******************************************************** DC.Title = LA CRITIQUE DE LA TRAGÉDIE DE CHARLES IX, COMÉDIE. DC.Author = PALISSOT DE MONTENOY, Charles DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:49. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/PALISSOT_CRITIQUETRAGEDIECHARLESIX.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA CRITIQUE DE LA TRAGÉDIE CHARLES IX DE CHÉNIER COMÉDIE. Prix 12 sous. M. DCC. XC. DE l'IMPRIMERIE DE P. FR. DIDOT LE JEUNE. AVIS DE L'ÉDITEUR. Aucune pièce n'a fait plus de bruit que la Tragédie de Charles IX ; elle est enfin imprimée ; le moment est venu de faire justice. PERSONNAGES LA VIDAME DE GRANSON, bégueule titrée. LA BARONNE DE FLORVILLE, bégueule titrée. LA VICOMTESSE DE LILLE-BELLE, bégueule titrée. LA MARQUISE D'ORVIGNY, femme sensée. LE CHEVALIER DE BELFORT. DORIMON, homme de lettres, instruit. L'ABBÉ HYDROPHOBE, journaliste. UNE SUIVANTE. UN VALET DE CHAMBRE. La scène est à Paris, chez la Vidame de Granson. LA CRITIQUE DE LA TRAGÉDIE DE CHARLES IX SCÈNE REMIÈRE. La Vidame, La Baronne, La Vicomtesse, Une Suivante, qui se tient à portée de servir autour d'une table de thé. LA VIDAME. Le Journal de Paris est-il arrivé ? LA SUIVANTE. Non, Madame ; vous savez qu'il n'arrive plus de si bonne-heure. LA BARONNE. Ce Journal a un incroyable succès. LA VICOMTESSE. Il est devenu un besoin d'habitude. LA VIDAME. Voyez, Mademoiselle Julie, s'il ne serait pas chez le suisse. C'est un bel esprit que mon suisse ! Ne s'avise-t-il pas quelque fois d'assembler mes gens dans sa loge, pour leur faire la lecture du Journal, au lieu de la l'apporter ? LA BARONNE. Cette curiosité tient aux circonstances. Aujourd'hui tout le monde veut lire, et la manie du raisonnement a pénétré jusques dans les antichambres. LA VIDAME. La Journal de Paris est peu dangereux ; il n'est pas sorti de sa prudente réserve ; et d'ailleurs il paraît fidèle aux bons principes ; ce qui m'en plaît, c'est qu'il n'a jamais pris de ton avec la public, et que, si j'ose dire, il se tient à une respectueuse distance de ses lecteurs. LA VICOMTESSE. On aime à voir des gens qui aient le bon esprit de se tenir à leur place. LA BARONNE. Je suis fâchée seulement que ces messieurs s'accoutument depuis quelque temps à négliger un peu trop les objets d'utilité ; leur article des fourrages, par exemple, qui était un des éléments primitifs de leur institution : j'aimerais mieux qu'ils y revinssent, que de s'étendre inhumainement, comme ils le font, sur les décrets de l'Assemblée nationale. LA VIDAME. Eh ! Ne voyez vous pas que c'est un service qu'ils rendent à la bonne cause, et qu'ils n'en parlent avec cette prolixité que pour en dégoûter le public ? Ils sont plus fins que vous ne le pensez, Madame. LA VICOMTESSE. Je crois, en honneur, que vous les avez devinés, madame... Mais, voici le Journal qu'on apporte. Je ne m'étonne pas s'il se faisait attendre ; le paquet me paraît énorme. LA VIDAME. Ce sont des suppléments dont je les dispenserais volontiers, et qui ne roulent que sur des prétendues offrandes patriotiques, qui vous sont, je crois, très indifférentes. LA BARONNE. En effet, que nous importe une liste de noms qui ne sont de la connaissance de personnes ? LA VIDAME. Vous n'y pensez pas, Madame ; il n'y a presque plus des gens titrés qui donnent. LA VICOMTESSE. Oui ; mais, comme ils s'en sont avisés un peu tard, le public est assez ingrat, assez malin pour dire qu'ils ne donnent pas, mais qu'ils restituent. LA VIDAME. À propos, c'est aujourd'hui le jour de ma loge : voyons un peu l'article Spectacles. LA BARONNE, lisant. Théâtre de la Nation... N'êtes vous pas un peu choquée de ce nouveau titre ? LA VIDAME. Eh ! Qui ne le serait pas ? Tout devient, autour de nous, d'une monotonie affreuse. Milice nationale, garde nationale, cocarde nationale ! Vous verrez qu'on finira par nous donner des marionnettes nationales ? Mais, continuez ; que nous annonce, pour aujourd'hui, l'auguste théâtre. LA BARONNE. Faut-il demander ? Charles IX ? LA VIDAME. Quoi ! Toujours ce misérable Charles IX. On n'y tiendra pas ; c'est une véritable conspiration. LA BARONNE. Je me flatte que vous n'avez pas vu cette indigne pièce. LA VIDAME. Oh ! Vous pouvez être bien sûre que non. LA VICOMTESSE. Et vous lui tiendrez rigueur jusqu'à la fin ? LA VIDAME. J'ai fait serment de ne la voir, ni de la lire. LA VICOMTESSE. Eh bien ! Je vais en subir l'humiliation. Je n'ai pu me défendre d'un mouvement de curiosité, d'autant plus vif, que mon mari m'avait donné une espèce d'ordre de n'y point y aller. LA VIDAME. Quoi ! Vous avez pu consentir à vous encanailler, au point de grossir la foule du peuple qui se précipite à cette pièce ? LA VICOMTESSE. [Note : Tocsin : Bruit d'une cloche qu'on tinte à coups pressés et redoublés, pour donner l'alarme. [L]]Je m'en accuse : mais vous devez bien penser que j'avais pris toutes les précautions de décence pour ne pas me compromettre. Je me suis tenue à couvert sous les rideaux de ma loge, ce qui m'a dispensée de m'évanouir au tocsin. SCÈNE II. Les précédentes, un Laquais. LE LAQUAIS, annonçant. La Marquise d'Orvigny et le Chevalier de Belfort. LA VIDAME. La Marquise ? Eh ! Mon Dieu, de quoi s'avise-t-elle ? Je ne l'ai point vue depuis la Révolution. Savez vous qu'elle a déserté la parti de la Cour, pour s'enrôler dans celui de la Commune ? LA BARONNE. Je sais que sa manie est de se piquer de bon sens. Heureusement, Belfort est avec elle, et nous dédommagera, par son étourderie, de ce que le bon sens pourrait avoir de trop sérieux. SCÈNE III. Les précédentes, la Marquise d'Orvigny, le Chevalier de Belfort. LA VIDAME. Eh ! Bonjour, ma chère Marquise ; il y a des siècles que nous nous étions perdues de vue, et j'en faisais à l'instant la complainte la plus amère. Des sièges ! Voulez-vous que l'on vous serve du thé ? LA MARQUISE. Non, je viens d'en prendre chez Cydalise. Le voisinage m'a rappelé que je vous devais une visite, et j'ai cru que vous me permettriez d'attendre chez vous Dorimon, que j'ai promis de reconduire. LA VIDAME. Je suis à vos ordres, Madame ; et quoique Dorimon m'ait abandonnée depuis longtemps, je ne le reverrai pas sans plaisir ; vous savez combien j'honore les gens de lettres. LE CHEVALIER, à la Vidame. Pour moi, Madame, j'ose me flatter que vous m'attendiez. LA VIDAME. Chevalier, vous savez que vous n'êtes jamais de trop, et vous venez à propos pour que je vous régale d'une nouvelle. Croiriez-vous que la Vicomtesse vient de nous avouer, en toute humilité, qu'elle a assisté à une représentation de Charles IX ? LE CHEVALIER. Eh ! Pourquoi pas ? J'en ai bien fait autant, moi qui vous parle. LA VIDAME. Vous, Chevalier ? LE CHEVALIER. Mais, sans doute. Ne faut-il pas avoir vu la pièce, pour fermer la bouche à ceux qui osent la vanter ? LA BARONNE. Je crois que le nombre en est bien petit. LE CHEVALIER. Oui, dans l'infiniment bonne compagnie ; mais le peuple... LA VIDAME. Et vous avez eu la patience de l'écouter ? LE CHEVALIER. Je vous dis que je l'ai vue ; l'écouter, c'est autre chose. LA VIDAME. Eh bien ! Qu'en pensez-vous ? LE CHEVALIER. Ce que j'en pense ? Que c'est une horreur. LA MARQUISE. La franchise du chevalier et celle de la vicomtesse m'encouragent. J'ai succombé aussi à la tentation de voir la pièce ; je l'ai même revue, et qui plus est, écoutée. LA VIDAME. Serait-ce une indiscrétion que de vous en demander votre avis, Madame ? LA MARQUISE. J'avoue, en rougissant, qu'il n'est pas la vôtre, et que la pièce m'a fait grand plaisir. LA BARONNE. Vraiment, il faut de l'intrépidité pour faire un pareil aveu. LE CHEVALIER. [Note : Sellette : Petit siège de bois sur lequel on faisait asseoir, pour les interroger, ceux qui étaient accusés d'un délit pouvant faire encourir une peine afflictive. [L]]Oui, voilà de ces aveux qu'on ne devrait faire que sur la sellette. LA MARQUISE. Puisque j'ai fait l'effort de dire la vérité, j'ajouterai que je regarde cette tragédie comme une des meilleures qui aient été données depuis longtemps. LE CHEVALIER, en ricanant. Le sujet, surtout, en est très heureux. LA MARQUISE. N'est-il pas tiré de notre histoire ? LE CHEVALIER. Oui : mais, pour l'honneur de la France, il devait y rester enseveli. LA MARQUISE. Enseveli dans l'histoire ? LA VIDAME. Oui, Madame, enseveli ; et l'homme pervers qui est allé y chercher un pareil sujet, doit être regardé comme un très mauvais citoyen. LA BARONNE. J'avoue que je suis toujours étonnée que, sur un théâtre français, un auteur français ait pu trouver des acteurs assez déshonorés pour se charger d'un pareil ouvrage. LA MARQUISE. Mais, expliquez moi donc comment ce qui nous a tous intéressés dans «la Henriade», pourrait devenir si criminel au théâtre ? LE CHEVALIER. Ah ! Madame, quelle différence d'un récit à une action ! Entendez-vous sonner le tocsin dans «la Henriade» ? LA MARQUISE. Non ; mais... LA VIDAME. Prétendriez-vous sérieusement justifier ce tocsin ? LA MARQUISE. Je ne dis pas... LA VICOMTESSE. Il faut convenir de bonne foi que ce tocsin est révoltant. LA MARQUISE. On pourrait, sans se passionner... LA VIDAME. Je le déclare, il me serait impossible de rester l'amie de quelqu'un qui aurait entendu le tocsin, sans éprouver des convulsions. LA MARQUISE. Ce tocsin est donc bien coupable ? Cependant... LA VIDAME. Il se lie à des souvenirs qui font frissonner d'horreur : tenez , il suffit d'y penser pour l'imagination se rembrunisse ; et, au moment où je vous parle, il me semble que j'entends bourdonner à mon oreille ce maudit tocsin. Elle se lève, en jetant un cri d'effroi.Ah !... LA BARONNE. Pour moi je n'ai pas le pied à la comédie depuis qu'on joue cette horrible pièce. Voilà près de deux moi que je suis privée du spectacle, et que j'abandonne ma loge à mes gens. Il n'y a que ces gens du peuple qui aient les nerfs assez peu sensibles pour soutenir l'atrocité d'un pareil spectacle. LE CHEVALIER. Moi, je prête la mienne à mon tailleur, à mon marchand de draps, à mon parfumeur ; et c'est la seule chose qui me ferait pardonner un peu le succès de la pièce. LA VICOMTESSE. Comment ? LE CHEVALIER. [Note : Surséance : Lettres de surséance, lettres qu'un débiteur obtenait du sceau, pour faire suspendre les poursuites de ses créanciers. [L]]Mais, elle me sert à apprivoiser ces animaux-là, qui n'entendent plus raison depuis que nous n'avons plus, à commandement, des arrêts de surséance. Vous sentez que je ne leur prête ma loge que sous condition. LA VIDAME. L'expédient est fort ingénieux : puisque ces gens-là sont infatués de la pièce, il est bien juste qu'il leur en coûte quelque chose pour la voir à leur aise. Mais, voici du renfort qui nous arrive : c'est, si je ne me trompe, l'Abbé Hydrophobe ; je ne l'avais pas vu depuis ce triste Charles IX. C'est un homme de goût, lui ; un connaisseur, comme on en voit peu, aussi bon écrivain que bon juge ; nous allons, nous allons l'entendre. LA MARQUISE, à part. Heureusement Dorimon est avec lui. SCÈNE IV. Les précédents, L'Abbé, Dorimon. LA VIDAME. C'est vous, mon cher Abbé ? Mais qu'êtes-vous donc devenu ? Si l'on avait pas la consolation de vous lire, on ne vous pardonnerait pas d'être si négligent. Bonjour, Monsieur Dorimon : je ne vous fait pas de querelle à vous ; j'aurais cependant de grands reproches à vous faire. DORIMON. La Marquise m'a rassuré, Madame, et m'a dit qu'elle solliciterait pour moi votre indulgence. L'ABBÉ. Vous savez, Madame, le pénible emploi dont je suis chargé. LA VIDAME. Oui : je serais tentée de vous plaindre, si vous vous en acquittiez avec moins d'honneur. Mais je brûlais de causer avec vous : dites-moi bien vite, bien vite, mon cher abbé, si vous avez vu la tragédie Charles IX. L'ABBÉ. Hélas ! Madame, vous savez que je suis condamné à tout voir ; mais, heureusement je me dispense d'admirer : nil admirari ; c'était la devise d'Horace, et c'est la mienne. DORIMON. J'entends : Monsieur l'Abbé a placé, sur lui-même, toute son admiration, à fonds perdu. LA VIDAME. Un peu d'orgueil ne messied pas à un homme de mérite ; celui de l'abbé serait d'ailleurs très excusable par tous les honneurs qu'on est empressé de rendre à ses talents. Vous avez pu voir, au Salon, le buste de marbre qui lui a été consacré par un de nos plus habiles artistes. DORIMON. Je l'ai vu, Madame : et je me rappelle encore les vers que de mauvais plaisants inscrivirent sur le piédestal. LA VIDAME. Quels vers ? Je n'en ai pas entendu parler. DORIMON. Des vers que tout le monde sait, Madame, des vers de Boileau... que ma mémoire pourtant ne me rappelle qu'imparfaitement :[Note : Début du chant III de l'Art poétique de Boileau, v. 437-438.]Il n'est point de serpent......Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux. LA VIDAME. Je ne crois que l'abbé ait le ridicule de se piquer de beauté ; mais, voilà une application bien impertinente. LE CHEVALIER. Remettez-vous, l'abbé ; il n'est de serpent que ceux de l'envie. Allons, parlez-nous un peu de Charles IX. LA BARONNE. Eh ! Oui : vous voyez notre impatience. L'ABBÉ. Vous me permettrez, Madame, de remonter un peu haut, et de vous rendre un compte succinct de tous ceux qui, avant l'auteur, avaient traité le même sujet. LA VICOMTESSE. Voilà bien sa manière ; il va nous apprendre ce qui s'est dit sur Charles IX, depuis la création du monde. LE CHEVALIER. On ne conçoit pas où il prend toutes les recherches, tout le génie qu'il met dans ses petites annonces. DORIMON. Je dirais bien à l'oreille de Monsieur l'abbé tout le secret de cette érudition. LA VIDAME, à Dorimon. Ne l'interrompez pas, Monsieur : et vous, l'abbé, dispensez-vous, pour cette fois, de tout préambule, et arrivons en droite ligne, à Charles IX. L'ABBÉ. [Note : Nathaniel Lee (1653-1692) est un dramatutge anglais et fils de pasteur. On a de lui une tragédie intitulée The Massacre of Paris, Londres, 1735. Le sujet est le même que celui de Charles IX.]Vous perdrez de précieux détails, Madame : Le fameux Nathaniel Lee... LE CHEVALIER. Nathaniel Lee ? Voilà un nom fameux que j'entends pour la première fois. LA VIDAME. Tenez, l'abbé, vous allez ma désoler avec vos citations. LA BARONNE. Au fait, de grâce. L'ABBÉ. Eh bien ! Mesdames, puisque vous avez tant d'impatience, j'entre en matière, et je vous dis que Charles IX est un pitoyable ouvrage. LA VIDAME, à la Marquise. Vous l'entendez, Madame ; nous ne le lui faisons pas dire. LA MARQUISE. Vraiment je ne l'entends que trop. L'ABBÉ. Un ouvrage, où l'ennui se fait sentir dès la première scène. DORIMON. Dès la première scène ? L'ABBÉ. Oui, Monsieur, dès la première scène ; et je pourrais vous citer un homme connu qui s'est endormi avant le second acte, et qui ne s'est réveillé qu'au tocsin. LA VICOMTESSE. Voilà ce qui s'appelle une bonne preuve d'ennui. L'ABBÉ. Si je n'avais été presque à jeun, je crois que je me serais endormi moi-même. LA VIDAME. Vous étiez à jeun, mon pauvre abbé ? L'ABBÉ. Oui, Madame ; c'est mon habitude aux pièces nouvelles, parce que je n'y vais qu'en qualité de juge. LA BARONNE. C'est le moyen de juger sans passion. DORIMON. Mais avec un peu d'humeur peut-être. LA VIDAME. Allons, ne le troublons pas dans ses fonctions de juge. Poursuivez l'abbé. L'ABBÉ. Il est inutile de m'étendre sur l'horreur du sujet : Excidat, excidat illa dies ! LA MARQUISE. Je me prosterne devant votre érudition, Monsieur l'abbé ; mais daignez nous expliquer cela. DORIMON. Périsse cette journée, Madame ! Et c'est ce que l'auteur lui-même a dit avec plus d'énergie dans sa pièce : c'est une exclamation d'un ancien poète, appliquée depuis longtemps à la Saint-Barthélémy, et qui n'empêchera que l'on n'en parle jusqu'à la fin du monde. L'ABBÉ. [Note : Opprobre : Honte profonde, déshonneur extrême. [L]]Oser mettre, sous les yeux des Français, un crime qui sera l'opprobre éternel de la France ! DORIMON. [Note : Machiavéliste : Celui ou celle qui adopte, qui pratique les maximes de Machiavel. [L]]Doucement, Monsieur l'abbé : c'est une injustice, dont personne encore n'avait été capable, que d'imputer à une nation aussi sensible, aussi généreuse que la nôtre, le crime d'une machiavéliste italienne, et de quelques scélérats de la Cour de Charles IX. Ouvrez nos annales, Monsieur, et cessez de calomnier la patrie : vous verrez qu'il n'est pas d'auteur français qui n'ait parlé de cette journée avec horreur. L'ABBÉ. Mais quel peut être aujourd'hui le but moral d'un pareil ouvrage ? DORIMON. De prévenir le retour du fanatisme, cette maladie de l'espèce humaine, dont le germe n'est pas éteint, et qui nous menace toujours de ses ravages épidémiques ; de montrer à tous les rois l'abîme où peuvent les entraîner de perfides conseils. LA MARQUISE. C'est, en effet, ce que j'ai vu dans cette pièce si calomniée. L'ABBÉ. Et bien ! Passons le sujet, Madame, passons le sujet ; il n'en sera pas moins vrai que l'ouvrage est complètement dénué d'action ; qu'il est assommant de longueur, et qu'on y trouve, à chaque pas, l'ignorance la plus étrange de l'histoire. DORIMON. L'ignorance de l'histoire ? Je vous avoue que vous me surprenez. L'ABBÉ. J'aime mieux croire l'auteur ignorant que calomniateur, et vous reconnaîtrez du moins que c'est un procédé de la part d'un critique. Il devait savoir que le Cardinal de Lorraine était à Rome le jour du massacre ; que L'Hôpital n'était plus chancelier depuis quelques années... DORIMON. En vérité, c'est vous-même, Monsieur l'abbé, qui voulez contrefaire l'ignorant. LA VIDAME. Non, Monsieur, non : l'abbé ne contrefait rien, c'est moi qui vous en assure. DORIMON. Il est impossible, Madame, qu'il ignore les plus simples éléments des arts. Il sait qu'une tragédie doit être un poème, et non une histoire ou une gazette. Il sait que le poète a droit de feindre, pourvu qu'il n'imagine rien que de conforme au caractère connu des personnages qu'il met en action ; que nos meilleures pièces en fourniraient des preuves sans nombre ; et que Narcisse, par exemple, dont Racine a fait l'empoisonneur de Britannicus, était mort sous l'empereur Claude, plusieurs années avant Britannicus. L'ABBÉ. Narcisse est sans conséquence, Monsieur ; mais, vous conviendrez qu'un Cardinal... LA BARONNE. Un Cardinal ! Il faut avouer que cela passe la mesure. LA VICOMTESSE. Représenter un Cardinal bénissant des poignards ! DORIMON. Eh ! Qu'importe, Madame, qu'il les ait bénis ou non, s'il est vrai qu'il les a dirigés ? S'il est prouvé que de Rome, il fut un des plus ardents instigateurs de la conspiration ; si tous les historiens attestent qu'il fut le promoteur de tous les édits sanglants contre les protestants ; et que, sans le chancelier de L'Hôpital, qui eut le mérite de parer le coup, il établissait pour jamais en France l'affreux tribunal des l'Inquisition ? L'ABBÉ. Tout cela ne prouve pas qu'il ait béni des poignards. DORIMON. Non : mais, qu'il était très capable de les bénir ; et c'en est assez pour justifier le poète. LA VIDAME. Mais, comptez-vous pour rien, Monsieur, le tort que cette bénédiction sacrilège peut faire à la religion ? DORIMON. Dites au fanatisme et à l'hypocrisie, Madame, et ne renouvelons pas les objections qu'on fit à Molière contre Tartuffe. LE CHEVALIER. Moi, je pense comme l'abbé, sans être plus dévot que lui. Cette bénédiction est révoltante. L'ABBÉ, à Dorimon. Mais, ce chancelier à qui, de son autorité privée, l'auteur a rendu les sceaux, pour qu'il revînt opiner dans le Conseil de Charles IX ! DORIMON. [Note : Caton [-234 - -149] : surnommé l'Ancien ou le Censeur, romain célèbre par ses vertus, né à Tusculum, l'an 234 av. J.-C. d'une famille obscure. Il mourut l'an 149 après J.-C. à 85 ans. Censeur, il exerça ses fonctions avec une sévérité qui passa en proverbe. ]Vous parlez, Monsieur, d'un des plus beaux endroits de la pièce ; et l'auteur ne pouvait mieux faire que d'introduire dans ce Conseil, le Caton des Français, le vertueux L'Hôpital. Il fallait bien opposer un honnête homme à cette foule de prêtres fanatiques et de courtisans pervers. Eh ! Qui pouvait exciter mieux l'émulation d'un talent avide de gloire que cet immortel chancelier ? Quel personnage plus heureux à peindre, et plus digne d'honorer la scène ! L'ABBÉ. Belle raison, pour justifier un anachronisme ! Mais, il s'en faut bien que j'aie tout dit sur le Cardinal. Comment excuser l'odieuse licence que l'auteur s'est arrogée de mettre sur la scène un Prince de l'Église ? Comment le roi a-t-il pu souffrir... ? DORIMON. Il a bien souffert que l'on mît Charles IX. Il serait aussi trop étrange qu'un prêtre se crût des privilèges que les rois n'ont jamais eus. LA VIDAME. Nous avons pris tant de licence et la Cour est devenue si facile... DORIMON. Dites, Madame, qu'elle ne s'est jamais montrée plus juste. Le meilleur des rois a parfaitement senti que la satire d'un tyran était le plus magnifique éloge que l'on pût faire d'un bon prince. Mais aurions-nous jamais l'honneur d'avoir un théâtre national, si, plus timides et plus superstitieux que l'Espagne même, nous nous étions interdit, ce qu'elle se permet, de mettre indifféremment toutes les conditions sur la scène ? Quoi ! Racine y aura mis un grand-prêtre et un prophète, et nous croirions commettre une profanation en y mettant un cardinal ? Ne savons-nous pas que, presque tous les rois ayant eu la fantaisie de mettre les cardinaux à la tête des affaires, (ce qui, vraisemblablement, n'arrivera plus,) les exclure de la scène, ce serait rendre impraticables presque tous les sujets de l'histoire ? N'est-il pas temps d'ouvrir au génie une nouvelle carrière ? Ne sommes-nous pas rassasiés des Grecs, des Romains, et surtout de la fable, et des inépuisables aventures de la guerre de Troie ? Les nations modernes n'ont elles pas un caractère qu'il est temps de saisir, et qui promet une gloire nouvelle aux habiles peintres qui sauront s'en emparer ? L'ABBÉ. Mais du moins, Monsieur Dorimon, que votre zèle pour la tragédie de Charles IX, n'aille pas jusqu'à faire oublier et la faiblesse de l'action, et les longeurs qui déshonorent cette pièce ; ce plan de campagne de Coligny contre Philippe II, par exemple... DORIMON. Si vous comparez l'ouvrage à ces tragédies éphémères qu'on nous donnait depuis longtemps, à ces pièces de pure imagination, qui ne supposaient ni connaissance des hommes, ni études de morale, de politique ou d'histoire ; à ces pièces où l'on voyait passer en revue, comme dans une lanterne magique, un foule de tableaux accumulés par le délire, et combinés de manière à produire, d'acte en acte, de ces surprises inattendues, qu'on appelle « coups de théâtre » ; je pourrais convenir avec vous que la tragédie de Charles IX, comparée à ces monstres, doit en effet paraître longue dans ses détails, et faible d'action : mais Racine et Corneille m'ont appris à ne pas appeler longueur ce qui est la véritable richesse et le développement essentiel d'un sujet : ils m'ont appris à ne point regarder comme lenteur tout ce qui n'est pas d'un mouvement convulsif et désordonné. Le beau plan de campagne de Mithridate, et cette route, si poétiquement tracée, qui doit le conduire, en deux mois, du Bosphore cimmérien au pied du Capitole ; cette autre scène, encore plus longue, d'Agrippine dans Britannicus où Racine a fondu tout ce que Tacite a dit de remarquable dans ses Annales, depuis Auguste jusqu'à Néron ; enfin, la savante scène de Pompée et de Sertorius, dans Corneille, voilà ce que vos journalistes appelleraient aujourd'hui des longueurs, et les dignes modèles que l'auteur de Charles IX fera très bien d'imiter, comme il paraît en avoir l'intention. LA MARQUISE. Mais, Monsieur l'abbé, si la pièce est véritablement si mauvaise, daignez nous expliquer son incroyable succès. L'ABBÉ. Vous savez quel public l'approuve, Madame. LA VIDAME. Il faut convenir que ce n'est pas un public infiniment choisi. LA BARONNE. On prétend que l'on n'y voit que des visages qu'on n'a vus nulle part. L'ABBÉ. La pièce, d'ailleurs, étant évidemment calquée sur les événements actuels... DORIMON. Oh ! Point de supposition, monsieur l'abbé ; il est avéré que la pièce était reçue plus de vingt mois avant qu'on ne la jouât, et que l'auteur l'avait commencée il y a près de trois ans. L'ABBÉ. Ces dames pourront juger de la bonne foi des partisans de l'auteur, par ces vers :[Note : Vers 899 et 900 de Charles IX ou l'École des Rois, de Chénier]Ces tombeaux des vivants, ces bastilles affreuses, S'écrouleront alors sous des mains généreuse. DORIMON. J'allais prévenir l'objection, Monsieur. Il est très vrai, et les Comédiens ne l'ignorent pas, qu'aux représentations de la pièce, l'Auteur s'est permis d'ajouter environ douze vers de circonstances, et que sur le théâtre de la Nation, il a célébré le premier cette conquête de la Bastille, qui sera l'éternel honneur de la France. Lui en feriez-vous un crime ? Il n'a fait, en cela, qu'imiter les Grecs, nos modèles et nos maîtres. Eschyle, dans sa tragédie des Perses, célébrait une victoire à laquelle il avait contribué lui-même. L'auteur, par ce morceau ajouté si heureusement à sa pièce, a eu la satisfaction digne d'un Français, de voir la nation assemblée faire, au meilleur des rois, une application de respect et d'amour de ces vers, qui n'ont été recueillis dans aucun journal :Heureux sous un monarque ami de l'équité, Restaurateur des lois et de la liberté ! L'ABBÉ. J'approuve ces vers, quoique je ne les aie pas cités : mais, j'avais vu d'ailleurs dans la pièce, tant de lieux communs et de trivialités, qu'il n'est pas étonnant que ma mémoire... DORIMON. Nous pensons bien différemment, Monsieur ; et si quelque chose me faisait concevoir les plus heureuses espérances des talents de l'auteur, c'est l'art qu'il a souvent de rajeunir, par l'expression, des idées qui semblaient devenues communes, à force d'avoir été bien ou mal exprimées. Tout paraissait épuisé, par exemple, sur les préjugés de naissance et de noblesse ; eh bien ! Monsieur, rappelez-vous ces beaux vers du chancelier de L'Hôpital :[Note : vers 787-791, de la tragédie de Chénier.]Le sort m'a refusé, je ne veux point le taire,D'un long amas d'aïeux l'éclat héréditaire,Et l'on ne me voit point, de leu nom revêtu,Par huit siècles d'honneurs dispensé de vertu. L'ABBÉ. J'avoue qu'ils ne me paraissent pas trop mauvais. LA VIDAME. Vous devenez indulgent, l'Abbé ; moi, je n'y trouve rien de si admirable. C'est l'emphase de ce mot de vertu, qui vous en impose. Mais, est-il donc vrai qu'elle n'existe pas plus essentiellement chez les gens comme il faut, chez les gens comme nous, que dans l'obscure fourre partout ; et ceci me rappelle une comédie qu'on a point encore jouée, mais que l'auteur m'a lue dernièrement, et dont j'ai retenu ces quatre vers :Parcourez nous journaux ; cent traits de bienfaisanceProuvent que l'âge d'or se renouvelle en France.De ces traits, chaque jour, Paris est rebattu,Et, jusqu'à Figaro, tout parle de vertu. LE CHEVALIER. Il est vrai que jamais on n'eut plus de vertu en paroles, et moins en actions. DORIMON. Laissez, Monsieur, laissez la France se régénérer, et bientôt vous n'aurez plus à vous plaindre de ce contraste. LE CHEVALIER. Moi je ne me plains pas. Mais, à propos de Figaro, ne m'a-t-on pas dit qu'on allait le remettre au théâtre ? Voilà ce qui s'appelle un ouvrage de bonne compagnie ; et il ne faudrait pas moins pour dissiper un peu les idées lugubres dont Charles IX a entaché la scène. L'ABBÉ. Vraiment, ce serait le remède. LA VICOMTESSE. Il me rappelle des souvenirs charmants. À la Vidame.Ce petit page, Madame, ce petit page ! Il me semble que j'y suis, et je voudrais déjà entendre : « Ah ! C'est mon figaro ! Ah ! C'est mon Figaro ! » L'ABBÉ, à Dorimon. J'ai pourtant bien du regret, Monsieur, que mon avis ne puisse se concilier en rien avec le vôtre. Il est certain que le style de la pièce m'a paru, en général, de la plus grande médiocrité. DORIMON. Quoi ! Monsieur, ni le discours du chancelier de L'Hôpital au conseil, ni la scène de Coligny et de Charles IX, ni les remords de ce prince; ni l'imprécation du jeune Henri IV ; rien n'a trouvé grâce devant vous ? Je vous soupçonnerais de n'être pas d'aussi bonne foi que vous le dites ; car, si je ne me trompe pas, vous avez fait des vers. LA VIDAME. S'il en a fait ? Dans tous les genres ; et, après ses petites annonces, rien n'est plus connu que ses poésies. DORIMON. Connu et inconnu, il n'importe ; mais il suffit que monsieur l'abbé ait aimé les vers pour ne pas méconnaître certaines beautés, qui ne peuvent échapper à un homme de lettres. Il est vrai pourtant que ces messieurs ne se pressent pas de les faire remarquer, du moins tant que l'auteur est vivant. L'ABBÉ. Apparemment j'ai eu le malheur de ne pas apercevoir ces beautés si frappantes. LA VIDAME. Voudriez vous, en effet, que l'abbé Hydrophobe eût cette indulgence populaire, qui s'émerveille des moindres choses ? DORIMON. Non, Madame, et je me garde bien de le confondre avec le peuple. L'ABBÉ. Je conviendrai, si vous voulez, que la pièce m'a paru très bien jouée. DORIMON. C'est quelque chose, du moins, que vous rendiez justice aux acteurs : mais ne parlons plus du style ; on sait que, sur ces matières, il est trop aisé de n'être jamais d'accord, et c'est à la pièce de se défendre. Je crois avoir répondu aux imputations injustes qu'on a pu se permettre contre l'auteur : j'ajouterai seulement, en faveur de l'ouvrage, que j'en ai peu vu, où les caractères fournis par l'histoire aient été plus fidèlement conservés. Charles IX, Coligny, l'Hôpital, Médicis même, moins faite pour être apprécie par la multitude, et qui est peut-être un des personnages qui a coûté le plus de soins à l'auteur, m'ont paru tracés de la main la plus exacte. J'avoue que dans une tragédie historique, ce mérite est, à mes yeux, le premier de tous, et je suis étonné qu'un jeune homme s'en soit emparé avec tant de bonheur. LA VIDAME. Vous voudrez bien nous dispenser de vous faire les remerciements que vous doit l'auteur. LA VICOMTESSE. Le public... J'entends celui de Charles IX, devrait, en vérité, décerner à monsieur, une couronne civique. DORIMON. Il est vrai que j'ai tâché de défendre un citoyen : mais je prévois ce qui arrivera de la petite scène qui vient de se passer entre nous ; chacun, comme c'est l'usage, restera dans son opinion, et je n'ai abusé que trop longtemps de la liberté que Madame m'a donnée de la contredire. À la Marquise.Il est temps, Marquise, de prendre congé d'elle, et je dois vous rappeler que vous avez encore à vous faire écrire en deux endroits, avant le dîner. La Marquise et Dorimon prennent congé, et se retirent. SCÈNE V et DERNIÈRE. La Vicomtesse, la Baronne, La Vidame, L'Abbé Hydrophobe, le Chevalier de Belfort. LA VIDAME. Pour vous, l'abbé, vous dinerez avec nous, sans doute ? L'ABBÉ. J'avoue la dette, j'étais venu pour cela. LA VIDAME. Courage, mon cher Hydrophobe ! Vous avez fait des merveilles, et vous méritez bien une bonne bouteille de vin de Ségur. L'ABBÉ. Vous voudrez bien y ajouter quelques verres de Vermont avant le potage ; sans ce secours, mon estomac ne digère plus que laborieusement. LA VIDAME. Je vous en promets, à condition que vous aurez de la franchise. En bonne conscience, l'abbé, pensez-vous autant de mal de la pièce que vous en avez dit ? L'ABBÉ. Vous interrogez ma conscience ?... Ma foi, non : la pièce m'a paru très bonne et très belle : mais gardons nous bien d'en convenir, ou nous sommes perdus. LA BARONNE. Il est d'une naïveté charmante. LA VIDAME. Quoi ! L'abbé, perdus sérieusement, et sans ressource ? L'ABBÉ. Ma foi, je ne vous en verrais qu'une ; mais elle a bine son mérite : conservez vos bons cuisiniers, et vous aurez toujours à vos ordres des gens qui diront, avec autant de sincérité que moi : vive l'aristocratie et les aristocrates ! LA VIDAME. Allons dîner ; et si vous en êtes d'humeur, nous pourrons risquer ensuite une représentation de Charles IX. L'ABBÉ. Oui ; mais en loge grillée, et pour cause. ==================================================