******************************************************** DC.Title = LE SAUVAGE EN FRANCE, COMÉDIE DC.Author = NIZAS DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 21/08/2023 à 06:43:57. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/NIZAS_SAUVAGEENFRANCE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE SAUVAGE EN FRANCE COMÉDIE EN 3 ACTES À Metz, le 23 avril 1760. 1760 ACTEURS. JAO, Sauvage. PONPINCOURT, amant d'Amarante. DULIVAL, frère d'Amarante. D'ORTISIS, créole, frère de Talmis. AMARANTE, soeur de Dulival. TALMIS, soeur d'Ortisis. BASSIGNY, valet de Ponpincourt. ROSINE, suivante d'Amarante. UN VALET. MADAME DE LANSQUENET, joueuse. BABET, sa fille. SUZON, sa fille. La scène est à La Rochelle dans la maison de Dulival. Nizas, M. de, Le sauvage en France, comédie en 3 actes, en prose, achevée à Metz le 23 avril 1760, dans Les Oeuvres de Mr. de Nizas, tome 4eme, par La Chénaÿe, comedien, Metz, 1760, f. 125 r°-234 v°. Bibliothèque historique de la ville de Paris, in-16, CP 4324. ACTE I À Metz, le 11 avril 1760 SCÈNE PREMIÈRE. Ponpincourt, Bassigny. PONPINCOURT. [Note : Terme : se dit aussi, d'une sorte de Statue qui n'a que la seule tête, ou demi-corps, et qui finit en forme de pilastre ou de scabellon, servant de borne ou de limite. (Dictionnaire de l'Académie, 1694).]Tout est enfin terminé. Oui, j'épouse demain l'aimable Amarante ! Avec quel étonnement tu me regardes ? Te voilà comme un terme ! Tu soupires ? Qu'as-tu ? Parle donc. BASSIGNY. Je m'en garderai bien. PONPINCOURT. Pourquoi ? BASSIGNY. Pour n'être ni flatteur, ni menteur. PONPINCOURT. Oh parle, te dis-je. Je le veux. BASSIGNY. Non, Monsieur, non. La vérité dans la bouche des valets offense toujours les maîtres. PONPINCOURT. Je serai charmé de l'entendre. BASSIGNY. Cela pourrait être dans un autre sujet qui ne vous regarderait pas. L'amour-propre, se trouvant désintéressé, l'écoute sans chagrin. PONPINCOURT. Rien de toi ne peut m'offenser. Je t'aime, je suis content de tes services, tu as des talents dont je fais cas. Je te regarde comme un domestique que le sordide intérêt m'attache moins que le goût. BASSIGNY. Je le crois, parbleu, vous n'êtes libéral qu'en belles paroles. Les gages sont modiques et les profits encore plus. PONPINCOURT. En Amérique comme en France, tu m'as donné des preuves de ton zèle qui ne s'effaceront jamais de ma mémoire. BASSIGNY. Avec tout cela, je ne vous aurai pas plutôt dit que vous ne pouvez en honneur épouser Amarante que dans l'instant. Votre zelé serviteur, pour prix de sa sincérité, ne sera plus qu'un coquin que vous chasserez ignominieusement. PONPINCOURT. Je voudrais bien savoir, Monsieur le discoureur, ce qui peut m'empêcher de terminer l'hymen où j'aspire ? BASSIGNY. Eh bien ? Que vous avais-je dit ? PONPINCOURT. Tais-toi. Depuis un an que nous avons repassé en Europe, tu ne cesses de me contredire. Pas une de mes actions ne peuvent [sic] mériter ton suffrage ! Éternel censeur de mes actions... Mais baste... Apprends une fois pour toujours, mon petit raisonneur, que je déteste la censure, surtout de quelqu'un de ton espèce. Et qu'un chétif valet... Je m'étais, par un reste de considération... Tu dois m'entendre et ne pas ignorer qu'il est des moyens sûrs pour se défaire d'un valet raisonneur. BASSIGNY. Dussiez-vous vous en servir, je ne puis m'empêcher de vous dire que vous ne pouvez, sans vous perdre de réputation, rompre l'engagement que vous avez fait à Québec avec la soeur d'Ortisis. Jeune et belle par admiration, des plus riches, vous préférant aux meilleurs partis de son pays, malgré le peu de fortune dont vous jouissiez, avant que vous eussiez hérité d'un cousin jeune qui ne vous vit jamais une succession considérable. Tous ces motifs devraient vous porter à ne pas lui être infidèle. Pourquoi donc quittez-vous la tendre Talmis pour une femme qui n'a aucune des grâces et des vertus qu'elle possède ? Ah, Monsieur ! Souvenez-vous de ce que vous avez dit mille fois : qu'un gentilhomme se dégradait lorsqu'il manquait à sa parole. PONPINCOURT. Adieu, Bassigny, Amarante m'attend. Sache, l'ami, que les serments amoureux s'évaporent avec l'air qui les reçoit. BASSIGNY. Que je vous ai jusqu'ici mal connu ! Quoi, il serait possible que vous fussiez de ces hommes qui ne s'attachent aux femmes que pour s'en faire un amusement ? Pour les sacrifier à leur folle vanité ? Comme pour s'acquérir une réputation, fondée inhumainement sur la perte de la leur ! PONPINCOURT. Monsieur Bassigny ? Cette morale est faite avec esprit, mais en mauvais politique. Tu m'entends, je crois ? BASSIGNY. Très parfaitement, Monsieur. PONPINCOURT. Adieu, donc. Amarante m'attend. BASSIGNY. Voici une lettre que l'on vient de me remettre pour vous. PONPINCOURT. Donne donc... Ah ! C'est d'Ortisis. Tiens, lis-la, je n'en ai pas le loisir. Amarante m'attend. BASSIGNY. Amarante m'attend. Le beau refrain ! Bas.Il devient fou, je crois. Ma foi, lisez-la vous même. C'est un matelot du vaisseau qui est entré cette nuit dans le port qui me l'a donnée. Vos effets y sont sans doute. PONPINCOURT. Oui. Prends le soin de les faire débarquer. On m'envoie aussi un Sauvage que j'ai promis à Amarante. Qu'elle va être satisfaite ! Quels charmes voluptueux de plaire, par des attentions, à ce que l'on aime ! Dérobe-le à la curiosité publique. Je veux qu'Amarante jouisse la première du spectacle de le voir. Introduis-le secrètement dans ce salon. Cours, vole et reviens promptement. Ce sera faire ta cour à celle que j'adore. Je vais lui annoncer cette agréable nouvelle. SCÈNE II. BASSIGNY, seul. [Note : Voir "La Sympathie" de Sacy.]Et moi, je vais vous en préparer où vous ne vous attendez nullement. Avertis par mes soins des desseins de mon maître, Ortisis et sa soeur Talmis sont depuis deux jours arrivés en cette ville, ainsi que le Sauvage en question. Quelle différence d'Amarante à Talmis ! Cette dernière est aussi raisonnable que belle, toujours égale, caressante, de l'esprit et des sentiments dignes de notre sexe. Tandis que sa rivale, qui n'est rien que jolie, est d'une coquetterie achevée, légère d'humeur et d'esprit, capricieuse à l'excès, n'aimant mon maître que parce qu'il lui fait honneur, donnant dans les plaisirs moins par goût que par vanité, ne connaissant que la gloire d'avoir des amants en nombre. N'importe qui, c'est toujours triompher. J'entends venir quelqu'un ? Ciel ! C'est d'Ortisis. Ignore-t-il en quelle maison il vient ? SCÈNE III. d'Ortisis, Bassigny. D'ORTISIS. T'ayant vu entrer dans cet hôtel et voulant te parler, je viens t'y joindre. BASSIGNY. Mais, savez-vous qui habite céans ? D'ORTISIS. Non. BASSIGNY. Amarante, son frère et mon maître. D'ORTISIS. [Note : Le manuscrit "puis" au lieu de "peut".]Que m'importe. Personne, hors Ponpincourt, ne m'y [peut] connaître. BASSIGNY. Oui, mais c'est lui, surtout, qu'il vous faut éviter. D'ORTISIS. J'y aurai soin. Je sors à l'instant. Je n'ai qu'un mot à te dire. BASSIGNY. À la bonne heure. De quoi s'agit-il ? [D'ORTISIS.] Impatient d'embrasser un ami que j'ai en cette ville, je venais te prier de me conduire chez lui. BASSIGNY. Par quel hasard, vous, qui n'avez jamais sorti de Québec, connaissez-vous quelqu'un ici ? D'ORTISIS. Des intérêts de commerce y amenèrent ce cavalier. Mon père, à qui il était recommandé, le reçut chez lui, ce qui nous lia de la plus vive amitié. Pendant deux ans, nous goutâmes les charmes de la plus intime et douce union. Lorsqu'il nous quitta, nous nous jurâmes une amitié éternelle, avec promesse de ma part de le venir voir en France. Tant que mon père vécut, cela ne me fut pas possible. Aujourd'hui, étant mon maître, mon cher Bassigny, Dulival me fait passer en France, plus pour le voir que [pour] le soin de venger ma soeur du manque de foi de Ponpincourt. BASSIGNY. Apprenez que ce Dulival est justement le frère de la rivale de votre soeur. D'ORTISIS. Que mon bonheur est grand ! Où est-il ? Hâte-toi de me conduire chez lui. BASSIGNY. Je vous l'ai déjà dit, c'est ici sa demeure ! Mais, de grâce, modérez vos transports. Vous gâteriez nos mesures à vous montrer avant que nous ayons obligé mon maître à rendre justice à votre soeur. Que l'amitié qui vous lie à Dulival ne vous fasse pas oublier ce que vous devez à votre sang. D'ORTISIS. Va, je connais mon ami. Sois certain que lorsqu'il saura la trahison de Ponpincourt, il sera le premier à s'opposer au mariage de sa soeur. BASSIGNY. Je le connais aussi et lui rends justice. Ses sentiments sont tous nobles et justes. Il ne pourra jamais se prêter à la perfidie. Cependant, avant de le voir, permettez que je prépare toutes choses, que je le prévienne sur votre arrivée et que je l'instruise de nos desseins. Je dois amener ici le Sauvage Jao. Je prendrai ce moment pour lui parler. D'ORTISIS. Ah ! Bassigny ! Le souvenir du Sauvage m'inspire une idée, que je voudrais qui te plût autant qu'elle me rit. Elle me procurerait, sans que l'on me pût connaître, la facilité de me convaincre par moi-même de l'infidélité de Ponpincourt, de voir la belle et de lui donner des soupçons de son amant et les brouiller ensemble. Je hâterais par là le moment de voir mon ami. BASSIGNY. Expliquez-vous mieux, je ne vous comprends point. D'ORTISIS. [Note : Le manuscrit porte plutôt "La férocité et la sincérité de leur caractère". "Et la sincérité" raturé.]C'est de me déguiser en Sauvage. Leurs manières, leurs langages et leurs moeurs me sont aussi familiers qu'à eux-mêmes. Pour être plus goûté, j'aurai soin d'adoucir la férocité de leur caractère ! BASSIGNY. Ce projet est vraiment fort bon. Il m'en fait naître un autre, qui est que pour amuser votre soeur, il faut qu'elle soit de la partie. Sous ce déguisement, elle verrait son infidèle sans pouvoir en être reconnue. Cela pourrait fort bien... - Qu'entends-je ? Quelle clameur ! Quels éclats de rire ! C'est notre Sauvage, qui sans doute s'est échappé. Je vais le tirer de leurs mains. Bon, Dulival en a pris le soin ; il l'amène, retirons-nous promptement. D'ORTISIS. Non, je me priverais du plaisir de l'embrasser. BASSIGNY. Soit, mais que votre entretien soit bref. Tâchez de ramener Jao à l'hôtel. S'il était une fois vu par mon maître, je n'en serais alors plus le maître. Adieu, je vais travailler à notre déguisement. Hâtez-vous, je vais aussi instruire votre soeur de nos desseins. SCÈNE IV. Dulival, Jao, d'Ortisis. DULIVAL, à la cantonade. Vous êtes des impertinents d'insulter un étranger. C'est violer les droits de l'hospitalité. Le voir passer doit satisfaire votre curiosité : c'est un homme comme vous. Il ne vous frappe que parce qu'il est d'un climat différent du vôtre. La figure et les façons qui vous choquent, mes chers compatriotes, ne vous affectent que parce que vous êtes dans l'absurde préjugé que, hors vous, il ne peut y en avoir d'autres raisonnables. JAO. Tu as raison. Tu as là des frères bien extravagants. Ils courent comme des imbéciles voir leur semblable. Ils me prennent sans doute pour une créature inconnue dans l'univers. Dis-moi, sont-ce là des hommes ? Ne serait-ce pas plutôt des espèces d'animaux, comme le singe, qui ressemble assez à l'homme sans en avoir la raison ? Si ce sont là tes frères les Français, pardonne-moi cette vérité : tu es là d'une nation bien ridicule ! Il me semble que ceux qui sont dans notre Amérique valent beaucoup mieux ; comme toi, ils ont de l'humanité, ne parlent ni ne rient tout à la fois comme ceux-ci. Je divertis les uns et j'effraie les autres. Tous disent que je suis une bête inconnue ou le diable. DULIVAL. Pardonne leur erreur à la nouveauté qui les a frappés : ta nudité et les machicatures ont causé leur surprise. Ils n'ont pu penser que les diverses couleurs qui sont imprimées sur ta peau ne le fussent pas, qu'au contraire elles fussent naturelles comme les taches qui parsèment la peau d'un tigre. Ce sont des hommes comme toi qui ne diffèrent que par les moeurs. Maintenant que te voilà délivré de leurs importunités, voudras-tu bien m'apprendre quel sujet t'amène en France ? J'ai habité ton pays. Ta nation, avec qui j'ai commercé, m'a fait amitiés : je ne l'oublierai jamais. Je veux lui en marquer ma reconnaissance en te servant de tout mon pouvoir. Viens demeurer avec moi tant que tu seras obligé de séjourner à La Rochelle. JAO. Je te suis obligé. Je ne puis quitter ceux qui m'ont amené. Ce sont d'assez bonnes créatures. Ils ont bien eu soin de moi. J'ai déjà assez vu de ta nation, il me tarde de m'en retourner. Je vais bien étonner la mienne de leurs extravagances ! Ah ! tiens, voilà celui avec qui je suis venu. S'il ne m'avait pas fait faire cette sottise, je l'en aimerais mieux ! DULIVAL. Me trompé-je ? Non, mon coeur me dit que c'est lui. Quoi, d'Ortisis, vous êtes en France et je l'ignore ? D'ORTISIS. Oui, c'est moi, cher Dulival. C'est ton ami qui vient pour avoir la satisfaction de t'embrasser... Que ma joie est vive ! Elle m'ôte la force de parler. M'aimez-vous encore ? DULIVAL. En pouvez-vous douter ! Que ce nouvel embrassement vous prouve ma satisfaction. JAO. Quelle fureur vous transporte ? Vous m'avez fait peur, j'ai cru que vous vouliez vous étouffer. DULIVAL. Nous faisons éclater par là la joie que nous avons de nous revoir, en nous assurant que nous nous aimons encore. JAO. La drôle de chose q[ue] de se prouver que l'on s'aime, par des caresses pareilles à celles que l'on ferait à une fille qui aurait soufflé l'allumette de son amant. Cela est tout à fait plaisant ! Çà, dites-moi : puisque vous vous assurez de vous aimer encore, vous pouvez donc cesser de le faire ? DULIVAL. Assurément. L'amitié comme l'amour n'ont souvent qu'un instant. L'absence fait oublier ceux avec qui on s'était unis. Le goût varie, les convenances cessent, les jalousies des fortunes ou de tendresse sont presque toujours l'écueil où échoue la plus parfaite union. JAO. Au diable, maudite race de méchants, qui n'avez que la figure humaine ! Comment, morbleu, cesser d'aimer son frère ! C'est démentir la voix de la nature. Les lions, les ours et tous les animaux aiment et vivent cordialement avec ceux de leur espèce. Un peuple raisonnable ne doit avoir qu'une même âme et n'être qu'une seule famille. Nous sommes plus honnêtes gens que vous. Ma nation entière a passé les mers avec moi. La portant dans mon coeur, je l'aime autant que mon père, ma mère et ma femme, qui me sont aussi chers que moi-même. DULIVAL. [Note : Le manuscrit donne "D'ortisis Dulival". D'Ortiris est raturé.]Mon ami, je crains bien que ton séjour en France ne t'apprenne que, souvent, ce n'est pas ceux à qui l'on doit la vie que nous aimons le plus. JAO. Tant pis. Mais dites-moi, scélérats que vous êtes, ne leur devez-vous pas votre existence ? DULIVAL. Assurément. JAO. Et l'obligation de vous avoir élevés ? Quels soins, quelles peines ne leur avez-vous pas coûtés ? La plus petite négligence de leur part vous eût fait périr. Outre cela, les soins de former votre raison et de vous instruire de vos devoirs est une seconde vie dont vous leur êtes redevables. DULIVAL. [Note : Le manuscrit donne "d'autres soins qui leur semblent moins importants. "moins" est raturé.]Sans doute. Mais apprends que, parmi nous, ce n'est pas comme chez toi. Ici, les pères et mères occupent d'autres soins qui leur semblent plus importants que celui de prendre soin de notre enfance [et] confient, dès l'instant de notre naissance, notre sort à une mère étrangère qui, pour un modique salaire, se charge de nous nourrir en privant souvent de son lait ses propres enfants, qu'elle en sèvre inhumainement malgré la voix de la nature. Plus grands, on nous abandonne à d'autres personnes pour former nos moeurs et nous instruire de ce que l'on appelle sciences. Ces gens-là, que le seul intérêt nous attache, s'embarrassent fort peu de nous corriger de nos vices, moins encore de perfectionner nos vertus. Trop heureux, si par leur exemple, ils ne nous en écartent pour jamais. Pour tout dire, enfin, nous ne rentrons au sein paternel que lorsque nous sommes assez forts pour n'en avoir plus besoin. JAO. Écoute, c'est cette femme qui t['a] allaité et ceux qui t'ont instruit qui sont tes vrais et tes uniques parents. Les autres sont des monstres que le grand  ferait fort bien d'anéantir par son feu vengeur. Il le ferait sans doute s'il ne vous croyait indigne de son courroux. DULIVAL. Jao ? Ton bon sens et tes moeurs doivent nous couvrir de confusion. SCÈNE V. Bassigny, les mêmes. BASSIGNY. Comment, Monsieur, vous voilà encore ? Ne craignez-vous plus d'être vu de mon maître ? Alors, adieu tous nos desseins. Du moins, aurez-vous instruit votre ami des procédés de Ponpincourt avec vous ? D'ORTISIS. Pas encore. BASSIGNY. Oh, c'est fort bien fait ! Dépêchez cependant de le faire, car à chaque instant on me presse de mener Jao. À la fin, je ne pourrai m'en dispenser. D'ORTISIS. Suivez-moi, mon ami, que je puisse vous faire ce récit devant ma soeur. DULIVAL. Quoi ? Votre soeur est ici ! J'en suis ravi. Qu'elle doit être aimable ! Je ne l'ai vue qu'enfant ; qu'elle promettait des charmes ! D'ORTISIS. J'espère que vous en serez content. Venez apprendre d'elle ses malheurs en venant dîner avec nous. DULIVAL. Volontiers, pour cette fois. Car ne comptez pas que je vous souffre plus longtemps loger ailleurs que chez moi. Permettez que j'aille donner quelques ordres à mes gens. Dans le quart d'heure, je vous rejoins. Où logez-vous ? BASSIGNY. Au Port Mahon. De grâce, ne parlez pas de leur arrivée à votre soeur, ni à mon maître. DULIVAL. Je le promets. Adieu, je ne tarderai pas. SCÈNE VI. d'Ortisis, Jao, Bassigny. D'ORTISIS. Allons dîner, Jao. JAO. Tiens, si tu veux que je vive, je te prie de me laisser la liberté de me nourrir comme je le ferais dans ma cabane et non comme vous autres, qui ne mangez que pour vous tuer. D'ORTISIS. Comment ? Ne t'a-t-on pas fait aussi bonne chère qu'à nous ? JAO. C'est ce dont je me plains. Depuis que nous sommes sortis du grand canot qui nous a amenés, je crois que toi et ton monde, vous avez résolu de m'empoisonner. D'ORTISIS. Pourquoi, notre ami, te voudrais-je du mal ? Tu es un digne garçon que j'aime et que j'estime. C'est ce qui m'a fait donner des ordres pour que l'on te fît faire la chère la plus fine et la plus délicate. JAO. Oh bien donc, tes ordres sont bien mal exécutés ! Hier au soir, une dizaine de mets. Te dire ce que c'était, je ne puis. Mais je mourus de faim avec toutes ces ordures-là. BASSIGNY. Je te plains, mon enfant. Comment morbleu, une perdrix au coulis, une fricassée copieusement garnie de truffes, de foie gras, de champignons et morilles, culs d'artichaux, un chapon du Mans, et tu n'es pas content ? JAO. [Note : Le manuscrit donne "boucanné nos cuit". "nos" est raturé.]Non. Ce sont de ces ordures dont je me plains, traîtres que vous êtes ! Vous avez l'art funeste, en flattant le goût, de détruire l'estomac par tous les maudits ingrédients dont vous assaisonnez vos viandes. Leur suc exquis, lorsqu'il est naturel, est fait pour porter dans notre sang un beaume veïfiant [sic] que vous détruisez avec vos piquantes épiceries. Notre boeuf boucané, cuit tout simplement sur le charbon, est une nourriture qui conserve et fortifie notre individu. Enfin, depuis trois jours, vos maudits aliments m'ont appris que j'avais un estomac, où ils ont porté la destruction. D'ORTISIS. Vis à ta manière, sois le maître de ta cuisine. JAO. Grand merci. Sais-tu ce que je vais faire ? D'ORTISIS. Non. JAO. Je vais tout à l'heure chasser de ta cabane ces marauds que j'entends appeler tes cuisiniers. Ce sont les assassins du genre humain. BASSIGNY. Doucement, notre ami ! Mange tant que tu voudras de tes viandes insipides, mais de grâce, laisse-nous le plaisir de nous tuer sensuellement. Nous avons d'autres assassins qu'avec joie j'abandonne à ta colère. JAO. La méritent-ils ? BASSIGNY. [Note : La manuscrit donne "que l'on les blame".]Ciel ! S'ils la méritent... Ils s'arrogent le droit de nous tuer impunément, sans crainte qu'on les blame . JAO. Fais-les-moi connaître pour que, lorsque je les verrai, je les prévienne en les assommant. BASSIGNY. Ce sont des animaux domestiques que chacun sottement entretient et que l'on nomme médecins. JAO. Il faut en effet qu'ils soient bien dangereux, puisqu'à leur nom seul, j'ai frémi de la tête aux pieds. BASSIGNY. Il est vrai que leur présence porte la terreur partout où on les fait venir. JAO. Je ne t'entends plus. Il faut que vous soyez de grands imbéciles de les appeler chez vous, puisqu'ils vous font peur. BASSIGNY. Écoute, ce sont des hommes chez qui la présomption et l'orgueil ont établi leur domicile. Parce qu'ils ont appris une langue presque connue d'eux seuls et qu'ils ont fait quelques légères réflexions sur la construction de notre machine, ils pensent posséder un art avec lequel il[s] prétend[ent] soumettre à leurs lois la vie et la mort. Quand nous sommes malades, on les envoie chercher avec empressement. Le pauvre patient écoute en criminel l'arrêt qu'ils osent prononcer. Puis, moyennant quelques médicaments toujours plus dangereux que le mal, ils disent d'un ton grave, que notre peur rend imposant : « Je vous rends à la vie ». Et le plus souvent, vous êtes mort. « Nulle ressource ne vous reste, mon art divin est ici impuissant ». On le croit ? Point du tout. Il arrive presque toujours, à leur honte, que celui qu'ils ont condamné guérit et que l'autre meurt. JAO. Et vous souffrez pareille espèce chez vous. Ma foi, plus je vous connais et plus je vois que vous n'avez pas le plus petit bon sens. D'ORTISIS. On fait bien pis. JAO. Encore. D'ORTISIS. On les caresse, on les récompense, jamais ils n'ont tort : c'est toujours le pauvre malade, tant il est vrai que l'espérance est le vrai dieu des mortels. JAO. Oh ! Tais-toi ! Je suis las d'écouter tant d'absurdités. Dis-moi plutôt ce que tu entendais quand tu disais que tu m'allais donner à une femme. Sais-tu bien que je ne t'ai suivi que de ma pure volonté, que je ne suis ni ton esclave, ni ton prisonnier, et que plutôt de cesser d'être libre, je t'assommerai avec tous les tiens. Suis-je à toi pour disposer de moi ? Ne faut-il pas que quelque chose soit à nous pour en disposer ? D'ORTISIS. Rassure-toi, l'on n'attentera point à ta liberté. En France, il n'y a jamais eu d'esclaves. JAO. [Note : Voir "Arlequin sauvage" de Delisle de la Drevetière, I, 3. (1722)]Ô l'insigne menteur ! Ne l'es-tu pas, toi, qui parles de tes frères ? Tous ces gens qui sont chez toi, que sont-ils autre chose que des esclaves, puisqu'il faut qu'ils fassent toutes tes volontés et jamais la leur ? D'ORTISIS. Sors d'erreur. Mes valets, que tu crois mes esclaves, ne le sont point. JAO. Prouve-le-moi. La seule vérité me persuade. D'ORTISIS. [Note : Le manuscrit donne : soulagerions.]Nous ne sommes leurs maîtres, ou plutôt leurs patrons et leurs protecteurs, que parce que ces malheureux, n'ayant pas de quoi subsister, nous vendent leurs travaux à condition que nous les nourrissions et les soulag[i]ons dans leurs besoins. Ne sont-ils pas contents de nous ? Libres dans leur servitude, ils peuvent nous quitter, comme nous, nous en défaire quand ils ne nous servent pas à notre gré, en leur donnant exactement le salaire que nous leur avons promis. JAO. Je comprends que, pour ne pas expirer de misère, ils vous sacrifient leurs jours et leur travail à votre lâche indolence. Et vous, fiers du faible secours que vous leur donnez, vous vous autorisez, à la plus légère faute et à la plus petite inadvertance, à les punir rigoureusement. Morbleu ! Ne sont-ils pas pétris du même limon que vous ? Ne sont-ils pas de même les créatures du grand  ? Ils sont donc vos frères et vos égaux. Par conséquent, vous leur devez toutes les bontés que vous désir[er]iez que l'on eût pour vous. Vous êtes des coeurs de pierre, puisque vous ne pouvez vous attendrir des besoins de vos pareils qui prodiguent leur existence pour vous faire vivre dans une lâche oisiveté ! Si nous ne fussions pas faits pour travailler et que la nature ne nous eût pas donné les besoins pour nos fidèles compagnons... BASSIGNY. Ma foi, Monsieur, si tous les Américains pensent comme celui-ci, il faut avouer que nous sommes des Sauvages et non pas eux. D'ORTISIS. Il est vrai. Mais il est temps d'aller voir si Dulival est au logis et d'instruire Jao de nos desseins. Je suis sûr que son bon coeur l'engagera à nous rendre le service que nous avons besoin de lui. JAO. Oui, compte sur moi si tes projets sont justes. Fin du premier acte. À Metz, le 15 avril 1760. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Amarante, Rosine. ROSINE. Nous voici donc enfin, Madame, au grand jour où, renonçant au doux état de veuve, vous épousez Ponpincourt. AMARANTE. Le crois-tu ? ROSINE. Qui ne le ferait pas ? Le contrat est dressé, les habits se font et le festin se prépare : ce ne sont pas là, je crois, des marques équivoques. AMARANTE. Ces préparatifs sont quelquefois inutiles. ROSINE. Oui, lorsque ce sont des mariages formés par le seul interrêt ! Mais au vôtre, le seul amour y présidera. AMARANTE. Je croyais être mieux connue de toi. Je ne sache pas avoir jamais paru trop susceptible de tendresse. ROSINE. Je ne vous connais, à dire vrai, qu'un grand fond de coquetterie et un amour propre, ce qui rend un coeur incapable de tout autre sentiment. AMARANTE. Que cette façon de penser est précieuse ! Elle nous forme un empire qui, nous laissant la liberté, l'ôte à tous ceux qui nous environnent. Nous donnons des fers dont nos seuls adorateurs connaissent le poids. Tranquilles au milieu de la foule des passions que nous animons ou apaisons à notre gré, nous jouissons d'un calme qui rend notre sort digne d'envie. ROSINE. Cependant, avec tous ces précieux avantages, vous vous remariez ? Sans compter celui dont vous jouissez, d'une liberté précieuse qu'un maître vous avait ôté par l'hymen. AMARANTE. [Note : Le manuscrit donne "authorisée par l'age moins par l'age". le premier "par l'age" est raturé.]Pour en jouir sans craindre la censure qu'une veuve soit autorisée moins par l'âge que par l'opulence, elle excuse tous les travers dans lesquels elle fait donner. Mais une femme de mon âge, dont les charmes sont l'unique bien, ne pouvant faire un pas sans être exposée à l'envie de son sexe comme aux calomnies de l'autre, c'est sur un mari, tel qu'il puisse être, que tout tombe. Quelque travers que prenne sa moitié, pour peu qu'elle ait de charmes, elle ne peut avoir tort. C'est à l'époux seul, comme unique maître, à régler notre conduite par un je le veux. ROSINE. Et nous, grâce au ciel, nous avons, par un (cela vous plaît à dire), l'heureux privilège d'annuler leur ridicules arrêts. AMARANTE. Sans quoi nous serions moins leurs compagnes que leurs esclaves. ROSINE. À présent, je comprends que vous n'épousez Ponpincourt que pour vous mettre au-dessus de l'incommode bienséance, sans nulle tendresse. AMARANTE. Quoiqu'il ait assurément tout ce qu'il faut pour plaire, il n'a point l'art de me toucher. Je ne suis pas riche, il jouit d'une fortune considérable, le temps emporte avec lui la beauté... Ainsi, tout bien déterminé, il est temps de me lier à lui pour me mettre à l'abri de ces orages. ROSINE. C'est agir prudemment. Autant que je m'y puis connaître, Ponpincourt, pour quelqu'un de votre caractère, n'est nullement votre fait. Il est amoureux. Un mari aimant sa femme est, de tous les animaux domestiques, le plus incommode. Sans parler du retour qu'il est en droit d'exiger : ses assiduités, qui ne l'éloignent jamais, écartent les plaisirs. S'il devient jaloux ? Je ne doute pas qu'il ne soit criminel. AMARANTE. Bagatelle ! Ponpincourt est amoureux comme amant, mais il cessera de l'être étant époux. Ce sont, Rosine, deux hommes bien différents. D'ailleurs, le préjugé, le dégoût inséparable et les désirs sans faits le mettront bientôt au rang des maris que l'on nomme sensés. Mais qu'est-il devenu ? Il m'a annoncé l'arrivée d'un Sauvage. Je brûle de voir un être si extraordinaire, qui pense et qui agit, dit-on, tout différemment que nous. Tout ici va lui paraître neuf. ROSINE. Nous n'aurons nul plaisir, n'entendant pas sa langue. AMARANTE. On m'a dit qu'il parlait assez bien la nôtre. SCÈNE II. DULIVAL, les mêmes. DULIVAL. Je vous cherche, ma soeur, pour vous dire que j'ai rompu votre hymen avec Ponpincourt et que je viens de vous promettre à un autre. AMARANTE. Ma surprise est extrême ! Hier encore vous ordonniez tout pour cet hymen. ROSINE. Ne voyez-vous pas que Monsieur badine. DULIVAL. Point du tout, je parle très sérieusement. AMARANTE. Quelle peut être la cause d'un si prompt changement ? DULIVAL. Votre gloire et votre fortune. AMARANTE. Expliquez-vous mieux si vous voulez que je vous entende. DULIVAL. Premièrement, Ponpincourt est un ingrat. ROSINE. Bon, c'est un vice à la mode. DULIVAL. De plus, il aime ailleurs. ROSINE. Eh bien, c'est l'usage, Monsieur. Dans le mariage, on aime raisonnablement et sérieusement. Ailleurs, c'est par plaisir. DULIVAL. Il a promis sa foi. ROSINE. Je commence, Monsieur, à ne vous plus entendre. DULIVAL. Apprenez qu'il s'est engagé, à Québec, à épouser une jeune personne que je connais, très belle et très riche, dont il a de très grandes obligations à sa famille ainsi que moi. ROSINE. Une infidélité ? Niaiserie que tout cela. Il était amant en Canada ? Eh bien, un aimable cavalier ne doit-il pas l'être dans tous les lieux où il habite ? Autrement, il contreviendrait aux lois de la société. En passant les mers, son amour s'est noyé ? Cela devait être, pour un Français. Une constance plus longue eût été un prodige. Il arrive ici, voit Mademoiselle, il oublie l'Américaine ? C'est soutenir le caractère national. En vérité, eût-il été raisonnable qu'une beauté canadienne l'eût emporté sur une française ? DULIVAL. Sans prétendre faire tort aux drames de ma soeur, j'ose dire que cette aimable personne mérite la préférence. Vous ne répondez rien, Amarante ? AMARANTE. Que voulez-vous que je vous dise ? Quelle que soit l'histoire que vous me faites, je ne vois pas ce qui vous autorise, mon frère, à rompre avec Ponpincourt sans manquer vous-même à l'honneur en faussant votre parole. DULIVAL. Ponpincourt, rompant ses premiers engagements par son manque de foi, annule mes promesses. AMARANTE. Oui, mais il ne rompt pas les miennes. DULIVAL. Cela intéresse votre gloire. AMARANTE. Au contraire, il la satisfait en me faisant triompher d'une rivale. Sachez, Monsieur, que chez les femmes, pareils triomphes exigent la plus vive reconnaissance. On ne peut nous toucher par rien de plus flatteur. Je connais le mérite de Ponpincourt et j'ignore celui du cavalier que vous me proposez. DULIVAL. Il n'y a nulle comparaison, ma soeur. d'Ortisis, dont il s'agit, l'emporte par la figure, l'esprit et même la fortune ! Et pour dire encore plus, jugez de ce qu'il peut être, puisque c'est un ami que j'aime comme moi-même et que je veux, en un mot, que vous épousiez. AMARANTE. Voilà, je vous l'avoue, un Je le veux étonnant pour moi ! Depuis quand un frère est-il notre maître ? Mon hymen, grâce au ciel, m'a tiré de toute dépendance. Le veuvage accroît ma liberté ! DULIVAL. Je vous ferai connaître que votre âge, mon sexe et les lois me font votre maître. AMARANTE. Doucement, s'il vous plaît. Je vous aimai toujours plus par goût que par devoir. Mais sachez que je hais la tyrannie et que, lorsque vous voudrez en faire usage, je m'y opposerai avec fermeté. DULIVAL. Votre bien-être me fait vous proposer mon ami. Je vous l'ai dépeint et vous connaissez son rival, faites-en le parallèle. Alors, malgré la prévention, j'espère que vous déciderez en faveur d'Ortisis. AMARANTE. Non, je dois tout à Ponpincourt. Avec une vive tendresse, il m'offre une fortune considérable, joint à l'appas flatteur d'une glorieuse préférence. ROSINE. Cet article est sans réplique, Monsieur. DULIVAL. Je me flatte que, lorsque vous verrez mon ami, vous changerez de sentiment. Toutefois, assurez Ponpincourt qu'il ne vous épousera jamais. Il va vous amener une troupe de Sauvages avec une de leurs femmes. Recevez-la avec bonté, elle est digne de vos attentions. Il y en a un parmi eux qui, à coup sûr, vous paraîtra moins sauvage. C'est un chef d'une de leurs nations, pour qui je vous demande des égards. La femme est sa soeur. En leur faisant amitié, vous me ferez un grand plaisir. ROSINE. Dites-nous, Monsieur, ces animaux-là pensent-ils comme nous ? DULIVAL. Nous serions trop heureux, Rosine, de jouir de leur bon sens et de la simplicité de leurs moeurs. Je crois voir de loin Ponpincourt. Il vient sans doute vous annoncer l'arrivée de la troupe en question. Je vais au devant d'elle pour la mieux recevoir. Songez sérieusement à rompre avec lui. SCÈNE III. Amarante, Rosine. AMARANTE. Que dis-tu de la proposition de mon frère ? ROSINE. Qu'il rêve, apparemment. Vous ne lui obéirez pas ? AMARANTE. Pour m'en empêcher, il suffit du ton d'autorité qu'il a pris. ROSINE. Optimé ! Il y va de notre gloire. Comment, Morbleu ! Parce que nous sommes jeunes, nous ne pourrons disposer de notre coeur ? Quelle folie de nous regarder comme un sexe très faible ! En quoi donc les hommes sont-ils plus parfaits ? En rien. N'avons-nous pas plus qu'eux la beauté qui en fait nos esclaves ? Oui, Madame, du courage ! Secouons un joug qui nous avilit ! AMARANTE. [Note : Le manuscrit donne "la".]Que tu es folle ! Mais je l[e] suis , moi, de me sentir piquée de ce que Ponpincourt, par son manque de foi, se rend indigne de mon estime. ROSINE. Y pensez-vous, Madame ? Je l'en aimerais davantage. Que m'importe, après tout, que mon amant aime ailleurs, pourvu que je sois adorée à l'instant présent ! AMARANTE. Cette légèreté est un vice auquel il me sacrifiera à mon tour. ROSINE. Alors, comme alors... Le voici. Laissez dire votre frère. SCÈNE IV. Ponpincourt, les mêmes. PONPINCOURT. Belle Amarante, dans un instant, Bassigny va vous amener le Sauvage que vous avez désiré. Quelle satisfaction pour un amant de contribuer aux plaisirs de celle qu'il adore... Ciel, quel accueil ! Vous ne daignez pas m'écouter ? Ah, Madame ! Par où ai-je pu mériter ce cruel traitement ? Si prête à faire mon bonheur, pourriez-vous vous en repentir ? AMARANTE. Je n'ai pas, que je sache, aucun compte à vous rendre. ROSINE. Quelle mouche l'a piquée ? PONPINCOURT. Rosine ? Quel est donc ce propos ? ROSINE. Dans une femme, le caprice vous étonne ? PONPINCOURT. Se pourrait-il que vous ne m'aimiez plus ? AMARANTE. Pourquoi pas ? PONPINCOURT. Justes dieux ! Perfide, vous ne m'aimâtes donc jamais ? AMARANTE. Comme il vous plaira. PONPINCOURT. Vous me trompiez, ingrate ! AMARANTE. Cela est encore possible. PONPINCOURT. Avec quel sang froid la cruelle m'assassine ! C'en est donc fait, vous rompez nos engagements ? AMARANTE. Lorsque je le jugerai nécessaire, je vous en instruirai. PONPINCOURT. Perfide ! Vous ne m'en instruisez que trop. Eh bien, faussez vos serments, je vous les rends. Adieu pour jamais ! AMARANTE. Adieu, Monsieur. PONPINCOURT. Ciel ! Donnez-moi la force de l'oublier ! AMARANTE. Je le souhaite puisque vous le désirez. PONPINCOURT. Je le désire, parjure ! C'est vous qui le souhaitez. AMARANTE. Je l'ai dit. ROSINE. Ce n'est pas assez pour vous croire. Rassurez-vous, Monsieur. Mademoiselle parle contre ses sentiments. L'esprit seul agit dans ce moment et non le coeur. AMARANTE. Vous n'êtes pas parti ? Qui peut vous retenir ? PONPINCOURT. Le désespoir. ROSINE. Vous n'êtes pas sage. Un caprice vous chasse. Dans l'instant, un autre vous rappellera que nous veut ce garçon. SCÈNE V. Un Valet, les mêmes. ROSINE. Que cherchez-vous, l'ami ? LE VALET. Je voudrais rendre cette lettre à Mademoiselle Amarante. AMARANTE. Donne, c'est à moi qu'elle s'adresse. LE VALET. Monsieur de Ponpincourt ne loge-t-il pas céans ? ROSINE. Le voilà. LE VALET. Celle-ci est pour vous. PONPINCOURT. De quelle part ? LE VALET. La lecture vous l'apprendra. Il sort. SCÈNE VI. Amarante, Ponpincourt, Rosine. AMARANTE. Lisez, et dictez ma réponse. PONPINCOURT, lit. « Vous ne pouvez, Mademoiselle, unir votre destinée à celle de Ponpincourt. C'est un parjure qui, depuis longtemps, s'est engagé à épouser une jeune Américaine. Elle vient d'arriver en cette ville pour réclamer la foi d'un ingrat qu'elle avait préféré aux plus riches partis de son pays. D'ortisis. » [...]Il est vrai, j'ai aimé cette Talmis, mais vos charmes me l'ont fait oublier. AMARANTE. [Note : Le manuscrit donne "fait taire".]Ils ne devaient pas fai[re] taire le cri de l'honneur. PONPINCOURT. L'amour, que vos beaux yeux fait naître, efface toute autre idée. Est-il possible de vous connaître et en aimer une autre ? AMARANTE. Ce galant propos ne peut me séduire. Dans quatre jours, votre inconstance naturelle m'eût fait subir le même sort. Allez, croyez-moi, rapportez à Talmis un coeur qui lui est dû si légitimement. Cela me mettra en liberté de satisfaire mon frère, qui me défend de vous épouser. Adieu. Rosine ? Quand les Sauvages arriveront, viens m'avertir. Je les recevrai dans ce salon. SCÈNE VII. PONPINCOURT, seul. L'ai-je bien entendu ! On veut que je renonçe à son hymen ? La barbare a le courage de me l'annoncer ! Non, elle ne sentit jamais rien pour moi. Sa tendresse n'était que feinte. Son frère le lui ordonne. Dulival ? Je saurai m'en venger. Lorsque l'on perd tout, que doit-on ménager ? SCÈNE VIII. Ponpincourt, Bassigny. PONPINCOURT. Te voilà seul. BASSIGNY. Les Sauvages me suivent, conduits par Dulival. À chaque pas, le peuple surpris les arrête. J'ai eu peine à me débarrasser de la foule qui les environne. PONPINCOURT. Ah, Bassigny ! Pourrais-tu comprendre par quelle aventure Talmis et son frère ont pu savoir que j'épousais Amarante ? Apprends qu'ils sont à La Rochelle. BASSIGNY. Bon, cela ne se peut. PONPINCOURT. Rien de plus sûr. Écoute ce billet qui vient de m'être rendu. Il lit.[Note : Ici encore, la manuscrit donne erronément "D'Orsiris", qui n'est pas sur scène. La réplique de Ponpincourt continue.]« Infidèle ami ! Parjure amant ! Tu oses oublier l'honneur en faussant tes serments, que tu as faits à ma soeur, à moi et à ma famille, en te mariant demain à une jeune veuve que tu trahiras à son tour. Ma soeur vient pour réclamer ta foi et moi pour la venger si tu ne lui rends justice. D'Ortiris. » [...] Vois mon désespoir ! Dulival défend à sa soeur de songer à moi. Amarante en paraît satisfaite, me raillant en amante offensée. Voici le Sauvage. Comment, ils sont plusieurs ? Qu'importe ? Je vais avertir Amarante. SCÈNE IX. Dulival, Talmis et d'Ortisis en Sauvage, Jao, Bassigny. DULIVAL. De quoi ris-tu ? BASSIGNY. De l'étonnement et de l'embarras de mon maître. Les lettres ont fait leur effet, je le vois. Songeons à bien jouer nos hôtes. SCÈNE X. d'Ortisis et Talmis, assis sur un char garni de peaux d'ours ; Jao et les autres, assis à leurs pieds ; à l'arrivée d'Amarante, ils la saluent à deux mains ; Ponpincourt, Amarante, les mêmes. DULIVAL. Voilà, ma soeur, les Sauvages que Ponpincourt avait promis de vous faire voir. Dans leur patrie, je me liai d'amitié avec cet honnête homme, qui est un chef d'une de leurs nations que l'on nomme Iroquois. ROSINE. Ce nom est aussi baroque que leurs figures. DULIVAL. La curiosité l'amène dans notre patrie avec sa soeur, que je vous présente. Faites-en, je vous prie, votre ami. Je ne vous parlerai pas du mérite de l'un ou de l'autre. Je laisse à votre discernement le soin de vous les faire connaître. Voici celui que l'on vous avait promis. PONPINCOURT. Allons, salue celle à qui je te destine. JAO. Que dis-tu ? PONPINCOURT. Que je t'ai fait venir pour te donner à Mademoiselle... JAO. Dis-moi ? Qui es-tu pour me parler ainsi ? Quel droit as-tu sur moi ? PONPINCOURT. Celui d'un maître. JAO. Toi, mon maître ? Es-tu plus qu'un homme, dis ? PONPINCOURT. Non. JAO. Tais-toi donc, audacieux, qui oses s'approprier mon existence et ma liberté. Quels combats, quelle puissance, t'ont pu en rendre l'arbitre ? Le grand  t'a-t-il transmis ses droits ? Le chef de ma nation m'a-t-il livré à ta tyrannie ? Change de propos ou ma juste fureur... DULIVAL. [Note : En début de réplique, le manuscrit donne "Dulival Doucement...". "Dulival" est raturé.]Doucement Jao, pardonne à ton frère un discours plus imprudent qu'offensant. Il ne peut ignorer que vous craignez moins la mort que la servitude. Il n'a jamais pensé à t'ôter ta liberté. JAO. Tu le dis et je le crois, car tu es le seul à qui j'aie vu de la raison. PONPINCOURT. Non, Jao. Jamais je ne voulus attenter à ta liberté. Lorsque je priai mes amis de ton pays de t'engager à venir nous voir, c'était uniquement pour satisfaire Mademoiselle, qui avait envie de te connaître sur ce récit que je lui avais fait de ta sagesse. Ainsi donc, l'ami, en t'attachant à elle, confirme la juste opinion qu'elle a de ton mérite. AMARANTE. Sois sûr, Jao, que je serais au désespoir que l'on te fît la moindre peine. Soyons amis, je te prie. JAO. Avant que j'accepte ta proposition, dis-moi si tes discours sont aussi faux que ta figure ? PONPINCOURT. Pense donc à ce que tu dis ! D'ORTISIS. Avant que de vous offenser, souffrez, Madame, qu'il vous explique sa pensée. En vous divertissant, elle vous fera sans doute connaître que le nom de barbare, avec lequel on nous désigne, n'est que l'effet d'un préjugé injuste. Un Sauvage a de la raison. Elle est la règle de toutes ses actions. Ses moeurs sont naturelles et pures. Il en est qui pourraient servir d'exemple à vos plus fameux philosophes. AMARANTE. Votre discours m'a tiré de la commune erreur. Je pense aussi que c'est un effet du préjugé. Quel peuple n'a pas le sien ? Mais qui est-ce qui fait dire à Jao que je suis fausse ? JAO. C'est l'évidence. AMARANTE. Explique-toi, je te prie. ROSINE. Mademoiselle, plutôt que de le faire parler, laissez-le taire : la vérité n'est presque jamais favorable pour nous. JAO. C'est ma divinité à moi, je ne la crains pas. Elle est l'interprète de mon âme et la règle de mes moeurs. Vous l'appréhendez, vous autres, parce que sans miséricorde, elle vous démasque. À tout ce que j'ai remarqué jusqu'à présent, vous n'êtes pas bons à vous voir dans votre naturel. DULIVAL. Voilà de l'esprit et du bon sens. Nous n'avons pas le courage mâle qu'il faut pour aimer le vrai. AMARANTE. Jao, venons à ma fausseté. JAO. Tu en vas convenir. Commençons par ces habits dans lesquels tu t'enveloppes. Ne nous dérobent-ils pas la beauté de ton corps, que la nature a fait pour être notre admiration ? C'est un vol que tu fais à notre satisfaction. AMARANTE. La pudeur l'exige. Paraître nue serait de la dernière impudence. JAO. Pure sottise. Si cela était, la prudente nature y aurait pourvu. En te vêtissant comme elle a fait aux animaux pour les garantir des périls où ils pourraient être exposés, elle eût pourvu de même au tien. Ainsi, comme tu vois, te voilà sans contredit fausse par le corps autant que par le visage. AMARANTE. Tu ne vois rien qui te le cache. JAO. Me crois-tu un imbécile et aveugle ? Çà, réponds ! Ce grand rouge qui t'illumine, ces taches noires, qui par-ci par-là y sont parsemées, ne sont-elles pas des couleurs étrangères et qui ne te sont pas naturelles ? Peut-être encore que ce beau blanc qui te rend si belle aux yeux des imbéciles n'est qu'imposture ? ROSINE. Ma fière maîtresse, n'oubliez pas que vous êtes femme. JAO. Le temps me l'apprendra. AMARANTE. Laisse dire cette folle et crois que, très sincèrement, je veux être ton amie. Cette montre paraît fixer ton attention. Je t'en fais présent. JAO, examinant la montre. Qu'est-ce que cela ? AMARANTE. Cela se nomme une montre. JAO. Une montre ? AMARANTE. Oui. JAO. Je n'entends pas ce que signifie ce nom. DULIVAL. C'est une machine faite pour nous marquer les heures. JAO. Où sont-elles ? DULIVAL. Ce sont des chiffres, ou caractères, que tu vois. JAO. Je ne vois point cela. Et à quoi servent ces heures ? DULIVAL. À partager la journée en mesures égales qui font chacune une heure. Qui dans leur totalité font le nombre de 24. Ce fait la durée de chaque journée. JAO. Que vous fait tout cela ? DULIVAL. À régler nos actions. JAO. Cela les rend-elles justes et bonnes ? DULIVAL. Non, cela nous dicte uniquement : « Je dois faire telle chose à telle heure. Il est telle heure, il faut que je m'y prépare ». JAO. Et c'est donc cet animal qui est là-dedans et qui fait du bruit qui vous le dit ? DULIVAL. Ce n'est point un animal qui est dans cette boîte. JAO. Quoi donc ? Un esprit ? DULIVAL. Encore moins. C'est un simple ressort qui lui donne ce mouvement et qui, au bout de certain temps, demeure dans l'inaction, que l'on remonte avec ceci, que l'on nomme une clef, pour le faire remarcher. JAO. [Note : Le manuscrit donne "Toutefois par pour". "par" est raturé.]Nous avons des montres plus sûres que cette breloque, ce sont nos yeux secondés du jugement, qui nous avertissent lorsqu'il est temps d'aller à la chasse et d'en revenir, pour n'être pas surpris par l'obscurité. L'estomac nous indique, par son besoin, le moment de nos repas ; la fatigue, celui du repos et du réveil. Voilà nos uniques affaires. Toutefois, pour l'amour de toi, je garde ta montre. Elle réjouira mes frères et amusera nos enfants... Il lui fait présent de quelques écorces d'arbres.Reçois en place cet ouvrage de nos compagnes. Ce sont nos tasses, nos plats et nos trésors. La nature nous les fournit dans l'écorce des arbres, enjolivés de joncs et de plumes. L'amour en dessine l'ornement à nos femmes, c'est ce qui nous les rend précieux. Prends-le donc. Car nous, chez nous, le refus est une marque de mépris qui ne se pardonne pas. AMARANTE. L'amour est donc une divinité connue dans vos bois ? D'ORTISIS. L'univers est son empire, mais nulle part aussi puissant que dans vos yeux. AMARANTE. Quoi ! Des barbares, s'exprimer avec cette galanterie... Vous riez de mon étonnement ? D'ORTISIS. Non, mais du nom que vous nous donnez. Un Sauvage étant un homme ainsi qu'un Français, pourquoi ne penserait-il pas de même ? La nature et l'amour ont partout le même langage. Tous les peuples qui vous verront rendront à vos attraits l'hommage qui leur est dû. DULIVAL. [Note : En marge on lit "Talmis" à côté de "américaine".]Faites attention, ma soeur, que vous n'avez pas fait encore la moindre politesse à cette charmante Américaine. N'en accusez, je vous prie, que la surprise où la met ce qu'elle voit et entend. AMARANTE. Soyez-en persuadée, Mademoiselle. Je vais tâcher de réparer ma faute en travaillant à mériter votre estime, comme à chercher avec soin tout ce que je croirai devoir vous amuser dans cette ville. DULIVAL. Zalié ! Je me flatte que, pendant votre séjour en cette ville, vous voudrez bien ne pas loger ailleurs que chez moi. TALMIS. Souffrez que je sois encore quelques jours en liberté. Il me faut du temps pour pouvoir prendre les façons et les airs européens. Je perdrais à être connue de Madame par la simplicité de nos moeurs. On dit que dans ce pays, notre sexe, pour s'aimer, doit peu commercer ensemble. ROSINE. C'est la rivalité d'appas qui forme ce sentiment. Sur cet article, nous n'entendons point raillerie. Cet intérêt à part, nous nous aimons beaucoup. Le vol d'un amant, comme je le crois, est chez vous encore un crime affreux. D'ailleurs, un mari et le public nous maltraitent-ils, le tocsin sonne, nous ne faisons plus qu'un corps qui prend parti vivement pour la plaignante. TALMIS. Lorsqu'un homme, chez nous, nous dit qu'il nous aime, nous le croyons, ne pensant pas que l'on puisse être raisonnable et en même temps imposteur. Ainsi, sans crainte, nous nous livrons à nos penchants. La constance est une de nos vertus. AMARANTE. Que vous êtes heureuse ! La crainte de perdre l'objet chéri n'altère pas la félicité que vous ressentez à l'aimer. Chez nous, sans cesse, nous craignons l'intérêt, la légèreté et le caprice, qui sont les bourreaux de la tendresse. TALMIS. Ce sont des monstres qui nous sont inconnus. Nous ne saurions aimer quelqu'un qui serait occupé d'un autre autre objet. J'ai fait depuis longtemps à l'amour un sacrifice de mon coeur pour quelqu'un que je n'ai cru digne. Mais hélas ! Il n'était pas né dans ces heureux climats ! À peine m'eût-il promis sa foi que le parjure courut l'offrir à une autre ! Mon souvenir lui échappe, le sien m'est toujours précieux. Son crime ne peut m'autoriser. Il est hardiment parjure, ingrat ! Je lui suis constamment fidèle. ROSINE. Comment donc, Madame, le romanesque a passé dans votre contrée ? Patience, belle Zalié, un peu d'habitude avec nous vous apprendra que le charme de la vie est la nouveauté. TALMIS. Vous ne me persuaderez pas. DULIVAL. Ponpincourt, as-tu perdu la parole ? Que diable fais-tu là, rêveur et taciturne ? TALMIS. Je ne pense pas me tromper ! Je crois avoir vu à Québec ce cavalier aimant une jeune personne qui l'attend pour lui donner sa main. ROSINE. Ce sera vainement, car il se marie ici. TALMIS. Vous m'étonnez ! Qui pourrait le rendre parjure ? ROSINE. Les charmes de la nouveauté, ceux de ma maîtresse, enfin... TALMIS. Je rends justice à leur puissance. Mais quels qu'ils soient, peuvent-ils faire manquer à l'honneur ? Madame rougirait, je crois, de partager le crime. En effet, ce serait s'en rendre complice que de le souffrir. DULIVAL. Quelle léthargie, Ponpincourt ! En vérité, cette belle personne mérite bien quelques-uns de vos regards. PONPINCOURT. Que lui importe que j'aie aimé chez elle, que je sois infidèle ou que j'aime ailleurs ? Est-ce par intérêt pour sa compatriote ? Je ne m'en cache pas, je l'ai parfaitement oubliée. D'ORTISIS. Cet oubli est offensant pour une nation dont vous aviez acquis l'estime. Elle se souviendra de votre mépris. JAO. C'est bienfait. Pourquoi aussi se lier d'amitié avec des gens sans savoir s'ils en sont dignes. Il faut se punir de sa sottise par un oubli et un parfait mépris TALMIS. Tu es trop sévère, Jao. Ne traitons pas un Français en Iroquois. L'on doit se prêter aux caractères des nations ; chacune a le sien. Ce qui est vertu chez les uns est souvent des vices chez les autres. Quelque intérêt que je prenne à Talmis, je dois avouer que Monsieur ne pouvait faire un plus [mot manquant] choix que Madame. AMARANTE. Par cet obligeant discours, vous me faites connaître, Madame, que la flatterie est de tous les pays. Si cet aveu peut consoler la personne dont vous parlez, vous pouvez l'assurer que je n'épouserai jamais son infidèle. PONPINCOURT. Quoi, malgré vos promesses... AMARANTE. Votre premier engagement, que j'ignorais, les annule. PONPINCOURT. Perfide ! DULIVAL. Finissons ce débat pour songer à amuser nos amis. J'ai fait porter des rafraichissements au jardin, où il doit y avoir des musiciens. Allons les joindre. Vous ne nous suivez pas, Ponpincourt ? PONPINCOURT. Je voudrais vous parler seul. DULIVAL. Dans un moment, je suis à vous. SCÈNE XI. PONPINCOURT, seul. [Note : Le manuscrit donne impertinent "paÿs préjugé" où pays est raturé.]Quel démon ennemi de ma félicité a pu instruire Talmis de ma nouvelle flamme ? Peut-on aller contre sa destinée ? Je l'aimai dans un pays où elle était ce qu'il y avait de plus aimable. Mon coeur formé pour l'amour s'y livra avec joie... Ses richesses, mon indigence, achevèrent son triomphe. Tout change, d'autres charmes me firent oublier ceux d'un pays où les coeurs participent au froid qui nous désole. La galanterie française me dégoûta de l'insipidité américaine. Là, tout est vrai. Jamais aucune méfiance qui puisse réveiller une tendresse endormie sur la foi d'une constance nécessaire. L'honneur, ce fier tyran de ces insulaires nourri par la candeur, n'y permet pas d'imaginer que ce n'est pas un crime que changer d'inclination. Talmis, élevée dans cet impertinent préjugé, vient réclamer ma foi. Elle va faire retentir les tribunaux de ses plaintes, une promesse donnée dans l'ivresse de la passion va armer contre moi les juges et tout son sexe. Nuls remords ne me tourmentent, mon changement est donc naturel... Après tout, ai-je plus de constance pour Amarante ? Un juste dépit m'attache à ses fers. Quels feux m'ont frappé dans ses yeux ? À l'aspect de cette aimable Américaine, que je n'ai envisagé qu'un instant, mon coeur s'est ému à sa vue. À peine suis-je sensible au procédé de Dulival... Je le vois, mon dépit renaît. Vengeons-nous d'une injustice que peut-être j'ai méritée. SCÈNE XII. Dulival, Ponpincourt. PONPINCOURT. Est-il vrai que vous ayez défendu à votre soeur de songer à m'épouser. DULIVAL. Oui. PONPINCOURT. C'est donc ainsi que vous faussez votre parole, en offensant l'amitié qui nous lie ? DULIVAL. [Note : Le manuscrit donne "fît" au lieu de "firent"][Note : Le manuscrit donne "la dissipent" au lieu de "le dissipent"]L'amitié que vous osez citer, vous la connaissez mal. Elle abhorre le changement et l'ingratitude, tout coeur qui en est capable ne fut jamais digne d'elle. Peut-on d'ailleurs désigner de ce nom respectable le commerce qui nous lie ? Le seul hasard a fait notre connaissance, comme il vous a fait débarquer dans ce port. Vous y voyez Amarante, elle vous plaît, aussitôt naissent les désirs. Vous accourez me proposer votre alliance : elle nous honorait, je l'avoue. Ma reconnaissance et le goût de ma soeur me firent vous accepter. Votre procédé me désignait des vertus, je crus qu'elles amèneraient l'amitié, dont elles sont inséparables. Il m'était même flatteur d'acquérir par là un frère estimable. Le charme a peu duré, l'arrivée de vos Sauvages le dissipe. Votre oubli pour la soeur d'Ortisis m'apprend que l'on ne doit jamais juger des hommes par leur brillant extérieur. PONPINCOURT. Depuis quand le changement en amour est-il devenu un crime ? Si c'en est un, quel mortel ne l'a pas commis ? DULIVAL. On le tolère quand il n'est pas précédé d'un engagement aussi solemnel que le vôtre et que rien ne peut éluder. PONPINCOURT. Et qui vous a chargé du soin de me le faire tenir ? DULIVAL. L'amitié. PONPINCOURT. Vous n'en eûtes jamais pour moi. DULIVAL. J'ai pour d'Ortisis celle qui nous unit par la plus parfaite estime et la conformité de sentiments. C'est vous en dire assez. d'Ortisis est un autre moi-même. Vous l'offensez en trahissant sa soeur, vous n'épouserez pas la mienne, je le lui ai promis. PONPINCOURT. Vous m'ôterez donc la vie ? DULIVAL. En épousant Talmis, rendez-vous à l'honneur. PONPINCOURT. Songez à défendre le vôtre. DULIVAL. La fureur vous aveugle ! Quoi, vous osez m'attaquer dans ma maison ? Suivez-moi ou personne ne pourra nous interrompre. PONPINCOURT. Non, c'est aux yeux de ta famille et de tout le monde que je veux me venger. Encore une fois, défends tes jours ! DULIVAL. Vous le voulez ? Il faut vous satisfaire. SCÈNE XIII. Jao, les mêmes. JAO, se mettant entre eux. Que diable faites-vous donc, vous autres ? PONPINCOURT. Laisse agir ma juste fureur. JAO. Dis ton extravagance, j'ai entendu toutes tes folies. Ton frère a raison de ne pas t'aimer. On bannit les traîtres, dans ma patrie, de toutes sociétés. La honte seule les suit dans leur exil et [ils] sont rayés pour nous du nombre des humains. Peine trop légère contre ceux qui abusent de la bonne foi des autres, sur elle est fondée la sûreté de la société humaine. PONPINCOURT. Que tu me paieras cher cet insolent propos ! JAO. Je ne te crains en rien : tu es homme et je le suis pour te faire face. Chez moi, la vaine chimère de noblesse n'est point connue, tous les hommes sont égaux ; et elle ne m'empêchera pas de t'assommer si tu m'insultes. Crois-moi, si tu as un peu de raison, répare ta faute en allant promptement essuyer les larmes de Talmis ou je la vengerai, moi, comme ma compatriote. PONPINCOURT, bas à Dulival. Laissons là cet importun, sortons. JAO, arrêtant Dulival. Il n'en sera rien. Tu serais plus insensé que lui si tu te laissais entraîner au bouillant mouvement de colère qui l'agite et que la fougue de sa passion a fait naître. Va-t'en, te dis-je, ou mes frères qui viennent et moi te ramènerons à la raison. PONPINCOURT. Je saurai bien vous trouver. DULIVAL. Je ne me cacherai pas. SCÈNE XIV. Amarante, Talmis, d'Ortisis, Dulival, Jao, Bassigny. D'ORTISIS. Du jardin, nous avons entendu un bruit pareil à celui que font des personnes qui se querellent... Qu'as-tu, Jao, tu parais fâché ? JAO. Je suis même en colère. Qui diable ne le serait pas ? Tu m'as amené dans un pays où l'on ne connaît que la folie. D'ORTISIS. De quoi est-il question ? DULIVAL. Ponpincourt, piqué de ce que j'ai rompu son mariage avec ma soeur, m'a fait mettre l'épée à la main. Jao nous a séparés. BASSIGNY. Vous a-t-il raccommodés ? DULIVAL. La chose a été trop loin pour que cela se puisse. C'est à moi à présent à le chercher. JAO. Va, tu ne penses pas bien. L'extravagance fait pitié au sage sans pouvoir l'offenser. D'ORTISIS. Bassigny ? Tâche de joindre ton maître et le remène chez lui. J'irai l'y trouver. Cette querelle me regarde seul, je dois la terminer. JAO. Tu as raison, force-le à rendre justice à ta soeur. Rosse-le-moi d'importance, sinon j'en fais mon affaire en apportant sa chevelure aux pieds de Talmis comme un trophée dû à sa gloire. BASSIGNY. Je vais tâcher de lui faire entendre raison. JAO. Lorsque nous la laissons s'égarer, elle ne nous connaît plus, elle nous fuit. AMARANTE. [Note : Le manuscrit donne erronément "Zaya" au lieu de "Zalié".]Cette réunion doit être mon ouvrage. Va lui dire que je veux lui parler. Un amant ne peut qu'être soumis aux lois de celle qu'il dit aimer. Amène-le à mon appartement, j'irai l'y joindre. Les principaux de la ville, curieux de voir nos Canadiens, m'ont fait prier de leur donner ce plaisir Je les recevrai au jardin pour être plus à l'aise. C'est une corvée que j'espère, que Zalié voudra bien avoir la complaisance d'essayer en ma considération. DULIVAL. Leur étonnement, comme leurs propos, nous donnera une comédie amusante. JAO. Cela sera réjouissant pour une nation comme la vôtre, qui s'amuse plus d'une niaiserie que des choses solides qui devraient seules l'occuper. D'ORTISIS. Lorsque cela te fatiguera, Rosine t'ira montrer les beautés de la ville. JAO. Soit, mais écoute : on m'a dit que les femmes ici étaient des enchanteresses qui n'épargnaient rien pour nous plaire, sacrifiant tout à cette gloire, et que difficilement on échappe à leur manège. Écoute, quoique cette soeur soit assez de mon goût, je t'avertis que je ne veux point l'aimer. Si j'en faisais la sottise, ce serait pour la vie, ce que je ne prétends pas, voulant au plus tôt m'en retourner dans nos forêts. Ainsi donc, point d'entreprises. Je crains en diable les tentations, elles coûtent trop à vaincre. DULIVAL. N'aie pas peur, elle est sage. JAO. Oserais-tu bien en répondre ? DULIVAL. Assurément. JAO. Que tu es présomptueux ! DULIVAL. Je suis Français. JAO. Et moi, Américain. Je ne réponds que de moi. Nous comparons le sexe au roseau qu'un faible vent fait ployer. ROSINE. Un Sauvage n'aura jamais cet honneur. AMARANTE. Voici l'heure où les visites viennent, allons nous promener au jardin en les attendant. Fin du 2e acte. À Metz, le 18 avril 1760. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. Amarante, Dulival. DULIVAL. Tandis que nos citoyens s'amusent avec nos Canadiens, j'ai désiré vous parler pour savoir de vous-même ce que vous pensez de leur chef. AMARANTE. Mon étonnement est extrême de lui trouver un esprit fin et délicat, des sentiments qui nous feraient honneur et une politesse plus noble que celle dont nous nous piquons. DULIVAL. Et son extérieur, vous n'en dites rien ? AMARANTE. Il est au parfait... Pourquoi cette question ? DULIVAL. C'est que j'ai cru m'apercevoir qu'il vous plaisait infiniment. AMARANTE. Infiniment ? L'expression est forte. On vous la passe. L'avantage du mérite et de la beauté est de plaire à tout le monde. DULIVAL. Sans doute, je ne me suis pas trompé. Convenez avec franchise, et j'en serai fort aise, notre Sauvage efface de votre âme l'impression qu'y avait faite Ponpincourt. Vous rougissez... AMARANTE. C'est de vos propos... Belle imagination ! Vous êtes fou. DULIVAL. Vous l'aimez, vous dis-je. Pourquoi le nier ? AMARANTE. Vous extravaguez. Quelle vision de penser que je pourrais aimer cet homme. Et quel homme, encore ! Un Américain n'habitant que des forêts, ne subsistant que de leur chasse et dont les femmes ne sont que les esclaves. DULIVAL. Ses forêts et ses cabanes que nous méprisons sont le seul bien de la terre où la vraie humanité habite. Les vices qui nous infectent sont des monstres qui leur sont inconnus. AMARANTE. Allez jouir de leur bonheur, on ne vous l'enviera pas, mon frère ! Mon sexe, soit dit avec franchise, n'a nul effroi de ce qu'il vous plaît nommer des vices : ils sont souvent les pères des vertus. D'ailleurs, nos coeurs sont formés pour le mal comme pour le bien. Pour le bonheur, cet arrangement est nécessaire. DULIVAL. Si je vous disais que ce Sauvage vous aime véritablement, qu'il m'a demandé votre main et que je la lui ai promise ? AMARANTE. Il m'aime ! Il vous l'a dit ? Il veut m'épouser ? Cela n'est pas... Il me voit et me parle à chaque instant, il ne m'en a rien dit. Vous vous réjouissez. DULIVAL. Il est respectueux. Ses yeux et ses soupirs doivent vous l'avoir appris. Que vous serez heureuse ! AMARANTE. Le grand bonheur, vraiment, de devenir la digne moitié d'un être étranger ? DULIVAL. Mais si cet être terrible, poli par l'amour, fixait son séjour dans notre patrie et qu'il partageât avec vous des biens considérables, joints à une naissance illustre, que diriez-vous ? AMARANTE. Cela mériterait... Mais, bon. Ce sont de belles chimères dont se repaît votre imagination. DULIVAL. Non, ce sont des vérités desquelles je vous réponds. Vous vous taisez ? Mais Rosine vient, je me retire. Examinez votre coeur, surtout ne le condamnez pas. Je vais instruire cet amant de ce que j'ai fait pour lui et l'envoyer vous confirmer ce que je viens de vous dire. Ne me chargez-vous de rien de reconnaissant de votre part ? AMARANTE. Doucement, mon frère, j'ignore encore que je lui doive de la reconnaissance. SCÈNE II. Rosine, Amarante. ROSINE. Bassigny, Madame voudrait vous parler. AMARANTE, à part. Il fixera son séjour en France. Il m'aime, il serait riche, cela est bien tentant... Mais c'est un Sauvage, ce nom m'épouvante. Il n'a toutefois rien d'effrayant, au contraire, il sait charmer. Combien de nos jeunes cavaliers du bel air se trouveraient heureux d'être aussi beaux, aussi bien faits et aussi spirituels que lui. Mais quoi ? Je pense que son amour et ses offres me flattent ! Mon coeur, je crois, s'y intéresse ! Comment donc, serais-je devenue sensible sans m'en être aperçu ? ROSINE. Madame... Bassigny... AMARANTE, à part. Non, cela ne peut être. Je ne le fus jamais que par coquetterie ou intérêt. Je sens pourtant là certaine agitation et certains mouvements qui me sont inconnus. Serait-ce des avant-coureurs de l'amour ? J'en suis effrayée ! Ô, amour ! Notre destin est-il de ne pouvoir se garantir de tes traits ? ROSINE. Madame, écoutez-moi ! AMARANTE. Ah, te voilà, Rosine ? Sais-tu où peut être mon frère et le chef des Sauvages ? ROSINE. Ils sont tous au jardin. Ponpincourt vous attend dans votre appartement. Votre frère vous prie... AMARANTE. De me rendre au jardin, n'est-ce pas ? ROSINE. Point du tout. AMARANTE. Quoi donc ? Dépêche-toi, j'ai affaire. ROSINE. C'est d'engager Ponpincourt à être sage et à souper ici. AMARANTE. Tu feras cela tout aussi bien que moi. ROSINE. Mais... AMARANTE. Laisse-moi, j'ai autre chose qui m'occupe. ROSINE. Y pensez-vous ? Comment puis-je... AMARANTE. Sans réplique, va-t'en. ROSINE. Mais, Madame... Quel pouvoir puis-je avoir sur l'esprit de ce cavalier pour l'empêcher de se battre non seulement avec Monsieur votre frère comme avec le chef des Sauvages, qui le menace ? AMARANTE. Tu as raison. Jao ne t'a-t-il point parlé de moi ? Sais-tu que mon frère dit qu'il veut m'épouser ? Tu ne me réponds rien ? ROSINE. L'étonnement m'ôte la parole. Jao, vous épouser ! Vous riez. AMARANTE. Dulival l'a juré. Dans le fond, cela n'a rien de surprenant : un coeur américain est fait comme un autre pour l'amour. Rosine, c'est le doux lien qui unit les nations ! Après tout, un Sauvage comme Jao est aussi aimable qu'un Français. ROSINE. Miséricorde ! Quoi, Madame, il se pourrait que vous puissiez préférer l'austère vertu de Jao aux grâces sémillantes de nos jeunes seigneurs français ? AMARANTE. Qui te parle de cela ? Mais après tout, où en serait le ridicule ? Le goût ne voit et ne cherche que ce qui peut le satisfaire. Le mérite est de tous les peuples. Le bruit que j'entends m'annonce que la compagnie vient ici. Je vais parler à Ponpincourt. Hâte-toi de venir me tirer de son triste entretien. SCÈNE III. Rosine, Jao. ROSINE. C'est notre Sauvage, il est seul. Que regarde-t-il avec tant d'attention ? Ce sont de grandes cartes. Qu'il est heureux de n'en pas connaître le funeste usage ! JAO. J'y rêve inutilement. Je n'y puis rien comprendre. C'est pourtant avec cela que j'ai vu là-dedans les Sauvages français faire des actions qui m'ont épouvanté. Tout en elles m'a paru insensé. D'où diable cela provient-il ? J'ai beau, comme eux, les manier en tous sens et les regarder, elles ne m'excitent ni joie, ni fureur. Serait-ce qu'elles ne pussent causer des vertiges qu'aux hommes de ce continent ? ROSINE. Sachons ce dont il s'occupe. Pourquoi quittes-tu ta compagnie ? JAO. Ah ! Je suis bien aise de te trouver. Dis-moi ce que c'est que ceci ? ROSINE. Des cartes. JAO. Mais qu'est-ce que des cartes ? ROSINE. Ce sont, comme tu vois, des morceaux de carton diversement peints, qui ont chacune leur nom et qui nous servent lorsque nous voulons nous amuser à ce que l'on nomme jeu. JAO. Qu'est-ce que le jeu ? ROSINE. On l'a inventé pour se divertir. JAO. [Note : Le manuscrit donne : "en Les jetant" ù "les" est raturé.]Tu mens, car je viens de voir là-dedans des gens qui avec ceci se fâchaient tout de bon, s'arrachant la chevelure, se mordant les doigts et frappaient du pied, en jetant à terre avec fureur ce que tu nommes cartes. ROSINE. C'est pourtant une chose inventée, d'abord, pour charmer l'ennui d'une compagnie qui, du matin jusqu'au soir, serait inoccupée, surtout avec des femmes dont la conversation ne roule que sur une toilette et les modes, ainsi que de la galanterie et des traits d'esprit de nos cavaliers du jour. JAO. Soit. Mais cela ne vient pas à l'emportement ? ROSINE. Pardonnez-moi. Ce sont les effets de l'impression que fait sur nous le gain ou la perte, selon que nous y sommes plus ou moins sensibles. Il est décidé qu'il est beau et honorable de se ruiner sans en paraître touché. On nomme ces gens-là du titre sonore d'âme noble et de beau joueur. JAO. Je ne comprends rien à ce que vous dites. ROSINE. [Note : Le manuscrit donne "qui n'en peuvent".]Par exemple, tu joues avec moi, tu me gagnes tout mon argent et tu me réduis au désespoir parce que je n'ai plus de quoi vivre. Ayant tout bazardé pour te réduire toi-même en ce triste état, tu ris toi de ma peine en empochant mon argent, tandis que dans mon désespoir, je m'en prends au ciel et à la terre, qui n'y peuvent rien, mais j'insulte la fortune de ce qu'elle t'a été favorable. Voilà la source des imprécations et des convulsions que tu as remarquées. JAO. Vous êtes des créatures abominables, qui non seulement vous réjouissez du malheur de vos frères et même qui osez le désirer. Le tigre est moins vorace que vous. ROSINE. Pourquoi ne plaint-on pas ceux qui se ruinent au jeu ? C'est parce qu'ils ne sont jamais forcés de le faire, que ce n'est simplement qu'une avidité insatiable du gain qui les met dans le cas de riches qu'ils étaient de devenir les plus pauvres des mortels. JAO. Je bénirais la bonté divine de me corriger par ses légers châtiments d'une passion si onéreuse. ROSINE. Cette passion ne se corrige jamais. Au contraire, la perte lui donne une plus forte activité. On n'a plus d'argent ? On emprunte au plus fort intérêt, l'on vend bijoux et vaisselle. Rien ne coûte, dans l'espoir de regagner plus qu'on a perdu. JAO. Je les condamne alors à perdre tout. ROSINE. C'est aussi ce qui arrive le plus souvent. Un joueur semble être une victime dévouée à la faim, à la pauvreté la plus accablante. Le jeu enfin est une frénésie à laquelle on a sacrifié souvent l'honneur et la vie. Bon, voici une joueuse des plus déterminées, Madame Lansquenet. Je gage, à son air effaré, quelle vient de perdre tout et qu'elle cherche, pour faire ressource, quelqu'un assez dupe pour lui prêter quelques pistoles. Je gage que, quoiqu'elle ne te connaisse pas, qu'elle t'en fera la proposition. JAO. Qu'elle y vienne. ROSINE. Pour mieux connaître ces gens-là, amuse-toi un moment avec elle. Tu verras quel art et quelles bassesses elle mettra en usage pour te toucher. Feins de le paraître et tu auras la comédie. JAO. Non, je ne sus jamais feindre, ni me moquer en affligeant quelqu'un. Ce sont encore de vos vices européens qui nous sont inconnus. SCÈNE IV. Madame Lansquenet, les mêmes. MADAME LANSQUENET. Ah, Rosine ! Ah, mon cher Monsieur ! Vous voyez une femme outrée, désespérée et la plus malheureuse créature qui ait jamais existé ! En deux coupe-gorges aussi affreux que l'on ait jamais vu, cela est incroyable, à carte triple, je perds les seuls 30 louis que je possédais dans le monde. Me voilà sans ressource pour rétablir mes affaires et hors d'état de donner du pain à ma famille. Si je trouve quelqu'un assez humain pour me prêter 10 louis ! JAO. Il faudrait être barbare pour vous les prêter. MADAME LANSQUENET. Que voulez-vous dire ? JAO. Que celui qui contribue aux fautes de ses frères est plus criminel qu'eux. Loin de courir soulager vos enfants, vous les porteriez au jeu bien vite. MADAME LANSQUENET. Il n'y a que lui qui puisse me remettre. JAO. Et si vous perdez encore ? MADAME LANSQUENET. Réduite à ce seul habit et sans meubles valant quelque chose, j'irais me jeter à la rivière. Ce serait ma dernière ressource. JAO. Va donc t'y jeter. Le plus tôt vaut le mieux, puisqu'il faudra que tu en viennes là tôt ou tard. MADAME LANSQUENET. [Note : Le manuscrit donne "cette triste modique somme" où titre est raturé.]Mon aimable Monsieur, vous pourriez m'éviter ce triste sort en me prêtant cette modique somme. Exigez quel intérêt vous voudrez, je me prêterai à tout ce que vous pourrez désirer. Ma reconnaissance sera sans bornes. Vous me porterez bonheur. Oui, en rentrant, je vais gagner de quoi vous rembourser. Le malheur n'est pas toujours constant. ROSINE. Sur d'aussi bons fonds, tu peux sans risque satisfaire Madame... JAO. J'aurais pu non les lui prêter, mais les lui donner, si c'eût été pour un meilleur usage. J'en ai qui me sont inutiles, que d'Ortisis m'a donnés. Ses enfants me font pitié, ils sont les tristes victimes de la folie de leur mère. MADAME LANSQUENET. Elles auraient grand besoin de secours, mais le ciel y pourvoira. ROSINE. J'admire votre bon naturel ! N'ayant pas de quoi retourner jouer, cela vous touche plus que leur besoin. Vous aviez 30 louis il y a un instant et vous avez craint d'en sacrifier un pour leur substance. MADAME LANSQUENET. J'ai vu souvent que, faute d'un écu, l'on manquait sa fortune. ROSINE. Et quel âge ont ces malheureux ? MADAME LANSQUENET. Ce sont deux filles de douze à treize ans, gentilles comme des anges. Elles vous charmeraient par leur esprit et leurs grâces. Si le jeu ne me prenait tout mon temps, je leur donnerais une éducation admirable. Elles ont du talent, sont adroites pour l'ouvrage, elles chantent et dansent naturellement. Il ne leur manque que des maîtres pour les perfectionner. Ces pauvres innocentes ne peuvent-elles vous toucher ? Serait-il possible que vous, que l'on dit si charitable, vous cessiez de l'être pour elles ? JAO. Non, je veux les secourir, je m'en fais un devoir. ROSINE. Prends garde à ce que tu feras ! JAO. Ne t'inquiète pas. ROSINE, à part. Quel est son dessein ? JAO. Non seulement je veux te donner, à pur don, les 10 louis que tu me demandes, mais encore 10 autres si tu consens à la proposition que je vais te faire. MADAME LANSQUENET. Eh oui, mon cher Monsieur, je consens à tout. Parlez. JAO. [Note : Voir Sagard, sur le Huron qui a perdu ses enfants au jeu.]Que pour cette somme, vous me donniez vos enfants en propriété ? MADAME LANSQUENET. Et j'aurai les 20 louis avant de vous quitter ? Avant que la partie finisse ? JAO. Oui, dès que vous aurez remis vos enfants dans les mains de Rosine. MADAME LANSQUENET. Ma chère fille ! Cours, vole, amène-les. Mon libérateur, mon sauveur, elles sont à vous ! ROSINE. Donnez-vous cette peine vous-même, j'ignore votre demeure. MADAME LANSQUENET. J'y vole, attendez-moi ! Le temps presse, les joueurs sont échauffés, l'argent roule à longs flots sur la table. Il ne faut qu'un coup pour me remettre en grâce avec la fortune. SCÈNE V. Rosine, Jao. ROSINE. Quel est donc ton dessein ? JAO. Découvrir cette femme de son infamie en sauvant deux innocentes créatures du sort dont elles sont menacées. ROSINE. Comment feras-tu ? JAO. Je les emmènerai dans mon pays, elles y seront heureuses. Elles ne connaîtront pas les vices, ni les besoins qui vous accablent. Place-les en quelque lieu sûr jusqu'à mon départ, je te donnerai tout l'argent que j'ai pour leur entretien. Que le grand  soit loué de sa bonté infinie de m'avoir procuré, dans ce pays pervers, l'occasion de lui plaire par ce bienfait ! SCÈNE VI. ROSINE, seule. Que je suis étonnée ! Qui ne serait pas dans l'admiration ? Un Sauvage éclairé par les lumières naturelles, capable d'un pareil héroïsme ! Fiers Européens qui vous croyez des êtres parfaits, rougissez de cet exemple, vos coeurs ne sont pas de cette trempe. Êtes-vous vertueux par l'unique plaisir de l'être ? SCÈNE VII. Amarante, Ponpincourt, Rosine. ROSINE. Ah, Madame ! Ah, Monsieur ! Apprenez une action admirable de votre Jao, qui le met au-dessus de tous les sages. AMARANTE. Comme toi, nous l'admirons. ROSINE. De quoi ? Je ne vous ai encore rien dit. AMARANTE. Nous avons tout entendu de la chambre voisine. Voyons si cette femme aura l'âme assez noire pour livrer sa famille. ROSINE. Croyez, Madame, que rien n'est sacré pour les joueurs de profession, lorsqu'il s'agit de satisfaire leur passion. Mais à ce que je puis voir, vous avez ramené Monsieur à la raison ? AMARANTE. Oui, grâce à l'infidélité qu'il me fait. ROSINE. Il vous serait infidèle ? AMARANTE. Oui, pour la soeur de Jao. ROSINE. À ce que je puis voir, les hommes aujourd'hui sont aussi légers que nous. La frivolité les captive autant que le mérite. AMARANTE. Dis beaucoup plus, tu parleras juste. ROSINE. Avec franchise, il vous a avoué son changement ? PONPINCOURT. Non, Rosine, ta maîtresse m'a surpris écrivant une déclaration de mes feux à cette charmante Canadienne. ROSINE. Que dites-vous à cela, Madame ? AMARANTE. Qu'il suit son caractère et que j'en suis ravie, l'estimant assez pour désirer de le voir heureux. Il n'aurait pu l'être avec moi s'il eût exigé de l'amour. Tu sais que je n'en suis point capable. ROSINE. D'accord, jusqu'à ce jour, vous ayant toujours regardée comme une de ces femmes que l'on dispense d'être tendre, leur suffisant d'être aimable, donnant tout à l'extérieur, ne se soupçonnant pas d'avoir un coeur. Des airs, des caprices, du jargon, des fantaisies et des goûts singuliers et bizarres, voilà à peu près votre portrait. AMARANTE. Je te suis obligée. Si ton tableau ne me ressemble pas, il l'est du moins de bien des femmes que je connais. Que fait-on là-dedans ? ROSINE. Je pense qu'on y joue. AMARANTE. [Note : Le manuscrit donne Araminte en entête de réplique. La même erreur se répétant dans les pages qui suivent, nous corrigeons.]Toujours du jeu ! Quel usage... Il est honteux que l'esprit et le sentiment ne puissent plus être admis en compagnie ! Ponpincourt, allez entretenir le nouvel objet de vos feux. Ne connaissant rien du jeu, elle doit s'ennuyer. PONPINCOURT. Je vous y suivrai, Madame. AMARANTE. Laissez-moi, j'ai à parler à Rosine. SCÈNE VIII. Amarante, Rosine. AMARANTE. Que dis-tu du changement de Ponpincourt ? ROSINE. [Note : Le manuscrit donne "est impardonnable".]Qu'il est de ces gens qui ressemblent à la girouette, qui ne peuvent se fixer. Je vous admire ! Vous l'envoyez sans chagrin aux pieds de votre rivale ! L'action est grande et méritoire. Pour moi, je n'en serais pas capable ; je jurerais, pesterais et le battrais même au besoin. Les triomphes d'un autre sur nous sont impardonnables. AMARANTE. Fi donc, Rosine ! L'humeur, le reproche et la fierté flattent trop un amant, que sa légèreté rend méprisable. ROSINE. Vous avez raison. Une pareille conduite dénote un homme vain et audacieux qui ose s'arroger des droits sur nous, dont témérairement il abuse. Au fond, je vous sais gré de n'être pas touchée de sa perte. AMARANTE. Nullement, je t'assure. N'en parlons plus. Revenons à la proposition de mon frère. ROSINE. À laquelle, Madame ? AMARANTE. D'épouser Jao. L'idée m'en réjouit. ROSINE. Prenez-y garde, Madame. Ne serait-ce pas plutôt la chose qui vous plairait ? Presque toujours, pour s'introduire dans notre âme, l'amour se cache du voile de l'extraordinaire. AMARANTE. Je t'avoue que rien ne le serait plus. Mais Dulival se divertit à mes dépens. Il m'a cru assez simple pour donner dans cette plaisanterie. Peut-on imaginer qu'un Sauvage peut se résoudre à quitter sa patrie, où il règne sur sa nation, pour s'établir dans un pays où il deviendrait le dernier des habitants, sans bien et sans ressource ? ROSINE. Il vous a dit, ce me semble, qu'il vous en donnerait beaucoup. Si cela est vrai, cela est bien tentant. De plus, Madame, sa figure et ses façons n'ont rien de sauvage. Quelquefois même, il lui échappe des traits d'esprit et de politesse qui feraient honneur au Français le plus policé. AMARANTE. Tu le trouves donc aimable, Rosine ? ROSINE. Plus que beaucoup de nos compatriotes, que nous décorons de cette qualité et dont tout le mérite consiste dans une figure plus poupine que mâle, ayant l'esprit volatile qui n'a pas plus de solidité que leur sentiment erroné. Ponpincourt revient. Qu'il a l'air rêveur et chagrin. Se repentirait-il de son nouveau choix ? Il serait plaisant qu'il revînt dans nos fers. Son valet le joint : amusons-nous de les écouter. AMARANTE. Tu peux le faire si tu veux. Pour moi, j'aime beaucoup mieux aller observer Jao et découvrir, si je puis, sur quel fondement mon frère a pu me parler de cette union. ROSINE. Oh, oh ! Ceci me paraît furieusement ressembler à la naissance d'une passion. Un Sauvage aurait-il pu fixer le coeur d'une coquette ? Pourquoi non ? La singularité dans une affaire de coeur est un charme de plus. SCÈNE IX. Rosine, Ponpincourt, Bassigny. PONPINCOURT. Un mot, Rosine ? ROSINE. Excusez-moi, Monsieur, mais une affaire pressée m'appelle là-dedans. PONPINCOURT. Un instant. Dis-moi, la soeur de Jao est-elle effectivement sa soeur ? ROSINE. Sans doute. Pourquoi cette question ? PONPINCOURT. Je ne puis revenir de mon étonnement. Elle ressemble si parfaitement à Talmis que l'on pourrait s'y méprendre. Si c'était elle ? BASSIGNY. Si contre votre attente, ce l'était, qu'est-ce que cela vous ferait, ne pensant plus à elle ? PONPINCOURT. C'est que je pense que je l'aimerais de nouveau, puisqu'à coup sûr j'aime celle qui lui ressemble. ROSINE. Je le voudrais et que, pour vous punir, elle en aimât un autre. C'est ainsi que l'on doit se venger de la perfidie. PONPINCOURT. Ma chère Rosine ! Pour mieux m'en éclaircir, car enfin, je soupconne que c'est Talmis, ne pourrais-tu pas l'amener ici ? ROSINE. J'y ferai mon possible. Croyez-moi plutôt, retournez là-dedans. Cet examen peut s'y faire tout aussi bien qu'ici. D'autant plus que j'aperçois notre joueuse et ses enfants. Je dois les recevoir. Envoyez-moi Jao. Mais le voici... SCÈNE X. Jao, Madame Lansquenet, Babet, Suzon, Rosine. MADAME LANSQUENET. Rosine, voilà mes enfants, qui maintenant sont les vôtres. Çà, Seigneur Jao, donnez-moi la somme convenue. JAO. Cela est juste, la voilà. Monstre qui fait horreur à l'humanité et qui, pour satisfaire ses indignes passions, vend son sang, oublie le caractère sacré de mère. Les bêtes féroces qui habitent nos forêts le sont moins. Ils aiment leurs petits et sacrifient leur vie pour sauver la leur. Tel est le pélican, qui par tendresse pour sa famille, en se donnant la mort, les nourrit de ses propres entrailles. Fuis de devant moi. Dans l'horreur que tu m'inspires, je ne sais quelle puissance retient mon bras et m'empêche de t'envoyer en l'autre monde y recevoir la juste punition due à tes crimes. MADAME LANSQUENET. La partie n'est pas finie, adieu ! Le temps est précieux, je ne le veux pas perdre ! SCÈNE XI. Rosine, Babet, Suzon, Jao. ROSINE. Vous êtes en courroux avec justice. JAO. Oui, j'y suis, de honte de respirer dans un climat où l'on peut ainsi outrager la nature. Ô, ma chère patrie ! Vous ne rougissez pas des crimes de l'Europe ! J'irai bientôt jouir de votre innocence et de votre candeur. C'est partager le vice que de vivre avec les ennemis de la vertu. Vous pleurez, mes enfants ! Gardez-vous bien que vos larmes ne coulent pour cette femme. ROSINE. C'est leur mère. JAO. Elle vient d'en perdre le titre respectable, vous ne lui devez plus rien. BABET. Aussi n'est-ce pas elle que nous pleurons. ROSINE. Quel autre sujet vous met en larmes ? BABET. La perte de notre liberté. JAO. Cela est raisonnable. De tous les biens, c'est le plus précieux. Mais qui vous a dit que l'on veut vous la ravir ? BABET. [Note : Le manuscrit donne "réfection" au lieu de "réflexion". ]Celle qui dit nous avoir vendue à un[e] espèce d'animal, qui tient pourtant quelque chose de l'homme, et que pour notre malheur un vaisseau a amené ici d'un autre monde. Cet animal, comme on nous l'a dépeint, est si semblable à nous que, dès que nous vous avons vu, l'envie de rire nous a pris. Mais la réflexion nous a fait pleurer. JAO. Ce prétendu animal à qui vous croyez être vendues, c'est moi. On vous trompe, mes chères enfants. Vous êtes toujours libres. La liberté m'est aussi précieuse qu'à vous. C'est un bien que nul être ne peut ôter à son semblable. C'est à l'humanité et à la pitié que l'on vous confie. Je ne prétends que changer votre sort en vous demandant à votre mère, voulant pourvoir à vos besoins et vous tirer des bras de la misère. SUZON. C'est nous arracher du sein de l'opulence et du plaisir. ROSINE. Oui, en étant sans pain. SUZON. [Note : Le manuscrit donne, ici et jusqu'à la fin de la pièce, Suzette en entête de réplique. Nous corrigeons partout.]Elle vous l'a dit ? ROSINE. [Note : Le manuscrit donne "jours; a telle dit" où "a telle dit" est raturé.]Oui, depuis deux jours . BABET. Si elle le croit, elle a tort. Mais elle voulait de l'argent, elle est satisfaite. SUZON. Quand elle est venue nous chercher, elle nous a trouvé à table avec bonne chère et deux cavaliers de nos bons amis. Nous nous divertissions au mieux. ROSINE. Vous m'étonnez. Où aviez-vous eu de l'argent ? BABET. Les cavaliers en ont toujours au service des filles. ROSINE. Oui, mais des filles bien nées et sages ne doivent pas l'accepter. BABET. Aussi n'ont-ils osé nous en offrir. Ils auraient été joliment reçus. ROSINE. Comment faisiez-vous donc ? SUZON. Nous leur permettions de faire exactement apporter tous les jours leur dîner et leur souper au logis. BABET. Tu oublies aussi, ma soeur, le déjeuner et la collation. Oh, ce sont deux petits monsieurs d'une galanterie parfaite ! ROSINE. Assurément, mais sans vous offenser, peut-on vous demander ce que vous faisiez dans les intervales des repas ? Car enfin, on ne mange pas toujours. SUZON. À coup sûr. Le matin, notre toilette ; l'après-dîner, la conversation, des jeux amusants, de la musique. Après la collation, la promenade dans les jardins publics, souvent au spectacle, pour nous y former. Après souper, nous nous amusions à disserter sur les différents ridicules que nous avions remarqués. ROSINE. Bon, à votre âge, discerner le ridicule ? Cela ne se peut ! Dites-nous ce que vous entendez par là. BABET. Tout ce qui choque la raison et n'est pas naturel. JAO. La réplique est juste, je le crois. Mais comme je suis un ignorant, faites-moi le plaisir de m'apprendre ce que c'est que vous nommez ridicules. BABET. Le voici. Une femme, par exemple, qui a passé trente ans et qui, pour faire accroire qu'elle n'en a que vingt, emprunte tous les matins à sa toilette un visage convenable aux années qu'elle veut avoir en public, lui masquant avec soin les désordres dont le temps, les veilles et débauches ont enlaidi sa première figure. Une jeune personne qui, pour plaire à un homme qu'elle veut épouser, met son caractère à la torture pour lui paraître douce, caressante et complaisante, le ménageant d'un esprit égal. Le marché est-il conclu ? Elle redevient dans son esprit naturel, orgueilleuse dépensière, colère capricieuse, sans égards ni ménagements pour sa dupe. Et ces jeunes abbés qui, sans respecter l'état dont l'intérêt et la fénéantise les ont décorés, abandonnent leurs fonctions pour se rendre exactement aux toilettes et aux petits soupers des coquettes les plus connues. Héros chéris du scandale, séducteurs habiles, l'effroi des mères et des maris que, par respect pour leur rabat, je ne nomme pas de jolis scélérats. ROSINE. Tudieu ! Rusée petite commère ! Qui vous en a tant appris ? BABET. [Note : Le manuscrit donne "sang commun", homonyme au XVIIIe siècle.]Le sens commun . JAO. [Note : Le manuscrit donne "cache crainte".]Écoutez-le toujours, il vous apprendra que le premier devoir est d'aimer ses frères et non les haïr en les déchirant, comme vous faites, par des vérités peut-être, mais cruelles, qu'un bon coeur cache [par] crainte de faire tort à la réputation et à l'honneur. ROSINE. Et vous, petite éveillée ? Étudiez-vous aussi le prochain par la calomnie ? SUZON. Non, j'en laisse le soin à Babet. N'ayant pas de bien et sachant que l'on ne peut vivre sans en avoir, il faut donc faire quelque chose. Ainsi, consultant mon goût et mes talents, je me suis engagée pour le théâtre, aux petits comédiens, qui nous régalent tous les jours. Ainsi, je laisse babiller ma soeur pour me perfectionner à la déclamation où, sans trop me flatter, je suis un petit prodige. ROSINE. Bon, vous ferez une excellente comédienne, car vous en avez déjà l'amour-propre. JAO. Mais qu'est-ce qu'un comédien, un théâtre et une déclamation ? SUZON. Quoi, vous ne connaissez pas cela ? Mais vous ne savez donc rien ? JAO. Je vous l'ai déjà dit. SUZON. Eh bien, je vais vous en instruire. JAO. Vous me ferez plaisir si cela est raisonnable. SUZON. Oh, très raisonnable, c'est moi qui vous le dis ! Écoutez, ce que je vais nommer théâtre, c'est un endroit vaste et superbement orné où s'assemble le public, où une troupe de personnes de tout sexe et que l'on appelle comédiens tiennent une école de vertu, en y représentant les grandes actions ou les malheurs des héros, comme la mort de César ou de Pompée et de plusieurs autres, vous menant à l'admiration, à la pitié ou à l'horreur des crimes, suivant le tableau qu'on représente, vous faisant verser des larmes pour la vertu persécutée, vous donnant la satisfaction de voir le crime puni et abhoré. Cela s'appelle des tragédies, qui ne parlent que le langage des dieux. La comédie, en vous divertissant, songe à vous faire rire des ridicules, des caractères et des folies humaines, tâchant de les corriger par une morale saine et épurée que les moeurs dictent pour combattre ces vices. JAO. Voyons un peu le langage des dieux. Parlent-ils autrement que nous ? SUZON. En doutez-vous ? Il serait beau, vraiment, qu'ils se servissent pour s'exprimer d'un langage simple et naturel ! Non, ils gardent la gravité due à leur essence. Écoutez-moi :Ciel ! Quel transport de vengeance et de haineSuccède à l'amour qui régnait dans mon coeur.Mon ingrat va périr et sa mort est certaine.Peut-être en ce moment une main inhumaine...Je tremble... Je frémis d'horreur... L'ingrat que vous percez cause encor ma langueur !Mais il vit pour une autre ! Une pitié soudaineDoit-elle s'opposer à mon dépit vengeur ?Ministres qui servez le courroux qui m'entraîne,Frappez ! et qu'en mourant, cet infidèle apprenne [Note : Collage tiré du Carnaval de Venise (III, 1), d'André Campra et Jean-François Régnard (1699)]Que je l'immole à ma juste fureur ! Eh bien ! Êtes-vous ravi, extasié ? JAO. Vous êtes folle, je crois. Ce n'est là ni parler, ni chanter. ROSINE. Cela tient assez de l'un et de l'autre. JAO. Cela ne ressemble à rien. Si les dieux s'exprimaient, ils le feraient aussi simplement que nous, sans cadencer leurs mots ni faire chevroter leurs voix. Je veux la pure nature toute simple, car tout ce qui s'en éloigne ne vaut rien. Fais de ces enfants tout ce que tu voudras, hors de les rendre à leur marâtre. ROSINE. Si tu m'en crois, nous les abandonnerons à leurs talents. L'on doit rendre compte au public de l'usage qu'on en fait. La nature ne les donne pas pour les tenir ensevelis, c'est pour embellir la société. De l'argent que tu m'as remis pour elles, j'aurai soin de leur ajustement et de leur nourriture, ainsi que des frais de voyage pour joindre la troupe où elles sont engagées. SUZON, l'embrassant. Que nous sommes obligées. À sa soeur, l'embrassant.Partons, cher Théramène,Et quittons sans regret le séjour de Trézène,[Note : Collage adapté de Phèdre (I, 1) de Jean Racine.]Où j'ai trop à rougir de notre oisiveté. SCÈNE XII. Rosine, Jao. ROSINE. Tu rêves. JAO. Oui. Je vous plains et moi aussi. ROSINE. Comment ? JAO. De voir que le ciel vous méprise au point de vous abandonner à tous les défauts, sans vous donner une raison assez forte pour vous en corriger. Et moi, en me faisant passer dans un climat qui, éclairant mon heureuse ignorance, m'apprend qu'il est des ridicules qui rendent l'humanité méprisable. En fait, je retourne en Amérique. Heureuse contrée ! Où l'on respire un air serein et pur, et où la pudeur et l'innocence règnent avec la vérité ! Pendant que je suis encore libre, je vais voir si le canot qui m'a amené est au port. Adieu, Rosine, si tu pouvais connaître le bonheur de la liberté, tu partirais avec moi. SCÈNE XIII. Talmis, Ponpincourt. PONPINCOURT. Vainement, vous me fuyez, adorable Talmis. Quand mes yeux vous reconnaissaient, mon coeur sentait renaître mon amour pour vous. Il vous jura dans l'instant un amour éternel. TALMIS. Ton coeur, perfide ! Il ne fut jamais qu'un imposteur. Tu m'as trompée, tu trompais Amarante. Pour de l'amour, tu n'en connus jamais que le nom. PONPINCOURT. De ses feux les plus ardents, il me fit brûler pour vous en Amérique. TALMIS. En Europe, ingrat, il s'éteignit. Tu osas en allumer d'autres en promettant une foi que tu m'avais engagée. PONPINCOURT. Il est vrai qu'éloigné de vos appas, ceux d'un autre me charmèrent. Ce furent mes yeux, non mon coeur, qui me rendirent coupable. L'amour vous vengea. Je ne pus être aimé, l'intérêt seul parlait en ma faveur. Vous vous êtes offerte de nouveau à mes regards, le charme a disparu, j'ai repris des fers que je n'eus pas dû quitter et que j'espère désormais ne rompre de ma vie. TALMIS. [Note : Le manuscrit donne "que l'on".]Quiconque a osé une fois fausser sa promesse n'est plus digne qu'on le croie. Le mensonge substitue le mépris et l'honneur. PONPINCOURT. Je vous suis donc un objet d'horreur ? TALMIS. [Note : Le manuscrit donne "Dolinville dulival" où "Dolinville" est raturé.]Cela devrait être si j'écoutais ma gloire et si mon faible coeur, trop prévenu d'un mérite que tu n'eus jamais, eût pu éteindre ma funeste flamme. Sans elle, ingrat, serais-je venue sur ces bords où régnait ton inconstance, réclamant ta foi et ta tendresse ? Mais enfin, je suis vengée. Mon frère, en épousant Amarante, va te faire sentir les maux que donne une passion à qui l'on ôte tout espoir. Ce n'est pas assez pour faire tarir la source des honteuses larmes que j'ai données à ta perte. Viens à l'autel me voir épouser Dulival. PONPINCOURT. Ah, Madame, arrêtez ! Arrachez-moi la vie ou rendez-moi ce coeur sans qui elle m'est odieuse et que ce fer va terminer à vos pieds. TALMIS. Si sur vous ma prière eut jamais quelque emprise, épargnez-vous la honte d'un sacrifice insensé ! Vivez ! PONPINCOURT. Le puis-je, accablé de votre haine ? TALMIS. [Note : Citation du Cid de Pierre Corneille : "Va, je ne te hais point" vers 937, édition 1637. "Je ne vous hais point" est aussi dans Lisimène (v.148) et Porus (v.177) de Claude Boyer.]Je ne vous hais point . PONPINCOURT. Ce n'est pas assez, rendez-moi votre tendresse. TALMIS. À l'exemple de la vôtre, elle a dû s'éteindre PONPINCOURT. Cruelle ! Vous vous donnez à un autre ! TALMIS. [Note : Le manuscrit donne "Dolinville Dulival" où "Doinville" est raturé.]Un esclave que l'on affranchit est maître de son sort. Vous m'avez rendu ma liberté, je l'engage à Dulival. PONPINCOURT. Cela n'est pas encore, tremble des effets de ma juste fureur. SCÈNE XIV. TALMIS, seule. Ponpincourt, arrêtez... Ciel, que va-t-il faire ! Malheureuse ! Dans quel péril précipites-tu un amant que tu adores ? Pour vouloir connaître si, en effet, il me rendait son coeur, ai-je pu feindre un hymen dont il n'est nullement question ? Justes dieux qui, abhorant l'artifice, en punissez jusqu'à l'apparence, ne faites tomber sur moi que les traits de votre colère ! SCÈNE XV. Talmis, d'Ortisis. TALMIS. Ah, mon frère ! S'il en est temps encore, volez à Ponpincourt et à Dulival... À peine je respire... D'ORTISIS. Que dites-vous ? De Dulival, de Ponpincourt. Quel est le trouble où je vous vois ? Qu'avons-nous à craindre ? TALMIS. Ne perdez pas un instant, vous saurez mon imprudence... Allez, prévenez le plus grand des malheurs. SCÈNE XVI. Rosine, les mêmes. TALMIS. Rosine, que nous annonce cette tristesse ? ROSINE. En revenant du port, où j'étais allée pour empêcher Jao de se rembarquer, nous rencontrons Ponpincourt, l'air effaré, la fureur animant ses regards et cherchant Dulival. Je veux l'arrêter. « Laisse-moi, dit-il, sacrifier à l'amour un odieux rival. Il épouse Talmis... » Il l'aperçoit, il m'échappe et le joint. Jao et Bassigny volent à eux, et moi j'accours vous avertir de cet accident. Allez-y, Monsieur, mettre obstacle à leur combat. TALMIS. Pardonne, Ponpincourt. Ma mort va te venger d'une amante imprudente. Elle te fera connaître à quel point tu m'es cher. C'en est fait, je succombe à ma douleur ! ROSINE. Ah, Monsieur, elle expire ! D'ORTISIS. Prends soin de sa vie, je vais en courant au port t'envoyer du secours. SCÈNE XVII. Bassigny, les mêmes. BASSIGNY. Épargnez-vous ce soin. TALMIS. Ciel, il est mort ! J'en suis cause et je vis ? SCÈNE XVIII. Dulival, les mêmes. DULIVAL. Non, Madame, il vit pour vous adorer. Parais, cher ami ! Venez à ses genoux mériter, par un sincère retour, la grâce de votre infidélité. SCÈNE DERNIÈRE. Ponpincourt, Amarante et les mêmes. PONPINCOURT. Frappé de l'effroi de votre perte, mon amour désespéré, ne cherchant que le trépas, crut devoir répandre le sang d'un rival, N'ayant plus rien à ménager, je cherche maintenant à vous prouver le repentir de mes fautes par celui de mon transport et de [ma] reconnaissance TALMIS. Levez-vous, cher amant. Connaissez la force de mon amour par l'état où je suis réduite dans la crainte de vous perdre. Par mon innocent artifice, je vous aurais perdu, mais soyez sûre que je vous aurais suivi de près dans l'autre monde. JAO. Mes amis, voulez-vous écouter les conseils d'un homme à qui vous faites l'injustice de le regarder comme un être irraisonnable, quoiqu'il soit plus sensé, plus sage et plus humain que pas un de vous ? Laissez là de vains éclaircissements et terminez par deux bons mariages toutes vos folies. DULIVAL. Ma soeur, qu'en dites-vous ? JAO. [Note : Le manuscrit donne "me trompai-je ?" qui est homophone.]Qui ne dit mot consent. Je lis dans ses yeux la satisfaction de son coeur. Me trompé-je ? AMARANTE. Je ne puis en disconvenir JAO. Çà, votre main ; Ortisis, la vôtre. Que l'amour vous rende heureux à jamais. Vous autres, approchez. Liez-vous aussi d'un noeud éternel et vous jurez d'être toujours fidèles. Souffrez maintenant que, par un prompt retour dans mes forêts, je répare l'extravagance que j'ai faite en vous suivant dans un climat où les vices règnent et où le bon sens est inconnu. Je vais au sein de la pure innocence faire rire mes frères des ridicules moeurs que vous observez. D'ORTISIS. Suivons son avis, la sagesse a parlé par sa bouche. Après avoir terminé cette double alliance, allons vivre avec lui dans cette heureuse contrée où l'innocence et la vertu ont fixé le vrai bonheur. Fin de la pièce. ==================================================