******************************************************** DC.Title = AGRIPPA ROI D'ALBE OU LE FAUX TIBERINUS, TRAGI-COMÉDIE DC.Author = QUINAULT, Philippe DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:54. DC.Coverage = Italie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/QUINAULT_AGRIPPA.xml DC.Source = https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71433q?rk=21459;2 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** AGRIPPA ROI D'ALBE OU LE FAUX TIBERINUS DÉDIÉ AU ROI M. DC. LXIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. PAR QUINAULT DE L'IMPRIMERIE De JEAN-BAPTISTE-CHRISTOPHE BALLARD, Seul Imprimeur du Roi, et de l'Académie Royale de Musique. À Paris, au MONT-PARNASSE, rue S.-Jean-de-Beauvais.Achevé d'imprimer le 25. Janvier 1663. Les Exemplaires ont été fournis. Représenté par l'Académie royale de musique, le 17 avril 1782 au Théâtre du Palais-Royal. Sire, Il y avait lieu de croire que mon ambition devait âtre entièrement satisfaite, de l'agrément avec lequel cette pièce a été reçue de votre majesté. Après une grâce si considérable, je lui pouvais en effet épargner la fatigue d'une épître ; et l'avantage d'avoir su lui plaire ; était un honneur assez grand, sans chercher encore un nouveau moyen de l'accroître. Cet emportement est une faiblesse naturelle aux habitants du Parnasse ; et comme la gloire est souvent l'unique fruit qu'ils recueillent de ce pays stérile, il leur est pardonnable d'en désirer quelquefois avec un peu trop d'ardeur. On s'imaginera, peut-être, que je devais être exempt de ce défaut, parce que j'ai le bonheur d'approcher la Personne Auguste du plus accompli de tous les Monarques, et d'y voir briller de près ces vertus éclatantes qui font aujourd'hui l'admiration de toute la Terre : mais qui ne sait point, SIRE, que lorsqu'il s'agit de gloire, ce n'est pas en VOTRE MAJESTÉ que l'on peut trouver des exemples de modération ? Cet excès n'est pas de ceux dont Elle se veut défendre, et c'est proprement là dessus qu'Elle est la plus difficile du monde à contenter. La fin de la Guerre n'a pu devenir la fin de ses conquêtes. La Paix n'a su L'empêcher d'en faire de nouvelles, et qui Lui sont d'autant plus glorieuses, qu'elles n'ont pas coûté une seule goutte de sang à ses sujets, et qu'Elle n'en doit rien qu'à Elle-même. À dire vrai, SIRE, à moins que d'être comme nous sommes, les témoins de tant de merveilles, y aurait-il apparence de les pouvoir croire ? Ne pourrions-nous pas avoir bien de la peine à nous persuader, qu'à vingt-quatre ans VOSTRE MAJESTE n'ait pas été moins redoutable dans son cabinet, qu'à la tête de ses armées ? Qu'Elle ait su joindre des choses aussi peu compatibles que la Jeunesse florissante, et la Prudence consommée ? Qu'Elle ait eu des qualités que l'on n'acquiert que par la perte des plus belles années, dans un âge qui n'est d'ordinaire que pour les plaisirs ? Enfin qu'Elle ait trouvé l'art de rassembler en Elle seule tous les avantages que le Ciel a accoutumé de séparer dans le reste des hommes ? Il n'y a pas, SIRE, jusques aux secrets des belles Lettres, où les Lumières de VOTRE MAJESTÉ ne s'étendent ; Elles n'ont pas dédaigné de m'éclairer dans la conduite de cet ouvrage, et je suis obligé de confesser qu'Elles sont la source de ce que l'on y a trouvé de plus brillant. Cette inclination que VOTRE MAJESTÉ témoigne pour les Muses, n'avait garde de Lui manquer, puisque c'est de tout temps la passion des héros. Les vers d'Homère furent autrefois les Délices du Vainqueur de l'Asie au milieu de ses triomphes ; et les Comédies de Térence reçurent leurs derniers traits des mêmes mains qui venaient de terrasser Annibal, et d'abattre la grandeur de Carthage. Ceux qui sont attachez particulièrement à ce genre d'écrire, n'ont plus, SIRE, qu'une seule chose à craindre avec toute l'Europe ; C'est que la haute valeur de VOTRE MAJESTÉ, qui s'est fait tant de violence pour donner le repos à ses peuples, ne trouve quelque juste occasion de l'interrompre. S'il faut qu'une fois elle reprenne les armes, le bruit que nous prévoyons bien qu'elles feront, ne nous permettra plus de songer aux Rois les plus Illustres des siècles passés, et pour nous laisser le loisir de représenter leurs actions, Celles de VOTRE MAJESTÉ nous donneront assurément trop d'affaires. Je n'ai pas la hardiesse de promettre de travailler sur de si grands sujets, avec autant d'esprit qu'une infinité de gens plus habiles que moi, et qui ne laisseront pas échapper une si riche matière. J'ose répondre seulement que je puis défier qui que ce soit au monde, de surpasser le zèle ardent qui animera toujours, SIRE, DE VOSTRE MAJESTE, Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet QUINAULT. PERSONNAGES. LAVINIE, Princesse du Sang des Rois d'Albe. ALBINE, Fille de Tirrhene, et soeur d'Agrippa. CAMILLE, Confidente de Lavinie. JULIE, Confidente d'Albine. MEZENCE, Neveu de Tiberinus. FAUSTE, Confident de Mezence. TIRRHENE, Prince du Sang d'Enée, père d'Agrippa et d'Albine. AGRIPPA, Fils de Tirrhene, régnant sous le nom et la ressemblance de Tiberinus, Roi d'Albe. LAUZUS, Officier d'Agrippa. ATIS, Officier d'Agrippa. GARDES. La scène est au Palais des Rois d'Albe, dans l'appartement de Lavinie. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Lavinie, Albine, Camille, Julie. LAVINIE. Votre malheur au mien n'est pas à comparer,Consolez-vous, Albine, et laissez-moi pleurer. ALBINE. Que vous connaissez peu la douleur qui m'emporte,Si vous croyez la vôtre, et plus juste et plus forte ! LAVINIE. Dans l'Illustre Agrippa massacré lâchement, Vous ne perdez qu'un frère, et j'y perds un amant. ALBINE. J'y perds un frère unique, et le mal qui m'accable,Est d'autant plus cruel, qu'il est irréparable : Mais pour vous en effet l'on doit vous plaindre moins ;Le Prince à vous aImer a mis ses plus grands soins : Et pour vous consoler vos yeux ont su vous faireBeaucoup plus d'un amant, et je n'avais qu'un frère. LAVINIE. J'avais plus d'un amant avant ce dur revers,Mais je n'en aimais qu'un, Albine, et je le perds ;Le Roi jusques au jour qu'il perdit votre frère, Vous a parlé d'hymen, a tâché de vous plaire,Et le devant haïr, peut-être en votre coeur,Un frère ne fait pas toute votre douleur. ALBINE. Ne me soupçonnez point d'un sentiment si lâche ;Ce coup d'avec le Roi pour jamais me détache ; Et souillé de mon sang, il me fait trop d'horreur,Pour lui pouvoir laisser quelque place en mon coeur.Le retour en ces lieux de ce tyran infâme,Rouvre encor de nouveau cette plaie en mon âme,Et quelque juste ennui qu'il renouvelle en vous, Auprès de mes malheurs, les vôtres sont bien doux.Près d'un an écoulé depuis notre disgrâce,Est pour vous consoler un assez long espace. LAVINIE. Dites, dites pour vous, c'est bien plus aisémentQue l'on peut oublier un frère qu'un amant. L'amour est bien plus tendre, en pareille aventure,Et n'est pas consolé si tôt que la nature.Le sang dans ses transports, content d'un peu de deuil,Ne va jamais plus loin que les bords du cercueil :On cesse d'être soeur quand on n'a plus de frère ; La nature s'arrête, et n'a plus rien à faire ;Mais l'Amour qui pénètre au creux d'un monument,Peut faire encore aimer, quand on n'a plus d'amant. ALBINE. Pour regretter mon frère, et croître ma tristesse,L'intérêt de ma gloire est joint à ma tendresse : Des vieux ans de mon père étant l'unique appui,Toute notre espérance expire avecque lui.Nous descendons du sang dont Albe est l'héritage,Mais c'est d'un peu trop loin pour en prendre avantage ;Vous, vous touchez au trône, et la Fortune un jour, Pourrait vous consoler des rigueurs de l'amour. LAVINIE. Mon coeur est à l'amour, et non à la fortune ;Je tiendrais maintenant la Couronne importune,Et quand tout ce qu'on aime entre dans le tombeau,La pompe est une peine, et le sceptre un fardeau. Après Tiberinus, et son neveu Mezence,L'Empire ici m'est dû, par les droits de naissance ;Mais le Roi trop cruel qui possède ce rang,Souille par ses forfaits, son trône, et notre sang,Et son aïeul Énée, en ses faits magnanimes, Fit voir moins de vertus, qu'il n'a commis de crimes.Le meurtre d'Agrippa massacré par ses coups,Fut comme le dernier, le plus cruel de tous :Il sortait de son sang, et jamais plus de zèleN'éclata pour un Roi, dans un sujet fidèle. Cependant, même aux yeux d'un père infortuné,Par ce tyran barbare il fut assassiné,Sans avoir pu jamais l'accuser d'autre offense,Que d'avoir avec lui beaucoup de ressemblance.Après ce crime affreux, le sang ni le devoir, N'ont rien en sa faveur qui puisse m'émouvoir :Je ne vois plus en lui de parent ni de maître,Je ne le connais plus, ni ne le veux connaître ;Et l'injuste assassin de mon illustre amant,Doit tout appréhender de mon ressentiment. Mais qui s'approche [?] ALBINE. Adieu, c'est le Prince Mezence,Son amour près de vous ne veut pas ma présence. SCÈNE II. Lavinie, Mezence, Fauste, Camille. LAVINIE. Vous voyez de vos soins quel est pour moi le fruit,Dès que vous m'abordez tout le monde me fuit ? MEZENCE. Si c'est moi qui fais fuir Albine qui vous quitte, J'ôte à votre douleur, un objet qui l'irrite. LAVINIE. Le neveu du Tyran qui fait tout mon malheurDoit bien plutôt encor irriter ma douleur. MEZENCE. Par quelle cruauté, puni par votre haine,Sans avoir part au crime, ai-je part à la peine ? Quand j'aurais de ma main fait périr votre amant,Pourriez-vous me traiter plus inhumainement ? LAVINIE. Et qui peut m'assurer que votre jalousie,N'ait point poussé la main qui termina sa vie ?Le Roi contre Agrippa n'était point irrité : Que sais-je si son bras n'était pas emprunté ?Et n'a point immolé cette illustre victime,Pour vous mettre en état de jouir de son crime ? MEZENCE. Hier le Roi sur ce point s'expliquant hautement,Fit voir qu'il soupçonna la foi de votre amant, Qu'il l'avait fait si grand qu'il lui fut redoutable,Et qu'enfin avec lui le trouvant trop semblableIl voulut, pour s'ôter tout sujet de terreur,Prévenir par sa mort quelque funeste erreur.Pour les bien discerner, quelque soin qu'on put prendre, Leur rapport était tel qu'on pouvait s'y méprendre,Et qu'après les avoir cent fois considérés,Je m'y trompais, moi-même, à les voir séparés. LAVINIE. La Nature oublia sans doute, en leurs visages,Ce dehors différent qu'on voit dans ses ouvrages, Et contre sa coutume elle ne mit jamaisEn deux corps séparés, de si semblables traits.Mais la diversité qui distingue nos trames,Au défaut de leurs corps, se trouvait dans leurs âmes,Et la Nature en eux, avec des soins prudents, L'oubliant au dehors, la mit toute dedans.Mon amant eut une âme, aussi noble, aussi belle,Que celle du tyran est perfide, et cruelle,Et ce héros reçut bien plutôt le trépas,Parce qu'à ce barbare, il ne ressemblait pas. MEZENCE. Ce transport violent n'a rien de condamnable ;Le Roi même envers vous sent bien qu'il est coupable :Hier, pour le recevoir, m'étant fort avancé,Il me parla de vous, dès qu'il m'eut embrassé,Et lorsque je lui dis la profonde tristesse Où la mort d'Agrippa vous plonge encore sans cesse,Je l'ouïs soupirer, je le vis s'émouvoir,Et pour vous consoler, il promit de vous voir. LAVINIE. Ah ! C'est le dernier mal qui me restait à craindre !Ce cruel à le voir prétend donc me contraindre ! Et pour nouveau tourment, veut offrir à mes yeuxUne main teinte encor d'un sang si précieux ! MEZENCE. Dans le premier combat, au gré de votre haine,Un trait fatal perça cette main inhumaine ;Et le Destin fit voir par ce coup mérité, Qu'on ne peut vous déplaire avec impunité. LAVINIE. Les Dieux justes vengeurs du sang de l'Innocence,N'ont fait encor sur lui, qu'ébaucher leur vengeance ;Et le trait dont sa main a senti le pouvoir,N'est qu'un premier éclat du foudre prêt à choir. Vous même qui suivez ses barbares maximes,Et qu'avec lui le sang unit moins que les crimes,Redoutez que ces Dieux, dans leur juste courroux,N'étendent leur vengeance et leurs traits jusqu'à vous.Mais vous n'en croyez point, et vous en faites gloire. MEZENCE. Si je n'en ai pas cru, je commence d'en croire :Je me sens convaincu, grâces à vos beautés,Que l'on doit de l'encens à des Divinités :De vos charmes divins l'éclat tout admirableForce assez de connaître un pouvoir adorable, Et quand j'aurais toujours douté qu'il fut des Dieux,Pour en croire, il suffit d'avoir vu vos beaux yeux :Du moins, quand en effet, j'aurais l'erreur encoreDe ne pas connaître tous les Dieux qu'on adore,Près de vous, quelque erreur dont on soit prévenu, L'Amour n'est pas un Dieu qui puisse être inconnu. LAVINIE. Quoi qu'il en soit, Prince, à ne rien vous taire ;Agrippa n'étant plus, rien ne me saurait plaire,Le Ciel dans ce héros prit soin de renfermerLes vrais et seuls appas qui me pouvaient charmer ; L'invincible pouvoir d'un destin tout de flammeN'attacha qu'à lui seul tous les voeux de mon âme ;On ne doit à l'Amour qu'un tribut à son choix,Et c'est trop pour un coeur d'aimer plus d'une fois. MEZENCE. Je n'en saurais douter, inhumaine Princesse : Cet amant seul a pris toute votre tendresse,Et réservant pour moi toute votre rigueur,Son ombre encor suffit pour m'ôter votre coeur :Votre courroux s'accroît, plus mon amour éclate. LAVINIE. Perdez donc cet amour. MEZENCE. Le perdre ! Hélas ingrate ! Plutôt toujours pour moi, gardez ce fier courroux,Et laissez moi du moins l'amour que j'ai pour vous,Dussai-je voir toujours vos beaux yeux en colère,Ils ont beau s'irriter, ils ne sauraient déplaire.Pour des destins divers, le Ciel nous sut former. Le vôtre est d'être aimable, et le mien est d'aimer :Mais vous n'écoutez point, et vos yeux qui s'agitentLassés de mes regards, avec soin les évitent. LAVINIE. Voici de mon amant le père infortuné,Quelque souci le presse, il paraît étonné. SCÈNE III. Tirrhene, Lavinie, Mezence,Fauste, Camille. TIRRHENE, à Mezence. Ne vous offensez pas, Seigneur, si je m'avance,J'apporte à Lavinie un avis d'importance :Et je viens l'avertir que l'on m'a fait savoir,Que le Roi va sortir à l'instant pour la voir. LAVINIE, à Mezence. Ah ! Prince, si votre âme à ma peine est sensible, Empêchez qu'on m'expose à ce tourment horrible,Et tâchez par vos soins d'épargner à mes yeux,Le supplice de voir cet objet odieux. MEZENCE. Mon plus ardent désir est celui de vous plaire,Et de tout mon pouvoir je cours vous satisfaire. SCÈNE IV. Tirrhene, Lavinie, Camille. TIRRHENE. Le Prince entreprendra de l'arrêter en vain ;Je ne connais que trop ce tyran inhumain :Son âme violente en ses désirs persiste,Et sa fureur s'accroît pour peu qu'on lui résiste.Pour mieux vous en défendre, il faut vous retirer. Je doute que chez vous par force il ose entrer,Il ne passera point à cette audace extrême.Ce méchant craint le peuple, et le peuple vous aime. LAVINIE. Mais pour vous... TIRRHENE. Que peut craindre un père désolé ?Le plus beau de mon sang par ses mains a coulé ; Pour le peu qui m'en reste, il faut peu me contraindre,Je suis trop malheureux pour avoir rien à craindre.Je veux lui reprocher son crime aux yeux de tous... Gardez qu'il ne vous voie, il vient, retirez-vous. SCÈNE V. Agrippa, sous le nom de TiberinusMezence, Lauzus, Atis, Tirrhene. AGRIPPA, à Mezence. Qu'on ne m'en parle plus, je veux voir Lavinie. Mezence se retire. À Lauzus.Vous, allez donner ordre à la cérémonie.Faites tout préparer pour rendre grâce aux Dieux,D'avoir mis par mes soins le calme dans ces lieux. À Atis.Que le reste s'éloigne, et devant que je sorteQu'aucun n'entre en ce lieu... Quoi ! L'on ferme la porte ! TIRRHENE. Oui, l'on la ferme, Ingrat, et c'est par mes avis. AGRIPPA. Mon père... TIRRHENE. À peine en vous je reconnais mon fils.Nous sommes sans témoins, je parle en assurance.Quoi ! Chercher Lavinie, et contre ma défence !Oubliez vous ainsi, ce qu'avait ordonné Un père, dont les soins vous ont seuls couronné ?Ne vous souvient-il plus que c'est par ma prudence,Que vous tenez ici la suprême puissance ?Et que vous ne vivez, ni régnez que par moi ? AGRIPPA. Je n'ai rien oublié de ce que je vous dois. Lorsque pour rassurer la frontière alarmée,Tiberinus pressé de joindre son armée,N'ayant que nous, pour suite, avec trois de ses gens,Passant l'Albule à gué, fut abîmé dedans,Ce fut vous, dont le soin m'inspira l'assurance De régner après lui, par notre ressemblance,Et sut persuader les témoins de sa mortDe m'assister à prendre et son nom, et son sort.Tandis que sous ce nom qui m'a fait méconnaître,J'ai trompé tout le camp, et m'y suis rendu maître, Pour mieux feindre, en ces lieux retournant sur vos pas,Vous avez au Roi même imputé mon trépas... TIRRHENE. Mais lorsque pour tenir l'entremise couverte,Je vous quittai, pour feindre encor mieux votre perte,Et pour en accuser la main même du Roi, L'ordre le plus pressant que vous eûtes de moi,Pour conserver le Sceptre, et vos jours, et ma vie,Ne fut-ce pas, surtout, d'oublier Lavinie ?Cependant, aussitôt qu'on vous voit de retour,Je vois encor pour elle éclater votre amour ? Vous venez hasarder qu'un soupçon, qui peut naîtrePar l'éclat de vos feux, vous fasse reconnaître,Et qu'un oeil éclairé par cette vieille ardeur,Dessous les traits du Roi, découvre un autre coeur ?Il fallait sur le thrône étouffer cette flamme ; Il fallait commencer à régner dans votre âme,Être Roi tout à fait et savoir réprimer... AGRIPPA. Pour être Roi, Seigneur, est-on exempt d'aimer !Pour avoir pris un Sceptre en est-on moins sensible ?Le Trône aux trais d'Amour est-il inaccessible ? Pensez-vous qu'à ce Dieu les Rois ne doivent rien ?Et qu'il soit quelqu'Empire indépendant du sien ? TIRRHENE. Ah ! quittez ces erreurs : l'Amour, et ses chimères,Sont des amusements pour des âmes vulgaires,La faiblesse sied mal à qui donne des lois, Et la seule grandeur est l'amour des grands Rois.Agissez comme eut fait Tiberinus lui-même. AGRIPPA. Mais il aimait ma soeur, voulez-vous que je l'aime ?Que je presse un hymen horrible, incestueux ? TIRRHENE. Non, un crime de vous n'est pas ce que je veux. L'heur de vous voir au trône à mes voeux peut suffire ;Mais ne hasardez point cette gloire où j'aspire,Je veux que mon sang règne, et c'est ma passion. AGRIPPA. Quel mal fait mon amour à votre ambition ?Lavinie est le charme où mon âme est sensible, Son coeur avec le Sceptre est-il incompatible ?Quel péril voyez-vous à lui tout révéler ? TIRRHENE. Elle est jeune, elle est fille, et pourrait trop parler.Fiez-vous à moi seul : tout m'alarme, et me blesse,Tout m'est suspect d'ailleurs, l'Amour, vous, la Princesse, Les Amants osent trop, l'Amour est indiscret,La Nature est plus sûre, et plus propre au secret,Quand même Lavinie aurait l'art de se taire,Vous ne vous pourriez pas empêcher de lui plaire,Et si vous lui plaisiez, on verrait aisément, Que Lavinie en vous reconnaît son amant.Pour mieux garder le sceptre, il faut souffrir sa haine,Et payer à ce prix la grandeur souveraine. AGRIPPA. Ah ! Vous n'estimez point ce prix si grand qu'il est,Et le Sceptre n'est pas si doux qu'il vous paraît. Depuis que votre soin à qui je m'abandonne,A voulu sur ma tête attacher la Couronne,Je n'ai point ressenti cette félicité,Et ces vaines douceurs, dont vous m'aviez flatté.Je vois incessamment le Ciel qui me menace : Les témoins de la mort du Roi pour qui je passe,Et qui m'aidaient à prendre un rang si glorieux,Dans le premier combat périrent à mes yeux ;Sur cet objet encor ma vue était baissée,Lorsque d'un trait fatal j'eus cette main percée, Comme si le Ciel juste eut voulu la punirDu Sceptre dérobé qu'elle osait soutenir. TIRRHENE. Ne craignez rien du Ciel, il vous est favorable,Bien qu'à Tiberinus vous soyez tout semblable :Les témoins de sa mort pouvaient vous découvrir, Et le Ciel vous fit grâce en les faisant périr.Votre main sans ce coup eut même pu vous nuire,On vous eut pu connaître à la façon d'écrire,Et pour vous donner lieu de régner sans frayeur,Le coup qui le perça fut un coup de faveur. Le sort comble avec soin votre règne de gloire ;Vous avez entassé victoire sur victoire.[Note : Rutules : Peuple du Latium dont Turunes était le roi.]Et venez de forcer les Rutules défaits,Après cent vains efforts, à demander la Paix.Si du Prince en régnant vous occupez la place, La Justice du Ciel vous y met, et l'en chasse,Noirci de cent forfaits qui l'ont déshonoré,Au dernier attentat il s'était préparé ;Et sans l'amour qu'il prit depuis pour Lavinie,Par qui l'ambition de son coeur fut bannie, Malgré le noeud du sang, de fureur transporté,Sur Tiberinus même il aurait attenté.Régnez mieux qu'il n'eut fait, méritez la Couronne,Mezence en est indigne, et le Ciel vous la donne ;Et puisqu'ici les Rois sont les portraits des Dieux, Faites en un en vous qui leur ressemble mieux. AGRIPPA. Le trône eut pu changer les injustes maximes ;Respectons sa naissance, en détestant ses crimes ;Noirci d'impiétés, de meurtres, d'attentats,Il sort toujours d'Énée. TIRRHENE. Et n'en sortons nous pas ? Le sang des Dieux qu'Énée a transmis à sa race,Dans le coeur de Mezence et s'altère et s'efface ;Quoi que plus loin en nous l'éclat s'en soutient mieux,Et s'il est de plus près sorti du sang des Dieux,Le pur sang des héros, quand la vertu l'anime, Vaut bien le sang des Dieux corrompu par le crime :Il se moque des lois, se rit des immortels,Ses forfaits ont passé jusques sur les autels,Et les Dieux offencés pour en tirer vengeance,Avec eux contre lui vous font d'intelligence, Pour l'éloigner du trône, et pour le lui ravir,C'est de vous que le Ciel a voulu se servir ;Vous êtes l'instrument sur qui son choix s'arrête,Et puisqu'il veut enfin emprunter votre tête,Souffrez y la Couronne, et vous représentez Que c'est à tous les Dieux à qui vous la prêtez. AGRIPPA. Accommodez ma flamme avec le Diadème.Je consens à régner, mais consentez que j'aime. TIRRHENE. L'amour de Lavinie expose trop nos jours,Si vous voulez aimer, prenez d'autres amours. AGRIPPA. Je ne saurais rien voir de plus aimable qu'elle. TIRRHENE. Regardez la Couronne, elle est encor plus belle. AGRIPPA. Je suis amant, Seigneur, et vous ambitieux,Et nous ne voyons pas avec les mêmes yeux.Le Sceptre que j'ai pris ne m'a jamais su plaire Qu'autant qu'à mon amour je l'ai cru nécessaire :Mezence était amant, en même lieu que moi,Et pouvait être heureux s'il fût devenu Roi. TIRRHENE. Il garde encor ses feux, gardez le Diadème. AGRIPPA. Mais sous le nom du Roi du moins souffrez que j'aime. TIRRHENE. Sous ce nom odieux vous serez méprisé. AGRIPPA. Ah ! Qu'un mépris est doux, sous un nom supposé !Caché sous les faux traits d'un Prince, où LavinieNe croit voir qu'un Tyran qui m'arracha la vie,Sa rigueur n'aura rien que de charmant pour moi, Ses dédains me seront des garants de sa foi.Comme assassin ensemble, et rival de moi-même,Son courroux me doit être une faveur extrême,Et pour mieux m'exprimer sa tendresse, en ce jour,La haine servira d'interprète à l'amour. TIRRHENE. Hé bien, flattez vos feux de cette douceur vaine,Et perdant son amour jouissez de sa haine,Sondez jusqu'où pour vous son coeur est enflammé,Et sous un nom haï goûtez l'heur d'être aimé.J'ai d'importants secrets dont je vous dois instruire, Mais un long entretien ici nous pourrait nuire.Tirant le corps du Roi, sous votre nom, des flots,À ses Mânes errants je rendis le repos ;Je fis seul son Bucher, et ramassai sa cendre ;Et chacun dans mon deuil s'est si bien su méprendre ; Que tous les factieux trompés par mes regrets,Se sont ouverts à moi de leurs complots secrets.Pour nous revoir, feignez d'en vouloir à ma tête,Avant la fin du jour commandez qu'on m'arrête ;Vous m'examinerez, et je prendrai ce temps Pour vous dire le nom de tous les mécontents.Cependant contre moi, paraissez en furie,Dites que mes conseils ont fait fuir Lavinie,Menacez, et d'abord m'ordonnez en courroux,De n'approcher jamais ni d'elle ni de vous. AGRIPPA. De ce que je vous dois faire si peu de compte ! TIRRHENE. Un mépris qui vous sert ne me peut faire honte :Je vous défends moi-même ici de m'épargner ;Ma véritable gloire est de vous voir régner. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Albine, Julie. JULIE. Ce Palais n'est pour vous qu'un objet de tristesse. Pouvez-vous y rentrer ? ALBINE. C'est pour voir la Princesse.L'amitié, tu le sais, nous unit fortement,Au frère que je perds, elle perd un amant,Et mêlant nos ennuis, qui par là s'adoucissent,Outre notre amitié, nos malheurs nous unissent. Mezence m'a trop tôt contrainte à la quitter ;Et sentant aujourd'hui tous mes maux s'augmenter,J'en veux aller chez elle adoucir l'amertume.Mais la porte est fermée, et contre la coutume. JULIE. Peut-être, que le Roi de son deuil averti, Est entré pour la voir, et qu'il n'est pas sorti. ALBINE. S'il est vrai, je l'attends, et pleine de furie,Je veux lui reprocher sa lâche barbarie,Et dans l'ennui mortel dont mon coeur est pressé,Lui demander raison du sang qu'il a versé. Je veux enfin : mais Dieux ! Puis-je bien t'en instruire ? JULIE. Qui vous fait hésiter , craignez-vous de me direQue vous le haïssez ? Et qu'un courroux puissant... ALBINE. Pour dire que l'on hait l'on n'hésite pas tant. JULIE. Le meurtrier d'un frère à qui le sang vous lie, Pourrait vous plaire encor ? ALBINE. J'en ai bien peur, Julie :Et mon mal à tes yeux cherche à se découvrir,Afin que tes conseils m'aident à m'en guérir.L'ingrat ! Qu'il me fut doux autrefois de lui plaire ! JULIE. Songez que maintenant il vous prive d'un frère. ALBINE. Il m'ôte beaucoup plus encor que tu ne crois ;Il m'a ravi mon frère, et son coeur, à la fois.Depuis le coup fatal dont mon père l'accuse,Je n'ai point de sa part reçu la moindre excuse,L'ingrat pour m'apaiser, n'a pris aucun souci, Et si mon frère est mort, son amour l'est aussi. JULIE. Vous ne devez pleurer qu'un frère plein de gloire. ALBINE. Il m'était cher, Julie, et plus qu'on ne peut croire.Pour un frère jamais le sang avec chaleur,Ne mit tant de tendresse en l'âme d'une soeur, Et la nature exprès, pour me le rendre aimable,Sut même à mon amant le former tout semblable.Je l'aimais chèrement, et sensible à son sort,J'offre encor tous les jours des larmes à sa mort ;Mais l'amant que je perds n'ayant que trop de charmes, Mon frère, à dire vrai n'a pas toutes mes larmes,Et son tyran encor trop cher à mes désirs,Lui dérobe en secret beaucoup de mes soupirs.J'ai beau les refuser à cet amant si lâche,Quand j'en donne au devoir, le dépit m'en arrache : Et l'amour, malgré moi, mêlé dans mes douleurs,Partage, avec le sang, mes soupirs et mes pleurs. JULIE. Rappelez, pour haïr cet assassin d'un frère,Ce que de ses fureurs raconte votre père. ALBINE. Mon père à le haïr tâche de m'animer ; Mais lui-même autrefois m'ordonna de l'aimer.Si j'aime injustement, j'aimai d'abord sans crime,J'en reçus de sa bouche un ordre légitime,Et d'ordinaire on sait beaucoup mieux obéir,Lorsqu'il s'agit d'aimer que lorsqu'il faut haïr. Je l'aimai par devoir, je l'aime par coutume :Et dès qu'on a souffert qu'un premier s'allume,Julie, on s'aperçoit qu'il est si doux d'aimer,Qu'on peut malaisément s'en désaccoutumer. JULIE. Je n'ose avoir pour vous l'injuste complaisance, D'excuser lâchement un feu qui vous offense,Ce serait vous trahir que vouloir vous flatter. ALBINE. Je ne t'ai dit mon mal que pour y résister,Et seule étant trop faible à combattre ma flamme,J'appelle tes conseils au secours de mon âme. JULIE. Pour fuir ce feu funeste, et trop honteux pour vous,Il faut... ALBINE. N'achève pas, mon père vient à nous. SCÈNE II. Tirrhene, Albine, Julie. TIRRHENE. Ô dure tyrannie ! Ô rigueur inhumaine !Viens prendre part, Albine, à l'excès de ma peine. ALBINE. Qui peut causer, Seigneur, le trouble où je vous vois ? TIRRHENE. Un outrage nouveau que j'ai reçu du Roi.Mais, Julie, observez si l'on peut nous entendre,Sans plainte et sans transports je ne puis te l'apprendre,Et pour perdre les siens, si tôt qu'il l'entreprend,La plainte la plus juste est un crime assez grand. Lavinie a tantôt refusé sa visite ;Et croyant, qu'en secret, contre lui je l'irrite,Si j'ose la revoir, il vient de m'assurer,Qu'à périr aussitôt, je dois me préparer.Sa fureur cherche encor à me joindre à ton frère, Tout le sang de mon fils ne l'a pu satisfaire,Et la soif qu'il en a ne se peut apaiser,Si jusques dans sa source il ne vient l'épuiser.Ce n'est pas que la vie ait pour moi quelques charmes,Je n'ouvre plus les yeux que pour verser des larmes ; Mais te voyant encor, et jeune, et sans secours,Je dois prendre pour toi quelques soins de mes jours. ALBINE. Puisqu'on ne vous défend que de voir Lavinie,Daignez donc prendre encor ce soin pour votre vie ;Ou si vous la voyez, engagez la, Seigneur, À voir du moins le Roi pour calmer sa fureur,Et de peur que sur vous, sa cruauté n'éclate,Par quelques faux respects souffrez qu'elle le flatte. TIRRHENE. Tu veux que je l'engage à flatter son amour ! ALBINE. Son amour ! TIRRHENE. Ce secret enfin paraît au jour. Il voulait aborder la Princesse sans suite ;Et brulant de dépit de voir qu'elle l'évite,Dans son premier transport il ne m'a pu cacher,Que pour elle en secret l'amour l'a su toucher ;Qu'il n'immola mon fils qu'à cette ardeur couverte, Que sur leur ressemblance il prétexta sa perte,Mais que ce fut l'amour qui seul lui fut fatal,Et qu'il ne le perdit que comme son rival.Veux-tu me voir servir, auprès de Lavinie,Un feu qui de ton frère a fait trancher la vie, Et mettre enfin, de peur de le suivre au tombeau,Le coeur de sa maîtresse aux mains de son bourreau ! ALBINE. Non, cette lâcheté, Seigneur, serait infâme ;Opposez vous plutôt à cette indigne flamme,Irritez Lavinie, et tâchez aujourd'hui, De redoubler encor l'horreur qu'elle a pour lui. TIRRHENE. C'est aussi maintenant le souci qui me presse. ALBINE. Mais c'est vous exposer que de voir la Princesse ;Le tyran vous perdra, s'il vient à le savoir,Et sans aucun péril je puis encor la voir. Laissez moi tout le soin d'animer son courage. TIRRHENE. Va donc, parle, agis, presse ; et mets tout en usagePour nuire à ce barbare, et le faire haïr. ALBINE. Je vous réponds, Seigneur, de vous bien obéir.Oui, Julie, en effet je vais me satisfaire, Et servir à la fois mon dépit, et mon père,Si la Princesse en croit mon violent transport... Mais on ouvre chez elle, et je la vois qui sort. SCÈNE III. Lavinie, Albine, Camille, Julie. LAVINIE. J'allais vous voir, Albine, et confuse et troublée,Vous dire un nouveau mal dont je suis accablée. Le fier Tiberinus contre moi déclaré,Souillé qu'il est du sang d'un héros adoré,Par une cruauté qui toujours continue,Veut encor m'exposer à l'horreur de sa vue. ALBINE. Sa fureur va plus loin que d'offrir à vos yeux, Le bras qui fit couler un sang si précieux :Il porte plus avant son injuste extrême. LAVINIE. Que peut-il faire plus le barbare ? ALBINE. Il vous aime. LAVINIE. Ah ! De quel coup affreux frappez-vous mes esprits ! ALBINE. Mon père qui l'a su me l'a lui-même appris ; Et sans un ordre exprès de fuir votre présence,Il vous en eut donné la fatale assurance.Ce feu perdit mon frère, et lui coûta le jour. LAVINIE. Hélas ! Lui-même, Albine, ignorait mon amour.Toujours, un fier orgueil, tant qu'a vécu ton frère, S'il m'a permis d'aimer, m'a contrainte à le taire,J'ai caché tous mes feux avec des soins trop grands... ALBINE. Ah ! Qu'un rival jaloux à les yeux pénétrants !Il aura, malgré vous, éclairé par sa flamme,Surpris dans vos regards, le secret de votre âme, Et si dans le tombeau mon frère est descendu,C'est pour l'avoir aimé, que vous l'avez perdu.Cette flamme fatale aujourd'hui découverte,Vous coûtant votre amant, vous charge de sa perte ;Et pour trancher ses jours, cet amour odieux Fut un foudre mortel allumé par vos yeux.Le tyran, à se feux donnant cette victime,Vous a su malgré vous, engager dans son crime,Et perdant ce héros par un jaloux transport,A rendu votre amour complice de sa mort. LAVINIE. À ce penser horrible, à cette affreuse Image,Vous me voyez frémir et d'horreur, et de rage.Ah Barbare ! Ah Tyran ! Tremble, et crains ma fureur. ALBINE. Vous ne sauriez pour lui, concevoir trop d'horreur.Il est digne en effet de toute votre haine. Oui, pour cet inhumain rendez-vous inhumaine.Votre colère est juste, et loin d'y résister,Contre un si lâche amant j'aime à vous irriter :Puisque son crime vient de l'amour qui l'anime,Faites son châtiment de ce qui fit son crime ; D'un éternel mépris payant ses cruels voeux,De l'auteur de vos maux faites un malheureux.Votre vengeance est sûre et dépend de vous même ;Pour punir ce tyran il suffit qu'il vous aime,Et l'amour dont son coeur suit l'empire aujourd'hui, Est du moins un tyran aussi cruel que lui. LAVINIE. Ce n'est pas où je veux que ma haine en demeure,Elle ira bien plus loin, Albine, il faut qu'il meure.Le sang qu'il a versé demande tout le sien,Si je respire encor, c'est pour ce dernier bien. Après mon amant mort, il m'est honteux de vivre,Mon coeur dans le tombeau tarde trop à le suivre ;Mais je lui dois vengeance, et mon coeur affligéN'ose le suivre encor qu'après l'avoir vengé.Le tyran de retour à mes fureurs se livre, Au bien qu'il m'a fait perdre, il a su trop survivre ;Et si mes voeux ardents sont exaucés des Dieux,Ce jour est le dernier qui doit luire à ses yeux.Je brûle dans sa mort de goûter l'avantage... Mais quel soudain effroi paraît sur ton visage ? ALBINE. Je tremble des périls où vous semblez courir. LAVINIE. Quoique que puisse un tyran, du moins il peut mourir.L'Amour au désespoir ne voit rien d'impossible.Tiberinus n'a pas un coeur inaccessible ;Tant de bras contre lui s'uniront avec moi, Qu'il ne te doit rester aucun sujet d'effroi.J'ai fait des partisans, Mezence est téméraire,Et pour servir ma haine aime assez à me plaire.Fais que de son côté, ton père prenne soinDe tenir ses amis préparés au besoin. Mais le Roi va passer. Les gardes paraissent. ALBINE. Évitez ce Barbare. Lavinie rentre et Albine continue.L'ingrat mérite assez le sort qu'on lui prépare,Et toutefois... JULIE. Songez vous-même à l'éviter,Il vient. ALBINE. Si je le vois, c'est pour mieux m'irriter. SCÈNE IV. Agrippa, Albine, Julie, suite. AGRIPPA. Le sort m'offre un bonheur où je n'osais prétendre, Je sais quels sentiments pour moi vous devez prendre,Madame, et j'avouerai que le bien de vous voir,Était une douceur qui passait mon espoir. ALBINE. Il n'est pas malaisé de connaître à mes larmes,Ce qu'au bien de me voir vos yeux trouvent de charmes : Et d'un frère meurtri tout le sang épanchéMontre à quel point pour moi, votre coeur est touché. AGRIPPA. Je ne suis point surpris de voir votre colère,Je vous ai fait outrage en vous ôtant un frère ;De ses traits et des miens le merveilleux rapport Ne sauraient envers vous justifier sa mort ;Tout ce que d'une erreur on avait lieu de craindre,Ni l'intérêt d'État... ALBINE. Non, non, cessez de feindre.Je sais quel intérêt fut en vous le plus fort ;L'État moins que l'amour eut part à cette mort ; Et vous sacrifiant cette illustre victime,L'État fit le prétexte, et l'amour fit le crime.Vos feux pour Lavinie armèrent votre bras. AGRIPPA. Je vois qu'on vous l'a dit, et ne m'en défends pas ;Aussi bien, si j'en crois le sang qui vous anime, Prétendre à votre coeur serait un nouveau crime ;Et tout ce qu'a l'amour d'innocent et de doux,N'auraient rien désormais, que d'affreux parmi nous. ALBINE. J'ai dû peu m'étonner que votre âme inhumaine,Pour se donner ailleurs m'ait pu quitter sans peine ; Vous trouvâtes d'abord dans ce change fatal,Un grand crime à commettre en perdant un rival,Et n'eussiez eu jamais, ne cherchant qu'à me plaire,De rivaux à détruire, et de crimes à faire.De votre amour pour moi, vous fûtes rebuté Par le trop d'innocence, et de facilité ;Vous ne pouviez m'aimer que d'un feu légitime ;Mais rien ne vous est doux, s'il ne vous coûte un crimeEt vôtre âme aux forfaits unie étroitement,Se fut fait trop d'effort d'aimer innocemment. AGRIPPA. Éclatez, et traitez mon feu pour Lavinie,De noire trahison, de lâche tyrannie,Nommez moi criminel d'adorer ses appas,Le crime en est si beau, que je n'en rougis pas.Mon coeur se trouve exempt, dans des flammes si belles, Des remords attachés aux flammes criminelles,Et quoi qu'auparavant noirci de trahison,Mon amour, est en paix, avecque ma raison. ALBINE. L'absence des remords est, dans un coeur coupable,D'un tyran achevé la marque indubitable, Et c'est où peut monter la dernière fureurD'être au comble du crime, et n'en voir plus l'horreur.Après les noirs forfaits que cet amour vous coûte,Votre âme doit frémir de la paix qu'elle goûte.Tant qu'un remords demeure en l'âme d'un méchant, Il a vers l'innocence encore quelque penchant ;C'est toujours dans un coeur où la fureur domine,De la vertu bannie un reste de racine,Mais ce reste est détruit quand on est sans combatEt l'on ne guérit point d'un mal qu'on ne sent pas. AGRIPPA. Si la perte d'un frère est tout ce qui vous blesse,Vous n'aurez rien perdu que votre douleur cesse ;Je vous offre en moi-même un frère plein d'ardeur ;Vous aurez mon estime au défaut de mon coeur. ALBINE. Votre estime ? Ah du moins, dites moi par quel crime, J'ai pu la mériter cette honteuse estime ?Et puisque les forfaits ont pour vous tant d'appas,De quoi m'accusez vous pour ne me haïr pas ?Pour m'offrir un barbare, un tyran pour mon frère ? AGRIPPA. Mon estime s'augmente avec votre colère : Et, quelque indignité qu'il m'en faille souffrir,Loin de m'en irriter je m'en sens attendrir.Le sang fait plus en vous, que je ne l'osais croire ;J'ai même, je l'avoue, eu peur, pour votre gloire :Il m'a semblé, d'abord, qu'un peu d'émotion A trahi dans vos yeux votre indignation,Et qu'encor, à ma vue, un vieux reste de flammeS'est, à travers la haine, échappé de vôtre âme. ALBINE. Je n'ai pour vous qu'horreur, n'en doutez nullement,Si mes yeux ont osé vous parler autrement, S'ils ont rien avancé dont votre orgueil se loue,Ce sont des imposteurs que mon coeur désavoue.Ce coeur, fut, pour ma honte, offert à vos souhaits ;Mais la mort d'Agrippa vous l'ôta pour jamais,Sitôt que vos fureurs eurent coupé sa trame, L'Amour, tout indigné, s'arracha de mon âme.La Nature outragée en vint en briser les noeuds,Et dans le sang d'un frère, éteignit tous mes feux.Peut-être, qu'en effet, vôtre première vueA surpris, dans mes yeux, mon âme encore émue ; Mais, sachez que la haine, agissant à son tourÀ ses émotions, aussi bien que l'amour :Que l'abord odieux du tyran qui m'outrageA pu d'un frère mort me retracer l'image,Et qu'il est naturel, que le sang offensé S'émeuve en approchant du bras qui l'a versé. AGRIPPA. Je n'inviterai point vôtre haine à s'éteindre ;Ces mouvements du sang, sont trop beaux pour m'en plaindre,Et votre coeur par eux, se montre également,Digne d'un frère illustre, et d'un illustre amant. Après ce que pour vous j'ai conçu de tendresse,Dans votre gloire encor mon âme s'intéresse,Vous devez me haïr, et j'aurais peine à voir,Qu'un coeur qui me fut cher soutint mal son devoir.Je veux même vous fuir, de crainte que ma vue N'altère dans ce coeur la haine qui m'est due,Et qu'au fonds de votre âme, un charme encor trop doux,N'excite rien pour moi qui soit honteux pour vous.Je sais bien qu'une offense irrite un grand courage,On s'arrache à l'amour quand ce qu'on aime outrage ; Mais tant qu'on se peut voir, l'amour a des retoursOù tout coeur court hasard de retomber toujours.Je veux en m'éloignant vous sauver cette peine,Et mettre en sûreté l'honneur de votre haine. SCÈNE V. Albine, Julie. ALBINE. Pour te faire haïr, va ne prends aucun soin, Grâces à tes forfaits, tu n'en a plus besoin.Ne crains plus mon amour, Tyran, crains ma vengeance ;Crois que j'en veux encore à ton coeur qui m'offense,Non plus pour l'attendrir, mais pour le déchirer,Et goûter la douceur de le voir expirer. Ah ! Julie, à ce coup, je sens mourir ma flamme,C'en est fait, le dépit l'étouffe dans mon âme,Et ce que j'eus de feux ne sert plus seulement,Qu'à grossir les ardeurs de mon ressentiment.Le tyran me fait grâce en me trouvant sans charmes, Je ne veux plus de lui de soupirs ni de larmes,C'est à verser son sang que tendent tous mes voeux,Et ses derniers soupirs, sont les seuls que je veux.Allons prêter nos soins pour hâter son supplice,Mon frère et mon dépit veulent ce sacrifice ; Et le sang, et l'amour, à la fois outragés,Sont trop forts, étants joints, pour n'être pas vengés. ACTE III SCÈNE I. Fauste, Mezence. FAUSTE. Quoi ! Tant de mécontents qui s'offrent dans l'arméeDont la valeur paraît du repos alarmée,Et dont les bras hardis sont mal accoutumés À se voir par la paix oisifs et desarmés,Joints aux secrets amis dont pour vous Albe est pleine,Tous, pour vos intérêts prêts d'éclater sans peine,N'éveillent point en vous l'ambitieuse ardeurQui jadis pour le trône animait votre coeur ? MEZENCE. Fauste, je suis amant, et depuis qu'on soupire,À peine à l'amour seul tout un coeur peut suffire,Et cette impétueuse et fière passionA du mien malgré moi chassé l'ambition.Pour m'élever au trône, avant que la Princesse M'eut forcé de me rendre au beau trait qui me blesse,La honte d'obéïr, et l'ardeur de régnerM'eut fait tout entreprendre et ne rien épargner ;J'eusse aux derniers forfaits abandonné mon âme :Mais, depuis que ses feux ont allumé ma flamme, Mon coeur purifié par leurs feux tout-puissantsN'a plus formé que des voeux innocents :Tout mon bonheur dépend du coeur de ce que j'aime,Et s'il pouvait se rendre à mon amour extrême,Je ne changerais pas un bien si précieux, Pour la félicité ni des rois, ni des dieux. FAUSTE. Le Roi vient vers l'endroit où loge la Princesse. MEZENCE. Il s'arrête en rêvant, quelque souci le presse. SCÈNE II. Agrippa, Atys, Mezence, Fauste. MEZENCE. Sans paraître indiscret puis-je être curieux,Seigneur ? Quel noir chagrin se montre dans vos yeux ? Tout conspire à l'envi pour remplir votre attente,Vous revenez vainqueur d'une guerre sanglante,Et ramenez ensemble au gré de vos désirsLa victoire et la paix, l'honneur et les plaisirs.Dans un destin si beau quelle humeur sombre et noire, Ose aller jusqu'à vous à travers tant de gloire ?Où trouvez vous encore à former des souhaits ?Et qui peut vous troubler dans le sein de la paix ? AGRIPPA. Tout paraît en effet m'applaudir sur la terre,Je reviens glorieux d'une sanglante guerre, Après d'heureux exploits j'ai fini nos combats,Tout est tranquille ici, mais mon coeur ne l'est pas.Je ne saurais jouir du repos que je donne,Rarement on le goûte avec une couronne,Et le calme qu'on trouve après d'heureux exploits, Est fait pour les sujets, et non pas pour les rois. MEZENCE. Les Rois heureux n'ont pas des soucis sans relâche,La fortune sans cesse à tous vos voeux s'attache,Et tout exprès pour vous, sans jamais se lasser,À sa propre inconstance a semblé renoncer. AGRIPPA. Il est vrai, jusqu'ici la Fortune constanteA prévenu mes voeux et passé mon attente :Mais la Fortune seule a-t-elle entre ses mainsDe quoi pouvoir remplir tous les voeux des humains ?Nous sommes dépendants par des lois éternelles De deux Divinités aveugles et cruelles ;On les voit rarement nous flatter tour à tour,Et sûr de la Fortune, on doit craindre l'Amour. MEZENCE. Je suis surpris qu'Albine encor puisse vous plaire,Elle dont vous avez sacrifié le frère. AGRIPPA. Mon amour vient d'ailleurs, et vous l'ayant apprisJe m'attends à vous voir encore plus surpris ;Ma flamme pour Albine est pour jamais finie,Mais, pour vous dire tout, j'aime enfin Lavinie. MEZENCE. Lavinie ! AGRIPPA. À ce mot j'entends votre douleur, Je connais que ce coup vous perce jusqu'au coeur,J'entends tous vos soupirs se plaindre de ma flamme ;Je sais que Lavinie a su charmer votre âme,J'ai regret de l'aimer quand vous l'aimez aussi,Mais il plaît à l'amour d'en ordonner ainsi. MEZENCE. Malgré l'ennui profond que je vous fais paraître,Et dont tout mon respect est à peine le maître,Je sais qu'en ma faveur je ne pourrais qu'à tortPrétendre que mon Roi se fit le moindre effort.Je ne vous ferai point de plaintes indiscrètes, Je sais trop qui je suis, je sais trop qui vous êtes,Et ce que la hauteur du rang où je me voisLaisse encore de distance entre un monarque et moi.Quoi que je sois sorti du sang qui vous fit naître,Je suis toujours sujet, quoi qu'enfin je puisse être ; Et les fronts couronnés dans leur sort glorieux,N'ont pour leurs vrais parents que les Rois ou les Dieux.Le sang n'est entre nous qu'une chaîne imparfaiteQui rend ma dépendance encore plus étroite,Et le trône est si haut, Seigneur, qu'auprès des rois La Nature est sujette et le sang est sans droits.Ce n'est donc pas pour moi qu'il faut que je vous presseD'étouffer, s'il se peut, vos feux pour la Princesse,Et si j'ose en parler, je ne vous dirai rienQue pour votre intérêt sans regarder le mien. Daignez vous épargner l'indignité cruelleDe voir payer vos soins d'une horreur éternelle.L'amant de la Princesse immolé par vos coupsVous a fait pour jamais l'objet de son courroux ;Pour vous en faire aimer votre puissance est vaine, Son âme n'est pour vous capable que de haine,Et c'est souffrir, Seigneur, mille maux tour à tour,D'exciter de la haine où l'on prend de l'amour.La rigueur dont l'ingrate a payé ma constanceM'en a fait faire assez la triste expérience, Et d'un feu si fatal vous serez peu tenté,Si vous considérez ce qu'il m'en a coûté. AGRIPPA. La rigueur où pour vous la Princesse se porteLoin de me rebuter rend ma flamme plus forte ;Forcé de soupirer il doit m'être bien doux Que ce soit pour un coeur qui ne puisse être à vous.C'est un bien où mon âme est d'autant plus sensible,Que pour vous la conquête en parait impossible,Plus je vous vois haï, plus je suis enflammé,Et n'aimerais pas tant si vous étiez aimé. MEZENCE. Mais sa rigueur pour vous est encor plus certaine ;Vous ne vaincrez jamais les fureurs de sa haine,Et jamais un grand Roi par la gloire animéNe doit paraître amant s'il n'est sûr d'être aimé.Il est de la grandeur de votre rang suprême De ménager en vous l'honneur du diadème,Et de n'exposer pas par d'inutiles voeuxLa majesté du trône à des mépris honteux. AGRIPPA. Je connais sur ce point tout ce que dois croire ;Ne craignez rien pour moi j'aurai soin de ma gloire, Et l'honneur de mon rang dans mes voeux empressésNe court pas un péril si grand que vous pensez.La Princesse me hait, mais il est peu de hainesQui ne se laissent vaincre aux grandeurs souveraines,Et le sceptre en mes mains peut être assez charmant, Pour lui faire oublier tout le sang d'un amant. MEZENCE. Ah ! Ne vous flattez point d'une si vaine attente,Seigneur, pour Agrippa son âme est trop constante,Et dans son coeur pour vous à la haine obstinéCet amant quoi que mort est trop enraciné. Vouloir l'en arracher c'est tenter l'impossible ;C'est l'objet de tendresse où seul elle est sensible,Et vous ne sauriez croire à quel ardent courrouxUn sang si précieux l'anime contre vous.Votre couronne encor fut elle plus charmante, Teint d'un sang si chéri tout de vous l'épouvante,À votre nom ses yeux sont de rage allumés,Et sa fureur est telle... AGRIPPA. Ah ! Que vous me charmez !Qu'il m'est doux de trouver tant de fermeté d'âme,Tant d'amour, tant de foi, dans l'objet de ma flamme ! Et de voir que l'amour en m'imposant des loisAit pris soin de me faire un si glorieux choix !Ah ! Prince ! Que d'un coeur si tendre et si fidèleLa conquête doit être précieuse et belle !Et qu'un si rare prix sous l'amoureuse loi Est digne d'occuper tous les voeux d'un grand Roi ! MEZENCE. Mais songez vous qu'un coeur si fidèle et si tendreEst un prix que jamais vous ne pouvez prétendre ?Que vos feux vont encor redoubler sa fureur ?Qu'en vain... AGRIPPA. Que j'ai pitié, Prince, de votre erreur ! L'espoir de voir sur moi tomber toute sa haineFlatte déjà sans doute en secret votre peine,Et vous fait présumer que son coeur en courrouxEn s'aigrissant pour moi s'adoucira pour vous.Mais sachez qu'à mon gré je puis m'en rendre maître, Que pour le devenir je n'ai qu'à vouloir l'être,Que j'ai des moyens sûrs d'obtenir tant d'appas,Et ne vous réponds point de ne m'en servir pas.Pour vous épargner, Prince, une vaine espérance,Ma pitié se hasarde à cette confidence ; Et pour vos bons avis offerts à mon amour,J'ai crû vous en devoir quelque chose à mon tour. SCÈNE III. Mezence, Fauste. MEZENCE. Fauste, as tu bien compris jusqu'où va ma disgrâce ?Et le barbare effort dont le Roi me menace ? FAUSTE. Il en dit trop, Seigneur, à ne vous point flatter, Pour nous laisser encor quelque lieu d'en douter :Il ne vous a donné que trop connaissanceQu'il prétend se servir de toute sa puissance,Contraindre la Princesse à lui donner la main,Et faire agir la force où l'amour serait vain, Vos feux vont recevoir cette atteinte cruelle :Mais la Princesse sort, je vous laisse avec elle. SCÈNE IV. Lavinie, Mezence. LAVINIE. Vous a-t-on dit, Seigneur, mes nouveaux déplaisirs ?Savez vous qu'un tyran m'ose offrir ses soupirs ?Et que mes tristes yeux, pour comble de misère, Au plus lâche des coeurs ont la honte de plaire ? MEZENCE. Hélas ! Je sais bien plus, je sais que malgré vousCe fier rival prétend devenir votre époux. LAVINIE. Le barbare ! Ah, Seigneur ! S'il est vrai que sans feintePour moi d'un pur amour votre âme soit atteinte, M'abandonnerez vous dans cet état fatalAux attentats affreux d'un si cruel rival ? MEZENCE. Quoi que ce pur amour où je suis si sensibleN'ait jamais eu pour prix qu'une haine invincible,Il ne balance point, et pour vous secourir Aux plus mortels dangers il est prêt à courir.Commandez seulement. LAVINIE. Cette entreprise est grande ;C'est la mort du Tyran enfin que je demande ;Vous hésitez ! et bien ; ne me secourez pas,Je saurai bien sans vous braver ses attentats : Pour éviter sa rage, et fuir sa tyrannie,Je sais trop au besoin comme on sort de la vie,Et contre les tyrans qui voudront m'attaquerLa mort est un secours qui ne peut me manquer. MEZENCE. Ah ! Plutôt mille fois, vivez, belle inhumaine Au prix fatal du sang qu'exige votre haine,Du moins à son défaut vous aurez tout le mien,Et je suis trop à vous pour vous refuser rien.Si j'hésite d'abord d'immoler une vieÀ qui le sang m'attache et le devoir me lie, C'est bien le moins qu'ont dû ce sang et ce devoirQue de ne céder pas d'abord sans s'émouvoir.Mais en vain à l'effort où mon coeur se disposeDes droits les plus sacrés la puissance s'oppose,Il n'est rien sur mon coeur de si puissant que vous, Et les droits de l'amour sont les premiers de tous. LAVINIE. Ah ! Que de cette mort l'agréable promesseFlatte déjà ma haine et suspend ma tristesse !J'ai fui toujours vos soins, mais ce bien m'est si doux,Que je consens, sans peine, à le tenir de vous. Non pas pour le péril dont ce coup me dégageJe crains peu du Tyran ni l'amour, ni la rage,Je vous l'ai déjà dit, quoi qu'il puisse attenter,Qui ne craint pas la mort n'a rien à redouter,Venger l'illustre amant dont j'adore la cendre Est toute la douceur que j'en ose prétendre,Et lui pouvoir donner du sang après mes pleursEst l'unique avantage où tendent mes douleurs.Tous mes voeux sont comblés, si j'ai l'heur que j'espèreD'offrir cette victime à cette ombre si chère, Et si je puis goûter le plaisir infiniDe voir sa mort vengée et son tyran puni.C'est un grand bien encor dans un malheur extrêmeDe perdre ce qu'on hait, et venger ce qu'on aime,La fureur assouvie a du charme à son tour, Et la vengeance est douce au défaut de l'amour. MEZENCE. Je vous entends, Madame, il faut toujours m'attendreÀ me voir mépriser pour un rival en cendre,Et vous offrant mon bras vous avez déjà peurQue quelque espoir léger n'ose flatter mon coeur. Hé bien, cruelle, et bien, je prends votre défenseSans exiger de vous aucune récompense,Mon coeur depuis le temps qu'il a pu vous aimerÀ servir sans espoir a dû s'accoutumer.Ce n'est pas peu pour moi que l'ingrate que j'aime Fie au moins sa vengeance à mon amour extrême,Et qu'elle engage enfin son insensible coeurÀ former une fois des voeux en ma faveur.Le plus mauvais succès n'a rien qui m'épouvante,Vous m'allez voir périr ou remplir votre attente, Et mon sort, quel qu'il soit, ne peut être que doux,Par l'heur de vous servir, ou de périr pour vous.Je cours de mes amis solliciter le zèle. LAVINIE. Gardez de vous fier à quelque âme infidèle ;Sur tout assurez vous Tirrhene qui paraît, Au coup que je demande il doit prendre intérêt ;Mais ma vue en ces lieux empêche qu'il n'avance,L'ordre exprès du tyran lui défend ma présence,Et je vous laisse seuls résoudre des moyensDe combler promptement tous mes voeux et les siens. SCÈNE V. Tirrhene, Mezence. MEZENCE. Venez savoir pour vous combien on s'intéresse,Et quel remède on cherche à l'ennui qui vous presse. TIRRHENE. En est-il pour les maux où l'on me voit plongé ?Mon fils peut-il revivre ? MEZENCE. Il peut être vengé :La mort du Roi cruel qui termina sa vie Fait sans doute aujourd'hui votre plus chère envie,Et je viens vous promettre en secondant vos coups.Tout ce que la vengeance eut jamais de plus doux. TIRRHENE. Vous, Seigneur, sur le Roi vous pourriez entreprendre ? MEZENCE. Pensez vous que je feigne afin de vous surprendre ? N'avez vous pas appris qu'il me veut arracherL'aimable et seul objet qui seul m'a pu toucher ?Et ne savez vous pas quand l'amour est extrêmeQu'on perd tout mille fois plutôt que ce qu'on aime ? TIRRHENE. Je condamne avec vous votre injuste rival, Et cet indigne amour lui doit être fatal :Mais se peut-il, Seigneur, étant fils de son frèreQue l'amour force en vous la nature à se taire ?Ne pourra-t-elle rien sur votre âme à son tour ? MEZENCE. Et que peut la Nature opposée à l'Amour ? Je ne sens plus les noeuds par qui le sang nous lie ;Et dès que la Princesse a demandé sa vie,À peine ai-je un moment senti frémir mon coeur,Tant le nom de rival traîne avec lui d'horreur.Son ordre exprès m'engage et veut ce sacrifice, Quelque devoir qu'il blesse il faut que j'obéisse,Et ne dépendant plus que de son seul pouvoirSon ordre me tient lieu du plus sacré devoir :Quand ce qu'on aime ordonne et presse d'entreprendre,En vain la voix du sang tâche à se faire entendre ; L'objet aimé peut tout sur quiconque aime bien,Et dès que l'amour parle on n'écoute plus rien. TIRRHENE. Le péril qui suivrait l'entreprise avortée,La peur de la voir sue ou mal exécutée,La vengeance d'un Roi qui sait peu pardonner, Forceront votre coeur peut-être à s'étonner. MEZENCE. Non, non, ne craignez point qu'aucun danger m'étonne,Et me force à trahir l'espoir que je vous donne ;Un objet trop puissant m'engage à ce trépas,J'en vois tous les périls, et ne m'en émeus pas : La crainte dans mon coeur ne saurait trouver place,Et le Dieu qui l'occupe est un Dieu plein d'audace. TIRRHENE. Je vous laisse à juger dans des desseins si grands,L'effort que je dois faire, et la part que j'y prends :Mais, Seigneur, comme aux Rois on ne peut faire outrage Sans s'attaquer aux Dieux dans leur plus noble image,Peut-être que l'horreur qui suit ces attentatsPrès du coup malgré vous retiendra votre bras.Si vous méprisez tout du côté de la Terre,Peut-être craindrez vous les éclats du tonnerre ; Les plus grands criminels s'en trouvent effrayés. MEZENCE. Les criminels toujours ne sont pas foudroyés ;Quand le Ciel en courroux gronde contre la Terre,C'est sur les malheureux que tombe le tonnerre,Et souvent, quand les Dieux le lancent avec bruit, Au sortir de leurs mains le hasard le conduit.Mais quand, pour me punir du crime où je m'apprête,Tout le Ciel ébranlé menacerait ma tête,Quand tous les Dieux vengeurs à ma perte animésFeraient gronder sur moi leurs foudres allumés, S'agissant de servir cette beauté charmante,Soyez sûrs qu'en effet, ni la foudre grondanteNi tous les Dieux vengeurs armés pour mon trépas,Ni le Ciel ébranlé ne m'ébranleraient pas.Conduisez seulement ce que j'ose entreprendre, Faites voir l'intérêt qu'un fils vous y fait prendre. TIRRHENE. Si vous pouviez savoir, Seigneur, jusqu'à quel pointCet intérêt me touche... MEZENCE. Ah ! Je n'en doute point ;J'ai bien crû que c'était vous faire vive injusticeQue vous refuser part à ce grand sacrifice ; Et que je ne pouvais, pour conduire mes coups,Me confier ici plus sûrement qu'à vous. TIRRHENE. Je dois tout, je l'avoue, à cette confiance,Vous relevez par là ma plus chère espérance,Et m'auriez fait un tort qui m'eut désespéré, Si, sans m'en avertir, vous eussiez conspiré. MEZENCE. Décidez donc de l'heure et du lieu qu'il faut prendre,J'ai des amis puissants et tous prêts d'entreprendre,Qui dès mon premier ordre oseront tout tenter. TIRRHENE. Ah ! Surtout gardez vous de rien précipiter. Le Roi s'est fait ici suivre par son armée,Le fort est bien gardé, la ville est enfermée,Et si le dessein manque, ou s'il est découvert,Nul espoir de salut ne peut nous être offert.Ce péril de plusieurs peut étonner le zèle, Et parmi nos amis nous faire quelque infidèle,Cet obstacle en ces lieux ne sera pas toujours,Et l'armée au plutôt doit partir dans six jours.Nos conjurés alors les plus forts dans la placeVoyant moins de péril en prendront plus d'audace. Un grand dessein dépend d'en bien choisir le temps. MEZENCE. Puisque c'est votre avis, différons, j'y consens,L'entreprise vous touche, et votre expérienceDoit ici prévaloir sur mon impatience :Nous tiendrons cependant mes amis préparés ; Je vais mander les miens, et vous en jugerez :J'attends tout de vos soins, c'est en eux que j'espère. TIRRHENE. Ah, Seigneur ! Pour un fils que ne fait point un père !Pour peu que par le Ciel mes soins soient secondés,Ils pourront faire encore plus que vous n'attendez. ACTE IV SCÈNE I. Lavinie, Mezence. LAVINIE. Quel malheur imprévu venez vous de m'apprendre !Tirrhene est arrêté ! MEZENCE. Ce coup vous doit surprendre.Ainsi que vous, Madame, il m'a beaucoup surpris.J'attendais tout du père allant venger le fils ;J'avais fondé sur lui ma plus forte espérance. Il a beaucoup d'amis, de coeur, d'expérience ;Il avait déjà vu mes partisans secrets ;Les avait exhortés à se tenir tous prêts ;Et chacun, à l'envi, jurant d'être fidèle,Avait pris à l'entendre une audace nouvelle : Lorsqu'Atis l'ayant vu qui sortait de chez moi,Est venu l'arrêter, par les ordres du Roi. LAVINIE. Jamais un prompt secours ne fut plus nécessaire.Du sang de mon amant, ce barbare s'altère :Et veut en perdre encor, d'un courroux obstiné, Jusqu'aux veines du père, un reste infortuné.Courez précipiter, sans que rien vous arrête,La perte du Tyran pour sauver cette tête ;Prévenez, par vos coups, un coup si plein d'horreur,Et dérobez, du moins, ce crime à sa fureur. Il n'a que trop vécu, trop de coeurs en gémissent,Et c'est toujours trop tard que les Tyrans périssent.Puisque vos partisans sont tous prêts d'éclater,De leur premier transport songez à profiter :Par des réflexions, craignez qu'il ne s'altère ; Et ne leur donnez pas le temps d'en pouvoir faire.Si Tirrhene périt, surtout, considérezQuel trouble peut alors saisir vos conjurés. MEZENCE. Ce sont vos seuls désirs qu'ici je considère ;Je cours sans différer oser tout pour vous plaire : Et sans voir les raisons que vous examinez,La mienne, est seulement, que vous me l'ordonnez.L'heure même où le Roi doit faire un sacrifice,Est celle que mon coeur choisit pour son supplice :Et je jure vos yeux, ou de perdre le jour, Ou de vous apporter la tête à mon retour.Mais il vient. LAVINIE. Je le fuis. MEZENCE. Contraignez votre haine ;Il s'est trop avancé, la fuite serait vaine.Pour l'amuser ici, faites vous quelque effort,Et donnez ces moments aux apprêts de sa mort. SCÈNE II. Agrippa, Lavinie, Atis, Suite. AGRIPPA. Il se peut donc, Princesse, enfin que je vous voie ?Mais, hélas ! C'est pour vous, un tourment que ma joie :Et tout l'ardent amour dont vous touchez mon coeur,N'ose attendre aujourd'hui que mépris et qu'horreur.Mais je voudrais en vain, l'empêcher de paraître Cet amour, trop puissant, dont je ne suis plus maître :C'est dans les maux communs qu'on peut dissimuler,Et l'Amour n'est pas grand, quand on le peut celer.J'ai prévu, quels transports de haine, et de colère,Doit attirer sur moi cet aveu téméraire : Vous m'allez accabler de rigueurs, de mépris,Mais mon amour encor, m'est trop doux, à ce prix.Éclatez : mais, ô Ciel ! qu'aperçois-je ? Et quels charmes,Font que vos yeux, aux miens, ne montrent que des larmes ?Ma vue attendrit elle un coeur si rigoureux ? Hélas ! Le puis-je croire ? LAVINIE. Oui, cruel, tu le peux.Mon coeur ne fait rien moins que ce qu'il croyait faire ;Je croyais que ta vue aigrirait ma colère,Je croyais sans horreur, ne te pouvoir souffrir,Cependant, je te vois, et me sens attendrir : La haine dans mon coeur à peine à trouver place... AGRIPPA. Quoi, Madame, Agrippa de votre coeur s'efface ?Et vous pourriez aimer un Roi trop fortuné ? LAVINIE. Et mon coeur d'un tel crime est par toi soupçonné ?Aimer le meurtrier de l'objet de ma flamme ? D'un héros que la mort respecte dans mon âme ?Aimer de tous mes maux l'auteur injurieux ?Si tu m'entends si mal, je vais m'expliquer mieux.Avec toi mon amant eut tant de ressemblance,Que je n'ai pu sans trouble endurer ta présence : Et sous les mêmes traits qui m'ont été si doux,Tu t'es pu dérober d'abord à mon courroux.Oui, cette chère image, a su d'abord, sans peine,Amortir ma colère, et suspendre ma haine :Et mon coeur à ce charme engagé d'obéir, À presque en sa faveur, eu peur de te haïr.Ces traits accoustumés à surprendre mon âme,Ne m'ont rien retracé que l'objet de ma flamme,Ils n'ont pu me souffrir ni haine ni fureur,Et l'amour est, tout seul, demeuré dans mon coeur. Mais déjà cet amour dont mon âme est si pleine,Rappelle ma fureur et fait place à ma haine ;Et mon courroux honteux d'être trop suspenduGrossit, pour regagner le temps qu'il a perdu.Tu vas voir à son tour la fureur implacable, Que m'inspire le sang d'un amant adorable ;Tu vas voir tant de haine éclater dans mes yeux... AGRIPPA. Hélas ! Princesse, hélas ! Je n'attendais pas mieux.Armez vous d'une haine encore plus éclatante,Vous n'en paraîtrez point à mes yeux moins charmante. Vous pouvez d'Agrippa m'imputer le trépas,M'en blâmer, m'en haïr, je ne m'en plaindrai pas.Je veux bien vous aimer sans espoir de vous plaire,Sans murmurer jamais contre votre colère,Sans presser votre coeur d'être moins animé ; Et n'aimerai pas moins pour n'être pas aimé. LAVINIE. C'était donc pour mes yeux trop peu que de mes larmes,Sans la honte et l'horreur, d'avoir pour toi des charmes.Ce feu dans un tyran tombé mal à propos,Ne devait enflammer que l'âme d'un héros. Qu'il fut fatal ce feu que ton coeur déhonoreÀ ce héros détruit, qui m'est si cher encore !Cet amour fut pour lui funeste autant que beau,Et sembla naître exprès pour ouvrir son tombeau.Fasse au moins, s'il se peut, la vengeance céleste Que cet amour pour toi, soit encor plus funeste ;Que la fatalité de ce feu malheureuxT'expose à tout l'effort du sort le plus affreux ;Que cette même flamme, avec plus de Justice,Ne t'éclaire à ton tour, qu'à choir au précipice ; Qu'elle attire sur toi tout le courroux des Cieux,Qu'elle allume la foudre entre les mains des Dieux.J'obtiendrai de ces Dieux dont tes crimes abusent... AGRIPPA. Ne les pressez point tant, ces Dieux qui vous refusent.Ils savent mieux que nous d'où dépend notre bien, Princesse, croyez moi, ne leur demandez rien.Vous n'avez pas songé, peut-être, à l'avantageDu trône dont mes yeux vous offrent le partage.Un tendre souvenir d'un amant malheureux,A touché jusqu'ici votre coeur généreux : Vos beaux yeux de leurs pleurs ont honoré sa perte ;Mais quel deuil ne console une couronne offerte ?Le sceptre est un doux charme aux plus vives douleurs,Et le bandeau royal sèche aisément des pleurs. LAVINIE. Dans les mains des tyrans le sceptre doit déplaire. Et l'ombre d'Agrippa m'est encore si chère,Qu'on me verrait choisir, avec bien moins d'effroi,Le cercueil avec lui que le trône avec toi. AGRIPPA. Quoi ! Haïr jusqu'au trône ! Hélas ! Le puis-je croire ?Et que vous préfériez une ombre à tant de gloire ? C'est un exemple rare, encor jusqu'à ce jour,De n'avoir plus d'amant et d'avoir tant d'amour.Qu'il est commun de voir dans le coeur le plus tendre,Le feu bientôt éteint, quand l'objet est en cendre !Et qu'après quelque éclat de regrets superflus, On oublie aisément un amant qui n'est plus ! LAVINIE. Connais donc mieux, par moi, ce que la gloire inspireAux coeurs où l'Amour prend un légitime empire.La cendre sans chaleur de l'objet de mon deuilNourrit encor mes feux du fonds de son cercueil, Et mes soupirs, perçants dans la nuit la plus sombre,Vont jusques chez les morts, rendre hommage à son ombre.Rien n'arrête le cours d'un feu bien allumé ;Qui peut cesser d'aimer n'a jamais bien aimé.Apprends enfin, Barbare, apprends qu'une belle âme Peut perdre ce qu'elle aime, et conserver sa flamme :Et que dans les grands coeurs, en dépit du trépas,L'amour fait des liens que la mort ne rompt pas.Ah ! Devant qu'au Tombeau mon amant put descendre,Que n'a-t-il pu savoir ce que tu viens d'apprendre ! Hélas ! D'un fier orgueil l'effort impérieuxÀ peine en sa faveur laissait parler mes yeux :J'affectais des froideurs, quand je brûlais dans l'âme,Et j'ai tant su contraindre une innocente flamme,Qu'il n'a pas en mourant emporté la douceur, De savoir quel empire il avait sur mon coeur.Dieux ! S'il eut pleinement joui de ma tendresseS'il eut prévu mes pleurs... AGRIPPA. Ah ! C'en est trop, Princesse ;Je ne puis plus tenir contre un charme si doux.Faites venir Tirrhene, Atis : Vous, laissez-nous ; Atis rentre, et les autres se retirent.C'est trop vous abuser, et c'est trop me contraindre,Mon amour veut parler, je ne saurais plus feindre.Mon secret trop pesant commence à devenirUn fardeau que mon coeur ne peut plus soutenir.Cessez, cessez enfin, ô Beauté trop fidèle, De chercher Agrippa dans la nuit éternelle ;Tiberinus fut seul dans le fleuve abîmé,Et vous voyez en moi cet amant trop aimé. LAVINIE. Vous ! Ô Ciel... mais douter d'un père qui m'assure !... AGRIPPA. Je vois que vous m'allez soupçonner d'imposture, Et je vous fais si tard ce surprenant aveu,Que j'ai bien mérité qu'on me soupçonne un peu.Aussi ne crois-je pas pouvoir tout seul suffire,À vous persuader ce que j'ose vous dire ;J'obligerai mon père à ne déguiser rien, Croyez en son rapport, n'en croyez pas le mien :Je m'en vais le forcer de nous rendre justice,De finir votre erreur, d'avouer l'artifice,Et de ne chercher plus du moins, à l'avenir,À séparer deux coeurs que l'amour veut unir. Essayez cependant vous même à me connaître,Croyez-en votre coeur. LAVINIE. J'en croirais trop, peut-être ;Mon coeur se peut méprendre ; interdit comme il estJe n'ose l'écouter. AGRIPPA. Tirrhene enfin paraît.Connaissez qui je suis par l'aveu qu'il va faire. LAVINIE. Tâchez d'être son fils, si vous me voulez plaire. SCÈNE III. Agrippa, Tirrhene, Lavinie. AGRIPPA. Il fait signe à Atis de se retirer.Seigneur, à la Princesse, enfin, j'ai tout appris :Vous m'en pouvez blâmer, vous en serez surpris ;Mais enfin, c'en est fait, l'amour m'a fait connaître,Mon coeur de mon secret n'a pas été le maître, Je n'ai pu vous tenir ce que j'avais promis,J'ai tout dit. TIRRHENE. Quoi ? Seigneur. AGRIPPA. Que je suis votre fils. TIRRHENE. Vous, Seigneur ! Vous, mon fils ! Que pouvez-vous prétendre ?Mon fils est au tombeau, laissez en paix sa cendre,Hélas ! C'est par vos coups... AGRIPPA. Vos soins sont superflus, Un secret échappé ne se rappelle plus.Avouez qu'en faveur de notre ressemblance,Depuis la mort du Roi, j'ai gardé sa puissance ;Que noyé par malheur, son corps tiré de l'eauEut de vous, sous mon nom, les honneurs du tombeau. Que pour fuir tout soupçon, et pouvoir vous instruireDe ce qu'entreprendraient ceux qui me voudraient nuire,Vous avez accusé le Roi de mon trépas. TIRRHENE. Je vois ou je m'expose en ne l'avouant pas ;Il y va de ma vie, et déjà je m'apprête, Seigneur, à vous payer ce refus de ma tête.Trahir le sang d'un fils pour m'entendre avec vous ! AGRIPPA. Quoi ?... TIRRHENE. Non, en vain vos yeux éclatent de courroux :Vous m'avez mal connu si vous l'avez pu croire ;De cette lâcheté l'infamie est trop noire, Et le sang malheureux qui peut m'être resté,Ne vaut pas l'acheter par cette indignité. AGRIPPA. Que vous êtes cruel, de chercher tant d'adressePour tromper une illustre et fidèle princesse !Ses beaux yeux dans les pleurs sans cesse ensevelis N'en ont-ils pas assez honoré votre fils ? TIRRHENE. Je vous entends, Seigneur, vous ne sauriez encoreSouffrir que de ses pleurs la Princesse l'honore ?Et que, jusqu'au cercueil, un coeur si généreuxDonne quelques soupirs à ce fils malheureux ? Il ne vous suffit point qu'il ait cessé de vivreAu delà du trépas vous le voulez poursuivre ?Et dans le tombeau même où vous l'avez jeté,Il n'est pas à couvert de votre cruauté.Ah ! Revenez, Seigneur, de cette injuste envie : Vous avez eu son sang, vous avez eu sa vie,Ne sauriez vous laisser à cet infortuné ;Un coeur que pour lui seul l'Amour a destiné ? AGRIPPA. Ah ! N'empêchez donc pas que je le désabuse,Ce coeur que je possède, et que l'on me refuse : Ce coeur qui pour le mien est plus cher mille foisQue toutes les douceurs du sort des plus grands Rois ;Ce coeur à qui toujours tout mon bonheur s'attache ;Ce coeur que l'amour m'offre, et qu'un père m'arrache,Un père qui pour fils veut ne m'avouer pas. TIRRHENE. J'avouerais pour mon fils l'auteur de son trépas !Sa mort, vous le savez, n'est que trop véritable,Et mon rapport, hélas ! N'en est que trop croyable.J'en fus témoin, Seigneur, vous ne l'ignorez pas ;Tout percé de vos coups, il tomba dans mes bras : Son sang, à grands bouillons, rejaillit sur son père.Mais, Madame, admirez ce que l'amour peut faire,Votre amant expirait, lorsqu'après de vains cris,Prononçant votre nom, j'arrêtai ses esprits ;Quoi que déjà ses yeux, en baissant leur paupière, Eussent pris pour jamais congé de la lumière ;Malgré le voile épais dont la mort les couvrit,À ce nom adoré, l'Amour les entrouvrit.Son âme, avec son sang, déjà toute écoulée,Dans sa bouche mourante encor fut rappelée Mais à peine sa flamme eut en votre faveur,Commencé d'exprimer sa dernière chaleur,Que le Roi s'irritant de ce reste de vie,L'arracha de mes bras avecque barbarie,Et l'ayant fait jeter à la merci des flots... Ah ! Princesse, d'un père excusez les sanglots,Ma parole s'étouffe à cet endroit funeste,Je n'ai plus que des pleurs pour vous dire le reste,C'est le sang qui s'émeut, et pour s'expliquer mieux,Au défaut de ma bouche, il parle par mes yeux. LAVINIE. Reçois donc à la fois, Ombre qui m'es si chère,Les larmes d'une amante, avec les pleurs d'un père,Et sois sensible encore, ayant perdu le jour,À ces derniers tributs du sang, et de l'Amour.Pardonne cher amant, aux troubles qu'en mon âme, Ton Tyran, sous ton nom, a surpris à ma flamme,À ces doux mouvements, qu'en mon premier transport,De ses traits et des tiens a produit le rapport.Maintenant que mon coeur éclairé par ton pèreConnaît ton assassin, et reprend sa colère, Pour venger à la fois, ton sang, et mon erreur,Je vais porter si loin le cours de ma fureur,Je vais par tant de voeux, si le Ciel peut m'entendre,Presser sur ce Tyran la foudre de descendre,Et pour voir à mon gré tous les crimes punis. En regardant Agrippa.Mais, Seigneur, mais, hélas ! S'il était votre fils ? TIRRHENE. Quoi ! Vous écouterez l'erreur qu'on vous inspire ? AGRIPPA. Quoi ! Vous n'entendrez pas ce que l'amour veut dire ?N'est-il pas un témoin assez digne de foi,Pour l'entendre un moment, s'il veut parler pour moi ? Et puis qu'en votre coeur sa voix m'est favorable... TIRRHENE. L'Amour parle en aveugle, et n'en est pas croyable. AGRIPPA. Suivrez vous, ma Princesse, une si dure loi ?Ne me croirez vous point ? LAVINIE. Hélas ! Tient-il à moi ? TIRRHENE. Votre coeur n'a-t-il pas, contre cette imposture, Assez bien entendu la voix de la nature ?En a-t-il dit trop peu, ce sang tout interdit,Dont le trouble... LAVINIE. Ah ! Tirrhene, il n'en a que trop dit.Il ne m'ôte que trop, sur un trépas si rude,La flatteuse douceur d'un peu d'incertitude. Votre fils ne vit plus, je ne puis m'en flatter,La nature le dit, et je n'ose en douter :Mais ce doute est si doux, que l'Amour qui murmureVoudrait bien, s'il osait, démentir la Nature. TIRRHENE. Quoi que le Roi vous die, assurez vous si bien... LAVINIE. Regardant encore Agrippa.Ah ! Si je ne le fuis, je ne réponds de rien.Ses traits ressemblent trop à ceux qui m'ont charmée,Pour les voir sans frémir, et sans être alarmée.Ce n'est pas que de vous je n'aie assez appris,Qu'il n'est qu'un imposteur, qu'il n'est point votre fils, Avec trop de clarté vos raisons me le montrent ;Mais, pour peu que ses yeux et les miens se rencontrent,Ce regard, malgré moi, vous, et ses trahisons,Est seul presque aussi fort que toutes vos raisons. TIRRHENE. Fuyez-le donc, Madame, et pour mieux vous défendre... AGRIPPA. Ah ! Princesse, arrêtez un moment pour m'entendre. LAVINIE. Cruel, qui que tu sois, jusqu'où va ta rigueur ?N'es-tu pas satisfait des troubles de mon coeur ? AGRIPPA. Quoi ! Fuir sans m'écouter ? LAVINIE. Est-ce peu pour ta gloire ?Va, si je t'écoutais, j'aurais peur de te croire. AGRIPPA. Je ne vous quitte point, que vous n'ayez pu voir... SCÈNE IV. Tirrhene, Agrippa. TIRRHENE. Retenant Agrippa.Arrête, aveugle, arrête, et rentre en ton devoir :Sois mon fils en effet, songe à me satisfaire. AGRIPPA. Et vous ne voulez plus, Seigneur, être mon père ! TIRRHENE. À cet aveu fatal trop de péril est joint : C'est être père ici, que de ne l'avouer point.Puisque la guerre a pu nous ôter les complicesDe votre heureuse audace, et de mes artifices ;Et qu'en votre faveur, le Ciel a pris le soinDe ne vous en laisser que moi seul pour témoin, Obligé d'empêcher ce secret de paraître,Pour en répondre mieux, j'en veux seul être maître ;Et j'aime mieux dans l'heur de vous voir commander,Déavouer mon fils, que de le hasarder.Je voudrais, pour vous voir sans crainte au rang suprême, En vous cachant à tous, vous cacher à vous même,Et le sang, seul témoin de tout votre bonheur,S'applaudirait assez dans le fonds de mon coeur.Voyez où nous réduit déjà votre faiblesse.Vous deviez si bien feindre, auprès de la Princesse ; Savoir bien vous taire, et nourrir son erreur ;Vous l'aviez tant promis. AGRIPPA. Et l'ai pu, Seigneur ?Près d'un objet aimé votre esprit trop sévère,Connaît mal un amant, s'il croit qu'il se peut taire.On n'est pas sûr toujours de feindre autant qu'on veut ; Et l'amour bien souvent promet plus qu'il ne peut.J'avais pu me flatter que mon amour, sans peine,Serait, dans son erreur, satisfait de sa haine,Et ses mépris trompés, en effet trop charmants,M'ont donné cent plaisirs inconnus aux amants. J'ai goûté la douceur si chère, et si nouvelle,D'être sûr d'être aimé d'un coeur vraiment fidèle,D'un coeur qu'on ne peut perdre, ayant perdu le jour,Et d'où même la Mort ne peut chasser l'Amour. TIRRHENE. N'était-ce pas assez de ce bonheur extrême ? AGRIPPA. Peut-on être en effet heureux sans ce qu'on aime ?Et quand on est charmé d'un objet plein d'appas,Est-ce un bonheur qu'un bien qu'il ne partage pas ?Voir souffrir ma Princesse, et d'une âme inhumaine,Lui dérober ma joie, et jouir de sa peine, C'était pour mon amour un plaisir trop cruel :Le bonheur des amants est d'être mutuel. TIRRHENE. Je plains des feux si beaux ; mais il faut les contraindre,Nous avons maintenant trop sujet de tout craindre,Nos secrets, n'ont jamais été plus importants ; Que votre amour se taise au moins pour quelque temps.Le moindre éclat nous perd ; Mezence enfin conspire,Pour vous ravir le jour, la Princesse, et l'Empire,Et l'Empire pour vous, la Princesse, et le jour,Valent bien tout l'effort que fera votre amour. Les autres conjurés sont Volcens, Corinée,Antenor, Serranus, Sergeste, Ilionée,Tous mécontents secrets, parmi le peuple aimés,Et tous, sans vous connaître, à vous perdre animés.Grâce à l'heureuse erreur que ma feinte autorise, Mezence m'a rendu maître de l'entreprise.Sans doute, en ma faveur, il parlera d'abord ;Accordez lui ma grâce et sans beaucoup d'effort,Par mes soins, pour six jours, l'attentat se diffère.Ménagez bien un temps pour vous si nécessaire ; Donnez aux conjurés, des emplois spécieux,Qui leur faisant honneur les ôte de ces lieux.Feignez quelques avis pour retenir l'armée,Et redoublez du fort, la garde accoutumée.Surtout, flattez Mezence, et de toutes façons, Par une fausse estime, endormez ses soupçons ;Ensuite, assurez vous sans bruit de sa personne,Et dans un lieu bien sûr... Quoi ! Votre âme s'étonne ! AGRIPPA. Sans scrupules à ce prix peut-on donner des lois ? TIRRHENE. Le scrupule doit être au dessous des grands Rois. Mezence veut vous perdre, et s'y résout sans peine,Le crime n'est pas moindre, encor qu'il se méprenne,Et sur ce qu'il vous croit, jugeant de ses desseins,C'est dans un sang sacré qu'il veut tremper ses mains.Le Ciel veut l'en punir, par votre ministère, Les Dieux vous font régner, il faut les laisser faire,Et sans approfondir leurs secrets, ni vos droits,Leurs soins doivent en vous répondre de leur choix.Si dans ce haut degré, votre vertu peut craindreQue quelque ombre de crime encor vous puisse atteindre, Tenez-vous ferme au trône, et gardez d'oublierQu'il faut n'en pas sortir pour vous justifier :Quand on monte en ce rang, quelle qu'en soit l'audace,Le crime est d'en tomber, et non d'y prendre place ;On n'a jamais failli qu'au point qu'on en descend, Et qui règne toujours est toujours innocent.Régnez donc. Ah ! Mon fils, si vous pouviez connaître,Combien est beau le droit de n'avoir point de maître... AGRIPPA. Ah ! Si vous connaissiez combien l'Amour est doux,Seigneur... TIRRHENE. J'entends du bruit ; on vient : songez à vous. SCÈNE V. Tirrhene, Agrippa, Lauzus, Atis. TIRRHENE. Hé bien ! Par tout mon sang, contentez votre haine. LAUZUS. Tout est prêt dans le temple. AGRIPPA. Allons, qu'on le ramène. TIRRHENE. Va, barbare. ATIS. Ah ! Seigneur, craignez d'être entendu. TIRRHENE. Que peut-on craindre, hélas ! Quand on a tout perdu ! ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Fauste, Lavinie, Camille. FAUSTE. De quel effroi, Madame, êtes vous agitée Au point que l'entreprise est presque exécutée ?On a surpris le Prince, en lui faisant savoirQu'avec empressement vous cherchez à le voir. LAVINIE. Oui, Fauste, je le cherche, et lui veut faire entendreQu'il serait bon encor de ne rien entreprendre ; Que je vois tout à craindre à trop tôt éclater ;Qu'un peu trop de chaleur sut d'abord m'emporter ;Qu'un attentat si grand veut moins de promptitude. FAUSTE. Le Prince s'est douté de votre inquiétude ;Et se trouvant au temple engagé près du Roi, Pour vous tirer de peine, il s'est servi de moi.Je viens vous assurer que pour votre vengeance,Le Ciel même avec nous, paraît d'intelligence :Jamais un grand dessein ne s'est vu mieux conduit.Le Prince a rassemblé ses conjurés sans bruit, Il a joint avec eux les amis de Tirrhene ;Et tous les partisans que s'est fait votre haine,Qui, tous ensemble unis, brûlent de partagerDans la mort du Tyran, l'honneur de vous venger.Par de vaines frayeurs cessez d'être alarmée ; Je sais que l'on peut craindre, et le fort, et l'armée,Mais, Tiberinus mort, Mezence est ici Roi,Et chacun en tremblant en recevra la loi.La ville en sa faveur, doit être soulevée,Et l'on est sûr de voir l'entreprise achevée, Avant qu'aucun des chefs du contraire partiAu fort, ni dans l'armée, en puisse être averti.Tout nous rit, et sans doute, après le sacrifice,Tiberinus surpris ne peut fuir son supplice.Le Palais de Tirrhene en est le lieu marqué ; C'est là, qu'à son retour, il doit être attaqué,Pour mieux apprendre à tous, que suivant votre envie,Aux mânes d'Agrippa l'on immole sa vie.On dirait, à le voir flatter les conjurés,Qu'il s'offre même aux coups qui lui sont préparés. Pour Mezence, surtout, tant d'estime le touche,Qu'à peine pour Tirrhene a-t-il ouvert la bouche,Que le Roi, tout à coup, cessant d'être irrité,L'a fait en sa faveur remettre en liberté. LAVINIE. Puisque Tirrhene est libre, il est plus sûr d'attendre ; Il faut le consulter avant que d'entreprendre.Tout m'effraie en ce jour, je sens secrètementD'un funeste destin l'affreux pressentiment.Hélas ! Si pour servir mon aveugle colère... Ah ! Si Mezence m'aime, obtenez qu'il diffère : Hâtez-vous. FAUSTE. J'obéis, mais vous courez hasardQue cet ordre imprévu n'arrive un peu trop tard ;Madame, nous touchons à l'heure qu'on a prise ;On doit sortant du temple être prêt sans remise ;Le signal est donné, les ordres sont reçus. LAVINIE. Empêchez qu'on n'achève ; allez, ne tardez plus. CAMILLE. Que pourra-t-on penser du désordre ou vous êtes ?De ces troubles pressants, de ces craintes secrètes ?Si ce n'est que le Roi par un doux entretien... LAVINIE. Qu'on pense tout, pourvu qu'on n'exécute rien. Dieux ! Si le coup fatal qu'a tant pressé ma haineTombait... mais qu'on me laisse entretenir Tirrhene. SCÈNE II. Lavinie, Tirrhene. LAVINIE. Venez, Seigneur, venez, s'il se peut, dissiperLes mortelles frayeurs dont je me sens frapper.Par une voix secrète, en mon coeur élevée, Ma vengeance s'étonne, et craint d'être achevée.J'ai frémi quand d'abord j'ai su l'amour du Roi,Et j'avais aussitôt caché ce fer sur moi,Pour pouvoir au besoin m'en servir de défense,Et sur tout, pour tâcher d'en hâter ma vengeance : Cependant, l'ayant vu, sans suite et sans soldats,Une tendresse aveugle a retenu mon bras.Le voyant si semblable à l'objet de ma flamme,Mon courroux en tremblant, est sorti de mon âme,Et jusqu'en un tyran tout noirci de forfaits, Ma main de ce que j'aime a respecté les traits.Toute autre à vous entendre eut été convaincue ;Mais tous mes sens m'étaient attentifs qu'à sa vue,Et quand vous me parliez, dans mon coeur à tous coups,Je ne sais quoi pour lui, parlait plus haut que vous. Profitons maintenant maintenant ici de son absence ;S'il n'est point votre fils, réveillez ma vengeance,Et tandis que de lui rien ne me peut toucher,Rendez moi mon courroux qu'il vient de m'arracher.De ses discours encor mon âme est toute pleine, Et des vôtres, Seigneur, il me souvient à peine. TIRRHENE. J'ai prévu tout l'excès du trouble où je vous vois :Et si tôt que Mezence a pu fléchir le Roi,Et que de ce tyran l'âme aujourd'hui moins fière,A bien voulu donner ma grâce à sa prière, J'ai fait mon premier soin de vous désabuser,Quelque nouveau péril où ce soit m'exposer.On peut connaître assez à l'ennui qui m'accable,Si la mort que je pleure, est feinte ou véritable :Mes déplaisirs sans fin, par le temps même aigris, Ne vous disent que trop que je n'ai plus de fils.S'il vivait, s'il regnait, quoi que je pusse faire,La Nature contente aurait peine à s'en taire ;Le sang comme l'Amour, inspire des transports,Qui toujours tôt ou tard, échappent au dehors. Mais il me reste encore une preuve plus sûre,Pour convaincre entre nous le tyran d'imposture :C'est la pressante ardeur que j'ai pour son trépas,Dont tantôt devant lui, je ne vous parlais pas.Mézence est un témoin, dont vous pouvez apprendre Si contre ce barbare, il m'est doux d'entreprendre,Et si des conjurés dont on connaît la foi,Aucun est de son sang plus altéré que moi.Ne m'avez vous pas vu plein des voeux que vous faites,Chercher des mécontents les factions secrètes, Entrer dans leurs complots, me rendre chef de tous,Et briguer ardemment l'honneur des premiers coups ?Je vous ai du tyran cent fois dépeint le crime,Pour aigrir contre lui l'horreur qui vous anime ;Vous savez pour la mort quels soins j'ai toujours pris ; Et vous pourriez encor, penser qu'il fût mon fils.Lui dont je suis prêt d'aller trancher la trame... LAVINIE. Que vous rendez, Seigneur, un doux calme à mon âme.Pour fuir l'affreux désordre en mon coeur excité,Je prends cette assurance avec avidité ; J'écarte de mes sens, j'étouffe en ma mémoire,Tout ce qui me pourrait détourner de vous croire.Je ne veux plus ouïr ce que mon coeur me dit ;Un père est moins suspect qu'un coeur tout interdit ;L'amour est trop aveugle auprès de la Nature ; Et sur l'aveu du sang ma haine se rassure.Tout mon courroux revient plus ardent que jamais ;La perte du Tyran fait mes plus chers souhaits.Je n'ai plus d'autres soins que ceux de ma vengeance :J'en goûte avec transport les douceurs par avance Je m'abandonne entière à la félicitéD'ôter au moins la vie, à qui m'a tout ôté,Au barbare assassin d'un héros adorable... TIRRHENE. Plut au Ciel, seul recours d'un père misérable,Que dès ce même jour, il m'eut été permis D'offrir cette victime aux Mânes de mon fils.C'est un tourment cruel, pour mon impatience,De n'oser pas encor hâter notre vengeance.Pressant un si grand coup, on l'eut trop hasardé :L'armée est autour d'Albe, et le fort bien gardé. Il faut encor languir, il faut encor attendre. LAVINIE. Non, non, consolez-vous, j'ai fait tout entreprendre. TIRRHENE. Quoi ! Sans considérer... LAVINIE. Vous sachant arrêté,J'ai voulu sans délai, que l'on ait éclaté,Et vous pouvez flatter dès ce jour votre haine, De toutes les douceurs d'une vengeance pleine. TIRRHENE. Ah, Madame ! Empêchons ce coup précipité. LAVINIE. Sans doute, il n'est plus temps, tout est exécuté. SCÈNE III. Fauste, Lavinie, Tirrhene. LAVINIE, à Fauste. Avez-vous assez tôt pu rejoindre Mezence ? FAUSTE. J'ai couru par votre ordre avecque diligence ; Et dans vos intérêts le Ciel prend tant de part,Qu'enfin heureusement, je l'ai rejoint trop tard. TIRRHENE. Ciel ! Qu'entends-je ! FAUSTE. Admirez un bonheur sans exemple.Je n'ai pas eu besoin d'aller jusques au temple ;J'ai trouvé le Tyran au retour attaqué, Prés de l'endroit fatal pour sa perte marqué.Pressé du Prince enfin, sans espoir, hors d'haleine,Et se trouvant fort près du palais de Tirrhene,Il a pris, malgré nous, le temps de s'y jeter,Tandis que tous les siens ont su nous arrêter. Leur sang a satisfait notre troupe animée ;Mais le Tyran entré, la porte s'est fermée,On a craint les fureurs d'un peuple soulevé,Et le Roi seul... TIRRHENE. Ô Dieux ! Se serait-il sauvé ? FAUSTE. Chacun s'est, comme vous, senti l'âme alarmée : Nous avons craint le fort, nous avons craint l'armée,Et perdant tout, enfin, à beaucoup différer,Par force, après le Roi, l'on s'apprêtait d'entrer ;Lorsque d'une terrasse, Albine, toute émue,A tâché d'arrêter nos efforts par sa vue ; Et son sexe, et son rang, la faisant respecter,Nous avons fait silence, afin de l'écouter.Seigneur, a-t-elle dit, s'adressant à Mezence,La Princesse me doit ma part dans sa vengeance ;L'Amour a commencé, c'est au sang d'achever ; Le Roi s'est mieux perdu, quand il s'est cru sauver,Mes gens l'ont immolé par mon ordre à mon frère,Tout son sang à mes yeux, vient de me satisfaire.C'en est fait, il est mort. TIRRHENE. Dieux ! FAUSTE. Ces mots, tout d'un temps,Ont fait pousser au Ciel mille cris éclatants. Chacun admire Albine, et le Prince s'apprêteÀ venir du tyran vous présenter la tête :Vous l'avez demandée, et pour vous contenter,De sa main à vos pieds, il la veut apporter.Albine doit la rendre. Il l'attend, et m'envoie Pour préparer votre âme à cet excès de joie. LAVINIE, à Tirrhene. Ainsi donc, tous nos voeux sont comblés pleinement.Vous vengez votre fils, je venge mon amant,Albine venge un frère, et nous goûtons les charmes... Mais, d'où naissent, Seigneur ces soudaines alarmes ? Ce trouble où vous tombez ? TIRRHENE. Je tremble, je frémis. LAVINIE. Quoi ! Le Roi mort ! TIRRHENE. Hélas ! Madame, c'est mon fils. Elle tombe sur un siège, et Fauste se retire. LAVINIE. Votre fils ! TIRRHENE. Je sens trop ici que je suis père :La voix du sang m'échappe, et ne peut plus se taire :La Nature à ce coup, laisse la feinte à part : Elle parle. LAVINIE. Ah ! Pourquoi parle-t-elle si tard ?Enfin, il est donc vrai, j'ai perdu ce que j'aime,J'en recherchais la cause, et la trouve en moi même ;J'en poursuivais le crime, et viens de m'en charger ;Et j'ai versé le sang que je voulais venger. J'ai tant sollicité, tant demandé sa perte,Que le ciel trop propice, à la fin l'a soufferte :De mes voeux importuns, les Dieux se sont lassés,Et c'est pour m'en punir qu'ils les ont exaucés.Que ces Dieux sont cruels, quand ils sont trop faciles ! Hélas ! Que leur refus sont quelquefois utiles !Et qu'on trahit souvent ses plus chers intérêts,En fatiguant le Ciel, par des voeux indiscrets !Mais, c'est à vous, Barbare, à qui je me dois prendre À Tirrhene.Du sang de mon Amant que je viens de répandre. Je l'ai persécuté, sous un nom décevant ;J'ai cru l'adorer mort, et l'ai haï vivant ;Sa perte était la mienne, et j'ai pu l'entreprendre ;Mais, père ingrat, c'est vous qui m'avez fait méprendre,Et, si je l'ai perdu, persécuté, haï, C'est sur la foi du sang, que l'amour s'est trahi.Vous avez aveuglé ma passion extrême ;Vous avez révolté mon feu contre lui même ;Vous avez corrompu tous les voeux de mon coeur ;De ma flamme innocente envenimé l'ardeur, Et fait cruellement, par vos dures maximes,Du plus pur des amours, le plus affreux des crimes.Politique inhumain, qu'un soin ambitieuxRend, pour perdre son fils assez ingénieux :Si le jour vous éclaire, après ce parricide, Si pour vous en punir, mon bras est trop timide,Rendez grâces, cruel, dans mon juste courroux,Au sang de votre fils que je respecte en vous. TIRRHENE. Quand un père a fait choir son fils au précipice,Il n'a guère besoin qu'on aide à son supplice ; Et pouvant d'Agrippa me reprocher la mort,Le Sang pour m'en punir, est tout seul assez fort.Oui, pour ce fils trop cher, ma tendresse trahieN'a rien fait qu'il n'ait vue tourner contre sa vie,Et l'Amour paternel, par trop d'ardeur séduit, L'a jusqu'au coup mortel, en victime, conduit.J'ai su rendre avec moi, par tous mes artifices,Son amante, et sa soeur, de son trépas complices,Et j'ai pu soulever pour le perdre aujourd'hui,L'Amour et la Nature à la fois contre lui. Soit crime, soit malheur, il cesse enfin de vivre,Je l'ai toujours perdu, c'est assez pour le suivre. LAVINIE. Suivons-le, mais du moins par nos derniers efforts,Entraînons avec nous Mezence chez les morts.Le crime est assez grand pour lui coûter la vie, D'avoir trop bien servi mes voeux qui m'ont trahie. TIRRHENE. Rien ne me coûte à perdre, après ce que je perds,Avec mon fils et nous, périsse l'Univers ;Que ma fille elle-même évite ma colère. SCÈNE IV. Albine, Tirrhene, Lavinie, Camille, Julie. TIRRHENE. Malheureuse ! Où viens-tu ? ALBINE. Me livrer à mon père ; Lui déclarer mon crime, et m'offrir à ses coups ;Le remords me défend d'éviter son courroux. TIRRHENE. Sais-tu ce que ton crime en effet vient de faire ? LAVINIE. Sais-tu, cruelle soeur, que tu trahis ton frère ? ALBINE. Je sais que j'ai trahi mon frère, et mon devoir. Son meurtrier vainqueur... Mais vous allez le voir.Il vient. TIRRHENE. Tournons sur lui la fureur qui nous presse. SCÈNE V. Agrippa, Tirrhene, Lavinie,Albine, Camille, Julie, Suite. AGRIPPA. Ai-je encor, contre moi, mon père, et ma princesse ? TIRRHENE. Mon fils respire encore ! LAVINIE. Agrippa voit le jour !Quel favorable Dieu le rend à mon amour ? AGRIPPA. L'instinct sacré du sang est le Dieu tutélaire,Par qui ma soeur... ALBINE. Seigneur, vous êtes donc mon frère ? TIRRHENE. Oui, loin de faire un crime, empêchant son trépas,Tu nous a tous sauvés... Mais ne l'interromps pas. AGRIPPA, à Lavinie. Par votre ordre, Madame, attaqué par Mezence, J'ai contre lui d'abord fait peu de résistance,Et voulu témoigner jusqu'aux plus cruels coups,Que je sais respecter tout ce qui vient de vous.J'ai pourtant cru devoir quelques soins à ma vie,Sûr, qu'en effet ma mort n'était pas votre envie, Et votre tendre amour qui m'est venu flatter,Au Palais de mon père enfin m'a fait jeter.Le désordre où l'on craint qu'un peuple ému s'emporte,Dès qu'on me voit entré, force à fermer la porte.Ma soeur qui m'aperçoit de son appartement, Et qui ne croit, en moi, voir qu'un perfide amant,S'avance avec transport, et me fait en attendreCe qu'une aveugle erreur lui peut faire entreprendre :Mais contre mon attente, et malgré son erreur,Le sang dans ce péril s'éveille en ma faveur. Comme pour un amant, son coeur tremble, et murmure ;Elle impute à l'Amour, ce que fait la Nature,Et la Nature ardente à me sauver le jour,N'a pas honte d'agir sous le nom de l'Amour.Albine cède enfin à l'instinct qui la guide : Va, dit-elle, en tremblant, va, sauve-toi, perfide.J'obéis sans réplique, et passe sans effort,À travers des jardins qui touchent presque au fort.J'y cours, et je m'y rends sans rien voir qui m'arrête ;J'y trouve des soldats, je m'avance à leur tête ; Le nombre en croît sans cesse, et dès le premier bruit,L'élite de l'armée, et les joint et me suit.J'approche, et trouve encor, pleins de joie, et d'audace,Les conjurés épars avec la populace,Qui trompez par ma soeur, trop crédules, et vains, N'attendaient plus qu'à voir ma tête entre leurs mains.Chacun d'eux à ma vue, et frémit et s'égare ;La consternation de tous leurs coeurs s'empare,Et n'osant même fuir, ni faire aucun effort,Tous laissent à mon choix, ou leur grâce, ou leur mort. Je fais saisir les chefs, et je pardonne au reste.Mezence seul s'obstine en cet état funeste.Je défends qu'on le presse, et retiens les soldats ;Mais en vain on l'épargne, il ne s'épargne pas.Animé par votre ordre, et n'ayant pu le suivre, Par les soins d'un rival, il dédaigne de vivre,Ne peut se pardonner, et sans montrer d'effroi,Tourne sur lui, les coups qu'il a manqués sur moi.Je meurs pour vous, Princesse, est tout ce qu'il peut dire :Je cours pour l'arrêter : mais il tombe, il expire ; Et fait dans son trépas, voir tant d'amour pour vous,Qu'avec tout mon bonheur, j'en suis presque jaloux. LAVINIE. Je le plains, mais le bien qu'en vous le Ciel m'envoieNe laisse dans mon coeur, de lieu que pour la joie. TIRRHENE, à Lavinie. C'est à vous que le sceptre est dû par ce trépas. LAVINIE. De mes droits pour régner, ne vous alarmez pas.Si le sceptre m'est doux, ce n'est pas pour moi-même,C'est pour mieux l'assurer aux mains de ce que j'aime.Venez, aux yeux de tous, voir dès ce même jour,Votre fils de nouveau couronné par l'Amour. ==================================================