******************************************************** DC.Title = LA GÉNÉREUSE INGRATITUDE, TRAGI-COMÉDIE PASTORALE DC.Author = QUINAULT, Philippe DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragi-comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 22/06/2022 à 06:08:54. DC.Coverage = Algérie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/QUINAULT_GENEREUSEINGRATITUDE.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LA GÉNÉREUSE INGRATITUDE TRAGI-COMÉDIE PASTORALE M. DC. LVI. Avec Privilège du Roi. Par le sieur Quinault À PARIS, Chez TOUSSAINCT-QUINET, au Palais, sous la montée de la Cour des Aides.Achevé d'imprimer pour la première fois le 15. Juin 1656. Les Exemplaires ont été fournis. Représenté pour la première fois au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne le 15 octobre 1665 MONSEIGNEUR, Encore que j'aie assez d'ambition pour oser vous offrir cet Ouvrage de Théâtre, je n'ai pas assez de vanité pour m'assurer qu'il soit digne de la protection de VOTRE ALTESSE, je suis persuadé que vous avez des lumières si peu communes, que vous y découvrirez des défauts aux endroits mêmes où les plus spirituels ont cru remarquer quelques beautés ; et j'ai bien lieu de craindre que vous ne protégiez à regret ce que vous condamnerez avec justice. Cette considération toutefois, n'a pu retenir mon zèle ; je me suis flatté de l'espoir que VOTRE ALTESSE aura la bonté de recevoir avec indulgence ce que je lui présente avec un respect très profond, et j'ai cru que si le dessein que j'ai fait de lui consacrer cette Tragi-Comédie, est un dessein téméraire, c'est au moins une de ces belles témérités dont les plus mauvais succès ne sont jamais honteux. Il m'a semblé que je ne pouvais mieux cacher ce que cette production d'esprit a de défectueux, qu'en lui donnant pour protecteur un Prince de qui les qualités n'ont rien que d'admirable ; et je me suis imaginé que je ne pouvais lui ajouter plus d'éclat, qu'en empruntant celui de votre Nom. Je m'étendrais ici sur les louanges de VOTRE ALTESSE, s'il m'était possible de traiter avec un art assez peu commun, une matière si fort extraordinaire : quand je prétendrais publier à toutes la France les merveilles de votre Coeur et de votre Esprit ; la Renommée en a déjà si bien informé tout le monde, que je ne publierais rien de nouveau. Vous savez, MONSEIGNEUR, que nous autres Écrivains nous n'excellons qu'en débitant d'agréables mensonges à qui nous avons donné le nom d'inventions ; et quand je voudrais dire que les avantages particuliers de ces Grands Hommes que nous appelons Demi-dieux, sont tous assemblés en VOTRE ALTESSE, je suis assuré que je ne dirais rien que de véritable. Puisque je suis réduit à ne pouvoir dire à votre gloire que des vérités, j'oserai vous demander la permission d'en publier encore une qui concerne mes intérêts, et qui n'est pas moins certaines que les précédentes. C'est que je suis avec une passion très respectueuse, et très inviolable. MONSEIGNEUR, De votre Altesse, Le très humble et très obéissant serviteur, QUINAULT. ODE. Illustre Ornement de l'Histoire, Grand PRINCE, je dois protester Que si j'ose écrire à ta gloire ; C'est sans espoir de l'augmenter. Qui plus loin la voudrait étendre, Ne pourrait jamais entreprendre Un plus téméraire projet ; Et si ma Plume ingénieuse Te prend ici pour son objet, C'est que ma Veine ambitieuse N'a pu pour se rendre fameuse Prendre un plus glorieux sujet. Quelque autre possible en ma place Ferait scrupule de choquer Les Divinités du Parnasse Qu'on a coutume d'invoquer. On tient que ces Filles savantes, Par des intentions charmantes, Changent les défauts en beautés ; Pour moi, de tes Nymphes propices Je méprises ici les clartés, Qu'elles gardent leurs bons offices. Je n'ai pas besoin d'artifices Pour écrire des vérités. Je laisse aux curieuses Plumes Le récit des faits glorieux Dont l'Histoire enfle les Volumes À la gloire de tes Aïeux. Être du sang de ces Monarques Qui se Font par d'illustres marques Autant chérir que redouter, De ces Rois qui par leur courage Ont toujours eu droit de compter Cet Empire pour leur partage, Ce n'est que le moindre avantage De ceux dont tu te peux vanter. La Fortune fut sans caprice, Au moment qu'elle te fit don, Avecque si grande justice, Du nom Auguste de BOURBON. Quoique ce Nom incomparable Semble être si considérable Qu'il ne puisse augmenter de prix ; Quoique du couchant à l'Aurore, Il étonne tous les esprits, L'on s'abuse, si l'on ignore Qu'un jour tu le dois rendre encore Plus fameux que tu ne l'as pris. Je croirais te faire un outrage, Si je te voulais comparer À ces Héros du premier âge Que la Fable a fait révérer. Dans quelques endroits de la terre, Où tu veuilles porter la guerre Pour la gloire de notre Roi, L'Ennemi fût-il indomptable, Tu sauras le combler d'effroi ; Et si le sort est favorable, Ce que de Mars a dit la Fable, L'Histoire le dira de toi. Je me sens porter au silence Touchant ton esprit sans pareil, Qui possède la connaissance De tout ce que voit le Soleil. C'est une Merveille étonnante, De qui la lumière éclatante Éblouit au lieu d'éclairer, Un Feu qui sait partout s'étendre, Mais qu'on ne saurait figurer ; Et dont l'éclat nous vient surprendre Bien moins pour se faire comprendre, Qu'afin de se faire admirer. LES PERSONNAGES. ZELINDE, Fille de Lindarache, déguisée en homme, sous le nom d'Ormin et l'habit d'un esclave. ZÉGRY, Maître de Zélinde, et Amant de Fatime. ALABEZ, Second esclave de Zégry. CHARIFE, Esclave de Fatime. FATIME, Maîtresse de Zégry, et Amante d'Adibar. ABENCERAGE, sous le nom d'Almansor, frère de Zélinde. ZAÏDE, Soeur de Zégry. MÉDINE, Esclave de Zaïde. ADIBAR, Amant de Zaïde. GASUL, Esclave d'Abencérage. GOMELLE, Père de Fatime. LINDARACHE, Mère de Zélinde et d'Abencérage. La Scène dans la Forêt d'Alger. ACTE I SCÈNE I. ORMIN. Charmante solitude, agréable séjour,Beaux lieux où j'ai reçu ma vie, et mon amour,Vieux arbres, clairs ruisseaux, dont l'ombre et le murmureMarquent de la pitié pour ma triste aventure,Zéphyrs, Écho, Rochers, et vous sombres Forêts ; Soyez les confidents de mes ennuis secrets ;Je ne suis plus Zélinde autrefois adoréeDes plus dignes Amants de toute la contrée,Sous l'habit d'un esclave en cette extrémité,Je sers un infidèle avec fidélité, Un ingrat qui me flatte en mon malheur extrême ;Et qui me haïrait, s'il savait que je l'aime.Arbres dans votre sort, que je vous trouve heureux,Vous êtes maltraités par l'Hiver rigoureux ;Mais dès que le Printemps fait cesser la froidure, Vous reprenez soudain votre ancienne verdure ;Et dessus vos rameaux dans le temps des moissons,On rencontre des fruits, où l'on vit des glaçons,Chacune des saisons, s'est vue deux fois changée,Depuis qu'Amour s'obstine à me rendre affligée, Que je languis sans cesse, et qu'il m'est défenduDe prétendre au repos que mon coeur a perdu.Celui pour qui je brûle avec tant de constance,Est un volage, ô Dieux ! Le voici qui s'avance. SCÈNE II. Zégry, Ormin. ZÉGRY. Ormin, je te cherchais ! ORMIN. Je vous cherchais aussi. ZÉGRY. Apprends que dès demain nous partirons d'ici. ORMIN. Quoi, Seigneur, vous quittez sitôt votre Patrie,Ces Cabanes, ces Bois, cette belle Prairie. ZÉGRY. Je ne t'ai point celé que j'aime dans ces lieux,La charmante Fatime, un chef-d'oeuvre des Cieux, J'espérais voir ici cette Beauté si chère ;Mais j'ai su qu'à Tunis, elle est avec son père,Et bien que ce séjour possède mille appas,Je n'y vois rien de beau quand je ne la vois pas. ORMIN, à part. Que mon malheur est grand, que Fatime est heureuse ! ZÉGRY. Que son absence est rude à mon âme amoureuse !Pour me rendre auprès d'elle au point du jour demain ;Je veux que de Tunis nous prenions le chemin,Je serai trop content, pourvu que je la voie,Je crois qu'elle prendra quelque part à ma joie, Elle eut de mon départ un regret assez grand,Et je ne lui suis pas, sans doute indifférent. ORMIN. Sa flamme assurément ne sera pas éteinte. ZÉGRY. Ah ! C'est tout mon espoir. ORMIN, à part. Ah ! C'est toute ma crainte. SCÈNE III. Alabez, Zégry, Ormin. ALABEZ. Allégresse, allégresse, étranglez vos soupirs, J'ai du contrepoison pour tous vos déplaisirs. ZÉGRY. Dis-nous ce que tu sais, sans nous laisser en peine. ALABEZ. Permettez, s'il vous plaît, que je reprenne haleine. ZÉGRY. Parle donc ! ALABEZ. Je n'ai garde. ZÉGRY. Ah, c'en est trop souffrir !Dis-nous tout promptement. ALABEZ. Vous en pourriez mourir. ZÉGRY. C'est donc quelque malheur que le destin m'envoie. ALABEZ. Vous en pourriez mourir, mais ce serait de joie,Fatime dans ces lieux arriva hier au soir. ZÉGRY. Fatime, est-il possible ? ALABEZ. Oui, je viens de la voir. ZÉGRY. Tu te trompes peut-être ? ALABEZ. [Note : Grue : se dit figurément de ceux qui sont stupides, ou aisés à tromper. [F]]Ah, je ne suis pas grue, Je l'ai bien observée, et l'ai bien reconnue,Son Esclave qui fut ma Maîtresse autrefois,Avec elle à l'instant vient d'entrer en ce bois. ZÉGRY. Dieux ! Ne la vois-je point ? ALABEZ. Oui, c'est elle qui passe. ZÉGRY. Que ses yeux ont d'éclat, que son port a de grâce. ORMIN, à part. Hélas ! ZÉGRY. J'y reconnais mille nouveaux appas ! ALABEZ. Êtes-vous insensé, vous ne l'abordez pas. ZÉGRY. Non pour la saluer, je lui rendrai visite,J'aurai sans doute alors l'âme moins interdite. ALABEZ. Pour moi qui n'aime pas, si délicatement, Je vais sans différer, faire mon compliment. ZÉGRY. Sans nous montrer, d'ici nous pourrons reconnaîtrePar l'accueil du valet, l'état qu'on fait du Maître. SCÈNE IV. Alabez, Charife, Fatime, Zégry, Ormin. ALABEZ. Enfin donc, tellement, tellement donc enfin ! CHARIFE. Que veut cet insolent, passez votre chemin ! ALABEZ. Quoi loin de m'embrasser, Charife me querelle. CHARIFE. Allez, retirez-vous ! ALABEZ. Tu fais bien la cruelle. FATIME. Quel bruit ai-je entendu, quel homme suit vos pas ? CHARIFE. C'est un impertinent, que je ne connais pas. ALABEZ. Je suis donc fort changé, de ce dernier voyage ; Mais ton âme est changée, et non pas mon visage :Ta Maîtresse sans doute aura de meilleurs yeux,Elle sera moins sotte, et me connaîtra mieux. FATIME. Et qui donc êtes-vous ? ALABEZ. L'Esclave de mon Maître. FATIME. Quel Maître ? ALABEZ. Pourriez-vous aussi le méconnaître, Son nom de votre esprit serait-il effacé. FATIME. Charife, assurément cet homme est insensé. ALABEZ. Quoi du vaillant Zégry, vous perdez la mémoire. FATIME. Zégry ? ZÉGRY, à part. Quelle inconstance, ô Ciel qui l'eût pu croire ? ALABEZ. Cet illustre héritier de ces braves Guerriers, Qui jusques dans l'Espagne ont cueilli des Lauriers,Votre fidèle Amant, le frère de Zaïde. FATIME. Ah, je m'en ressouviens ! ZÉGRY, à part. L'Ingrate, la perfide ! ALABEZ. Vous ne demandez point en quel état il est ? FATIME. Pourquoi dans sa personne ai-je quelque intérêt ? Peut-être qu'il est mort. ALABEZ. Vous l'avez dit, Madame. FATIME. Nous sommes tous mortels ! Le prophète ait son âme ! CHARIFE. Un fidèle valet eût couru son danger !Pourquoi n'es-tu pas mort ? ALABEZ. Pour te faire enrager ! ZÉGRY, se découvrant. Le Prophète ait son âme, infidèle Fatime ? Est-ce ainsi que pour moi votre bonté s'exprime,Mon retour vous déplaît, objet trop décevant,Qui me méprisait mort, me doit haïr vivant,Je trouble avec plaisir cette joie infidèleQue de mon feint trépas vous causait la nouvelle ! Oui, puisque de ma mort l'avis vous est si douxJe vis encor, ingrate, et ne vis plus pour vous,Toute ma passion se transforme en furie,Je vous méprise autant que je vous ai chérie ;Mon coeur quitte avec joie un joug si rigoureux, L'amour ne cause plus mes soupirs ni mes feux,Je soupire des soins employés à vous plaire,Et si je brûle encor, je brûle de colère. ORMIN, à part. Ce succès à mes voeux, répond au dernier point. FATIME. Cet aveu me surprend, et ne m'afflige point, Mes discours précédents vous ont dû faire entendreQue je n'ai pas pour vous l'âme tout à fait tendre,Vous devez croire après ce mépris apparent,Que ce qui vient de vous, m'est fort indifférent ;J'ai mille autres Amants plus braves que vous n'êtes ; Et ne vous mettais pas au rang de mes conquêtes. ZÉGRY. Votre orgueil est plus grand que n'est votre beauté,Le charme est assez faible, où je fus arrêté,Il est vrai que jadis je vous trouvais aimable.Mais j'étais amoureux, et n'étais pas croyable, Aujourd'hui n'ayant plus l'esprit si dérégléVous cessez d'être belle, et moi d'être aveuglé ;Et si vous m'avez plu, c'est qu'il m'est impossibleLorsque je suis aimé de faire l'insensible. FATIME. Moi, vous aimer, ô Ciel ! L'étrange opinion Je n'eus jamais pour vous que de l'aversion.Tous vos soins n'ont servi jamais qu'à me déplaire,Mais en vous haïssant, votre soeur m'était chère,Et ce n'est en faveur que de notre amitié,Que pour vos passions, j'ai feint quelque pitié, Sa prière a cent fois ma haine retenue,Vous juriez que vos jours dépendaient de ma vue !Et suivant ses désirs, je me faisais effort,Afin de n'être pas cause de votre mort. ZÉGRY. Vos yeux n'ont jamais fait de blessure mortelle. FATIME. Redoutez que la vôtre encore ne renouvelle,Un seul de mes regards lancé d'un air plus doux,Peut changer en amour ce violent courroux ;Mais d'un regard pareil, je suis assez avare,C'est pour votre conquête un prix un peu trop rare Je borne mes désirs à ne vous voir jamais,Adieu devenez sage, et me laissez en paix. SCÈNE V. Zégry, Alabez, Ormin. ZÉGRY. Oui, je deviendrai sage, infidèle Fatime,Ton mépris est injuste, et le mien légitime :Puisque tu ne prétends qu'à te faire haïr, Pour la dernière fois, je te vais obéir.Mon coeur ne sera plus ton indigne trophée,Ses liens sont brisés, sa flamme est étouffée,Alabez cependant marche dessus ses pas,Suis-la jusques chez elle, et ne te montre pas. ORMIN. Son orgueil est injuste, et n'est pas supportable ;Et votre changement n'est que trop équitable.Ô que vous faites bien d'affranchir votre coeurDu joug impérieux d'un si cruel vainqueur !Le Ciel vous a fait naître avec trop d'avantages Pour n'obtenir jamais que d'éternels outrages ;Il est d'autres beautés qui feraient leurs plaisirsDe partager vos feux, d'imiter vos soupirs ;Et qui vous apprendraient que l'heur d'un DiadèmeCède au bien d'être aimé d'un objet que l'on aime. Qui méprise en amour doit être méprisé,Et ne mérite pas ce qu'il a refusé. ZÉGRY. Que mes ennuis sont grands ! Que ce mépris est rude !Ô Sexe trop volage, ô noire Ingratitude !Depuis qu'amour se plaît, à troubler les Amants, Fut-il jamais martyre égal à mes tourments ?De tous les déplaisirs mon coeur se sent atteindre. ORMIN. Ah, Seigneur, j'en connais qui sont bien plus à plaindre,Et si ce que je sais vous étais révélé,Vous auriez grand sujet d'être fort consolé. ZÉGRY. Oui, parle et divertis la douleur qui m'accable,La disgrâce d'autrui console un misérable. ORMIN. Amour, fais que son coeur cessant d'être abuséS'attendrisse au récit du mal qu'il m'a causé !Une jeune beauté de qui par bienséance, Je tairai, s'il vous plaît, le nom et la naissance,Et de qui j'oserai vous dire seulement,Qu'elle m'était fort proche et m'aimait tendrement,Touchait encore à peine à sa quinzième année,Alors qu'on lui parla d'amour et d'Hyménée ; Et qu'on lui commanda d'espérer pour mariUn homme trop aimable, et qui fut trop chéri ;Et qui loin de brûler d'une ardeur mutuelle,Prit pour un autre objet une amour criminelleSa trop fidèle Amante avec douleur l'apprit ; Mais un malheur plus grand ensuite la surprit,L'Ingrat rompit l'accord du prochain mariage,Et partit sans la voir pour faire un grand voyage,Je puis vous assurer qu'après cet accident,Sa tristesse fut vive, et son dépit ardent : Mais son dépit fut moindre encore que sa flammeL'inconstant la quitta sans sortir de son âme ;Et méprisant son sexe, et bravant le trépasDessous l'habit d'un homme elle suivit ses pas. ZÉGRY, en rêvant. Ô rigueur trop barbare, ô Passion funeste ! ORMIN. Vous serez plus touché quand vous saurez le reste.Dès qu'elle fut sur mer par un malheur nouveauD'infâmes écumeurs surprirent son Vaisseau ;Et quelque temps après elle fut achetéePar l'ingrat qui l'avait indignement quittée ; Et c'est ainsi qu'enfin par d'étranges revers,Le Sort comme l'Amour la voulut mettre aux fers :Mais elle sans changer d'habit, et de courage,Sut trouver des douceurs en ce double esclavage ;Et sans vouloir sortir de cet état fatal Suivit cet inconstant en son pays natal,Et ne redoutant pas qu'on la put reconnaître, *Servit sans nul espoir cet infidèle Maître,Essaya de lui plaire, et réussit si bien,Qu'il estima son zèle, et ne lui cacha rien ; Mais que cette amitié la rendait peu contente.De l'heur de sa Rivale elle était confidente,Et l'ingrat à ses yeux protestait chaque jour,Qu'il perdrait la clarté plutôt que son amour. ZÉGRY, en rêvant. Ô peine sans égale, ô cruelle injustice ! ORMIN. Ô Dieux ! Il s'attendrit, amour sois-moi propice !N'est-elle pas, Seigneur, plus à plaindre que vous ?Au prix de ses tourments, vos ennuis sont bien doux.Vous ne répondez point. ZÉGRY. Oui, oui, je le confesse !Je la devrais haïr : mais j'ai trop de faiblesse ! Ah, Fatime ! ORMIN. Ah, malheur ! ZÉGRY. Ormin, qu'elle a d'appas. ORMIN. Dessus ce que j'ai dit vous ne répondez pas. ZÉGRY. De quoi m'as-tu parlé ? ORMIN. D'une Amante accablée. ZÉGRY. Il ne m'en souvient point, tant j'ai l'âme troublée. ORMIN. Vous sembliez compatir si fort à son malheur. ZÉGRY. Hélas ! Je n'ai songé qu'à ma seule douleur. ORMIN. Quoi l'Ingrate Fatime aura-t-elle la gloire,En quittant votre coeur d'être en votre mémoire ?Non, s'il vous en souvient pour adoucir vos maux,Ne vous souvenez plus que de ses seuls défauts, Songez qu'elle est trop fière, et n'est pas assez belle,Pour garder un Amant si noble et si fidèle,Que ses yeux, et son teint n'ont rien qui soit charmant,Que sa taille et son port n'ont aucun agrément !Que son esprit... ZÉGRY. Ormin ! N'en dis pas davantage. Je ne saurais encor endurer qu'on l'outrage,Cette Ingrate Beauté qui rit de ma langueur,N'a point d'autres défauts que sa seule rigueur ;Et je crains bien malgré ce défaut volontaireQue mon amour triomphe encor de ma colère. ORMIN. Quoi, Fatime est si fière, et vous l'êtes si peu,Elle sera de glace, et vous serez de feu ?Quoi, vous pourriez l'aimer lorsqu'elle vous déteste,Ah ! Ne retombez plus dans cette erreur funeste.Il n'appartient, Seigneur, qu'à de lâches esprits De supporter sans haine un semblable mépris,Pour laisser qui nous fuit, il faut peu se contraindre,Et quand l'espoir s'éteint l'amour se doit éteindre. ZÉGRY. Ce que tu dis, Ormin, est la même équité,Je dois suivre Fatime en sa légèreté, Je dois être insensible autant qu'elle est sévère,Ma flamme est une erreur, mais cette erreur est chère,Tes fidèles conseils ne sont pas de saison,L'amour n'a pas fait place encore à ma raison,Je suis né pour languir, et pour mourir pour elle, Bien qu'elle soit ingrate, elle n'est pas moins belle. ORMIN, à part. L'espoir qui me flattait n'a duré qu'un moment !Ô misérable Amante, ô trop injuste Amant ! ZÉGRY. Que ne la puis-je haïr, et que n'est-il possibleQue mon coeur amoureux se trouve moins sensible, Ou que n'est-il au moins en cette extrémité,Sensible à sa rigueur autant qu'à sa Beauté ? SCÈNE VI. Almansor, Zégry, Ormin. ALMANSOR. Ami, je te rencontre avec bien de la joie. ZÉGRY. Je suis toujours content, pourvu que je te voie :Tu sais que loin de toi, rien ne me semble doux, Te voilà donc enfin habillé comme nous :Cet habit est bien fait. ALMANSOR. Je l'ai pris tout à l'heureDedans l'appartement que j'ai dans ta demeure. ZÉGRY. Cet habit de Berger te sied infiniment :Mais pour un Almansor, c'est trop d'abaissement. ALMANSOR. L'habit n'obscurcit rien de l'éclat du mérite ;Et je ne puis faillir alors que je t'imite :Toi dont la race est noble, et dont le coeur est telQu'il m'a sauvé la vie en un péril mortel. ZÉGRY. Les Bergers de ce bois et de cette campagne, Descendent des Héros qui conquirent l'Espagne,De ces Mores fameux de qui les grands exploitsDe cent peuples Chrétiens firent trembler les Rois,Et qui voyant Tunis par Charles-Quint conquise,Conservent dans ces lieux leur gloire, et leur franchise, Disposent en secret les Rois les plus zélés,À chasser les Chrétiens de ces lieux désolés,Et se tiennent tous prêts pour joindre et pour accroîtreLe premier armement que l'on verra paraître. ALMANSOR. Je sais que ce désert vaut la plus belle Cour : Mais apprends que Gomelle est ici de retour,Souffre pour un instant, Zégry, que je te quitte !Il est de mes amis, et je lui dois visite. ZÉGRY. Tu connais donc Fatime ? ALMANSOR. Oui, c'est une BeautéQui du brave Gomelle a reçu la clarté ! Adieu, je reviendrai te joindre en diligence,Je dois l'entretenir pour chose d'importance. SCÈNE VII. Zégry, Ormin. ZÉGRY. D'importance ! Ce mot redouble mon souci,Pour épouser Fatime, il est sans doute ici !Ô Ciel ! Se pourrait-il pour comble de tristesse, Que mon plus cher ami m'enlevât ma Maîtresse ?Hélas, s'il était vrai, je mourrais de douleur !Cher Ormin, essayons d'empêcher ce malheur !C'est de tes seuls avis que j'attends du remèdeL'esprit le plus brillant en lumière te cède, J'ai vu toujours en toi, je ne sais quoi de grand,Ton adresse me charme, et ton soin me surprend. ORMIN. Seigneur, je suis Esclave, et fais gloire de l'être. ZÉGRY. Non, non, je t'affranchis, sois l'ami de ton Maître. ORMIN. Ce que la liberté peut avoir de plus doux, Me plaît moins que les fers que je porte pour vous. ZÉGRY. Ce zèle peu commun m'attendrit et m'étonne,Quitte, quitte les fers, Ormin, je te l'ordonne !Sois libre. ORMIN. J'obéis ? Qu'ai-je promis, hélas !Puis-je être libre, amour, quand mon coeur ne l'est pas ? ACTE II SCÈNE I. Fatime, Zaïde, Charife, Médine. FATIME. Entrez Zaïde, il faut que les cérémoniesDe même qu'autrefois, d'entre vous soient bannies.Pourquoi voulez-vous prendre un inutile soin ? ZAÏDE. Puisque vous le voulez, je n'irai pas plus loin. FATIME. Je puis donc m'assurer avant que je vous quitte, Que vous empêcherez qu'Adibar vous visite,Je vous l'ai déjà dit, il m'aimait autrefois :Mais je sais qu'aujourd'hui vous lui donnez des lois ;Et j'ai lieu d'espérer, s'il vous trouve inhumaine,Qu'il pourra retourner à sa première chaîne. ZAÏDE. Fatime, assurez-vous qu'il sera rebuté,Son amour n'est pour moi qu'une importunité ;Mais souvenez-vous bien que si je vous suis chère,Vous feindrez des bontés encore pour mon frère :De grâce en ma faveur, laissez-lui quelque espoir. FATIME. Adieu, je vous promets de le mieux recevoir. SCÈNE II. Médine, Zaïde. ZAÏDE. Que dis-tu de Fatime, et de cette prière ? MÉDINE. Qu'Adibar est aimable ! ZAÏDE. Oui, mais je suis trop fièrePour accepter un coeur, qu'un autre a surmonté ;Et qui serait à moi par sa légèreté : Mais si j'osais aimer. MÉDINE. Achevez ! ZAÏDE. Ah, Médine !Je dois faire le reste. MÉDINE. Et moi, je le devine,L'amour vous a touchée, et j'ai lieu de juger,Que c'est pour Almansor, cet aimable étranger. ZAÏDE. Moi, de l'amour pour lui ? MÉDINE. Pourquoi non, est-ce un crime ? ZAÏDE. N'appelle point amour, ce qui n'est rien qu'estime. MÉDINE. Dans l'estime et l'Amour, on voit tant de rapport,Qu'on les prend l'un pour l'autre, et qu'on s'y trompe fort. ZAÏDE. Je dois me souvenir qu'en son dernier voyage,Mon frère a dans Alger conclu mon Mariage, Que mon nouvel Amant doit bientôt arriver ;Et que mon coeur se doit pour lui seul réserver,De plus à ton avis, pourrais-je sans faiblesse,Aimer cet étranger, que mon frère caresse !Mais qui depuis un mois en ces lieux est venu, Et de qui le mérite encor m'est inconnu. MÉDINE. Puisque cet étranger qui n'est pas du vulgaire,Mérite de se voir l'ami de votre frère,L'on peut avec raison croire qu'assurément,Il doit bien mériter d'être aussi votre amant ; Et j'ignore pourquoi votre bouche veut taireLa flamme qui pour lui dans vos yeux est si claireLorsqu'avec votre frère il vient vous visiter,Vos regards sur lui seul semblent tous s'arrêter ;Et dans le même instant, j'ai mille fois pris garde, Qu'avec la même ardeur l'étranger vous regarde. ZAÏDE. Tout de bon, l'as-tu vu souvent me regarder ? MÉDINE. Vous prenez bien du soin de me le demander !Voilà plus de cent fois depuis une heure entière,Que vous m'interrogez dessus cette matière ; Et sans doute à vous voir curieuse à tel point,Je crois que ses regards ne vous déplaisent point,Et que vous y serez sans peine accoutumée. ZAÏDE. Hélas, peut-on jamais s'offenser d'être aimée ! MÉDINE. Si son amour vous plaît, je pense qu'aisément Sa personne pourra vous plaire également. ZAÏDE. C'est sans attachement que je le considère,Peut-être il aime ailleurs, et je puis lui déplaire. MÉDINE. Ce soupçon malgré vous met votre flamme au jour,Toujours la jalousie est fille de l'amour. ZAÏDE. Plût au Ciel qu'il fût libre et qu'il me trouvât belle :Mais je le vois sortir du logis de Gomelle :Je veux sonder son âme et me désabuser.Je vais sur ce gazon feindre de reposer. MÉDINE. Comment, pour quel dessein ? J'ai peine à le comprendre. ZAÏDE. Éloigne-toi, tantôt tu le pourras apprendre. SCÈNE III. Almansor, Zaïde. ALMANSOR. Gomelle est en visite attendant son retour,Je puis ici rêver, à ma nouvelle amourÔ Ciel, ne vois-je pas dessous cette verdureL'Adorable sujet des peines que j'endure ! [Note : "Rencontre" était autrefois masculin aussi bien que féminin. [L]]Dans ce rencontre amour semble assez me flatter,C'est l'aimable Zaïde, il n'en faut point douter.Avec tranquillité, cette belle repose,Tandis que je languis du mal qu'elle me cause,Elle ne peut sans doute à présent m'écouter ; Et je puis lui parler d'amour sans l'irriter :Mais hélas ! De mon sort la rigueur est bien grande :Lorsque j'ose parler je crains que l'on m'entende,Vous qui m'avez appris l'usage des soupirs,Cher Objet de ma joie et de mes déplaisirs : Permettez que mon âme amoureuse et discrète,Exprime devant vous sa passion secrète,Et s'ose plaindre ici de cent maux endurés,Que vous avez fait naître et que vous ignorez ;Et vous de tous mes feux sources toutes brillantes, Où j'ai pris des ardeurs qui sont si violentesBeaux yeux charmants auteurs de ma captivité,Jouissez du repos que vous m'avez ôté ![Note : Pavot : Plante, dont la graine a la vertu d'assoupir. [FC]]Et parmi les pavots qui ferment vos paupièresNe vous offensez pas de perdre vos lumières. L'Astre le plus brillant ne s'en peut dispenser,Et souvent comme vous on les voit éclipser. ZAÏDE faisant la rêveuse. Almansor. ALMANSOR. Elle rêve. ZAÏDE. Ah, rigoureux martyre !De languir, de brûler, et de n'oser le dire !Hélas ! ALMANSOR. Qu'entends-je, ô Ciel ! ZAÏDE. Nous sentons même ardeur. ALMANSOR. Que n'est-il vrai, Zaïde ? ZAÏDE. Excuse ma pudeur. ALMANSOR. Ô sommeil favorable ! ZAÏDE. Ô cruelles contraintes !Quand serons-nous contents, quand finiront nos plaintes ? ALMANSOR. Dans mon ravissement tous mes respects sont vains,Pour la remercier baisons ses belles mains. ZAÏDE feignant de s'éveiller. Arrêtez insolent ! D'où vous vient cette audace ? ALMANSOR. Qu'ai-je fait malheureux, j'allais vous rendre grâce. ZAÏDE. De quoi ? ALMANSOR. De vos bontés ? ZAÏDE. Je ne sais pas comment,J'ai pu donner matière à ce remerciement,Quiconque aura voulu consulter l'apparence, Saura que j'ai pour vous beaucoup d'indifférence :[Note : Pratiquer : Il signifie encore, Solliciter, tâcher d'attirer et de gagner à son parti, suborner. [Acad. 1762]]Mais quand j'en aurais moins, serait-il à propos,Pour me remercier de troubler mon repos. ALMANSOR. Excusez mon transport, Bergère trop aimable,Si j'avais moins aimé je serais moins coupable, Dans cette occasion un Amant circonspectEût fait voir peu d'amour montrant trop de respect ;Et tel que soit mon crime, ô Beauté que j'adore,Il serait pardonné, si vous dormiez encore :Mais, hélas mon bonheur se voit bientôt changer, Vous ne vous éveillez qu'afin de m'affliger,Vos yeux en reprenant leur grâce et leur lumière,Reprennent tout d'un temps leur fierté coutumière ;Et le charmant espoir dont j'ai si peu joui,Avec votre sommeil se trouve évanoui. ZAÏDE. Vous vous expliquez mal : ce mot d'espoir m'étonne,Je n'en donne jamais ni n'en ôte à personne. ALMANSOR. Si même à vos discours j'osais ajouter foiDu moins n'auriez-vous pas d'aversion pour moi :Rien ne serait égal à ma bonne Fortune, Vous ne trouveriez point ma présence importune,Je serais mieux reçu, je serais estimé ;Et possible. ZAÏDE. Achevez. ALMANSOR. Je pourrais être aimé. ZAÏDE. Aimé, si c'est de moi, vous pourriez vous méprendre. ALMANSOR. Vous m'avez fait pourtant l'honneur de me l'apprendre, J'ai place en votre coeur si j'en crois votre voix,Vous êtes mon témoin et mon juge à la fois.Ne désavouez point cet arrêt favorable,Cet Oracle sorti d'une bouche adorable,Ces mots remplis de charme en dormant prononcés Qui m'ont promis des biens qui sont sitôt passés. ZAÏDE. Je rêvais, Almansor, et vous savez qu'un songeEst souvent un trompeur et toujours un mensonge. ALMANSOR. Oui, ma gloire est un songe ainsi que vos bontés ;Mais j'ai des passions qui sont des vérités, Ma flamme dans mes yeux vous a paru trop claire,Pour la pouvoir cacher à force de la taire,Et l'ingrate froideur que vous me faites voir,N'éteint pas mon amour ainsi que mon espoir. ZAÏDE. Cette amour vient fort tard et j'en suis affligée, Vous savez bien qu'ailleurs je me trouve engagée. ALMANSOR. Oui, je sais qu'un Amant favorisé des Cieux,Vous doit bientôt venir enlever à mes yeux,Je sais qu'il vous est cher, même avant qu'il vous voie,Je ne troublerai point vos plaisirs ni sa joie, Tel que soit son bonheur je prétends le souffrir,Sans me plaindre de vous ; mais non pas sans mourir.Dès que vous partirez pour le fatal voyageOù se doit accomplir votre heureux mariage,Sachez qu'au même instant dans l'excès de mon deuil, Vous me verrez partir pour aller au cercueil,Où les restes du feu qui m'y fera descendre,Après ma mort encore échaufferont ma cendre. ZAÏDE. La fortune vous doit un sort beaucoup plus doux. ALMANSOR. Mon bon ou mauvais sort ne dépend que de vous, Une faveur d'ailleurs me serait importune :Enfin je vous adore, et non pas la fortune. ZAÏDE. Qu'attendez-vous de moi ; dans l'état où je suis ? ALMANSOR. D'immortelles ardeurs et d'éternels ennuis,Je dois toujours aimer sans espoir que l'on m'aime. ZAÏDE. Quiconque aime beaucoup, peut espérer de même. ALMANSOR. Quoi, pourrais-je espérer d'être un jour mieux traité ? ZAÏDE. Consultez là-dessus votre fidélité. ALMANSOR. Votre âme pour aimer paraît trop insensible. ZAÏDE. Un Amant bien constant peut faire l'impossible, Et le premier refus ne doit pas étonnerQuiconque a de l'amour, assez pour en donner. ALMANSOR. Ah ; c'est m'en dire assez ! ZAÏDE. Le sang au front me monte,Je n'en ai que trop dit et j'en rougis de honte. ALMANSOR. Cet aveu glorieux me rend trop satisfait. ZAÏDE. Les songes quelquefois ne sont pas sans effet :Mais déjà le Soleil achève sa carrière,Rentrons pour discourir dessus cette matière,Je crains cet importun. SCÈNE IV. Adibar, Zaïde Almansor. ADIBAR. Sans paraître trop vain,Puis-je espérer l'honneur de vous donner la main, L'une reste libre, oserai-je la prendre. ZAÏDE. J'ai peu besoin des soins que vous me voulez rendre. ADIBAR. Ma conduite vaut bien celle d'un Étranger. ZAÏDE. Vous pourriez me déplaire en pensant m'obliger. ADIBAR. Le Prophète qui sait combien je vous révère, Connaît bien à quel point je crains votre colère,Et les soins que je prends, vous doivent assurerQue je ne viens ici que pour vous honorer,Puis-je vous dire à part un secret d'importance ? ZAÏDE. Rien ne m'est important comme la bienséance, Qui ne peut me permettre au jugement de tousD'écouter des secrets d'un homme tel que vous. ADIBAR. Je ne demande rien que ce qu'obtient un autre. ZAÏDE. Son entretien me plaît, et je hais fort le vôtre. ALMANSOR. Vous prenez mal le temps pour conter vos secrets, L'Amour n'est pas souvent propice aux indiscretsEt l'incivilité que votre orgueil exprime,Est un mauvais moyen pour gagner de l'estime. ADIBAR. Je ne suis pas ici pour prendre vos leçons. ALMANSOR. J'en fais à vos pareils de toutes les façons. ADIBAR. Ce grand emportement vous convainc et m'excuseDe l'incivilité dont votre erreur m'accuse,Un homme mieux instruit, de peur d'être suspect,Se serait retiré pour marquer son respect,Vous êtes fort grossier, mais avec indulgence, On doit d'un Étranger supporter l'ignorance. ZAÏDE. Vous avez les défauts qu'en lui vous condamnez,Cet Étranger m'oblige, et vous m'importunez. ADIBAR. Votre main toutefois lui devrait être ôtée : ALMANSOR. Vous seriez en danger si je l'avais quittée. ADIBAR. Vous pourriez la quitter pour courir à la mort. ALMANSOR. Je respecte Zaïde ; et vous méprise fort. ADIBAR. Si le même respect n'arrêtait ma vengeance,Le châtiment de près suivrait votre insolence. ZAÏDE, quittant la main d'Almansor. Ces mouvements si prompts, et si fort éclatants Doivent être pour moi de mauvais passe-temps,Et je reconnais bien par cette violence,Qu'aucun ne me respecte, et que chacun m'offense. ALMANSOR. Quoi, suivant ses désirs vous m'ôtez votre main ?Mon Rival trop content va devenir trop vain, Devez-vous m'outrager à dessein de lui plaire ? ZAÏDE. Et par quel droit aussi, dois-je vous satisfaire ? ADIBAR. Madame, en ma faveur ne vous contraignez pas :Je sais qui de nous deux, pour vous a plus d'appas.Je lui cède en bonheur, et peut-être en mérite, Son entretien vous plaît ; et le mien vous irrite,De cette vérité je ne puis ignorerPour ne vous troubler pas je vais me retirer,Mon respect est plus fort que n'est la jalousieDont mon âme amoureuse est justement saisie ; Et mes ressentiments pour vous seront forcés,Jusques à me haïr, si vous me haïssez.Que mon rival sans trouble ici vous entretienne,Aux dépens de ma joie établissez la sienne :Mais songez qu'Adibar qui vous quitte à regret, S'il n'est le plus aimé, n'est pas le moins discret. ZAÏDE. Adibar, revenez ! ADIBAR. Mon départ vous oblige ? ZAÏDE. Non, si vous m'estimez, vous reviendrez, vous dis-je,Pour lever des soupçons à ma gloire opposés.Donnez-moi votre main, et me reconduisez. ALMANSOR. Ah, je ne puis souffrir cette injure inhumaine ! ZAÏDE. Almansor, demeurez sur peine de ma haine ! ALMANSOR. Écoutez quatre mots. ZAÏDE. Rien ne peut m'émouvoir :J'écoute la raison, et je suis mon devoir. SCÈNE V. ALMANSOR. Quel coup de foudre, ô Ciel contre toute apparence Vient détruire ma joie avec mon espérance ?J'écoute la raison, et je suis mon devoir.Ma constance, à ces mots, cède à mon désespoir ;Et je suis mon devoir, non cruelle Zaïde,En suivant Adibar, c'est l'amour qui vous guide : Mais quoi ? Peut-être aussi que je me plains à tort,Possible en me quittant elle se fait effort ;Et donne à mon Rival ici la préférencePour ôter tout soupçon de notre intelligence ;Elle m'aime, elle m'aime, ah ! Que dis-je, insensé ? Sans doute par mépris l'Ingrate m'a laissé.L'Amour est inconstant ainsi que la fortune,Son Empire ressemble à celui de Neptune,Pour quiconque s'y trouve, il n'est rien d'assuré,Le plus heureux doit être au malheur préparé. Un grand calme est souvent suivi d'un grand orage ;Et tout proche du port on peut faire naufrage,Ce sont des vérités dont je ne doute pas :Mais mon Esclave ici s'achemine à grand pas. SCÈNE VI. Almansor, Gasul. ALMANSOR. As-tu trouvé Gomelle ? GASUL. Oui, Seigneur, et je pense Que pour vous embrasser à la hâte il s'avance. ALMANSOR. C'est un soin que mes pas lui doivent épargner. GASUL. Durant votre entretien, dois-je pas m'éloigner ? ALMANSOR. Oui, va me préparer un concert de Musique ? GASUL. Un concert ? Quoi si tard ? ALMANSOR. Va vite, et sans réplique. SCÈNE VII. Almansor, Gomelle. GOMELLE. Que je suis consolé de vous revoir ici ! ALMANSOR. Ma joie en vous voyant n'est pas moins grande aussi :Mais parlons de ma mère. GOMELLE. Attendez sa venue,Demain, ici sans faute elle arrive inconnue ! ALMANSOR. Inconnue, et pourquoi n'oser se faire voir ? GOMELLE. Le secret seulement d'elle se doit savoir. ALMANSOR. Ma soeur vient-elle pas ? GOMELLE. Il ne faut point l'attendre. ALMANSOR. Où fait-elle séjour ? GOMELLE. Je ne puis vous l'apprendre. ALMANSOR. Que dites-vous, Gomelle, et que puis-je penser ?Dedans l'Incertitude où vous m'allez laisser ? Ce procédé m'étonne et cet obscur langageEst d'un malheur caché le visible présage !Hélas, ma soeur est morte, il n'en faut point douter ! GOMELLE. Sa mort n'est pas le mal qui vous doit attrister. ALMANSOR. Qu'est-il donc arrivé ? GOMELLE. Quelque chose de pire. ALMANSOR. Ce mot pour m'éclaircir, ne peut encor suffire :Saurai-je point pourquoi l'ordre m'est arrivéDe sortir de Trémisse où je fus élevé ?De me rendre en ces lieux en toute diligence,De m'adresser à vous avecque confiance, De taire ma famille, et de changer encor,Le nom d'Abencérage, en celui d'Almansor ? GOMELLE. Je dois dessus ce point avoir la bouche close,Il ne m'est pas permis de vous dire autre chose.C'est votre Mère, enfin, qui le souhaite ainsi, Par sa bouche demain vous serez éclairci :Mais déjà le Soleil pâlît devant Diane,Attendant le repas entrons dans ma Cabane. ALMANSOR. Vous m'en dispenserez, s'il vous plaît, aujourd'hui. GOMELLE. Où voulez-vous aller ? ALMANSOR. Zégry m'attend chez lui ! GOMELLE. Zégry, que dites-vous, quel charme vous engageÀ répondre si mal au nom d'Abencérage,À cette inimitié, qui pour mille raisons,Est comme héréditaire entre vos deux Maisons ? ALMANSOR. Un devoir bien plus juste à l'aimer me convie, Dans le Caire sans lui j'aurais perdu la vie,De lâches ennemis m'avaient environné ;Et sans son prompt secours j'étais assassiné,Son nom que je connus sans me faire connaître,Troubla mon amitié qui commençait à naître : Mais ses bontés pour moi, ses soins, ses agréments,Dissipèrent bientôt ces vieux ressentiments ;Et suivant l'amitié dont le noeud nous assemble,Dans ce pays enfin, nous revînmes ensemble,Où je fus obligé par le même lien, De ne pas souhaiter de logis que le sien. GOMELLE. Ô Ciel ! Mais poursuivez. ALMANSOR. Sa soeur vous est connue,Je devins son Amant dès sa première vue,Par un charme puisant dont seule elle sait l'art,Mon coeur à ses beaux yeux ne coûta qu'un regard. Et si l'Hymen ! GOMELLE. Tout beau n'achevez pas le reste,Gardez de vous flatter d'un espoir si funeste,Ne souhaitez jamais cet indigne bonheur ;Perdez vos passions où vous perdrez l'honneur. ALMANSOR. L'honneur ? GOMELLE. Oui, ce discours vous surprend et vous fâche ? ALMANSOR. Je crains le nom d'Ingrat. GOMELLE. Craignez celui de lâche !Ces honteux mouvements blessent votre devoir. ALMANSOR. Quelle en est la raison, ne puis-je la savoir ? GOMELLE. Demain vous l'apprendrez en voyant votre Mère :Haïssez cependant, et la soeur et le frère. ALMANSOR. Les haïr, moi qui d'eux ai reçu tant de bien ?Non, non, je jure. GOMELLE. Entrons, et ne jurez de rien. ACTE III SCÈNE I. Zégry, Ormin. ZÉGRY. Déjà la nuit s'approche, il est temps de te mettreMon espoir dans les mains avec cette lettre :Pratique son Esclave, et fais discrètement, Qu'elle veuille de toi prendre ce Diamant :Ensuite sers-toi bien de toute ton adressePour savoir les secrets de sa fière Maîtresse ;Et songe qu'au retour j'attends de ton rapportOu l'arrête de ma vie, ou celui de ma mort. ORMIN. Cruel commandement ! Où me vois-je réduite !Encore un mot, Seigneur, avant que je vous quitte ?Songez-y bien encor, quel espoir avez-vous,Vos importunités accroîtront son courroux :Et vous ferez mieux si j'ose vous le dire, De sortir pour jamais de cet indigne Empire,Ainsi que de l'amour, l'amour même est le prix,La haine doit toujours attirer le mépris.Vos âmes pour s'unir sont trop mal assorties,L'Amour perd son pouvoir dans les antipathies ; Et c'est un crime égal dans un contraire effetDe haïr qui nous aime, ou d'aimer qui nous hait. ZÉGRY. Ha, ne m'en parle plus, mon mal est invincible !Au charme qui me perd mon âme est trop sensible,Pour vaincre mes ennuis qui n'ont point de pareils, Je cherche du secours, et non pas des conseils ;Et pour ne céder pas au torrent qui m'emporte,Je sens mon coeur trop faible et ma chaîne trop forte. ORMIN. Ô rigoureux aveu ! Mais si vos soins sont vains,Si Fatime s'obstine en ses premiers dédains. ZÉGRY. Ah, quel plaisir prends-tu d'accroître mes alarmes !Cèle-moi ses rigueurs, et parle de ses charmes,Par d'assez grands tourments mon coeur est éprouvéSans l'affliger d'un mal qui n'est pas arrivé.Sois un peu moins fidèle et flatte ma faiblesse, Si dans mes déplaisirs ton âme s'intéresse. ORMIN. Si vos yeux de mon coeur pénétraient les secrets,Vous sauriez que j'y prends d'extrêmes intérêts ;Et que si votre sort était en ma puissance,Vos plaisirs passeraient bientôt votre espérance. J'atteste le Prophète honoré parmi nousQue de tous vos ennuis, je sens les contrecoups,Que j'en perds le repos, que comme vous je tremble :Qu'enfin vous m'êtes cher bien plus qu'il ne vous semble,Que mon bonheur dépend du succès de vos feux, Et que c'est pour vous seul que mon coeur fait des voeux. ZÉGRY. Plaise au Ciel que ton zèle heureusement éclate,Touchant en ma faveur l'âme de cette Ingrate.Ma soeur l'a déjà vue, et sans doute je croisQu'elle n'a pas manqué de lui parler pour moi : Leur amitié me flatte, et permet que j'espère,Que qui chérit la soeur, pourra chérir le frère.Adieu fais ton devoir, et sans perdre de temps,Reviens rendre le calme à mes esprits flottants. ORMIN. J'y mettrai tous mes soins, veuille le saint Prophète En rendre le succès, tel que je le souhaite. SCÈNE II. ORMIN, seule. STANCES. À quoi me résoudrai-je en ce mortel ennui, Dois-je solliciter ma Rivale aujourd'hui, Pour un Maître ingrat qui m'outrage ? Et s'il paraît aveugle à mon désavantage, La serai-je encor plus que lui ? Quoi, de ce que je crains presserai-le l'effet ? Faut-il à mes dépens le rendre satisfait. Par une contrainte cruelle, Et dois-je devenir la Ministre fidèle : Des injustices qu'il me fait ? Non, non, ne servons pas avec tant de chaleur, Pour nous troubler encore par un nouveau malheur Qui me coûterait tant de larmes : S'il faut mourir, au moins ne donnons point les armes Qui doivent me percer le coeur. Faisons que de Fatime il n'espère plus rien, Trahissons ce perfide, et le privons d'un bien, Qui nous deviendrait si funeste, Nous ne devons fonder tout l'espoir qui nous reste Que dessus la perte du sien. Mais d'où vient à ces mots que je frémis d'effroi ! Je sens déjà mon coeur soulevé contre moi. En faveur de ce cruel Maître ? Hélas, tout infidèle encore qu'il puisse être ! Je ne puis lui manquer de foi. Oui cédez mon dépit à l'amour qui m'anime, Un exemple jamais ne justifie un crime, Ne délibérons plus, mais j'entends quelque bruit ; C'est Fatime qui passe, et Charife la suit. SCÈNE III. Fatime, Charife, Ormin. FATIME. Ce mépris de Zaïde au dernier point m'irrite,Quoi bien loin d'empêcher qu'Adibar la visite,Elle accepte sa main pour me désobliger.Ah, c'est un traitement dont je me dois venger ! CHARIFE. L'affront vous est connu, vous l'avez vu vous-même, Et pour n'en pas mentir, l'injustice est extrême. FATIME. Sache que mon dépit est aussi sans pareil :Mais entrons, cette nuit nous donnera conseil. ORMIN. Avançons promptement, il ne faut plus attendre,Je n'ose ouvrir la bouche et ne puis m'en défendre. Amour dans mes malheurs mêle au moins quelque bien,Fais qu'en demandant tout, on ne m'accorde rien !Aurez-vous la bonté, Madame, de permettreQue dans vos belles mains je laisse cette lettre ?Elle vient de l'Amant le plus passionné, Que l'éclat de vos yeux ait jamais enchaîné ;Et qui malgré l'amour dont son âme est atteinte,Vous a pourtant donné quelque sujet de plainte. FATIME. De plainte ? N'est-ce point Adibar qui m'écrit ? CHARIFE. C'est lui-même sans doute, et le coeur me le dit. FATIME. Que souhaite de moi cet Amant infidèle ? ORMIN. Ô que cette douceur pour moi devient cruelle !Il borne ses souhaits à venir à vos yeuxDétester hautement un crime injurieux,Il veut marquer l'ennui dont son âme est pressée, À sa Divinité justement courroucée,Et rendant ses forfaits dignes d'être oubliés,Recevoir un pardon ou la mort à vos pieds. FATIME. Je ne veux point sa mort, qu'il espère et qu'il viveJ'aime son repentir, quelque tard qu'il arrive, Déjà par tes discours mon coeur est adouci. ORMIN. Je n'ai pour mon malheur que trop bien réussi. FATIME. Voyons dans ce Billet de quel air il s'énonce :Et rentrons pour le lire, et pour faire réponse ;Puisque dans ses froideurs il n'est plus obstiné, Je lui veux envoyer son pardon tout signé. ORMIN. Qu'à mon retour Zégry sera comblé de joie ! FATIME. Zégry, que dites-vous ? ORMIN. Que c'est lui qui m'envoie,Qu'il baisera les mots dont vous l'allez flatter. FATIME, déchirant la lettre. C'est ici ma réponse, allez la lui porter. SCÈNE IV. Ormin, Charife. ORMIN. Cette inégalité m'étonne et m'embarrasse,Charife ? CHARIFE. Bonne nuit. ORMIN. Écoute-moi de grâce. CHARIFE. Aux entretiens des sots je ne prends pas plaisir ! ORMIN. Arrête encore un peu. CHARIFE. Je n'ai pas le loisir.Adieu beau cajoleur ! ORMIN. Sois un peu moins farouche, Ma main parlera d'or, au défaut de ma bouche. CHARIFE. Ma foi, je n'en crois rien. ORMIN. Crois en l'événement,De la part de Zégry reçois ce Diamant ! CHARIFE. Moi vendre ma Maîtresse ! Hélas qu'à Dieu ne plaise.Je ne le prendrai point. ORMIN. Ne sois pas si niaise. CHARIFE. Je le prends pour te plaire avec confusion,Et ne l'accepte enfin, qu'à bonne intention.La pierre n'est point fausse, au moins je l'imagine. ORMIN. Tu dois t'en assurer, elle est et belle et fine. CHARIFE. Il semble que je veuille, ici te soupçonner : Mais à mon innocence il faut tout pardonner. ORMIN. Ne m'apprendras-tu point par quelle erreur fataleL'humeur de ta Maîtresse est si fort inégale ?Et d'où vient qu'au seul nom de mon Maître ZégrySon coeur déjà touché tout à coup s'est aigri. CHARIFE. Je l'aime, mais bien fort, et si tu te veux taire,Je te révèlerai cet important mystère. ORMIN. Tu m'obliges beaucoup, parle je suis discret !Et de même que toi, je tairai ce secret. CHARIFE. Fatime a si j'en crois ce que j'ai pu connaître, Aimé autant Adibar comme elle hait son Maître ;Mais pour elle Adibar par un plaisant retour,N'a pas moins de froideur que son Maître a d'amour !Tu sais que tu n'es pas encore connu d'elle,Et que l'amour souvent trouble un peu la cervelle ! Et c'est pourquoi d'abord pour ne te rien celer,Elle a cru qu'Adibar t'envoyait lui parler ;Et depuis connaissant s'être fort mécomptée.J'ois du bruit, parlons bas, je crains d'être écoutée. SCÈNE V. Alabez, Ormin, Charife. ALABEZ. Où mon maître veut-il que je rencontre Ormin : Il est nuit, et je trouve à peine mon chemin ! ORMIN, baisant Charife. Que ne te dois-je point ? CHARIFE. Tout beau ! ORMIN. Laisse-moi faire,Ton honneur avec moi ne se hasarde guère. CHARIFE. Foin, foin, mon Diamant de mon doigt vient de choir. ORMIN. Quelques herbes sans doute empêchent de le voir. CHARIFE. Nous chercherons longtemps. ORMIN. Oui de cette manière,Je ferai mieux d'aller quérir de la lumière. SCÈNE VI. Alabez, Charife. CHARIFE, prenant pour Ormin. Je l'ai trouvé, reviens ! ALABEZ. Je connais cette voix,Que peut faire si tard Charife dans ces bois ?Approchons-nous plus près. CHARIFE. Tu ne songes qu'à rire, Mais ne me baise plus, ou bien je me retire. ALABEZ. Ah Dieu la bonne pièce ! Il faut tout écouter : CHARIFE. Oui, promets d'être sage, ou je vais te quitter,C'est prendre dès l'abord un peu trop de licence,Je suis fille de bien qui craint la médisance : Je tiens au dernier point mon honneur précieux. ALABEZ. Tu cherches à le perdre, et ne voudrais pas mieux. CHARIFE. Quoi, tu ne me dis mot ? ALABEZ. La bizarre aventure ! CHARIFE. Comment ton coeur s'afflige, et ta bouche murmure ?Ces libertés pourtant se pourraient excuser, Si tu me promettais de vouloir m'épouser,Tu sais que pour s'aimer il faut qu'on se marie ;Et si je te plaisais... ALABEZ. Ah quelle effronterie ! CHARIFE. Que dis-tu ? ALABEZ. Par ma foi, me voilà bien surpris. CHARIFE. Quoi tu ne réponds rien ? Serait-ce par mépris ? Je ne crois point encore être assez déchiréePour ne mériter pas d'être considérée :Tu connais Alabez, si je l'avais voulu,Mon hymen avec lui serait déjà conclu :Mais ce n'est qu'un lourdaud, et quoi qu'il ait pu faire, Il n'a pas comme toi trouvé l'art de me plaire.Ses défauts peuvent plus que ses soins obstinés. ALABEZ. [Note : Pouilles : Vilaines injures et reproches. ]L'impudente me va chanter pouille à mon nez. CHARIFE. Cet importun jamais n'a rien fait qui me plaise,Il a l'esprit fort sot, et la mine niaise ; Et je ne réponds pas si le fol m'épousait,Qu'il ne fut de ces gens que chacun montre au doigtQui souffrent qu'un voisin trouve leur femme belle,Et que communément des cocus on appelle. SCÈNE VII. Ormin, Charife Alabez. ORMIN. Voici de la clarté ! CHARIFE. Que vois-je, et qu'ai-je fait ? ALABEZ. Que t'en semble, ai-je lieu d'être fort satisfait ?Comment, je n'ai donc fait jamais rien qui te plaise,J'ai donc l'esprit fort sot, et la mine niaise ?Meurs de honte ! CHARIFE. Et pourquoi, si c'est la vérité ? ALABEZ. La vérité traîtresse ! Ah l'esprit effronté ! Quoi, si je t'épousais dangereuse femelleJe serais de ces gens, que Cocus on appelle.Ta langue impertinente aura cent fois menti,J'élirais un licol plutôt qu'un tel parti. ORMIN. D'où vient votre querelle ? ALABEZ. Ah, tais-toi je te prie, Je pourrais bien sur décharger ma furie :Confident de malheur ! ORMIN, éteignant la chandelle. Il se faut éloigner,Je ne vois près d'un fou, que des coups à gagner. SCÈNE VIII. Almansor, Gasul, Alabez, Adibar. ALMANSOR. Va voir d'où vient ce bruit. ALABEZ, donnant un soufflet à Gasul. Je te tiens bon apôtre ! GASUL. Comment traître ? ALABEZ. Excusez, je vous prends pour un autre : Je cherche un affronteur qui me vient d'échapper ;Mais bientôt sans courir je saurai l'attraper. ALMANSOR. As-tu su le sujet de ces rumeurs confuses ? GASUL. Non, l'on m'est venu battre, et puis me faire excuses. ALMANSOR. Le logis n'est pas loin, fais avancer les voix ; Et leur dit de chanter près de ce petit bois. ADIBAR, paraissant de l'autre côté. Amis, voici l'endroit où Zaïde demeure,Si vous êtes d'accord, commencez tout à l'heure. PREMIERE CHANSON. Déserts, retraite du silence ! Vous à qui je fais confidence De mon amour, et de mes soins. GASUL. La voix qui chante ici, n'est pas de notre bande. ALMANSOR. Ce couplet finissant, que l'on soit préparé,Pour chanter aussitôt l'air que j'ai désiré. Déserts retraite du silence, Vous à qui je fais confidence De mon amour et de mes soins, Rochers et forêts solitaires, Qui toujours de mes maux fûtes dépositaires, Jamais de mes plaisirs ne serez-vous témoins ? SECONDE CHANSON. Ruisseaux et vous légers Zéphyrs, Qui dans la saison des plaisirs, Arrosez doucement, et parfumez ces plaines. ADIBAR. Quelle insolente voix trouble notre concert ?L'affront impunément ne sera pas souffert. Ruisseaux, et vous légers Zéphyrs,Qui dans la saison des plaisirs,Arrosez doucement, et parfumez ces plaines !Suspendez votre cours, retenez vos haleines,Et permettez à mes soupirs D'éventer mes peines. ADIBAR. Parle qui que tu sois qui m'ose ici troubler. ALMANSOR. Mon nom est trop fameux pour le vouloir celer ?On m'appelle Almansor. ADIBAR. Crains, crains donc ma colère,Moi, je suis Adibar, ton plus grand adversaire, Qui pour te joindre a fait sans fruit beaucoup de pas,Et qui te trouve alors qu'il ne te cherche pas,Explique-moi d'où vient que tu prends la licenceD'obséder ma Maîtresse avec tant d'insolence ;Et me dis si tu vois Zaïde seulement Comme ami de son frère, et comme son Amant. ALMANSOR. Sois content de savoir que comme ami du frèreLa soeur souffre mes soins, et que je la révère.Si j'étais son Amant, tu te dois assurerQue je suis trop discret pour te le déclarer. ADIBAR. Tous ces raffinements dont tu fais ta défense,Ne te sauraient soustraire à ma juste vengeance ;Tu mourras. ALMANSOR. Crains plutôt qu'en te perçant le flanc,Ce fer n'éteigne ici ton amour dans ton sang. GASUL. Ils se battent.Au secours. SCÈNE IX. Zégry, Adibar, Almansor. ZÉGRY. Modérez cette fureur barbare ? Qu'est-ce amis ? ADIBAR. Ce n'est rien puisque l'on nous sépare. ZÉGRY. Ah, c'est vous, Adibar ! ADIBAR. [Note : Il semble manquer un demi vers qui soit la fin du demi vers précédent et qui rime avec demande du vers suivant. Et le vers suivant devrait être suivi d'un demi vers qui serait le début du demi vers prononcé par Almansor. L'édition 1657 est identique sur ce point.]........................Cette Chanson n'est pas celle que je demande :........................ ALMANSOR. Zégry, tu me fais tort ! ZÉGRY. Quel sujet, cher ami, peut t'animer si fort ? Vous ayant séparés, souffrez je vous supplie,Qu'au même temps encor je vous réconcilie.Je prends dans vos débats un intérêt fort grand,Éclaircissez-moi donc de votre différent. ADIBAR. Zégry, vous nous rendez en vain ce bon office ! Mon désir de vengeance est tout plein de justice ;Et vos soins opposés à mes ressentimentsNe diffèrent sa mort que de quelques moments. SCÈNE X. Zégry, Almansor. ZÉGRY. D'où vient, cher Almansor, une si forte haine ?Conte-m'en le sujet. ALMANSOR. Il n'en vaut pas la peine, Ce différend léger qui te rend étonné,Avant que d'être su doit être terminé. ZÉGRY. Tu t'obstine en vain à cacher ce mystère,Je me doute, Almansor, de ce que tu veux taire.Une même Beauté vous met sans doute aux fers. Je viens d'ouïr ici deux différents concerts.Je devine le reste... ALMANSOR. Ami, je le confesse !Nous donnions Sérénade à la même Maîtresse. ZÉGRY. Que je sache son nom. ALMANSOR, à part. Ciel quel est mon malheur !Dois-je lui déclarer que j'adore sa soeur ? ZÉGRY. Cette réserve, ami, n'est guère légitime,Je ne vais point celer mes amours pour Fatime. ALMANSOR, à part. Il a promis sa soeur, que puis-je dire, hélas !Si j'ose la nommer que ne dira-t-il pas ? ZÉGRY, à part. Cette confusion me doit assez instruire Qu'il adore Fatime, et n'ose me le dire.Quoi je ne saurai point quel objet t'a soumis ? ALMANSOR. Son beau nom prononcé nous rendrait ennemis,Au lieu de t'obliger, je te ferais outrage,Adieu, dispense-moi d'en dire davantage. ZÉGRY. Comment dans mon logis ne veux-tu pas entrer ? ALMANSOR. Chez Gomelle ce soir je vais me retirer. ZÉGRY. Chez Gomelle, dis-tu ? ALMANSOR. Je crains qu'il ne m'attende :Adieu, je l'ai promis, il faut que je m'y rende. ZÉGRY, seul. Le traître aime Fatime, et prétend l'épouser. En juger autrement c'est vouloir s'abuser :Oui, me devant la vie il s'en sert pour me nuire ;Mais qui l'a pu sauver, peut aussi le détruire,Et sa mort fera foi que de ce même bras,Je sers les innocents, et punis les ingrats. ACTE IV SCÈNE I. Almansor, Gomelle. ALMANSOR. Non, vous n'irez pas seul au-devant de ma Mère ;Je vous suivrai Gomelle ! GOMELLE. Il n'est pas nécessaire,Son ordre vous oblige à l'attendre chez moi. ALMANSOR. La nature m'impose une plus forte loi. GOMELLE. Elle n'a pas encore appris votre venue, Sa surprise sera trop grande à votre vue. ALMANSOR. Je n'attends nul reproche en cet événement ;Et si je la surprends, c'est agréablement. GOMELLE. Puisque vous le voulez, allons-y donc ensemble. ALMANSOR. Je fais ce que je dois. GOMELLE. Je dis ce qu'il me semble. ALMANSOR. Zégry sort de chez lui, souffrez qu'avant partirJe l'embrasse... GOMELLE. Arrêtez, je n'y puis consentir. ALMANSOR. La contrainte est injuste autant qu'elle est cruelle :Dois-je fuir un ami, si cher et si fidèle ?Souffrez que je lui parle, et je vous suis après. GOMELLE. Non, je vous le défends, et j'en ai l'ordre exprès. SCÈNE II. Zégry, Ormin. ZÉGRY. Ormin, as-tu pris garde avec quel soin ce traîtreS'est éloigné de moi, dès qu'il m'a vu paraître ?As-tu vu que d'abord le lâche s'est troublé,A fait deux ou trois pas, et puis a reculé, Et m'a cédé la place avec inquiétude,Pressé par le remords de son ingratitude ? ORMIN. Quoi que j'aie observé, je ne puis concevoirQu'Almansor fasse un crime, et si lâche et si noir ;Et bien qu'apparemment je le trouve coupable, D'aucune lâcheté je le tiens incapable.Il m'a toujours paru de l'honneur trop jalouxPour se servir si mal du jour qu'il tient de vous ;Et quelque instinct secret que je ne puis comprendre,Quand je dois l'accuser, me force à le défendre. ZÉGRY. En me voyant chérir cet ingrat trop aimé,À le chérir aussi tu t'es accoutumé.Je ne puis comme toi croire qu'il me trahisse :Mais je n'en puis douter, et c'est là mon supplice,Et ces doux mouvements que j'ai peine à chasser, Aggravent son offense au lieu de l'effacer,Juge dans cet état combien je suis à plaindre,Le seul bien qui me reste est de ne plus rien craindre,Le sort n'a pas voulu m'affliger à demi.Je perds une Maîtresse, et je n'ai plus d'ami, L'un et l'autre m'outrage, et j'ai tant de faiblesseQue je ne puis haïr l'Ami ni la Maîtresse ;Mais de Charife hier, n'as-tu point su pourquoiFatime a maintenant tant de mépris pour moi ?Tu m'as dit qu'Adibar charme cette inhumaine : Mais tu ne m'as point dit d'où procède sa haine. ORMIN. Fatime, si j'en crois ce que l'on m'a conté,T'eût toujours grand horreur pour l'infidélité,Elle a quelque raison de vous croire infidèle ;Et c'est ce qui l'oblige à vous être cruelle. ZÉGRY. Infidèle, dis-tu, je ne le fus jamais. ORMIN. Vous pourriez vous tromper. ZÉGRY. Non, je te le promets. ORMIN. Elle a su toutefois que Zélinde, une filleAssez belle, fort jeune et d'illustre famille,Et qui reçut jadis beaucoup de soins de vous, Fut presque sur le point de vous voir son époux ;Et dès qu'à l'hymen elle fut disposée,Elle se vit enfin lâchement méprisée ;Cet exemple la touche et l'oblige à jugerQue qui change une fois, peut mille fois changer. ZÉGRY. Ormin, ce changement n'est point une inconstance. ORMIN. Il serait malaisé d'en prouver l'innocence. ZÉGRY. Cet hymen prétendu sans doute fait éclat :Mais pour te dire tout. ORMIN, à part. Que dira-t-il l'Ingrat ! ZÉGRY. Avant qu'on eût encore conclu ce mariage Qui devait nous unir au sang d'Abencérage,Et d'une vieille haine éteindre enfin l'ardeur,Fatime était déjà Maîtresse de mon coeur ;Et pour me faire prendre une chaîne nouvelle,Zélinde qu'on m'offrait, n'était pas assez belle, Je la vis sans l'aimer et sa faible BeautéN'ébranla point les fers où j'étais arrêté,Pour elle j'essayai d'avoir quelque tendresse ;Mais ses yeux ou mon coeur eurent trop de faiblesse ?Et si je lui rendis quelques soins apparents, Ce ne fut qu'à dessein de plaire à mes parents ;Ainsi Fatime a tort de me croire infidèle,Puisque je n'eus jamais de l'amour que pour elle. ORMIN. Hélas, je ne dois plus douter de son mépris !J'en voulais trop savoir, et j'en ai trop appris. ZÉGRY. C'est une vérité qui peut être prouvée ;Mais d'où vient que ma soeur si matin s'est levée ? SCÈNE III. Zaïde, Médine, Zégry, Ormin. ZAÏDE. Mon frère, avez-vous su l'avis qu'on m'a donnéDu trépas de l'époux qui m'était destiné ? ZÉGRY. [Note : Pourprée : de couleur pourpre.]Je viens d'en recevoir la nouvelle assurée : Il est mort dans Alger d'une fièvre pourprée. ZAÏDE. C'est un malheur pour moi, mais pour vous en ce jour,Vous ne devez parler que d'Hymen et d'amour. ZÉGRY. Ah, ma soeur ! Dis plutôt que dans cette journée ;Je dois ne parler plus d'amour ni d'Hyménée : Dis qu'il faut pour punir un esprit lâche et bas,Parler d'une autre perte et d'un autre trépas,La fureur toute seule en mon âme préside,Et je ne dois parler que de perdre un perfide. ZAÏDE. Quel est donc ce perfide, et ne saurai-je point Quel crime signalé vous irrite à tel point ? ZÉGRY. Tu connais trop l'auteur du courroux qui m'anime,Almansor est son nom, son amour est son crime. ZAÏDE. Son amour, ah qu'entends-je ! ZÉGRY. Il est trop vrai, ma soeur !Son insolente amour a causé ma fureur. ZAÏDE, à part. Il sait qu'Almansor m'aime, et c'est ce qui le fâche. ZÉGRY. Oui, son trépas est juste, il périra le lâche. ZAÏDE. Mon frère sans aigreur il faut examinerTout ce que d'un ami l'on a pu soupçonner ;Et l'on ne doit jamais juger de son offense, Qu'avec beaucoup de soin, et beaucoup d'indulgence.Almansor a toujours paru trop généreux,Pour mêler rien d'injuste, ou d'impur dans ses feux ;Et vous doit trop aussi pour concevoir l'envieD'offenser un ami qui lui sauva la vie. ZÉGRY. Tu m'obliges ma soeur, et tes raisonnementsDésarment sans efforts tous mes ressentiments !Almansor m'est si cher que quoi qu'il puisse faire,Tu me feras plaisir d'arrêter ma colère. ZAÏDE. Peut-être injustement l'avez-vous accusé. ZÉGRY. Plût au Ciel qu'il fût vrai que je fusse abusé !Mais hélas ! Mon soupçon n'est que trop légitime.Te le dirai-je, enfin ? Il aime. ZAÏDE. Qui ? ZÉGRY. Fatime. ZAÏDE. Il aimerait Fatime ! Ah que ce crime est noir ? ZÉGRY. Pour mieux t'en assurer, tu n'as qu'à l'aller voir ; Et je ne doute point que tu ne saches d'elle,Que cet Ingrat l'adore, et qu'il m'est infidèle. ZAÏDE. Le traître, l'inconstant, l'esprit pernicieux ! ZÉGRY. Mais quel trouble, ma soeur, se fait voir dans vos yeux. ZAÏDE. Le trouble de mes yeux clairement vous expose Que mon coeur sent mes maux, que votre ami vous cause.Votre ami, qu'ai-je dit ? Ce nom lui convient mal :Il n'est point votre ami s'il est votre Rival.Allez, allez éteindre, et sa vie et sa flamme,Et laver dans son sang les crimes de son âme. ZÉGRY. Non, ma soeur, sans colère il faut examinerTout ce que d'un ami l'on a pu soupçonner ;Et l'on ne doit jamais juger de son offense,Qu'avec beaucoup de soin, et beaucoup d'indulgence.Almansor a toujours paru trop généreux, Pour mêler rien d'injuste ou d'impur dans ses feux ;Et me doit trop aussi pour concevoir l'envieD'offenser un ami qui lui sauva la vie. ZAÏDE. Quelle erreur ! ZÉGRY. C'est de toi, ma soeur, que je la tiens,Ce sont tes sentiments, et ce seront les miens. ZAÏDE. Je n'avais pas du crime alors la connaissance,Je ne vous retiens plus, courez à la vengeance. ZÉGRY. Arrête-moi plutôt et du moins par pitié,Condamne ma colère et non mon amitié,En faveur d'Almansor j'aime qu'on m'abuse, Je le veux accuser, mais je veux qu'on l'excuse,Je parle de vengeance, et ne la cherche pas ;Et je menace afin qu'on m'arrête les bras.Sa passion à tort peut-être condamnée,Avant notre amitié possible qu'elle est née, Que Fatime y répond, et que pour les unir,Les ordres de Gomelle ici l'ont fait venir.S'il est ainsi, ma soeur pour m'exempter de crime,Il est juste qu'aussi je lui cède Fatime,Je briserai mes fers, et d'un coeur affermi, Je ferai mes plaisirs de ceux de mon ami. ZAÏDE. Dieux ! Quel est votre erreur, quel charme que j'ignore,En faveur d'un ingrat vous attendrit encore ?Il vous doit son salut, doit-il pas aujourd'huiFaire un plus grand effort pour vous, que vous pour lui ? S'il est votre Rival, pouvez-vous sans faiblesse,Lui vouloir lâchement céder votre Maîtresse ;Et si c'est votre ami, comme vous l'estimez,Doit-il pas vous céder l'objet que vous aimez ? ZÉGRY. Va voir sans répliquer Fatime en diligence, Et t'instruis pleinement de leur intelligence.Adieu ! SCÈNE IV. Médine, Zaïde. MÉDINE. Vous m'étonnez, et je ne conçois pasQu'on puisse aimer un homme, et presser son trépas. ZAÏDE. Ah ! Ne dis point que j'aime, un ingrat, un volage ?Crois si j'ai des feux, ce sont des feux de rage ; Et que jamais mon coeur ne sera consolé,Que ce perfide Amant ne me soit immolé. MÉDINE. Mais vous pleurez, Madame ! ZAÏDE. Oui, Médine, je pleure !Si cet ingrat périt, il faudra que je meure,Je sens dans mon esprit triompher tour à tour, La rage et la tendresse, et la haine et l'amour ;Je suis son ennemie, et je suis son Amante,Quand mon dépit s'accroît, ma passion augmente ;Et quoiqu'il soit aimable, et qu'il m'ait pu trahir,Je ne le puis aimer, et ne le puis haïr. MÉDINE. Madame, parlez bas, on pourrait vous entendre !Adibar vient à nous. ZAÏDE. Il ne faut pas l'attendre. SCÈNE V. Adibar, Zaïde, Médine. ADIBAR. Où portez-vous, Zaïde, et mon coeur et vos pas ? ZAÏDE. Laissez-moi seule, adieu ! Ne m'importunez pas. ADIBAR. Recevez mieux mes soins ! ZAÏDE. Ils sont peu nécessaires. ADIBAR. De grâce, écoutez-moi ! ZAÏDE. J'ai bien d'autres affaires. ADIBAR. D'un regard seulement, consolez mes ennuis ;C'est vous que je cherchais. ZAÏDE. Et c'est vous que je fuis. ADIBAR. Quoi vous traitez si mal un Amant si fidèle ? ZAÏDE. Fatime qui paraît vous sera moins cruelle. ADIBAR. Ne vous en moquez pas mon sort serait plus doux,Fatime est aussi belle et moins fière que vous. SCÈNE VI. Fatime, Zaïde, Adibar, Charife, Médine. FATIME. Quoi toujours Adibar avec cette Ingrate ?Ma vengeance est trop juste, il est temps qu'elle éclate :Je vous trouve, Zaïde, en un chagrin si noir, Que je perds le dessein qui m'oblige à vous voir !Oserai-je parler de danses, et de Fêtes,D'une noce en un mot dans l'état où vous êtes ? ZAÏDE. D'une noce ! Achevez et vous expliquez mieux. FATIME. De pareils entretiens vous seraient ennuyeux. ZAÏDE. Non à notre amitié c'est vouloir faire outrage,Ne me déguisez rien touchant ce mariage. FATIME. Puisque vous l'ordonnez vous allez tout savoir,Sachez donc que mon père a voulu me pourvoir. ZAÏDE. Vous pourvoir ? FATIME. Oui, l'affaire est assez avancée. ZAÏDE. Je suis dans vos plaisirs beaucoup intéressée,Ne m'apprendrez-vous point le nom de votre Amant ? FATIME. C'est un homme accompli, noble, brave, charmant,Son mérite est fort rare, et sans doute j'espère,Que vous approuverez le choix qu'en fait mon Père. ZAÏDE à part. Qu'elle me fait languir pour me trouver la mort.Mais enfin quel est-il ? FATIME. Vous le connaissez fort.Il fit longtemps chez vous sa demeure ordinaire,C'est l'ami le plus cher de Zégry votre frère.En ai-je dit assez ? ZAÏDE. Dites son nom encor. FATIME. Ne devinez-vous pas qu'on l'appelle Almansor ? ZAÏDE. Je n'en puis plus je meurs ! FATIME. Vois comme elle est changéeElle ressent ma peine, et je me suis vengée. ADIBAR. J'ai beaucoup d'intérêt dans cet événement. ZAÏDE. Ce parti proposé vous plaît assurément. FATIME. Oui, je n'imite point celles qui par maximeRougissent d'un hymen ainsi que d'un grand crime,Feignent d'en soupirer, et pourtant en secret,S'il ne s'achevait pas auraient bien du regret,Sur ce point avec vous je ne fais point la fine, Je ne hais point du tout l'Amant qu'on me destine :J'estime son amour, son mérite et ses soins ;Et s'il m'aime beaucoup, je ne l'aime pas moins. ZAÏDE. Il vous aime donc fort ? FATIME. Plus que je ne puis dire,Il ne vit que pour moi, pour moi seul il soupire, Je fais ses déplaisirs et ses ravissements,Dès qu'il me perd de vue, il est dans les tourments ;Et lorsque le hasard permet qu'il me revoie,J'ai lieu d'appréhender qu'il ne meure de joie :Enfin si ses serments ont quelque vérité, Il n'a que du mépris pour toute autre beauté. ADIBAR. Ciel, où-suis-je, et qu'entends-je ! Ah l'ingrat, ah le traître !Mais pouvez-vous l'aimer si tôt sans le connaître ? FATIME. De cette prompte amour l'on ne me peut blâmer,J'ai vu d'abord en lui tout ce qui fait aimer, J'exécute de plus ce que mon Père ordonne,J'obéis volontiers aux ordres qu'il me donne ;Et puisqu'il l'a choisi pour gendre et pour appui,Je crois qu'il en est digne et m'en rapporte à lui. ZAÏDE. Mais touchant Adibar, quelles sont vos pensées ? ADIBAR. Je n'ose plus prétendre à ses bontés passées. FATIME. Il ne méritait pas l'honneur de mon amour,Il changea le premier, et je change à mon tour. ZAÏDE. Il ne fut pas toujours indigne de vous plaire,Pouvez-vous l'oublier ? FATIME. Je n'y saurais que faire. J'oublie avec raison le plus grand des Ingrats,Son mépris fut injuste, et le mien ne l'est pas ;Mais cessons de parler de cet Amant volage,Rendons haine pour haine, outrage pour outrage ;Parlons de notre noce, et me faites savoir Si je puis espérer l'honneur de vous y voir. ZAÏDE. Une grande douleur dont je suis accablée,Qui durant vos discours, s'est encore redoublée ;Me va mettre hors d'état d-y pouvoir assister,Et dès ce même instant m'oblige à vous quitter. ADIBAR. Je vous conduis : souffrez le soin que j'en dois prendre. ZAÏDE. Ma faiblesse me force à ne m'en pas défendre. SCÈNE VII. Fatime, Charife. FATIME. Zaïde sent mon mal, mais Adibar me fuit,Ma vengeance est parfaite et mon espoir détruit. CHARIFE. Almansor le vaut bien. FATIME. Juge mieux de ma plainte, Ce que je viens de dire est une pure feinte :Médine est ton amie, et ne t'a pu cacherQu'à l'Ingrate Zaïde Almansor est bien cher :Tu me l'as dit ! CHARIFE. Eh bien ! FATIME. C'est pour me venger d'elle,D'avoir toujours souffert mon Amant infidèle ; Et la punir des maux qu'elle m'a su causer.Que j'ai feint qu'Almansor me devait épouser. CHARIFE. Ah, que vous en savez ! Cette fourbe est insigne :Mais Adibar revient, ce n'est pas mauvais signe. SCÈNE VIII. Adibar, Fatime, Charife. FATIME. Quoi vous quittez sitôt l'objet de vos désirs ? ADIBAR. J'ai soin de son repos plus que de mes plaisirs. FATIME. Vous paraissez atteint d'une tristesse extrême. ADIBAR. Je ne puis sans douleurs voir souffrir ce que j'aime. FATIME. Zaïde pourrait bien vous avoir rebuté ! ADIBAR. Mon seul respect me chasse, et non sa cruauté. FATIME. Elle doit mépriser un Amant infidèle. ADIBAR. J'aurais tort aujourd'hui si je me plaignais d'elle. FATIME. D'Almansor près de moi le destin est plus doux. ADIBAR. Je suis trop satisfait pour en être jaloux. FATIME. Vous pourriez vous flatter d'une espérance vaine, Zaïde n'a pour vous que dédain et que haine. ADIBAR. Sa haine et son dédain maintenant sont finis ;Et nos coeurs par l'hymen bientôt seront unis. FATIME. Votre âme en cet espoir pourrait s'être méprise,Possible ignorez-vous que Zaïde est promise. ADIBAR. Vous-même sur ce point pourriez vous tromper fortPossible ignorez-vous que son Amant est mort. FATIME. Il est mort ! ADIBAR. Oui, Madame, et Zaïde propice,À mon ardente amour veut rendre enfin justice,Et vient de m'assurer chez elle en la laissant, Qu'elle m'épousera, si son frère y consent.Adieu pour obtenir cette Beauté si chère,Je vais solliciter mes parents et son frère. SCÈNE IX. Fatime, Charife. FATIME. Qu'ai-je fait ? Quoi ma feinte a servi seulementÀ disposer Zaïde à m'ôter mon Amant ? CHARIFE. Madame... FATIME. Laisse-moi ; dans un sort si contraire,Tout me nuit, tout me perd, et tout me désespère. CHARIFE. Quoi, vous n'écoutez point ? FATIME. Non je n'écoute plusQue la fureur qui règne en mes esprits confus :La douleur me saisit, le dépit me transporte. CHARIFE. Consolez-vous, Madame ! FATIME. Ah, que ne suis-je morte !Ne me console point dans un si juste deuil ;Et me viens mettre au lit ou plutôt au cercueil. ACTE V SCÈNE I. Gomelle, Lindarache, Almansor. GOMELLE. Vous voyez la Cabane où je fais ma demeure. LINDARACHE. Ah, laissez-nous seuls, je vous suis tout à l'heure. ALMANSOR. Ah, Madame ! Ah ma mère, en ces heureux momentsObtiendrai-je l'honneur de vos embrassements ? LINDARACHE. Arrête Abencérage apprends notre disgrâce,Et me fais voir mon fils avant que je l'embrasse,Je comptais deux enfants alors qu'un ravisseur Enleva lâchement et ma fille et ta soeur. ALMANSOR. Dieux ! Que me dites-vous ? LINDARACHE. Que ta soeur est ravie. ALMANSOR. Nommez le ravisseur, il en perdra la vie. LINDARACHE. Approche, embrasse-moi, je commence à jugerQu'en toi le Ciel me laisse un fils pour me venger. ALMANSOR. Que je sache son nom, je jure le Prophète,Que son sang lavera l'injure qu'il a faite,Que mon bras à l'instant ira vous l'immoler. LINDARACHE. Tu sauras tout, écoute, et me laisse parler.Tu sais l'inimitié qui depuis plusieurs âges, Règne entre les Zégris et les Abencérages ;Et tu dois être instruit que sur l'opinionQu'un hymen mettrait fin à leur aversion,Pour assortir les noeuds de ce doux hyménée ;Ma fille fut pour femme à Zégry destinée, Déjà tout était prêt et le jour était pris,Quand par aversion ou plutôt par mépris,L'infidèle Zégry fuyant notre alliance,S'embarqua pour Alger avec diligence ;Et pour surcroit d'ennuis, dès que ce bruit courut, Ma fille dans ces lieux pour jamais disparut. ALMANSOR. Ô Ciel de ce malheur qui peut être la cause ! LINDARACHE. Lis ce billet reçu, tu sauras toute chose. ALMANSOR, lit. Vous sans qui je ne vivrais pas :Apprenez un malheur pire que mon trépas, Qui nous doit obliger à des plaintes communes :Le plus cruel des scélérats,L'infidèle Zégry cause mes infortunes.Et m'arrache d'entre vos bras,Zélinde.Qu'ai-je appris ? LINDARACHE. Des vérités cruelles ? ALMANSOR. Zégry son ravisseur ! Ha funestes nouvelles ! LINDARACHE. J'eus dans cette Infortune assez de jugement,Pour cacher notre honte, et son enlèvement,Par l'avis et le soin de l'illustre Gomelle,De son trépas partout je semai la nouvelle ; Et je t'envoyai l'ordre au même temps aussi,De sortir de Trémisse, et de te rendre ici ;Enfin dedans Tunis attendant ta venue,J'ai passé dans les pleurs une vie inconnue ;Et sentant approcher le temps de ton retour, Je me suis fait conduire en ce fatal séjour,Je te trouve, et déjà ma douleur est charmée,De voir ma juste rage en ton âme imprimée ;Et ton bras disposé pour perdre un suborneur,Et pour priver du jour qui nous prive d'honneur. ALMANSOR. Ah de combien d'ennuis mon coeur se sent atteindre. LINDARACHE. Il est temps de punir, et non pas de se plaindre,Dans un sort si funeste exprime ta douleur,Par des effets sanglants de rage et de valeur.Pour moi sont les regrets, et pour toi la vengeance, Tu connais l'offenseur, va réparer l'offense.Je ne t'aurais jamais réservé cet emploi,Si mon sexe impuissant m'eût pu venger sans toi ;Et j'aurais de Zégry déjà vu le supplice,Si j'avais de Gomelle accepté le service. Ton bras seul doit laver la tâche de ton frontPrends toute la vengeance ainsi que tout l'affront :Va causer le trépas de qui cause ta honte,Va perdre qui nous perd, punis qui nous affronte,Ne me vois plus qu'après avoir vengé ta soeur, Cherche, trouve et punis son lâche ravisseur :Adieu fais ton devoir, et te fais reconnaîtreDigne fils des Héros dont le Ciel t'a fait naître.Pour avancer la fin de nos communs malheurs,Va répandre du sang, je vais verser des pleurs. SCÈNE II. ALMANSOR, seul. Dures extrémités ! Cruelle violence !Quoi l'ami qui m'oblige, est l'ingrat qui m'offense,Je dois donc mon salut à qui m'ôte l'honneur ;Et qui sauva le frère a donc perdu la soeur !Hélas de quel conseil est capable mon âme ! Dois-je me rendre ingrat ou demeurer infâme,D'une sainte amitié romprai-je le lien,Verserai-je du sang qui conserva le mien ?Du sang pour qui l'amour veut que je m'intéresse ;Et pout tout dire enfin du sang de ma Maîtresse ? Elle sort, et sans doute en ces lieux elle vient,L'honneur veut que je fuie et l'Amour me retient. SCÈNE III. Almansor, Zaïde. ZAÏDE. Il n'ose s'avancer, son crime l'intimide,Passons sans dire mot auprès de ce perfide. ALMANSOR. Cher Objet de mes feux, charme de mes esprits ! ZAÏDE. Vous me connaissez mal, vous vous êtes mépris. ALMANSOR. Souffrez qu'à vos yeux ma passion s'exprime,L'amour... ZAÏDE. Vous me prenez sans doute pour Fatime. ALMANSOR. Pour Fatime, ce mot m'instruit confusément,De l'injuste soupçon d'où naît ce changement, Possible avez-vous cru que je cherche à lui plaire,Voyant l'attachement que j'ai près de son père ;Mais je jure le Ciel et l'Amour mon vainqueur,Que votre belle image occupe tout mon coeur,Que de vous en chasser, Fatime est incapable, Que je vois sans amour tout ce qu'elle a d'aimable ;Et que sensible aux traits de vos seules beautés,Je me borne pour elle à des civilités. ZAÏDE. Quoi, vous voyez Fatime avec indifférence ?Voyons jusqu'à quel point ira son impudence. ALMANSOR. En pourriez-vous douter ? Vous par qui tous mes sensOnt reçu des liens si doux et si pressants,Pourriez-vous soupçonner avec quelque justice,Mon coeur de lâcheté, mes serments d'artifices ;Et croire que mon âme ait assez de noirceur Pour trahir ma Maîtresse et mon libérateur ?Auriez-vous pu penser, sans vous être déçue,Qu'on puisse aimer ailleurs après vous avoir vue ?Non pour un feu nouveau me trouver enflammé,Vous êtes trop charmante, et je suis trop charmé. ZAÏDE. Trop charmé lâche, ingrat, monstre de perfidie !Tu veux donc m'abuser après m'avoir trahie ;Et d'une indigne amour lâchement emporté,Tu joins donc l'impudence à l'infidélité. ALMANSOR. À l'infidélité ! Que dites-vous Zaïde ? Ce discours me confond. ZAÏDE. Je le vois bien, perfide !Tu serais moins confus étant moins scélérat,Les reproches toujours font rougir un ingrat. ALMANSOR. Un ingrat ? ZAÏDE. Quoi méchant ! Ce mot te semble rude ?Tu crains le nom d'ingrat, et non l'ingratitude. ALMANSOR. J'ignore le sujet de ce courroux naissant ;J'ai beau m'examiner je me trouve innocent. ZAÏDE. C'est donc être innocent de tromper une fille,Dont tu ne peux sans crime offenser la famille,De trahir ton ami de me manque de foi, D'aimer Fatime, enfin ? ALMANSOR. Moi dites-vous ? ZAÏDE. Oui, toi ! ALMANSOR. Ah, je ne l'aime point ! ZAÏDE. L'oses-tu dire encore ?Non tu l'aimes point perfide ! Tu l'adores.Tes mensonges ici ne peuvent m'abuser,Je sais que dès demain tu la dois épouser. ALMANSOR. Moi l'épouser ! Ô Ciel, n'en croyez rien, je jure... ZAÏDE. Non, non, je ne crois point les serments d'un parjure,Déjà de cet hymen chacun est averti. ALMANSOR. Qui vous l'a dit ? ZAÏDE. Quelqu'un. ALMANSOR. Ce quelqu'un a menti.Apprenez-moi son nom, et ma juste colère Ira de ses avis lui porter le salaire. ZAÏDE. Va donc punir Fatime, elle-même l'a dit. ALMANSOR. À des discours si faux donnez moins de crédit :Fatime vous abuse, adorable merveille ! ZAÏDE. Ah Dieu ! Vit-on jamais impudence pareille ? ALMANSOR. L'hymen qu'elle suppose, est une fausseté,J'en atteste du Ciel le Maître redouté,Qu'il m'abîme à l'instant au centre de la terre,Qu'il lance sur ma tête un éclat de tonnerre :Et qu'il rende mon nom à jamais, odieux, Si le feu que je sens, ne vient de vos beaux yeux ;Et si jamais mon coeur a conçu pour FatimeQuelque chose de plus qu'une assez faible estime. ZAÏDE. Il faut pousser à bout cet esprit effronté :Hé bien de tes serments prouve la vérité. ALMANSOR. Cent preuves vous rendront bientôt désabusée. ZAÏDE. Je n'en veux qu'une seule, et de plus fort aisée.Pour finir les soupçons que j'ai conçus de toi,[Note : Tout à l'heure : Aussitôt, tout de suite, sur-le-champ (emploi qui vieillit). [L]]Donne-moi tout à l'heure, et ta main, et ta foi. ALMANSOR. Je la donne avec joie : ô Ciel que vais-je faire ? Quoi, lui tendre une main qui doit perdre son frère,Qui doit causer ses pleurs, et qui pour me vengerDans son sang le plus noble est prête à se plonger ? ZAÏDE. Quoi tu réponds si mal à des bontés si rares ?Tu murmures tout bas, tu pâlis, tu t'égares ? ALMANSOR. J'attendais peu l'honneur dont je me vois comblé.Et l'excès de ma joie en effet m'a troublé.J'ai craint de vous trahir par mon obéissance.De faire contre vous parler la médisance ;Et de traiter Zégry trop incivilement, De vous donner la main sans son consentement ;Mais cette faible crainte enfin cède à ma flamme,Le devoir maintenant perd ses droits sur mon âme ;Et ne me peut ôter le glorieux desseinDe vous donner ensemble, et mon coeur, et ma main. ZAÏDE. Tu t'avise trop tard, j'en ai perdu l'envie ;Et ne la prétends pas reprendre de ma vie,J'ai feint pour t'éprouver cet excès de bonté ;Et tes feux pour Fatime ont d'abord éclaté. ALMANSOR. Ah, je n'en eus jamais ! ZAÏDE. Ta fourbe est avérée : De cet hymen fatal je suis fort assurée,Lorsque je t'ai pressé de me donner ta foi,Tes remords pour Fatime ont parlé contre toi :Et ta confusion m'a trop persuadéeQu'elle a reçu la foi que je t'ai demandée. ALMANSOR. Je vous l'offre. ZAÏDE. Non, non, tu n'en peux disposerTu l'as déjà donnée, et tu veux m'abuser. ALMANSOR. C'est vous tromper vous-même avec trop d'adresse. ZAÏDE. De répliquer encore as-tu la hardiesse ?Fatime a tes désirs puisque j'ai tes refus : Tu l'épouses demain, oui, je n'en doute plus. ALMANSOR. Écoutez... ZAÏDE. Non méchant ! J'aurais trop de faiblesse,Pour ne te voir jamais apprends que je te laisse,L'entretien d'un ingrat cache un secret poison ;Et chaque mot d'un traître est une trahison. SCÈNE IV. ALMANSOR. Ce succès est bizarre et mon âme étonnée,À cent nouveaux ennuis se trouve abandonnée !Quoi, faut-il que je souffre et d'un esprit soumis,La peine d'un forfait que je n'ai point commis ?Quand de perdre un ami la vengeance me presse : Faut-il qu'au même temps je perde une Maîtresse ?Faut-il perdre Zaïde ? Oui mon coeur il le faut :Ce n'est que d'un moment que je la perds trop tôt ;Puisque dans un moment en la privant d'un frère,Mon bras doit attirer sa haine et sa colère, Oui, mon coeur, désormais ne sois plus attendri,Il est temps que je songe au trépas de Zégry ;Et qu'il donne son sang pour l'honneur qu'il me vole,Cet ennemi que j'aime et qu'il faut que j'immole,Il vient : à son abord de tendres mouvements, Mêlent quelque faiblesse à mes ressentiments,Mon amitié s'oppose au courroux qui m'emporte,Ma tendresse est moins faible, et ma fureur moins forteIl m'a sauvé la vie, il a ravi ma soeur,Irai-je l'embrasser, ou lui percer le coeur ? SCÈNE V. Zégry, Ormin, Almansor. ZÉGRY. Je le rencontre enfin, cet Ingrat qui m'outrage !Ormin, laissez-nous seuls ! ORMIN. Passons dans ce bocage,J'ai lieu d'appréhender qu'ils n'en viennent aux mains :D'ici sans nous montrer observons leurs desseins. ALMANSOR. Vous paraissez troublé ? ZÉGRY. J'ai bien sujet de l'être. ALMANSOR. Qui vous émeut si fort ? ZÉGRY. Un infidèle, un traître,Dont le crime me cause un regret infini,Et qui d'un seul trépas sera trop peu puni. ALMANSOR. Vous pourrais-je servir pour punir cette offense ? ZÉGRY. Oui, sans toi je ne puis achever ma vengeance. ALMANSOR. Zégry de tout mon sang vous pouvez disposer. ZÉGRY. [Note : Offre est dans l'original au masculin. Le Dictionnaire Littré signale qu'il a été autrefois au masculin.]C'est une offre qu'ici je ne puis refuser. ALMANSOR. Quel est donc cet Ingrat ? ZÉGRY. Ton audace est extrême !Ne sais-tu pas assez, traître ! Que c'est toi-même ? ALMANSOR. Moi ? ZÉGRY. Tu fais l'étonné, défends-toi seulement. ALMANSOR, en l'embrassant. Que ne dois-je point pour cet emportement ?C'est de ton amitié le dernier avantage,Ta colère m'oblige encore qu'elle m'outrage,Dans mon coeur justement à ta perte animé,Le dessein de ta mort s'était déjà formé. Mon bras s'y préparait quand malgré la furie,Mon âme à ton abord soudain fut attendrie ;Et se verrait encor réduite à balancer,Les traits que ma fureur contre toi doit lancer,Si ton emportement n'eût malgré ma faiblesse, Rappelé ma colère et chassé ma tendresse. ZÉGRY. Je ne t'écoute plus, garde-toi de mes coups. ALMANSOR. Un combat si cruel ne peut m'être que doux,Plus justement que toi l'honneur m'y sollicite ;Mais que je sache au moins le sujet qui t'irrite. Je te veux faire voir que tu te plains à tort ;Et me justifier en te donnant la mort. ZÉGRY. Quoi tu fais l'ignorant, et te sers de menace ?Ton lâche crime encor s'accroît par ton audace. ALMANSOR. Enfin quel est ce crime, et si lâche et si noir ? ZÉGRY. Consulte tes remords, tu le pourras savoir !Perfide, ils t'apprendront que d'une âme traîtresse,Pour le prix de mes soins tu m'ôtes ma Maîtresse,Et par des lâchetés qu'on ne peut excuser,Que demain au plus tard tu la dois épouser. ALMANSOR. Si je suis criminel, ce n'est pas là mon crime,Je n'ai jamais conçu de désirs pour Fatime ;Et tu peux seulement reprocher à mon coeur,D'avoir sans ton aveu soupiré pour ta soeur. ZÉGRY. Quoi tu l'aimes ? ALMANSOR. Non, non, l'erreur serait extrême Je dis que je l'adore, et non pas que je l'aime.Ce qui pour ses beautés je ressens en ce jour,Surpasse de beaucoup ce qu'on appelle Amour. ZÉGRY. Ami par cet aveu tu m'as rendu la vie,D'un excès de plaisir ma tristesse est suivie, Zaïde est trop heureuse et ses voeux les plus douxNe pouvaient espérer un plus illustre époux,L'Amant à qui j'avais ma parole donnée,A vu par le trépas finir sa destinée ;Et mon repos sera pleinement affermi, De rencontrer un frère en mon plus cher ami. ALMANSOR. L'offre que tu me fais me doit être bien chère ;Mais connais-tu celui que tu choisis pour frère ?Sais-tu bien qui je suis ? ZÉGRY. Qu'ai-je à savoir encor,Ton pays est Trémisse, et ton nom Almansor, Ta famille est illustre, et si je te dois croire,Le nom de mon ami fait ta plus grande gloire. ALMANSOR. Tu ne me connais point encore, qu'à demi,Je fus né dans ces lieux, et né ton ennemi.Plus d'un juste motif à ta perte m'engage ; Et pour te dire tout, je suis Abencérage ? ZÉGRY. Abencérage ? ORMIN, à part. Ô Ciel ! ALMANSOR. Ce mot te fait savoirQuels sont nos différents, et quel est mon devoir. ZÉGRY. Je connais comme toi la haine mutuelleQui dans nos deux maisons semble presque immortelle. Mais ton sang qu'aujourd'hui tu dois à mon secours,Doit pour moi dans ton âme en arrêter le cours ;Et quoique sur ce point mon amitié s'étonne,Je veux haïr ton nom, et chérir ta personne.Oui, garde pour ma soeur tes desseins amoureux, Un hymen peut nous joindre avec de nouveaux noeuds ;Et par des feux secrets étouffer ce qui resteDe cette inimitié si vieille et si funeste. ALMANSOR. Cet hymen serait doux ; mais je n'y puis songer,Qu'après que par ta mort j'aurai su me venger. ZÉGRY. Comment ? ALMANSOR. Ce que tu crois n'est pas ce qui m'étonne,Je ne hais point ton nom, mais je hais ta personne ;Et ce n'est qu'en ton sang par un tragique effet,Que je puis réparer le tort que tu m'as fait. ZÉGRY. Moi ? ALMANSOR. Tu fais l'étonné de fort mauvaise grâce, Ton lâche crime encor s'accroît par ton audace. ZÉGRY. Enfin quel est ce crime, et si lâche et si noir ? ALMANSOR. Consulte ce billet, tu le pourras savoir. ZÉGRY, lit. Vous sans qui je ne vivrais pas,Apprenez un malheur pire que mon trépas, Qui nous doit obliger à des plaintes communes,Le plus cruel des scélérats,L'Infidèle Zégry cause mes infortunes,Et m'arrache d'entre vos bras.Zélinde. ORMIN. Ils vont tous deux sans doute se méprendre. ZÉGRY. [Note : L'édition originale porte "C'est enigme est obscur". Le dictionnaire Littré signale que le genre d'énigme a varié, et Massillon le faisait encore, conformément à l'étymologie, masculin.]Cette énigme est obscure, je n'y puis rien comprendre. ALMANSOR. Je n'y comprends que trop que Zélinde ma soeurNous fait connaître en toi son lâche ravisseur. ZÉGRY. Peux-tu me soupçonner d'une action si noire ? ALMANSOR. Peux-tu la dénier ; traître ! Et te puis-je croire ? ZÉGRY. Écoute quatre mots. ALMANSOR. Ils seraient superflus :Garde-toi de mes coups, je ne t'écoute plus. ZÉGRY. Quoi ! Qui me doit la vie, ose attaquer la mienne ? ALMANSOR. Cette obligation n'a rien qui me retienne,Tu causas mon salut et le rapt de ma soeur : Et d'autant que le jour est moins cher que l'honneur,L'affront sur le bienfait l'emporte dans mon âme,Et je crains d'être ingrat bien moins que d'être infâme.Mais passons aux effets, et quittons les discours. ZÉGRY. Demeure ingrat, demeure ! ORMIN. Ô secours ! Ô secours ! SCÈNE VI. Adibar, Zaïde, Médine, Alabez, Lindarache, Gomelle, Fatime, Charife, Almansor, Zégry, Ormin, Gasul. ZAÏDE. Quel bruit ai-je entendu ? LINDARACHE. Quelle rumeur s'élève ? ADIBAR. Arrêtez, arrêtez ! LINDARACHE. Non, non, mon fils, achève ! GOMELLE. Leur querelle Adibar ne se peut accorder,Sans faire aucun effort laissons-la décider. ADIBAR. Non, un tiers tel que moi ne les peut laisser battre. GOMELLE. Et bien défendez-vous, nous nous battrons tous quatre. ORMIN, à Almansor. Ha mon frère, sur moi levez plutôt les bras !Je suis seule coupable, et Zégry ne l'est pas. LINDARACHE. Que vois-je ? ORMIN. Vous voyez Zélinde votre fille,Qui pour suivre Zégry quitta votre famille ; Et qui changeant de sort et d'habit seulement,N'a pu forcer son âme au moindre changement,Mon coeur qui prêt de lui s'est plu dans l'esclavageUn peu trop constamment a suivi ce volage ;Mais l'ayant reconnu d'un autre Objet épris, J'ai craint me découvrant d'attirer son mépris,Et souffrirais encor la même violence,Si son propre intérêt ne rompait mon silence. LINDARACHE. Ah, ma fille ! ALMANSOR. Ah ma soeur ! ZÉGRY. Zélinde vengez-vous !Je vous plains, je m'accuse, et je m'offre à vos coups. ORMIN. De mes ressentiments vous n'avez rien à craindre ;Et si vous me plaignez je ne suis pas à plaindre. ZÉGRY. Après tant de bontés qui doivent m'étonner,Je rougis de n'avoir qu'une âme à vous donner ;Et si de vos parents l'aveu nous est propice, Rien ne peut empêcher que l'hymen nous unisse. LINDARACHE. Cet hymen comblera les plus doux de mes voeux ! ALMANSOR. Ami dans ton bonheur tu peux me rendre heureux :Ta soeur dépend de toi, tu sais que je l'adore. ZÉGRY. Je te l'offrais naguère, et je te l'offre encore. ZAÏDE. Mes soupçons sont éteints, et vous devez savoirQue je suis mes désirs en suivant mon devoir,Adibar s'en plaindra. ADIBAR. Vous vous trompez, Madame !Quand je perds tout espoir, je perds toute flamme,Et pour vous témoigner que j'en suis consolé, Je vais brûler des feux dont jadis j'ai brûlé,Oserai-je, Gomelle, espérer votre fille ? GOMELLE. Votre choix, Adibar, honore ma famille,Fatime, de ma main recevez votre époux. FATIME. J'obéirai sans peine à des ordres si doux. ZÉGRY. Allons dans la Mosquée ensemble rendre grâces,À la bonté du Ciel qui finit nos disgrâces,Et qui nous a fait voir par ce succès heureux,Qu'on peut être à la fois Ingrat et Généreux. ==================================================