHOEUR. Astres d'honneur et de Beauté, C'est une étrange cruauté, De voir éclipser vos lumières, Dont les rayons sont plus luisants, Que celles-là des premiers ans, Quoique vous soyez les dernières : Las ! Par un cruel accident, [Note : Orient : Ici au sens figuré, votre jeune âge est atteint par la mort. [EF]]L'Orient vous est occident : Mais vous jetez de claires flammes, Alors que vous vous éteignez : On vous plaint quand vous ne plaignez, Ô beaux Soleils des belles âmes. Bien lamentable est votre sort, Bien désirable est votre mort : L'un vous nuit, l'autre vous honore ; Si l'un vous fait de la douleur, L'autre montre votre valeur, Dont la grandeur veut qu'on l'adore. Votre inimitable vertu, Dont le Destin est combattu, Fait sécher les hommes d'envie : Aussi devraient-ils aimer mieux, S'ils sont d'honneur ambitieux, Votre mort qu'ils ne font leur vie. Qui ne veut mourir un moment, Pour revivre éternellement ? Qui pour un bien qui toujours dure, Ne veut peu de mal endurer ? Et qui pour longtemps respirer, Ne veut soupirer un quart d'heure ? Vous deviez vivre sans tourment, Mais vous ne pouviez autrement [Note : Bailler de vous la connaissance : vous faire connaître. [EF]]Bailler de vous la connaissance ? Et l'exemple que vous donnez, En ces mots que vous soutenez, Enseigne que peut la constance. Vous faites connaître aux humains, Par le coeur au défaut des mains, Que votre âme fidèle et sainte, [Note : Prou : beaucoup. [SP]]À prou de force et de vertu, Pour rendre à vos pieds abattu Le monstre horrible de la crainte. Ô Sexe faible, mais bien fort, D'où vient que méprisant la mort Tu tiens à si peu cette vie ? Il faut confesser librement, [Note : Constamment : avec constance, avec fermeté. [Acad]]Qu'en mourant ainsi constamment, De mourir tu peux faire envie. Belles, vous n'avez point d'effroi, Pour les menaces de ce Roi, Qui sans cause aux bourreaux vous livre : On dirait en voyant vos pas, Marcher librement au trépas, Que vous ne désirez plus vivre. [Note : Pris (le) : plutôt, le prix. [RIC]]Est-ce pour disputer le pris De la valeur à vos maris, Fidèles et constantes Dames ; Et par vos trépas bienheureux, Gagnant l'avantage sur eux, L'adjuger à l'honneur des femmes. Nous vous donnons toutes nos voix ; Car on a connu plusieurs fois, La Constance plus naturelle Aux hommes, qu'elle n'est à vous : Mais les surpassant ainsi tous, Votre gloire s'en fait plus belle. Il en pourra juger ainsi, Qui vous aura vu sans souci Cheminer à votre supplice. Nous pouvions vous contempler mieux, Mais nous ne voulons de nos yeux, Favoriser cette injustice. CHOEUR. Ne vois-je pas quelqu'un revenir devers vous, Il nous en vient conter, Amis, avancez-vous : Ce qui dans nos Esprits pénètre par l'oreille, Ne cause en notre coeur une douleur pareille À celle que notre oeil étant contraint de voir, Fait d'une chose horrible à l'âme concevoir. MESSAGER. Patience admirable et digne de louange ! En pays étranger exemple bien étrange ! Au milieu du trépas beau mépris de la mort ! En un faible sujet coeur magnanime et fort ! Je viens ores de voir tant et tant de constance, Qu'à mes yeux, sûrs témoins, à peine ai-je créance : Je viens ores de voir tant et tant de vertus, Que j'en ai tous les sens de merveille abattus. Celui qui n'aura vu de si mortels spectacles, Mortels spectacles non, plutôt vivants miracles, Ne les croira jamais ; et la postérité, Leur ôtera la gloire et l'honneur mérité. CHOEUR. Mais de grâce dis-nous cette chose incroyable. MESSAGER. Vous me priez de faire un récit déplorable ; Je le ferai pourtant : car un acte si beau, [Note : Dévaler : descendre. [F]]Ne doit avec les corps dévaler au tombeau. Par le vouloir du Roi les Sergents de Justice, [Note : Cratésiclée : Cratésicléa. Le e au lieu de a évite le hiatus. Licence poétique. [EF]]Menaient Cratésiclée et ses gens au supplice : La femme de Panthée au milieu paraissait, Et surtout le troupeau de la tête croissait ; Semblable de façon, d'épaules et de face, À cette Déité qui préside à la chasse : La mère à Cléomène elle allait supportant ; Et de geste et de voix sa douleur confortant, Quoiqu'elle ne fût point autrement étonnée, Pour la peur du supplice où elle était menée. Ceux qui la conduisaient elle importunait fort, Afin que la première elle reçut la mort : En tant de défaveurs recevant cette grâce, De ne voir point mourir sa gémissante race. Mais les cruels Bourreaux en la place arrivés, Où furent ces beaux corps de notre jour privés, [Note : Nonchaloir (mettant) : considérant comme sans importance. [T]]Mettant à nonchaloir ses instantes prières, Sur ses petits enfants jettent leurs mains meurtrières, Et devant ses beaux yeux baignés de tièdes pleurs, Fauchent d'un fer cruel ce beau Printemps de fleurs : Mais le coup qu'en leurs corps frappa l'injuste lame, S'enfonça sur l'instant au plus vif de son âme. À peine elle rendit ces mots articulés, Hélas mes chers Enfants, où êtes-vous allés ! Car cent et cent soupirs leur firent le passage, Puis ils furent encor suivis de davantage. Or plaignant non pour elle ains pour eux seulement, Les ayant vu mourir si courageusement, Que leur mort à leur coeur rendit bon témoignage ; D'une belle assurance elle peint son visage : La femme de Panthée enveloppa son corps, Duquel quand et le Chef l'âme vola dehors ; Et à toutes faisant un office semblable, Toutes montrent à tous leur constance admirable. [Note : Accoutrant (s') : se parant de ses habits. [Acad]]Elle finalement soi-même s'accoutrant, Et nul trouble de l'âme à son front ne montrant ; Faisait dedans les coeurs naître pitié d'elle, Pour la voir au trépas si pitoyable et belle.[Note : Avale à ses pieds : fait descendre à ses pieds. [FC]][Note : Accoutrement : vêtements. [L]]Elle avale à ses pieds son long accoutrement. [Note : Constamment : avec constance, avec fermeté. [Acad]]Puis toute résolue à mourir constamment, Se présente au bourreau qui lui tranche la tête : Et même après la mort elle fut si honnête, Qu'elle n'eut point besoin qu'on cachât autrement Les membres que chacun couvre modestement : Tant elle aima l'honneur, et tant elle eut envie De l'avoir en la mort aussi bien qu'en la vie ! Voilà comme aujourd'hui ces Esprits glorieux, Triomphants de la terre ont volé dans les Cieux. CHOEUR. Ô bienheureux trépas ! Ô décès honorable ! De votre honte naît un los toujours durable, Et votre beau silence à l'avenir dira, Qu'en vous déshonorant la mort vous honora ; Et qu'étant la vertu de fortune affligée, La vertu n'est jamais de fortune outragée. ==================================================