******************************************************** DC.Title = LE DISTRAIT, COMÉDIE DC.Author = REGNARD, Jean-Francois DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 12:49:11. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/REGNARD_DISTRAIT.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE DISTRAIT COMÉDIE 1697 Jean-François Regnard Représenté pour le première fois le 2 décembre 1697 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain par la troupe de la Comédie française et avait été joué précédemment au Château de Berny. ACTEURS LÉANDRE, distrait. CLARICE, amante de Léandre. MADAME GROGNAC. ISABELLE, fille de Mme Grognac. LE CHEVALIER, frère de Clarice et amant d'Isabelle. VALÈRE, oncle de Clarice et du Chevalier. LISETTE, servante d'Isabelle. CARLIN, valet de Léandre. UN LAQUAIS, valet de Léandre. La scène est à Paris, dans une maison commune. ACTE I SCÈNE I. Valère, Mme Grognac. VALÈRE. Quoi ! Toujours opposée à toute une famille ? MADAME GROGNAC. Oui. VALÈRE. Vous ne voulez point marier votre fille ? MADAME GROGNAC. Non. VALÈRE. Quand on vous en parle, on vous met en courroux. MADAME GROGNAC. Oui. VALÈRE. Vous ne prendrez point des sentiments plus doux ? MADAME GROGNAC. Non. VALÈRE. Fort bien ! Non, oui, non : beau discours ! Vos répliques Me paraissent, pour moi, tout à fait laconiques.Mais, pour mieux raisonner avec vous là-dessus,Et pour rendre un moment le discours plus diffus,Dites-moi, s'il vous plaît, la véritable causeQui vous fait rejeter les partis qu'on propose. Ce fameux partisan, par exemple, pourquoi... ? MADAME GROGNAC. Hé fi, monsieur ! Fi donc ! Vous radotez, je crois :Il est trop riche. VALÈRE. Ah ! Ah ! Nouvelle est la maxime. MADAME GROGNAC. Gagne-t-on en cinq ans un million sans crime ?[Note : Fort-vêtu : Homme de néant et inconnu, à qui on a mis un bel habit sur le corps pour le faire passer pour riche. [F]]Je hais ces fort-vêtus qui, malgré tout leur bien, Sont un jour quelque chose, et le lendemain rien. VALÈRE. Et ce jeune marquis, cet homme d'importance ?Vous ne lui pouvez pas reprocher sa naissance :Il a les airs de cour, parle haut, chante, rit ;Il est bien fait ; il a du coeur et de l'esprit. MADAME GROGNAC. Il est trop gueux. VALÈRE. Fort bien ! La réponse est honnête ;Et vous avez toujours quelque défaite prête.Il s'offre deux partis, vous les chassez tous deux :Le premier est trop riche, et le second trop gueux.Dans vos brusques humeurs je ne puis vous comprendre. Comment prétendez-vous que soit fait votre gendre ? MADAME GROGNAC. Je prétends qu'il soit fait comme on n'en trouve point ;Qu'il soit posé, discret, accompli de tout point ;Qu'il ait, avec du bien, une honnête naissance ;[Note : Pétulance : Emportement avec insolence. [F]]Qu'il ne fasse point voir ces traits de pétulance, Ces actions de fou, ces airs évaporés,Dignes productions des cerveaux mal timbrés ;Qu'il ait auprès du sexe un peu de politesse ;Qu'il mêle à ses discours certain air de sagesse ;Qu'il ne soit point enfin, pour tout dire de lui, Comme les jeunes gens que je vois aujourd'hui. VALÈRE. Cet homme à rencontrer sera très difficile ;Et, si vous le trouvez, je vous tiens fort habile.Vous nous en faites voir un rare et beau portrait :Et si vous ne voulez de gendre qu'ainsi fait, Quoique Isabelle soit et riche et de famille,Elle court grand hasard de vivre et mourir fille. MADAME GROGNAC. Non : Léandre est l'époux que je veux lui donner. VALÈRE. Léandre ! MADAME GROGNAC. Ce parti semble vous étonner !Mais c'est un fait, monsieur, dont peu je me soucie ; Et je le trouve, moi, selon ma fantaisie.Je sais bien qu'à parler de lui sans passion,Il est particulier en sa distraction ;Il répond rarement à ce qu'on lui propose ;On ne le voit jamais à lui dans nulle chose : Mais ce n'est pas un crime enfin d'être ainsi fait.On peut être, à mon sens, homme sage et distrait. VALÈRE. Je croyois, à parler aussi sans artifice,Qu'il avait quelque goût pour ma nièce Clarice. MADAME GROGNAC. Oh bien ! Je vous apprends que vous vous abusiez ; Et, pour vous détromper, il faut que vous sachiezQue je suis dès longtemps liée à sa famille ;Et que, pour m'engager à lui donner ma fille,L'oncle dont il attend sa fortune et son bienD'un dédit mutuel cimenta ce lien. Léandre est allé voir cet oncle à l'agonie,Et j'attends son retour pour la cérémonie.Si je n'avais en vue un tel engagement,Il n'aurait pas chez moi pris un appartement.Vous qui logez céans avecque votre nièce, Vous êtes tous les jours témoin de sa tendresse. VALÈRE. Mais m'assurerez-vous que Léandre, en son coeur,Malgré votre dédit, n'ait point une autre ardeur ;Et que, d'une autre part, votre fille IsabelleÀ vos intentions n'ait pas un coeur rebelle ? MADAME GROGNAC. Léandre aime ma fille ; et ma fille fera,Lorsque j'aurai parlé, tout ce qu'il me plaira.C'est une fille simple, à mes desirs sujette :Et je voudrais bien voir qu'elle eût quelqueAmourette ! VALÈRE. Il faut que sur ce point nous la fassions parler ; Son coeur s'expliquera sans rien dissimuler. MADAME GROGNAC. D'accord. Lisette ! Holà ! Lisette ! De la vieOn ne vit dans Paris femme si mal servie.Lisette ! SCÈNE II. Lisette, Mme Grognac, Valère. LISETTE. Eh bien, Lisette ! Est-ce fait ? Me voilà. MADAME GROGNAC. Que fait ma fille ? LISETTE. Quoi ! Ce n'est que pour cela ? Vous avez bonne voix. Quel bruit ! À vous entendre,J'ai cru qu'à la maison le feu venait de prendre. MADAME GROGNAC. Vous plairait-il vous taire, et finir vos discours ? LISETTE. Oh ! Vous grondez sans cesse. MADAME GROGNAC. Et vous parlez toujours.Répondez seulement à ce que l'on souhaite. Que fait ma fille ? LISETTE. Elle est, Madame, à sa toilette. MADAME GROGNAC. Toujours à sa toilette, et devant un miroir !Voilà tout son emploi du matin jusqu'au soir. LISETTE. Vous parlez bien à l'aise, avec votre censure.Il m'a fallu trois fois réformer sa coiffure. Nous avons toutes deux enragé tout le jourContre un maudit crochet qui prenait mal son tour. MADAME GROGNAC. Belle occupation, vraiment ! Qu'elle descende.Dites-lui de ma part qu'ici je la demande. LISETTE. Je vais vous l'amener. SCÈNE III. Valère, Mme Grognac. VALÈRE. N'allez pas la gronder, Ni par votre air sévère ici l'intimider. MADAME GROGNAC. Mon Dieu ! Je sais assez comme il faut se conduire,Et je ne dirai rien que ce qu'il faudra dire.La voilà. Vous verrez quels sont ses sentiments. SCÈNE IV. Isabelle, Lisette, Mme Grognac, Valère. MADAME GROGNAC, à Isabelle. Venez, mademoiselle, et saluez les gens. Isabelle fait la révérence.Plus bas ; encor plus bas. Ô ciel ! Quelle ignorance !Ne savoir pas encor faire la révérence,Depuis trois ans et plus qu'elle apprend à danser ! LISETTE. Son maître tous les jours vient pourtant l'exercer :Mais que peut-on apprendre en trois ans ? MADAME GROGNAC, à Lisette. À se taire. LISETTE, bas. [Note : Atrabilaire : Mélancolique, qui est d'un tempérament où la bile noire domine. [F]]Elle a bien aujourd'hui l'esprit atrabilaire. Haut.Nous attendons encore un maître italien,Qui doit venir tantôt. MADAME GROGNAC, à Lisette. Je vous le défends bien.Je ne veux point chez moi gens de cette séquelle ;Ce sont courtiers d'amour pour une demoiselle. À Isabelle.Levez la tête. Encor. Soyez droite. Approchez.Faut-il tendre toujours le dos quand vous marchez ?Présentez mieux la gorge, et baissez cette épaule. LISETTE, à part. C'est du soir au matin un éternel contrôle. MADAME GROGNAC, à Isabelle. Avancez, s'il vous plaît, et répondez à tout. Parlez. Le mariage est-il de votre goût ? Isabelle rit. VALÈRE. Elle rit. Bon, tant mieux ; j'en tire un bon augure. LISETTE. Voilà ce qui s'appelle un ris d'après nature. MADAME GROGNAC, à Isabelle. Quoi ! Vous avez le front de rire, et devant nous !Vous ne rougissez pas quand on parle d'époux ! ISABELLE. J'ignorais qu'une fille, au mot de mariage,D'une prompte rougeur dût couvrir son visage.Je dois vous obéir ; et, quand je l'entendrai,Puisque vous le voulez, d'abord je rougirai. LISETTE, à part. Quel heureux naturel ! MADAME GROGNAC. Les époux sont bizarres, Brutaux, capricieux, impérieux, avares :On devrait s'en passer, si l'on avait bon sens. ISABELLE. N'étaient-ils pas ainsi tous faits de votre temps ?Vous n'avez pas laissé d'en prendre un étant fille. MADAME GROGNAC. Vous êtes dans l'erreur. Rodillard De Choupille, [Note : Gruyer : Est un officer subalterne qui juge en première instance les délits, ou malversations qui se commettent en fôret. Se dit figurémment d'un homme qui est habile en son métier, en quelque profession. [F]][Note : Bec de corbin : est une arme dont on se servait autrefois à la guerre. C'était une espèce de hallabarde. On appelle Bec de corbin, une compagnie de Gentilhommes de la Maison du Roi qui portaient de ces armes, et qui ne servent plus qu'aux grandes cérémonies. [F]]Noble au bec de corbin, grand gruyer de Berry,Et qui fut votre père, étant bien mon mari,M'enleva malgré moi ; sans cela, de ma vie,De me donner un maître il ne m'eût pris envie. LISETTE. La même chose un jour pourra nous arriver. ISABELLE. On ne fait donc point mal à se faire enlever ? MADAME GROGNAC. Eh bien ! Vit-on jamais un esprit plus reptile ?Puis-je avoir jamais fait une telle imbécile ?C'est une grosse bête, et qui n'est propre à rien. LISETTE, à part. Elle est bien votre fille, et vous ressemble bien. MADAME GROGNAC, à Lisette. Euh ! Plaît-il ? LISETTE. Vous m'avez ordonné le silence. MADAME GROGNAC. Vous pourriez à la fin lasser ma patience. VALÈRE, à Madame Grognac. Je veux plus doucement la sonder sur ce point. À Isabelle.Voulez-vous un mari ? ISABELLE. Je n'en demande point :Mais, s'il s'en rencontrait quelqu'un qui pût me plaire, Je pourrais l'accepter, ainsi qu'a fait ma mère. MADAME GROGNAC, à Isabelle. Comment donc ? VALÈRE à Madame Grognac. Avec elle agissons sans aigreur. À Isabelle.çà, dites-moi, quelqu'un vous tiendrait-il au coeur ? ISABELLE. Ah ! LISETTE, à Isabelle. Bon ! Courage ! VALÈRE à Isabelle. Allons, parlez-nous sans rien craindre. ISABELLE. Je sens, lorsque je vois un petit homme à peindre... VALÈRE. Eh bien donc ? ISABELLE. Je sens là je ne sais quoi qui plaît ;Mais je ne saurais bien vous dire ce que c'est. LISETTE. Oh ! Je le sais bien, moi : c'est l'amour qui murmure. MADAME GROGNAC, à Isabelle. J'apprends avec plaisir une telle aventure.Et quel est, s'il vous plaît, ce jeune adolescent Qui vous fait ressentir ce mouvement naissant ? ISABELLE. Ah ! Si vous le voyiez, vous l'aimeriez vous-même.Il me dit tous les jours qu'il m'estime, qu'il m'aime ;Il pleure quand il veut. Tu sais comme il est fait,Lisette ; et tu nous peux en faire le portrait. LISETTE. C'est un petit jeune homme à quatre pieds de terre,Homme de qualité, qui revient de la guerre ;Qu'on voit toujours sautant, dansant, gesticulant ;Qui vous parle en sifflant, et qui siffle en parlant ;Se peigne, chante, rit, se promène, s'agite ; Qui décide toujours pour son propre mérite ;Qui près du sexe encor vit assez sans façon : VALÈRE. Mais, c'est le chevalier. LISETTE. Vous avez dit son nom. MADAME GROGNAC. Qui ? Ce fou ? VALÈRE. S'il n'a pas le bonheur de vous plaire,Songez qu'il m'appartient. C'est un jeune homme à faire. Il a de la valeur ; il est bien à la cour. MADAME GROGNAC. Qu'il s'y tienne. VALÈRE. Il sera très riche quelque jour :Il peut lui convenir de bien, d'esprit, et d'âge. ISABELLE. Il est tout fait pour moi, l'on ne peut davantage. MADAME GROGNAC. De quel front, s'il vous plaît, sans mon consentement, Osez-vous bien penser à quelque attachement ?Vous êtes bien hardie et bien impertinente ! VALÈRE. L'amour du chevalier pourrait être innocente. MADAME GROGNAC. L'amour du chevalier n'est point du tout mon fait.J'ai fait, pour son mari, choix d'un autre sujet : Le dédit pour Léandre en est une assurance.Que votre chevalier cherche une autre alliance :Je ne l'ai jamais vu ; mais on m'en a parlé[Note : Fat : Sot, sans esprit, qui ne it que des fadaises. [F]]Comme d'un petit fat et d'un écervelé ;Et je vous défends, moi, de le voir de la vie. ISABELLE. Je ne le verrai point, vous serez obéie ;Mes yeux trop curieux n'iront point le chercher :Mais lui, s'il me veut voir, puis-je l'en empêcher ? MADAME GROGNAC. À ces simplicités qui sortent de sa bouche,À cet air si naïf, croirait-on qu'elle y touche ? Mais c'est une eau qui dort, dont il faut se garder. ISABELLE. Vous êtes avec moi toujours prête à gronder.Je parais toute sotte alors qu'on me querelle,Et cela me maigrit. MADAME GROGNAC. [Note : Péronnelle : Terme injurieux qu'on dit à une femme, ou à une fille de basse condition, ou servante. [F]]Taisez-vous, péronnelle.Rentrez ; et là-dedans allez voir si j'y suis. VALÈRE. Si vous vouliez pourtant écouter quelque avis... MADAME GROGNAC. Je ne prends point d'avis : je suis indépendante. VALÈRE. Je le sais ; mais... MADAME GROGNAC. Adieu. Je suis votre servante. VALÈRE. Mais, Madame, entre nous, il est de la raison...Mais, Monsieur, entre nous, quand de votre façon, Vous aurez, s'il se peut encor, garçon ou fille,Je n'irai point chez vous régler votre famille :De vos enfants alors vous pourrez disposerTout à votre plaisir, sans que j'aille y gloser. À Isabelle.Allons vite, rentrez : faites ce qu'on ordonne. SCÈNE V. Valère, Lisette. LISETTE. La Madame Grognac a l'humeur hérissonne ;Et je ne vois pas, moi, son esprit se porterÀ l'hymen que tantôt vous vouliez contracter. VALÈRE. J'avais dessein de faire une double alliance ;Mais ce dédit fâcheux étourdit ma prudence. Léandre a pour Clarice un penchant dans le coeur ;Et si pour Isabelle il a feint quelque ardeur,C'était pour obéir à la voix importuneD'un oncle fort âgé, dont dépend sa fortune. LISETTE. La mère d'Isabelle est un diable en procès ; Je crains que notre amour n'ait un mauvais succès. VALÈRE. Le temps et la raison la changeront peut-être ;Et mon neveu pourra... mais je le vois paraître. SCÈNE VI. Le chevalier, Valère, Lisette. LE CHEVALIER, riant. Bonjour, mon oncle. Ah ! Ah ! Lisette, te voilà !Je ne veux de ma vie oublier celui-là. LISETTE, au chevalier. Faites-nous, s'il vous plaît, la grâce de nous direLe sujet si plaisant qui vous excite à rire. LE CHEVALIER. Oh ! Parbleu, si je ris, ce n'est pas sans sujet.Léandre, ce rêveur, cet homme si distrait,Vient d'arriver en poste ici couvert de crotte : Le bon est qu'en courant il a perdu sa botte,Et que, marchant toujours, enfin il s'est trouvéUne botte de moins quand il est arrivé. LISETTE. De ces distractions il est assez capable. LE CHEVALIER. L'aventure est comique, ou je me donne au diable. Mais ce n'est rien encore ; et son valet m'a dit(Je le crois aisément) que le jour qu'il partitPour aller voir mourir son oncle en Normandie,Il suivit le chemin qui mène en Picardie,Et ne s'aperçut point de sa distraction Que quand il découvrit les clochers de Noyon. LISETTE. Il a pris le plus long pour faire sa visite. LE CHEVALIER, à Valère. [Note : Héraclite : d'Ephèse, philosphe grec de l'Ecole d'Ionie, florissait vers 500 av. J.-C. Il occupa une haute magistrature dans sa patrie ; victime d'une injustice, il renonça aux affaires et se retire loin de la société des hommes sur une montagne solitaire, où il vivait d'herbes et de racines. Il était d"humeur chagrine et misanthropique. [B] ]Fussiez-vous descendu du lugubre HéracliteDe père en fils, parbleu, vous rirez de ce trait.Vous faites le Caton ; riez donc tout-à-fait, Mon oncle ; allons gai, gai ; vous avez l'air sauvage. VALÈRE. Vous, n'aurez-vous jamais celui d'un homme sage ?Faudra-t-il qu'en tous lieux vos airs extravagants,Vos ris immodérés, donnent à rire aux gens ? LE CHEVALIER. Si quelqu'un rit de moi, moi, je ris de bien d'autres. Vous condamnez mes airs, et je blâme les vôtres ;Et, dans ce beau conflit, ce que je trouve bon,C'est que nous prétendons avoir tous deux raison.Pour moi, je n'ai pas tort. Il faut bien que je rieDe tout ce que je vois tous les jours dans la vie. Cette vieille qui va marchander des galants,Comme un autre ferait du drap chez les marchands ;Cidalise, qu'on sait avoir l'âme si bonneQu'elle aime tout le monde et n'éconduit personne ;Lucinde, qui, pour rendre un adieu plus touchant, Jusque sur la frontière accompagne un amant,Ne sont pas des sujets qui doivent faire rire ?Parbleu, vous vous moquez. VALÈRE. Eh bien ! Votre satireS'exerce-t-elle assez ? D'un trait enveniméToujours l'honneur du sexe est par vous entamé. Celles dont vous vantez mille faveurs reçues,De vos jours bien souvent vous ne les avez vues.Sur ce cruel défaut ne changerez-vous point ? LE CHEVALIER fait deux ou trois pas de ballet. Il ne prêche pas mal. Passez au second point,Je suis déjà charmé. Que dis-tu de ma danse, Lisette ? LISETTE. Vous dansez tout-à-fait en cadence. VALÈRE. Vous vous faites honneur d'être un franc libertin ;Vous mettez votre gloire à tenir bien du vin ;Et lorsque, tout fumant d'une vineuse haleine,Sur vos pieds chancelants vous vous tenez à peine, Sur un théâtre alors vous venez vous montrer :Là parmi vos pareils on vous voit folâtrer ;Vous allez vous baiser comme des demoiselles ;Et, pour vous faire voir jusque sur les chandelles,Poussant l'un, heurtant l'autre, et comptant vos exploits, Plus haut que les acteurs vous élevez la voix ;Et tout Paris, témoin de vos traits de folie,Rit plus cent fois de vous que de la comédie. LE CHEVALIER. Votre troisième point sera-t-il le plus fort ?Soyez bref en tout cas, car Lisette s'endort ; Moi, je bâille déjà. VALÈRE. Moi, votre train de vieCent fois bien autrement et me lasse et m'ennuie ;Et je serai contraint de faire à votre soeurLe bien que je voulais faire en votre faveur.Votre père en mourant, ainsi que votre mère, Vous laissèrent de bien une somme légère ;Et, pour vous établir le reste de vos jours,Vous devez de moi seul attendre du secours. LE CHEVALIER. Mais que fais-je donc tant, Monsieur, ne vous déplaise,Pour trouver ma conduite à tel excès mauvaise ? J'aime, je bois, je joue ; et ne vois en celaRien qui puisse attirer ces réprimandes-là.Je me lève fort tard, et je donne audienceÀ tous mes créanciers. LISETTE. Oui ; mais en récompense,Vous donnez peu d'argent. LE CHEVALIER. De là, je pars sans bruit, Quand le jour diminue et fait place à la nuit,Avec quelques amis, et nombre de bouteillesQue nous faisons porter pour adoucir nos veilles,Chez des femmes de bien dont l'honneur est entier,Et qui de leur vertu parfument le quartier. Là, nous perçons la nuit d'une ardeur sans égale ;Nous sortons au grand jour pour ôter tout scandale ;Et chacun, en bon ordre, aussi sage que moi,Sans bruit, au petit pas se retire chez soi.Cette vie innocente est-elle condamnée ? Ne faire qu'un repas dans toute une journée !Un malade, entre nous, se conduirait-il mieux ? LISETTE. Vous êtes trop réglé. LE CHEVALIER, à Valère. Voyez-le par vos yeux.Nous sommes cinq amis que la joie accompagne,Qui travaillons ce soir en bon vin de champagne. Vous serez le sixième, et vous paierez pour nous ;Car à cinq chevaliers, en nous cotisant tous,[Note : Obole : Monnaie de cuivre valant une maille, ou deux pites ; la moitié d'un denier. Quelques uns veulent que ce soit seulement le quart d'un denier, la moitié d'une maille. [F]]Et ramassant écus, livres, deniers, oboles,Nous n'avons encor pu faire que deux pistoles. LISETTE. Heureux le cabaret, Monsieur, qui vous attend ! Vous voilà cinq seigneurs bien en argent comptant ! VALÈRE. Mais n'êtes-vous pas fou ?... LE CHEVALIER. À propos de folie,Savez-vous que dans peu, Monsieur, je me marie ? À Lisette.Comment gouvernes-tu cet objet de mes voeux ? LISETTE. Monsieur... LE CHEVALIER. S'apprête-t-elle à couronner mes feux ? C'est un petit bijou que toute sa personne,Que je veux mettre en oeuvre, et que j'affectionne : À Valère.Elle est jeune, elle est riche ; et de la tête aux pieds,Vous en seriez charmé, si vous la connaissiez. VALÈRE. Je la connais : mais vous, connaissez-vous sa mère ? Elle ne prétend pas songer à cette affaire. LE CHEVALIER. Elle ne prétend pas ! Il faut que nous voyionsQui des deux doit avoir quelques prétentions.Elle ne prétend pas ! Parbleu, le mot me touche ;Je veux apprivoiser cet animal farouche. LISETTE. L'apprivoiser ! Monsieur ? Vous perdrez votre temps,Et vous prendrez plutôt la lune avec les dents. LE CHEVALIER, à Lisette. Nous allons voir ; suis-moi. VALÈRE. Hé ! Doucement de grâce ;Ralentissez un peu cette amoureuse audace.À vous voir, on vous croit partir pour un assaut. Et chez les gens ainsi s'en va-t-on de plein saut ? LE CHEVALIER. Elle ne prétend pas ! Ah ! Vous pouvez lui direQue nous sommes instruits comme il faut se conduire ;Et nous savons la règle établie en tel cas.Je la trouve admirable ; elle ne prétend pas ! VALÈRE. Je n'épargnerai rien pour la rendre capableDe prendre à votre amour un parti convenable.Vous, cependant, tâchez, avec des airs plus doux,À mériter le choix qu'on peut faire de vous. LE CHEVALIER. J'y penserai, mon oncle. Adieu. SCÈNE VII. Le Chevalier, Lisette. LE CHEVALIER. Toi, fine mouche, Va conter mon amour à l'objet qui me touche.Une affaire à présent m'empêche de le voir :Je vais tâter du vin dont nous ferons ce soirUne ample effusion ; et cependant, la belle,Accepte ce baiser de moi pour Isabelle. Il veut l'embrasser. LISETTE. Modérez les transports de vos convulsions.Je ne me charge point de vos commissions :Donnez-les à quelque autre, ou faites-les vous-même. LE CHEVALIER. J'adore ta maîtresse, et je sens que je t'aimeAussi par contre-coup. LISETTE. Monsieur, retirez-vous ; Vous pourriez me blesser ; je crains les contre-coups. SCÈNE VIII. LISETTE, seule. Quel amant ! Pour raison importante il diffèreD'aller voir sa maîtresse : et quelle est cette affaire ?Il va tâter du vin ! Ma foi, les jeunes gens,À ne rien déguiser, aiment bien en ce temps ? Heu ! Les femmes, déjà si souvent attrapées,Seront-elles encor par les hommes dupées ?Aimera-t-on toujours ces petits vilains-là ?Maudit soit le premier qui nous ensorcela !Mais à bon chat bon rat ; et ce n'est pas merveille, Si les femmes souvent leur rendent la pareille. ACTE II SCÈNE I. Lisette, Carlin. LISETTE. Avec plaisir, Carlin, je te vois dans ces lieux. CARLIN. Fraîchement débarqué, je parAis à tes yeux,Et mes cheveux encor sont sous la papillote. LISETTE. Eh bien ! Ton maître enfin a-t-il trouvé sa botte ? CARLIN. Et qui diable déjà t'a conté de ses tours ? LISETTE. Je sais tout. CARLIN. Il m'en fait bien d'autres tous les jours.Hier encore, en mangeant un oeuf sur son assiette,Il prit, sans y songer, son doigt pour sa mouillette,Et se mordit, morbleu, jusques au sang. LISETTE. Je crois Qu'il n'y retourna pas une seconde fois. CARLIN. Sortant d'une maison, l'autre jour, par bévue,Pour son carrosse il prit celui qui dans la rueSe trouva le premier. Le cocher touche, et croitQu'il mène son vrai maître à son logis tout droit. Léandre arrive, il monte, il va, rien ne l'arrête ;Il entre en une chambre où la toilette est prête,Où la dame du lieu, qui ne s'endormait pas,Attendait son époux couchée entre deux draps.Il croit être en sa chambre ; et, d'un air de franchise, Assez diligemment il se met en chemise,Prend la robe de chambre et le bonnet de nuit ;Et bientôt il allait se mettre dans le lit,Lorsque l'époux arrive. Il tempête, il s'emporte,Le veut faire sortir, mais non pas par la porte ; Quand mon maître étonné se sauva de ce lieuTout en robe de chambre, ainsi qu'il plut à Dieu.Mais un moment plus tard, pour t'achever mon conte,Le maître du logis en avait pour son compte. LISETTE. Ton récit est charmant. Mais, raillerie à part, Dis-moi, qu'avez-vous fait depuis votre départ ? CARLIN. Nous venons, mon enfant, de courre un bénéfice. LISETTE. Un bénéfice, toi ? CARLIN. Pour te rendre service.Mais nos soins empressés ne nous ont rien valu ;Et le diable a sur nous jeté son dévolu. LISETTE. Explique-toi donc mieux. CARLIN. Ah ! Lisette, j'enrage.Notre espoir dans le port vient de faire naufrage.Nous croyions hériter, du côté maternel,D'un oncle... ah ciel ! Quel oncle ! Il est oncle éternel.Nous attendions en paix que son âme à toute heure Passât de cette vie en une autre meilleure ;Nous le laissions mourir à sa commodité ;Quand, un beau jour enfin, le ciel, par charité,A fait tomber sur lui deux ou trois pleurésies,Qu'escortaient en chemin nombre d'apoplexies. Nous partons aussitôt, faisant partout flores ,Sûrs de trouver déjà le bonhomme ad patres .Mais fol et vain espoir ! Vermisseaux que nous sommes !Comme le ciel se rit des vains projets des hommes !Écoute la noirceur de ce maudit vieillard. LISETTE. Vous êtes arrivés sans doute un peu trop tard,Et quelque autre avant vous... CARLIN. Non. LISETTE. Il aurait peut-êtreEn faveur de quelqu'un déshérité ton maître ? CARLIN. Point. LISETTE. Il a déclaré, se voyant sur sa fin,Quelque enfant provenu d'un hymen clandestin ? CARLIN. Non. Il ne fit jamais d'enfants, par avarice. LISETTE. Parle donc, si tu veux. CARLIN. Le vieillard, par malice,Malgré nos voeux ardents n'a pas voulu mourir. LISETTE. Le trait est vraiment noir, et ne peut se souffrir. CARLIN. Par trois fois de ma main il a pris l'émétique, Et je n'en donnais pas une dose modique ;J'y mettais double charge, afin que par mes soinsLe pauvre agonisant en languît un peu moins :Mais par trois fois, le sort, injuste, inexorable,N'a point donné les mains à ce soin charitable ; Et le bonhomme enfin, à quatre-vingt-neuf ans,Malgré sa fièvre lente et ses redoublements,Sa fluxion, son rhume, et ses apoplexies,Son crachement de sang, et ses trois pleurésies,Sa goutte, sa gravelle, et son prochain convoi Déjà tout préparé, se porte mieux que moi. LISETTE. Votre course n'a pas produit grand avantage. CARLIN. Nous en avons été pour les frais du voyage :Mais nous avons laissé Poitevin tout exprèsPour prendre sur les lieux nos petits intérêts. Il doit de temps en temps nous donner des nouvelles ;Et nous nous conduirons par ses avis fidèles. LISETTE. Sans avoir donc rien fait, vous voilà de retour !Je vous applaudis fort. Mais comment va l'amour ?Ton maître aime toujours ? CARLIN. Cela n'est pas croyable. Je le vois pour Clarice amoureux comme un diable,C'est-à-dire beaucoup ; mais comme il est distrait,Son esprit se promène encor sur quelque objet.Le dédit que son oncle a fait pour IsabellePartage son amour, et le tient en cervelle. Je sais que ta maîtresse a de naissants appas,Et surtout de grands biens, que Clarice n'a pas ;Mais mon maître est fidèle, et son âme est pétrieDe la plus fine fleur de la galanterie :Il ne ressemble pas à quantité d'amants ; C'est un homme, morbleu, tout plein de sentiments. LISETTE. Mais, s'il aime Clarice ensemble et ma maîtresse,Que puis-je faire, moi, pour servir sa tendresse ?Les épousera-t-il toutes deux ? CARLIN. Pourquoi non ?Il le fera fort bien dans sa distraction. C'est un homme étonnant et rare en son espèce :Il rêve fort à rien, il s'égare sans cesse ;Il cherche, il trouve, il brouille, il regarde sans voir ;Quand on lui parle blanc, soudain il répond noir ;Il vous dit non pour oui, pour oui non ; il appelle Une femme, Monsieur ; et moi, Mademoiselle ;Prend souvent l'un pour l'autre ; il va sans savoir où.On dit qu'il est distrait ; mais moi, je le tiens fou :D'ailleurs fort honnête homme, à ses devoirs austère,Exact et bon ami, généreux, doux, sincère, Aimant, comme j'ai dit, sa maîtresse en héros :Il est et sage et fou ; voilà l'homme en deux mots. LISETTE. Si Léandre ressent une tendresse extrêmePour Clarice, Isabelle est prise ailleurs de même,Et pour le chevalier son coeur s'est découvert. CARLIN. Tant mieux. Il nous faudra travailler de concertPour détourner le coup de ce dédit funeste ;Et l'amour avec nous achèvera le reste. LISETTE. De tes soins empressés nous attendrons l'effet. CARLIN. Soit. Adieu donc. Mon maître est dans son cabinet ; Il m'attend. J'ai voulu, comme le cas me touche,Apprendre, en arrivant, ta santé par ta bouche. LISETTE. Je me porte là là : mais toi ? CARLIN. Coussi, coussi.En très bonne santé j'arriverais ici,Si je n'étais porteur d'une large écorchure. LISETTE. Bon ! C'est des postillons l'ordinaire aventure.Jusqu'au revoir. Adieu, courrier malencontreux. Elle sort. CARLIN. Mon grand mal est celui que m'ont fait tes beaux yeux ;Mon coeur est plus navré de ton humeur sévère. SCÈNE II. CARLIN, seul. Cette friponne-là serait bien mon affaire. Mais mon maître paraît, il tourne ici ses pas. SCÈNE III. Léandre, Carlin. CARLIN. Il rêve, il parle seul, et ne m'aperçoit pas. LÉANDRE, se promenant sur le théâtre en rêvant, un de ses bas déroulé. Je ne sais si l'absence, aux amants peu propice,Ne m'a point effacé de l'esprit de Clarice.On en trouve bien peu de ces coeurs généreux Qui, dans l'éloignement, sachent garder leurs feux :Un moment les éteint, ainsi qu'il les fit naître. CARLIN. Me mettant face à face, il me verra peut-être.Léandre heurte Carlin sans s'en apercevoir.Je serais bien à plaindre, aimant comme je fais, Qu'un autre profitât du fruit de ses attraits.Plus je ressens d'amour, plus j'ai d'inquiétude.Je ne puis demeurer dans cette incertitude ;Je veux entrer chez elle, et sans perdre de temps.Carlin, va me chercher mon épée et mes gants. CARLIN. J'y cours, et je reviens, Monsieur, à l'heure même. SCÈNE IV. LÉANDRE, seul. Je suis plus que jamais dans une peine extrême.Si mon oncle fût mort, j'aurais, à mon retour,Disposé de mon coeur en faveur de l'amour.Mais je vois tout d'un coup mon attente trompée. SCÈNE V. Carlin, Léandre. CARLIN. Je ne trouve, Monsieur, ni les gants ni l'épée. LÉANDRE. Tu ne les trouves point ! Voilà comme tu fais !Ce qu'on te voit chercher ne se trouve jamais.Je te dis qu'à l'instant ils étaient sur ma table. CARLIN. Mais j'ai cherché partout, ou je me donne au diable. Il faut donc qu'un lutin soit venu les cacher. Il s'aperçoit que Léandre a son épée et ses gants.Ah ! Ah ! Le tour est bon, et j'avais beau chercher.Dormez-vous ? Veillez-vous ? LÉANDRE. Quoi ! Que veux-tu donc dire ? CARLIN. Fi donc ! Arrêtez-vous, Monsieur ; voulez-vous rire ? À part.Il en tient un peu là. Sa présence d'esprit À chaque instant du jour me charme et me ravit. LÉANDRE. Mais dis-moi donc, maraud... CARLIN. Ah ! La belle équipée !Hé ! Sont-ce là vos gants ? Est-ce là votre épée ? LÉANDRE. Ah ! Ah ! CARLIN. Ah ! Ah ! LÉANDRE. Je rêve, et j'ai certain ennui... CARLIN, à part. Ce ne sera pas là le dernier d'aujourd'hui. LÉANDRE. Tout autre objet, Carlin, met mon coeur au supplice.Je veux bien l'avouer, je n'aime que Clarice.Ma famille prétend, attendu mes besoins,Que j'épouse Isabelle, et je feins quelques soins.Son bien me remettrait en fort bonne figure ; Mais je brûle, Carlin, d'une flamme trop pure.Biens, fortune, intérêts, gloire, sceptre, grandeur,Rien ne saurait bannir Clarice de mon coeur ;Je ressens de la voir la plus ardente envie...Quelle heure est-il ? CARLIN. Il est six heures et demie. LÉANDRE. Fort bien. Qui te l'a dit ? CARLIN. Comment, qui me l'a dit ?Palsambleu, c'est l'horloge. À part.Il perd ma foi l'esprit. LÉANDRE, riant. Mais connais-tu comment la chose est avenue,Et par quel accident ma botte s'est perdue ?Je l'avais ce matin en montant à cheval. CARLIN. Riez, c'est fort bien fait, le trait est sans égal.Mais, à propos de botte, un sort doux et propiceTout à souhait ici vous amène Clarice.Mettez, de grace, un frein à votre vertigo,Et n'allez pas ici faire de quiproquo. SCÈNE VI. Clarice, Léandre, Carlin. LÉANDRE, à Clarice. J'allais m'offrir à vous, flatté de l'espéranceD'adoucir les tourments de près d'un mois d'absence.Vous êtes à mes yeux plus belle que jamais ;Chaque jour, chaque instant augmente vos attraits ;À chaque instant aussi mon amoureuse flamme Croît comme vos appas... À Carlin.Un fauteuil à madame. Carlin apporte un fauteuil, Léandre s'assied dessus. CLARICE. Chaque amant parle ainsi : mais souvent, de retour,Il oublie avec lui de ramener l'amour.Notre sexe autrefois changeait, c'était la mode ;Le premier en amour il prit cette méthode : Les hommes ont depuis trouvé cela si doux,Qu'ils sont dans ce grand art bien plus savants que nous. Carlin, voyant que son maître a pris le fauteuil, apporte un tabouret à Clarice.Madame, vous plaît-il de vous mettre à votre aise ?Nous n'avons qu'un fauteuil ici, ne vous déplaise,Et mon maître s'en sert, comme vous pouvez voir. , à Carlin. Je te suis obligée, et ne veux point m'asseoir. À Léandre.Si je vous aimais moins, je serais plus tranquille.À m'alarmer toujours l'amour me rend habile.Je crains autant que j'aime ; et mes faibles appasSur vos distractions ne me rassurent pas. J'appréhende en secret que quelque amour nouvelle... LÉANDRE. Non, je n'aime que vous, adorable Isabelle. CARLIN, bas, à Léandre. Isabelle ! Clarice. LÉANDRE. Et mes voeux les plus douxSont de passer mes jours et mourir avec vous.Isabelle... CARLIN, bas, à Léandre. Clarice. LÉANDRE. A pour moi mille charmes ; L'amour prend dans ses yeux ses plus puissantes armes ;Isabelle est... CARLIN, bas, à Léandre. Clarice. LÉANDRE. À mes yeux un tableauDe tout ce que le ciel fit jamais de plus beau. CLARICE, à Carlin. Qu'entends-je ? Justes dieux ! Ton maître est infidèle ;Son erreur me fait voir qu'il adore Isabelle. Je suis au désespoir ; et je sens dans mon coeurMon amour outragé se changer en fureur. LÉANDRE, sortant de sa rêverie. Quel sujet tout-à-coup vous a mise en colère,Madame ? Ce maraud a-t-il pu vous déplaire ? CLARICE. Si quelqu'un me déplaît en ce moment, c'est vous. LÉANDRE. Moi ? CLARICE. Vous. LÉANDRE. Quoi ! Je pourrais exciter ce courroux ! CLARICE. Vous êtes un ingrat, un lâche, un infidèle :Suivez, servez, aimez, adorez Isabelle. LÉANDRE, à Carlin. Ah ! Maraud, qu'as-tu dit ? CARLIN. Eh bien ! Ne voilà pas ?J'aurai fait tout le mal. LÉANDRE, à Clarice. J'adore vos appas ; Et je veux que du ciel la vengeance et la foudreMe punisse à vos yeux, et me réduise en poudre,Si mon coeur, tout à vous, adore un autre objet. CARLIN. Ne jurez pas, monsieur ; vous êtes trop distrait. CLARICE. Vous aimez Isabelle ; et de quelle assurance Prononcez-vous un nom dont mon amour s'offense ? LÉANDRE. J'ai parlé d'Isabelle ? Eh ! Vous voulez, je crois,Éprouver mon amour, ou vous railler de moi.Moi, parler devant vous d'autre que de vous-même,Vous, qui m'occupez seule, et que seule aussi j'aime ! CARLIN. Il faudrait, par ma foi, qu'il eût perdu l'esprit. LÉANDRE. De ce cruel soupçon ma tendresse s'aigrit ;Vos yeux vous sont garants qu'il ne m'est pas possibleQue pour quelque autre objet je devienne sensible.Ah ! Madame, à propos, vous avez quelque accès Auprès du rapporteur que j'ai dans mon procès.Écrivez-lui, de grâce, un mot pour mon affaire. CLARICE. Volontiers. CARLIN, à part. À propos, est là fort nécessaire. CLARICE. Quels que soient vos discours pour me persuader,J'aime trop, pour ne pas toujours appréhender ; Mais ces distractions, qui vous sont naturelles,Me rassurent un peu de mes frayeurs mortelles.Je vous juge innocent, et crois que votre erreurProvient de votre esprit plus que de votre coeur. LÉANDRE. Avec ces sentiments vous me rendez justice. CARLIN, à Clarice. Je suis sa caution, il n'a point de malice.Mais le dédit pourrait traverser vos desseins. CLARICE. Mon oncle, sur ce point, nous prêtera les mains ;Il aime fort mon frère, et toute son envieSerait de voir un jour sa fortune établie : Pour lui-même à la cour il brigue un régiment. LÉANDRE. Je m'offre à le servir pour avoir l'agrément. CARLIN. Tout à propos ici le voilà qui se montre. SCÈNE VII. Le Chevalier, Léandre, Clarice, Carlin. LE CHEVALIER, embrassant Léandre. Hé ! Bonjour, mon ami. Quelle heureuse rencontre ! LÉANDRE, au chevalier. Monsieur, avec plaisir... À Carlin.Quel est cet homme-là ? CARLIN. C'est le chevalier. LÉANDRE. Ah ! LE CHEVALIER. Quoi ! Ma soeur, te voilà ?Je t'en sais fort bon gré. Viens-tu par inventaire,Du coeur de ton amant te porter héritière ? CLARICE. Mais dis-moi, seras-tu toujours fou, chevalier ? LE CHEVALIER. C'est un charmant objet qu'un nouvel héritier ; Et le noir est pour moi la couleur favorite :Un amant en grand deuil a toujours son mérite ;Et quand comme Carlin on serait mal formé,Du moment qu'on hérite, on est sûr d'être aimé. CARLIN. Comment ! Comme Carlin ! Sachez que, sans reproche, Votre comparaison est odieuse, et cloche.Chacun vaut bien son prix. Carlin, dans certains cas,Pour certains chevaliers ne se donnerait pas. LE CHEVALIER, à Carlin. Tu te fâches, mon cher ! Il faut que je t'embrasse.L'oncle a donc fait la chose enfin de bonne grâce ? As-tu trouvé le coffre à ton gré copieux ?Ses écus, ses louis étaient-ils neufs ou vieux ? CARLIN, au chevalier. Nous n'y prenons pas garde ; et toujours, avec joie,Nous recevons l'argent tel que Dieu nous l'envoie. LE CHEVALIER. Le bonhomme est donc mort ! Il chante.J'en ai bien du regret. CLARICE. Cela se voit assez. CARLIN. L'air vient fort au sujet. LE CHEVALIER. Je te le veux chanter ; j'en ai fait la musique,Et les vers, dont chacun vaut un poème épique. Air"Je me console au cabaret"Des rigueurs d'une Iris qui rit de ma tendresse ; "Là mon amour expire, et Bacchus en secret"Succède aux droits de ma maîtresse."Là mon amour expire... CARLIN. Au cabaret, c'est là mourir au champ d'honneur. LE CHEVALIER, chantant. "Et Bacchus en secret "Succède, succède...Ce bémol est-il fin, et va-t-il droit au coeur ?"Succède...Qu'en dis-tu ? CARLIN. Mais je dis que dans cet air si doux Bacchus est plus habile à succéder que nous. LE CHEVALIER, répète. "Succède aux droits de ma maîtresse. " À Léandre.Que vous semble, Monsieur, et de l'air et des vers ? LÉANDRE, sortant de la rêverie où il a été pendant. La scène, prend Clarice par le bras, croyant parlerAu chevalier, et la tire à un des bouts du théâtre. Vos intérêts en tout m'ont toujours été chers ;J'étais fort serviteur de monsieur votre père,Et je vous veux servir de la bonne manière. CLARICE, à Léandre. Je me sens obligée à votre honnêteté. LÉANDRE, craignant d'être entendu, la ramène à l'autre côté du théâtre. Je crois que nous serions mieux de l'autre côté. LE CHEVALIER, fait le même jeu de théâtre avec Carlin. J'ai de ma part aussi quelque chose à te dire.Il nous faut divertir... CARLIN. Que diantre ! Est-ce pour rire ? LÉANDRE, à Clarice. Je suis, comme l'on sait, assez bien près du roi,Je veux vous faire avoir un régiment. CLARICE. À moi ? LÉANDRE. À vous-même. LE CHEVALIER, à Carlin. Ton maître au moins n'est pas trop sage. CLARICE, au chevalier. D'accord. Il vous ressemble en cela davantage. LÉANDRE, à Clarice. Vous avez du service, un nom, de la valeur :Il faut vous distinguer dans un poste d'honneur. CLARICE. Mais regardez-moi bien. LÉANDRE. Ah ! Je vous fais excuse,Madame ; et maintenant je vois que je m'abuse. J'ai cru qu'au chevalier... LE CHEVALIER. Ma soeur, un régiment ! CARLIN. Ce serait de milice un nouveau supplément :Et, si chaque famille armait une coquette,Cette troupe, je crois, serait bientôt complète. LE CHEVALIER. Cet homme-là, ma soeur, t'aime à perdre l'esprit. CLARICE. Je m'en flatte en secret ; du moins il me le dit. LE CHEVALIER à Léandre. Je crois bien que vos voeux tendent au mariage :Ma soeur en vaut la peine ; elle est belle, elle est sage. LÉANDRE. Ah ! Monsieur, point du tout. LE CHEVALIER. Comment donc, point du tout ?Cette grâce, cet air... LÉANDRE. Il n'est point de mon goût. LE CHEVALIER. Cependant vous l'aimez ? LÉANDRE. Oui, j'aime la musique ;Mais, si vous voulez bien qu'en ami je m'explique,Votre air n'a point ce tour tendre, agréable, aisé,Et le chant, entre nous, m'en paraît trop usé. LE CHEVALIER. Et qui vous parle ici de vers et de musique ? Cet amant-là, ma soeur, est tout-à-fait comique. LÉANDRE. Vous chantiez à l'instant ; et ne parliez-vous pasDe votre air ? LE CHEVALIER. Non vraiment. LÉANDRE. J'ai donc tort en ce cas. LE CHEVALIER. Je vous entretenais ici de votre flamme ;Et voulais pour ma soeur faire expliquer votre âme, Savoir si vous l'aimez. LÉANDRE. Si je l'aime, grands dieux !Ne m'interrogez point, et regardez ses yeux. LE CHEVALIER. Vous avez le goût bon. Si je n'étais son frère,Près d'elle on me verrait pousser bien loin l'affaire ;Mais je suis pris ailleurs. Près d'un objet vainqueur Je fais à petit bruit mon chemin en douceur.J'ai jusqu'ici conduit mon affaire en silence ;J'abhorre le fracas, le bruit, la turbulence ;Et je vais pour chercher cet objet de mes feux. SCÈNE VIII. Léandre, Carlin, Clarice. LÉANDRE, à Clarice. Puisque vous désirez sitôt quitter ces lieux, Souffrez donc, s'il vous plaît, que je vous reconduise. Il met un gant, et présente à Clarice la main qui est nue. CARLIN, à Léandre. Vous donnez une main pour l'autre par méprise. Léandre ôte le gant qu'il avait.Il est vrai. CLARICE, à Léandre. Demeurez, et ne me suivez pas. LÉANDRE. Je veux jusque chez vous accompagner vos pas. Il donne la main à Clarice jusqu'au milieu du théâtre, et la quitte pour parler à Carlin. Clarice sort. SCÈNE IX. Léandre, Carlin. LÉANDRE. J'ai, Carlin, en secret, un ordre à te prescrire ; Écoute... je ne sais ce que je voulais dire...Va chez mon horloger, et reviens au plus tôt.Prends de ce tabac... non, tu n'iras que tantôt. CARLIN, à part. Le beau secret, ma foi ! SCÈNE X. Le Chevalier, Léandre, Carlin. LÉANDRE retourne pour donner la main à Clarice, et la donne au chevalier. Souffrez ici sans peineQu'à votre appartement, Madame, je vous mène. LE CHEVALIER, contrefaisant la voix de femme. Vous êtes trop honnête, il n'en est pas besoin. LÉANDRE, s'apercevant qu'il parle au chevalier. Vous êtes encor là ! Je vous croyais bien loin.Je cherchais votre soeur, et ma peine est extrême... LE CHEVALIER. Vous ne vous trompez pas, c'est une autre elle-même.Mais si jamais, Monsieur, vous êtes son époux, Dans vos distractions défiez-vous de vous.Une femme suffit, tenez-vous à la vôtre ;N'allez pas, par méprise, en conter à quelque autre.Ma soeur n'est pas ingrate ; et, sans égard aux frais,Elle vous le rendrait avec les intérêts. Adieu, Monsieur. Je suis tout à votre service. SCÈNE XI. Léandre, Carlin. LÉANDRE. Je cherche vainement, et ne vois point Clarice. CARLIN. N'étant plus en ce lieu, vous ne sauriez la voir. LÉANDRE. Ah ! Mon pauvre Carlin, je suis au désespoir.Que je suis malheureux ! Contre moi tout conspire. J'avais dans ce moment cent choses à lui dire.Ne perdons point de temps ; sortons, suivons ses pas :Je ne suis plus à moi quand je ne la vois pas. CARLIN. Et quand vous la voyez, c'est cent fois pis encore. SCÈNE XII. CARLIN, seul. Il aurait bien besoin de deux grains d'ellébore. Il était moins distrait hier qu'il n'est aujourd'hui :Cela croît tous les jours. Je me gâte avec lui.On m'a toujours bien dit qu'il fallait dans la vieFuir autant qu'on pouvait mauvaise compagnie :Mais je l'aime, et je sais qu'un coeur qui n'est point faux Doit aimer ses amis avec tous leurs défauts. ACTE III SCÈNE I. Isabelle, Lisette. LISETTE. Grâce au ciel, à la fin vous quittez la toilette ;Votre mère aujourd'hui doit être satisfaite.De notre diligence on peut se prévaloir ;Il n'est encore, au plus, que sept heures du soir. ISABELLE. Il me semble pourtant que j'aurai peine à plaire,Et je n'ai pas les yeux si vifs qu'à l'ordinaire.Ma mère en est la cause, et ce qu'elle me ditMe brouille tout le teint, me sèche et m'enlaidit. LISETTE. Elle enrage à vous voir si grande et si bien faite. La loi devrait contraindre une mère coquette,Quand la beauté la quitte, ainsi que les amants,Et qu'elle a fait sa charge environ cinquante ans,D'abjurer la tendresse, et d'avoir la prudenceDe faire recevoir sa fille en survivance. ISABELLE. Que ce serait bien fait ! Car enfin, en amour,Il faut, n'est-il pas vrai ? Que chacun ait son tour. LISETTE. Oui, la chanson le dit. Dites-moi, je vous prie,Si pour le chevalier votre âme est attendrie.Est-ce estime ? Est-ce amour ? ISABELLE. Oh ! Je n'en sais pas tant. LISETTE. Mais encor ? ISABELLE. Je ne sais si ce que mon coeur sentSe peut nommer amour ; mais enfin je t'avoueQue j'ai quelque plaisir d'entendre qu'on le loue :Par un destin puissant, et des charmes secrets,Je me trouve attachée à tous ses intérêts ; Je rougis, je pâlis, quand il s'offre à ma vue :S'il me quitte, des yeux je le suis dans la rue ;Mais que te dis-je, hélas ! Mon coeur partout le suit :Ses manières, son air, occupent mon esprit ;Et souvent, quand je dors, d'agréables mensonges M'en présentent l'image au milieu de mes songes.Est-ce estime ? Est-ce amour ? LISETTE. C'est ce que vous voudrez ;Mais enfin c'est un mal dont vous ne guérirezQu'avec un récipé d'un hymen salutaire,Et je veux m'employer à finir cette affaire. Le chevalier, tout franc, est bien mieux votre fait.Léandre a de l'esprit, mais il est trop distrait.Il vous faut un mari d'une humeur plus fringante,Léger dans ses propos, qui toujours danse ou chante ;Qui vole incessamment de plaisirs en plaisirs, Laissant vivre sa femme au gré de ses désirs,S'embarrassant fort peu si ce qu'elle dépenseVient d'un autre ou de lui. C'est cette nonchalanceQui nourrit la concorde, et fait que dans ParisLes femmes, plus qu'ailleurs, adorent leurs maris. ISABELLE. Tu sais bien que ma mère est d'une humeur étrange ;Crois-tu que son esprit à ce parti se range ?Elle m'a défendu de voir le chevalier. LISETTE. Sans se voir, on ne peut pourtant se marier.Ne vous alarmez point : nous trouverons peut-être Quelque moyen heureux que l'amour fera naître,Qui pourra tout d'un coup nous tirer d'embarras.Un sort heureux déjà conduit ici ses pas. SCÈNE II. Isabelle, le Chevalier, Lisette. Le CHEVALIER, dansant et sifflant, à Isabelle. Je vous trouve à la fin. Ah ! Bonjour ma princesse ;Vous avez aujourd'hui tout l'air d'une déesse ; Et la mère d'amour, sortant du sein des mers,Ne parut point si belle aux yeux de l'univers.De votre amour pour moi je veux prendre ce gage. Il lui baise la main. ISABELLE. Monsieur le chevalier... LISETTE, au chevalier. Allons donc, soyez sage.Comme vous débutez ! LE CHEVALIER, à Lisette. Nous autres gens de cour, Nous savons abréger le chemin de l'amour.Voudrais-tu donc me voir, en amoureux novice,De l'amour à ses pieds apprendre l'exercice,Pousser de gros soupirs, serrer le bout des doigts ?Je ne fais point, morbleu, l'amour comme un bourgeois ; Je vais tout droit au coeur. À Isabelle.Le croiriez-vous, la belle ?Depuis dix ans et plus je cherche une cruelle,Et je n'en trouve point, tant je suis malheureux ! LISETTE. Je le crois bien, Monsieur, vous êtes dangereux ! LE CHEVALIER, à Isabelle. J'ai bien bu cette nuit ; et, sans fanfaronnades, À votre intention j'ai vidé cent rasades.Mon feu, qui dans le vin s'éteint le plus souvent,Reprend vigueur pour vous, et s'irrite en buvant.Il fait, parbleu, bien chaud. Il ôte sa perruque, et la peigne. LISETTE. La manière est plaisante.Vous voulez nous montrer votre tête naissante ; Ce regain de cheveux est encor bon à voir. ISABELLE, au chevalier. Vous êtes mal debout : voulez-vous vous asseoir ?Lisette, des fauteuils. LE CHEVALIER. Point de fauteuil, de grâce. ISABELLE. Oh ! Monsieur, je sais bien... LE CHEVALIER. Un fauteuil m'embarrasse.Un homme là-dedans est tout enveloppé ; Je ne me trouve bien que dans un canapé. À Lisette.Fais-m'en approcher un pour m'étendre à mon aise. LISETTE. Tenez-vous sur vos pieds, Monsieur, ne vous déplaise.J'enrage quand je vois des gens qu'à tout momentIl faudrait étayer comme un vieux bâtiment, Couchés dans des fauteuils, barrer une ruelle.Et mort non de ma vie ! Une bonne escabelle ;Soyez dans le respect. Nos pères autrefoisNe s'en portaient que mieux sur des meubles de bois. ISABELLE. Paix donc ; ne lui dis rien, Lisette, qui le blesse. LISETTE, à Isabelle. Bon ! Bon ! Il faut apprendre à vivre à la jeunesse. LE CHEVALIER. Lisette est en courroux. çà, changeons de discours.Comment suis-je avec vous ? M'adorez-vous toujours ?Cette maman encor fait-elle la hargneuse ?C'est un vrai porc-épic. ISABELLE. Elle est toujours grondeuse : Elle m'a depuis peu défendu de vous voir. LE CHEVALIER. De me voir ? Elle a tort. Sans me faire valoir,Je prétends vous combler d'une gloire parfaite ;Car ce n'est qu'en mari que mon coeur vous souhaite. ISABELLE. En mari ! Mais, Monsieur, vous êtes chevalier : Ces gens-là ne sauraient, dit-on, se marier. LE CHEVALIER. Quel abus ! Nous faisons tous les jours allianceAvec tout ce qu'on voit de femmes dans la France. LISETTE, entendant Madame Grognac. Ah ! Madame Grognac ! ISABELLE. Ah ! Monsieur, sauvez-vous.Sortez. Non, revenez. LISETTE. Où nous cacherons-nous ? LE CHEVALIER. Laissez, laissez-moi seul affronter la tempête. LISETTE. Ne vous y jouez pas. Il me vient dans la têteUn dessein qui pourra nous tirer d'embarras.Elle sait votre nom, mais ne vous connaît pas :Nous attendons un maître en langue italienne ; Faites ce maître-là, pour nous tirer de peine. ISABELLE. Elle approche, elle vient. ô ciel ! LE CHEVALIER. C'est fort bien dit.En cette occasion j'admire ton esprit.J'ai par bonheur été deux ans en Italie. SCÈNE III. Mme Grognac, Isabelle, le Chevalier, Lisette. MADAME GROGNAC, à Isabelle. Ah ! Vraiment, je vous trouve en bonne compagnie. Quel est cet homme-là ? LISETTE. Ne le voit-on pas bien ?C'est, comme on vous a dit, ce maître italienQui vient montrer sa langue. MADAME GROGNAC. Il prend bien de la peine.Ma fille, pour parler, n'a que trop de la sienne.Qu'elle apprenne à se taire, elle fera bien mieux. LE CHEVALIER, à Isabelle. Un grand homme disait que s'il parlait aux dieux,Ce serait espagnol ; italien aux femmes ;L'amour par son accent se glisse dans leurs âmes :À des hommes, français ; et suisse à des chevaux.Das dich der donder schalcq. LISETTE. Ah ! Juste ciel, quels mots ! MADAME GROGNAC. Comme je ne veux point qu'elle parle à personne,Sa langue lui suffit, et je la trouve bonne. LE CHEVALIER, à Isabelle. Or je vous disais donc tantôt que l'adjectifDevait être d'accord avec le substantif.Isabella bella, c'est vous, belle Isabelle. Bas.Amante fedele, c'est moi, l'amant fidèle ;Qui veut toute sa vie adorer vos appas. Madame Grognac s'approche pour écouter. Haut à Isabelle.Il faut les accorder en genre, en nombre, en cas. MADAME GROGNAC, au chevalier. Tout votre italien est plein d'impertinence LE CHEVALIER, à Madame Grognac. Ayez pour la grammaire un peu de révérence. À Isabelle.Il faut présentement passer au verbe actif ;Car moi, dans mes leçons, je suis expéditif.Nous allons commencer par le verbe amo , j'aime.Ne le voulez-vous pas ? ISABELLE. Ma joie en est extrême. LISETTE, au chevalier. Elle a pour vos leçons l'esprit obéissant. LE CHEVALIER, à Isabelle. Conjuguez avec moi, pour bien prendre l'accent.Io amo, j'aime. ISABELLE. Io amo, j'aime. LE CHEVALIER. Vous ne le dites pas du ton que je demande. À Madame Grognac.Vous me pardonnez bien si je la réprimande. À Isabelle.Il faut plus tendrement prononcer ce mot-là :Io amo, j'aime. ISABELLE, fort tendrement. Io amo, j'aime. LE CHEVALIER. Le charmant naturel, Madame, que voilà !Aux dispositions qu'elle m'a fait paraître, Elle en saura bientôt trois fois plus que son maître. À Isabelle.Je suis charmé. Voyons si d'un ton naturelVous pourrez aussi bien dire le pluriel. MADAME GROGNAC. Elle en dit déjà trop, Monsieur ; et dans les suitesIl faudra, s'il vous plaît, supprimer vos visites. LE CHEVALIER. J'ai trop bien commencé pour ne pas achever. SCÈNE IV. Valère, le Chevalier, Mme Grognac, Isabelle, Lisette. VALÈRE, au chevalier. Ah ! Je suis, mon neveu, ravi de vous trouver. À Madame Grognac.Madame, vous voyez, sans trop de complaisance,Un gentilhomme ici d'assez belle espérance ;Et s'il pouvait vous plaire, il serait trop heureux. LISETTE, à part. Que le diable t'emporte ! ISABELLE, à part. Ah ! Contre-temps fâcheux ! MADAME GROGNAC, à Valère. Votre neveu ! Comment ! VALÈRE. Il a su se produire,Et n'a pas eu besoin de moi pour s'introduire. MADAME GROGNAC, au chevalier. Vous n'êtes pas, Monsieur, un maître italien ? VALÈRE. Lui ? C'est le chevalier. LE CHEVALIER. Il est vrai, j'en conviens ; Cela n'empêche pas que, dans quelques familles,Je ne montre parfois l'italien aux filles. Mme GROGNAC, à Isabelle. Comment, impertinente ! LE CHEVALIER, à Madame Grognac. Ah ! Point d'emportement. Mme GROGNAC, à Isabelle. Après vous avoir dit... LE CHEVALIER, à Madame Grognac. Madame, doucement ;N'allez pas, devant moi, gronder mes écolières. Mme GROGNAC, au chevalier. Mêlez-vous, s'il vous plaît, Monsieur, de vos affaires. À Isabelle.Lorsque je vous défends...Pour calmer ce courroux,J'aime mieux vous baiser, maman. Mme GROGNAC, au chevalier. Retirez-vous. Je ne suis point, monsieur, femme que l'on plaisante. LE CHEVALIER prend Madame Grognac par la main, chante, et la fait danser par force. Je veux que nous dansions ensemble une courante. VALÈRE, les séparant, et mettant le chevalier dehors. C'est trop pousser la chose ; allons, retirez-vous. SCÈNE V. Valère, Mme Grognac, Isabelle, Lisette. VALÈRE, à Madame Grognac. Et vous, pour éviter de vous mettre en courroux,Dans votre appartement rentrez, je vous en prie. Mme GROGNAC ; s'en allant. Ouf ! Ouf ! Je n'en puis plus. SCÈNE VI. Valère, Isabelle, Lisette. LISETTE, à Valère. Mais quelle étourderie !Pour éviter le bruit, j'avais trouvé moyenDe le faire passer pour maître italien ;Et vous êtes venu... VALÈRE. Mon imprudence est haute ;Mais je veux sur-le-champ réparer cette faute. Je m'en vais la rejoindre, et tâcher de calmerSon esprit violent, prompt à se gendarmer. Il sort. SCÈNE VII. Lisette, Isabelle. LISETTE. Voilà, je vous l'avoue, une fâcheuse affaire. ISABELLE. N'as-tu pas ri, Lisette, à voir danser ma mère ? LISETTE. Comment donc ! Vous riez, et vous ne craignez pas La foudre toute prête à tomber en éclats ! ISABELLE. Laissons pour quelque temps passer ici l'orage.Léandre vient ; il faut nous ranger du passage.Écoutons un moment ; nous n'oserions sortir.De ses distractions il faut nous divertir ; Il ne manquera pas d'en faire ici paraître. LISETTE. Je le veux. Demeurons sans nous faire connaître.Écoutons. SCÈNE VIII. Léandre, Carlin ; Isabelle et Lisette, dans le fond du théâtre. LÉANDRE. D'où viens-tu ? Parle donc, réponds-moi.Je ne te vois jamais, quand j'ai besoin de toi. CARLIN. J'exécute votre ordre avec zèle, ou je meure. Vous avez oublié que, depuis un quart d'heure,De dix commissions il vous plut me charger.J'ai vu le rapporteur, le tailleur, l'horloger ;Et voilà votre montre enfin raccommodée :Elle sonne à présent. LÉANDRE, prenant la montre. Il me l'a bien gardée. CARLIN. Vous m'avez commandé de même d'acheterDe bon tabac d'Espagne ; en voilà pour goûter. LÉANDRE, prend le papier où est le tabac. Voyons. CARLIN. C'est du meilleur qu'on puisse jamais prendre,Dont on frauda les droits en revenant de Flandre. Léandre jette la montre, croyant jeter le tabac.Quel horrible tabac ! Tu veux m'empoisonner. CARLIN. La montre ! Ah ! Voilà bien pour la faire sonner !Quelle distraction, Monsieur, est donc la vôtre ? LÉANDRE. Oh ! Je n'y pensais pas ; j'ai jeté l'un pour l'autre. CARLIN. Ne vous voilà pas mal ! La montre cette foisVa revoir l'horloger tout au moins pour six mois. LÉANDRE. Cours à l'appartement de l'aimable Clarice,Sache si pour la voir le moment est propice ;Peins-lui bien mon amour, et quel est mon chagrinD'avoir manqué tantôt à lui donner la main.Va vite, cours, reviens. CARLIN, mettant la montre à son oreille. La montre est tout en pièces. Vous devriez, Monsieur, exercer vos largesses,Et m'en faire présent... LÉANDRE. Va donc, ne tarde pas.Je t'attends. CARLIN. J'obéis, et reviens sur mes pas. SCÈNE IX. Léandre, Isabelle, Lisette. ISABELLE. Approchons-nous. LÉANDRE, croyant parler à Carlin, et sans voir Isabelle et Lisette. Carlin, j'attends tout de ton zèle.Si Clarice venait à parler d'Isabelle, Dis-lui bien que mon coeur n'en fut jamais touché ;Par de plus nobles noeuds je me sens attaché.Isabelle est jolie ; au reste, peu capableDe fixer le penchant d'un homme raisonnable.Malgré les faux dehors de sa simplicité, Elle est coquette au fond. LISETTE, à Isabelle. La curiositéVous pourra coûter cher, aux sentiments qu'il montre. LÉANDRE, croyant répondre à Carlin. Mais me parleras-tu toujours de cette montre ?Eh bien ! C'est un malheur. Fais-lui bien concevoirQu'Isabelle sur moi n'eut jamais de pouvoir, Et que mon oncle en vain veut faire une allianceDont mon amour murmure, et dont mon coeur s'offense. ISABELLE. Il ne m'aime pas trop, Lisette. LÉANDRE, croyant répondre à Carlin. Oui, l'on le dit.Cette Lisette-là lui tourne mal l'esprit ; C'est une babillarde, en intrigues habile,Et qui, dans un besoin, pourrait montrer en ville. LISETTE, à Isabelle. Voilà donc mon paquet, et vous le vôtre aussi.Lui dirai-je, à la fin, que vous êtes ici ? LÉANDRE. Oui, tu pourras lui dire. Avec impatience J'attendrai ton retour ; va, cours en diligence.Que les hommes sont fous d'empoisonner leurs joursPar des dégoûts cruels qu'ils ont dans leurs amours !Je savoure à longs traits le poison qui me tue. LISETTE. C'est pendant trop de temps nous cacher à sa vue ; Et je veux l'attaquer. Monsieur, si par hasardVous vouliez bien sur nous jeter quelque regard. LÉANDRE, sans les voir. Sans ce fâcheux dédit qui vient troubler ma joie,Je passerais des jours filés d'or et de soie. LISETTE. Vous voulez bien, Monsieur, me permettre à mon tour, De vous féliciter sur votre heureux retour ? LÉANDRE, sans les voir. Au pouvoir de l'amour c'est en vain qu'on résiste. LISETTE. Monsieur, par charité... LÉANDRE, sans les voir. Que le ciel vous assiste. LISETTE. Sommes-nous donc déjà des objets de pitié ? À Isabelle.De tout ce qu'on me dit vous êtes de moitié. À Léandre.Tournez les yeux sur nous. Elle le tire par la manche. LÉANDRE. Ah ! Te voilà, Lisette ! LISETTE. Et ma maîtresse aussi. LÉANDRE, à Isabelle. Que ma joie est parfaite !Jamais rien de plus beau ne s'offrit aux regards ;Les amours près de vous volent de toutes parts. Aux coups de vos beaux yeux qui pourrait se soustraire ?Et qu'on serait heureux si l'on pouvait vous plaire ! ISABELLE, à Léandre. Bon ! Votre coeur pour moi ne fut jamais touché ;Par de plus nobles noeuds vous êtes attaché :Je suis un peu jolie ; au reste peu capable De fixer le penchant d'un homme raisonnable :Malgré les faux dehors de ma simplicité,Je suis coquette au fond. LÉANDRE. C'est une fausseté.Lisette, tu devrais, dans le soin qui t'anime,Lui faire prendre d'elle une plus juste estime : Tu gouvernes son coeur. LISETTE. Oui, quelqu'un me l'a dit.Cette Lisette-là lui tourne mal l'esprit ;C'est une babillarde, en intrigues habile,Et qui pourrait montrer, en un besoin, en ville.Votre panégyrique a pour nous des appas. Quel peintre ! Par ma foi, vous ne nous flattez pas. LÉANDRE, à part. Ah ! Maraud de Carlin, dans peu ton imprudenceRecevra de ma main sa juste récompense. LISETTE. J'entends venir quelqu'un. Ah ! Ciel ! Quel embarras !C'est Madame Grognac qui revient sur ses pas. ISABELLE. Lisette, que dis-tu ? LISETTE. Votre mère en personne. ISABELLE. Quel parti prendre, ô ciel ! Je tremble, je frissonne.Sa brusque humeur sur nous pourrait bien éclater :Aidez-moi, s'il vous plaît, monsieur, à l'éviter. LÉANDRE. Vous cacher à ses yeux est chose assez facile, Mon cabinet pour vous doit être un sûr asile ;Entrez-y. ISABELLE. Volontiers. Mais que personne au moinsNe puisse nous y voir. Isabelle et Lisette entrent dans le cabinet de Léandre. LÉANDRE. Fiez-vous à mes soins. SCÈNE X. Mme Grognac, Léandre. MADAME GROGNAC. Je ne la trouve point. Monsieur, où donc est-elle ? LÉANDRE. Qui, madame ? MADAME GROGNAC. Ma fille. LÉANDRE. Eh ! Qui donc ? MADAME GROGNAC. Isabelle, Que j'aurais de plaisir, avec deux bons soufflets,À venger pleinement les affronts qu'on m'a faits !Mais je ne perdrai pas ici toute ma peine,Puisqu'il faut aussi bien que je vous entretienne,Et vous dise en deux mots que je veux, dès ce jour, Votre oncle vif ou mort, terminer votre amour.Vous savez ses desseins, et qu'un dédit m'engage,Monsieur, à vous donner ma fille... LÉANDRE. En mariage ? MADAME GROGNAC. Comment donc ? Oui, monsieur, en mariage, oui ;Et je prétends, de plus, que ce soit aujourd'hui. Je ne puis plus longtemps voir traîner cette affaire,Et je vais ordonner qu'on m'amène un notaire :C'est un point résolu, Monsieur, dans mon cerveau ;La garde d'une fille est un trop lourd fardeau. SCÈNE XI. LÉANDRE, seul. Ce dédit m'embarrasse et me tient en cervelle. SCÈNE XII. Carlin, Clarice, Léandre. CARLIN, à Léandre. J'ai fait ce que vos feux attendoient de mon zèle,Et j'amène Clarice. LÉANDRE. Ah ! Madame, en ces lieuxQuel bonheur tout nouveau vous présente à mes yeux ? CLARICE. Malgré votre dédit, je viens ici vous direQue mon oncle à nos feux est tout prêt de souscrire. Mon coeur en est charmé ; mais je crains votre humeur,Et qu'une autre que moi ne règne en votre coeur. LÉANDRE. Ces soupçons mal fondés me font trop d'injustice ;Et je n'aime que vous, adorable Clarice. SCÈNE XIII. Léandre, Clarice, Carlin, un laquais. LE LAQUAIS, à Clarice. Mon maître ici m'envoie avec ce mot d'écrit. Il sort. Clarice lit. CARLIN, au laquais qui sort. Ce petit joufflu-là montre avoir de l'esprit. SCÈNE XIV. Léandre, Clarice, Carlin. CLARICE, à Léandre. De votre rapporteur je reçois cette lettre :Vous pouvez de ses soins bientôt tout vous promettre.Je vous quitte un moment, et je monte là-hautPour lui faire réponse, et reviens au plus tôt. LÉANDRE, l'arrêtant. Si dans mon cabinet vous vouliez bien écrire,Vous auriez plus tôt fait. CLARICE. Je craindrais de vous nuire. LÉANDRE. Vous me ferez plaisir, Madame, assurément. CLARICE. Puisque vous le voulez, j'en use librement.Je vais le supplier de vous faire justice, Et de continuer à vous rendre service.J'aurai fait en deux mots. SCÈNE XV. Léandre, Carlin. CARLIN. Vos feux sont en bon train.Je vous vois bientôt prêts à vous donner la main :Le ciel jusques au bout nous garde de disgrâce ! SCÈNE XVI. Lisette, Léandre, Carlin. LISETTE, dans le cabinet. Sortons, sortons, Madame ; il faut quitter la place. SCÈNE XVII. Léandre, Carlin. CARLIN. Dans votre cabinet, Monsieur, j'entends du bruit.Que veut dire cela ? N'est-ce point un espritQui lutine Clarice ? LÉANDRE. Ah ! Je vois ma méprise.Carlin, tout est perdu ! J'ai fait une sottise.En plaçant là Clarice, en mon esprit distrait, Je n'ai pas réfléchi que dans le même endroitJ'avais mis Isabelle. CARLIN. Isabelle ! Ah ! J'enrage.Nous allons bientôt voir arriver du carnage.Êtes-vous fou, Monsieur ? SCÈNE XVIII. Isabelle, Clarice, Lisette, Léandre, Carlin. CARLIN. Mais qu'est-ce que je vois !Quelle prospérité ! Pour une, en voilà trois. ISABELLE, à Clarice. Vous pouvez dans ce lieu tout à votre aise écrire,Et tant qu'il vous plaira ; pour moi je me retire. CLARICE. Vous avez eu le temps, pour vous, tout à loisir,D'y pouvoir, sans témoins, remplir votre désir. LÉANDRE. Le hasard, malgré moi, dans ce lieu vous assemble, Mon dessein n'était point de vous y mettre ensemble. À Isabelle.Votre mère tantôt... ISABELLE. Je suis au désespoir. LÉANDRE, à Clarice. Madame, vous saurez... CLARICE. Je ne veux rien savoir. LÉANDRE, à Isabelle. Je n'ai pas réfléchi que... ISABELLE, s'en allant. Vous êtes un traître. SCÈNE XIX. Léandre, Clarice, Lisette, Carlin. LÉANDRE, à Clarice. Le hasard... CLARICE, s'en allant. Devant moi gardez-vous de paraître. SCÈNE XX. Lisette, Léandre, Carlin. LISETTE, à Carlin. Tu nous as fait le tour ; mais vingt coups de bâton,Dans peu, Monsieur Carlin, nous en feront raison. Elle sort. SCÈNE XXI. Carlin, Léandre. CARLIN. Je tombe de mon haut. LÉANDRE. Moi, je me désespère.Allons de l'une et l'autre arrêter la colère. Il sort. SCÈNE XXII. CARLIN, seul. Courons-y donc : je crains quelque accident cruel ; Et ces deux filles-là se vont battre en duel. ACTE IV SCÈNE I. Valère, Clarice. CLARICE. De vos soins généreux je vous suis obligée :Mais, depuis un moment, mon âme est bien changée. VALÈRE. Plaît-il ? CLARICE. Je ne veux plus me marier. VALÈRE. Comment !D'où vous peut donc venir un si prompt changement ? CLARICE. J'ai pensé mûrement aux soins du mariage,Aux chagrins presque sûrs où son joug nous engage,À cette liberté que l'on perd sans retour :L'hymen est trop souvent un écueil pour l'amour.Je ne me sens point propre aux soins d'une famille ; Et, tout considéré, j'aime mieux rester fille. VALÈRE. Je sais bien que l'hymen peut avoir ses dégoûts ;Chaque état a les siens, et nous les sentons tous.Cependant vous vouliez de moi ce bon office. CLARICE. D'accord ; mais plus on voit de près le précipice, Plus nos sens étonnés frémissent du danger.Léandre est pris ailleurs ; et, pour le dégager,Votre application peut-être serait vaine. VALÈRE. Calmez-vous ; je prétends y réussir sans peine.Léandre sent pour vous une sincère ardeur : Je pourrais bien ici répondre de son coeur ;Et ce n'est qu'un devoir de pure obéissanceQui retient jusqu'ici son esprit en balance. SCÈNE II. Le Chevalier, Valère, Clarice. LE CHEVALIER. Ah ! Mon oncle, parbleu ! Je vous trouve à proposPour vous laver la tête, et vous dire en deux mots... VALÈRE. Le début est nouveau. LE CHEVALIER. Se peut-il qu'à votre âgeVous n'ayez pas encor les airs d'un homme sage ?Si j'en faisais autant, je passerais chez vousPour un franc étourdi. Là, là, répondez-nous. VALÈRE. J'ai tort ; mais... LE CHEVALIER. Mais, mais, mais ! CLARICE. Quelle est votre querelle ? LE CHEVALIER. Je m'étais introduit tantôt chez Isabelle,Que j'aime à la fureur, et qui m'aime encor plus ;J'y passais pour un autre ; et Monsieur, là-dessus,Est venu brusquement gâter tout le mystère,Et m'a mal à propos fait connaître à la mère. Parlez ; n'est-il pas vrai ? VALÈRE. D'accord, mon cher neveu ;Mais je réparerai ma faute. LE CHEVALIER. Eh ! Ventrebleu,C'est un étrange cas. Faut-il que la jeunesseApprenne maintenant à vivre à la vieillesse,Et qu'on trouve des gens, avec des cheveux gris, Plus étourdis cent fois que nos jeunes marquis ?Je n'y connais plus rien. Dans le siècle où nous sommes,Il faut fuir dans les bois, et renoncer aux hommes. VALÈRE. Je veux vous marier, et votre soeur aussi. LE CHEVALIER. Ma soeur ? Vous vous moquez. VALÈRE. Pourquoi donc ce souci ? LE CHEVALIER, à Valère. Quelle injustice, ô ciel ! On me vole, on me pille.Cela n'est point dans l'ordre ; et l'on sait qu'une fille,Pour enrichir un frère, en faire un gros seigneur,Doit renoncer au monde. CLARICE. On connaît ton bon coeur,Et je sais qui t'oblige à parler de la sorte ; C'est l'amour de mon bien. LE CHEVALIER. Oui, le diable m'emporte. VALÈRE. Je prétends lui donner cinquante mille écus,Vous réservant, à vous, de mon bien le surplus ;Et je veux aujourd'hui terminer cette affaire. SCÈNE III. Le Chevalier, Clarice. LE CHEVALIER. Veux-tu que sur ce point je m'explique en bon frère ? Tu sais bien qu'entre-nous nous parlons assez net.Un hymen, quel qu'il soit, n'est point du tout ton fait.Te voilà faite au tour, nul soin ne te travaille ;Et le premier enfant te gâterait la taille.Crois-moi, le mariage est un triste métier. CLARICE. Mon frère, cependant, tu veux te marier. LE CHEVALIER. Le devoir d'une femme engage à mille choses ;On trouve mainte épine où l'on cherchait des roses :Le plaisir de l'hymen est terrestre et grossier. CLARICE. Mon frère, cependant, tu veux te marier. LE CHEVALIER. Parlons à coeur ouvert, et confessons la dette.Je suis un peu coquet, tu n'es pas mal coquette :Notre mère l'était, dit-on, en son vivant ;Nous chassons tous de race, et le mal n'est pas grand.Si quelque amant venait frapper ta fantaisie, Tu pourrais avec lui faire quelque folie. CLARICE. Mon frère, cependant... LE CHEVALIER. Tu vas te récrier,Mon frère, cependant, tu veux te marier.Que diable ! Tu réponds toujours la même prose. CLARICE. Mais tu me dis aussi toujours la même chose. SCÈNE IV. Le chevalier, Clarice, Lisette. LISETTE. Bonjour, Monsieur. Depuis votre maudit jargon,La Madame Grognac est pire qu'un dragon ;Et je viens vous chercher ici pour vous apprendreQu'elle veut dès ce soir finir avec Léandre.Elle m'a commandé de lui faire venir un notaire. LE CHEVALIER. Bon ! Bon ! Il faut la prévenir. LISETTE, apercevant Clarice. Ah ! Vous voilà, Madame ? Eh ! Dites-moi, de grâce,Au cabinet encor venez-vous prendre place ?Quelque nouvel amant, en dépit des jaloux,Vous donne-t-il ici quelque autre rendez-vous ? LE CHEVALIER. Comment ! Un rendez-vous ? Que dis-tu ? Prends bien garde ;C'est ma soeur. LISETTE. Votre soeur ! Peste, quelle égrillarde ! CLARICE. Pour faire une réponse aux termes d'un billet,Léandre a bien voulu m'ouvrir son cabinet,Où j'ai trouvé d'abord Isabelle enfermée. LE CHEVALIER. Isabelle ! CLARICE. Et Lisette. LE CHEVALIER. Ah ! Petite rusée !Avant le mariage on me fait de ces tours !L'augure est vraiment bon pour nos futurs amours ! LISETTE. Ici mal à propos votre esprit se gendarme ;Le mal est donc bien grand pour faire un tel vacarme ! Ne vous souvient-il plus du maître italien,Et de cette courante à contre-coeur ? LE CHEVALIER. Eh bien ? LISETTE. Eh bien ! Pour éviter le retour de la dame,Qui pestait contre nous, et jurait dans son âme,Nous avons fait retraite au cabinet, sans bruit : Clarice est arrivée en ce même réduitPour écrire une lettre ; et voilà le mystère.L'une écrit une lettre, et l'autre fuit sa mère.Et toutes deux d'abord s'en vont chez un garçon :C'est prendre son parti. L'asile est vraiment bon ! CLARICE. Lisette, tu remets le calme dans mon âme ;Mon soupçon se dissipe, et fait place à ma flamme.Peut-être à tes discours j'ajoute trop de foi ;Mais Léandre aujourd'hui triomphe encor de moi. LE CHEVALIER, l'arrêtant. Écoute donc, ma soeur. CLARICE. Que me veux-tu, mon frère ? LE CHEVALIER. Mets-toi dans un couvent, tu ne saurais mieux faire. CLARICE. Je prends comme je dois tes conseils là-dessus ;Mais l'avis ne vaut pas cinquante mille écus. SCÈNE V. Le Chevalier, Lisette. LE CHEVALIER. Voilà ce que me vaut ta légère cervelle.Le maudit instrument qu'une langue femelle ! De ses soupçons jaloux pourquoi la guéris-tu ? LISETTE. Comment ! De ma maîtresse effleurer la vertu !J'entends venir quelqu'un. Adieu, je me retire. SCÈNE VI. Le Chevalier, Léandre, Carlin. LE CHEVALIER, à part. C'est Léandre ; tant mieux, j'ai deux mots à lui dire. À Léandre.Un sort heureux, Monsieur, vous présente à mes yeux. LÉANDRE, à Carlin. Peut-être elle pourra revenir en ces lieux. LE CHEVALIER, à Léandre. Je sais que vous voulez devenir mon beau-frère ;C'est fort bien fait à vous : ma soeur a de quoi plaire ;Elle est riche en vertus ; pour en argent comptant,Je crois, sans la flatter, qu'elle ne l'est pas tant. Quand mon père mourut, il nous laissa, pour vivre,Ses dettes à payer, et sa manière à suivre :C'est, comme vous voyez, peu de bien que cela. LÉANDRE, au chevalier. Et n'avez-vous jamais eu que ce père-là ? LE CHEVALIER rit. Comment ? LÉANDRE. Que cette soeur, Monsieur, j'ai voulu dire. CARLIN. L'erreur est pardonnable ; il ne faut point tant rire. LE CHEVALIER. Je sais votre naissance et votre probité,Et je suis fort content de vous par ce côté.Vous n'avez qu'un défaut qui partout vous décèle ;Dans le fond cependant c'est une bagatelle ; Mais je serais content de vous en voir défait.Vous êtes accusé d'être un peu trop distrait ;Et tout le monde dit que cette léthargieFait insulte au bon sens, et vise à la folie. LÉANDRE. Chacun ne peut pas être aussi sage que vous : Tous les hommes, Monsieur, sont différemment fous ;Chacun a sa folie, et j'ai grâce à vous rendreDe ne trouver en moi qu'un défaut à reprendre. LE CHEVALIER. Ce que je vous en dis n'est que par amitié ;Et je vous trouve, moi, trop sage de moitié. On ne m'entend jamais censurer ni médire,Et je ne dis ici que ce que j'entends dire. LÉANDRE. On parle volontiers ; mais un homme d'espritDoit donner rarement créance à ce qu'on dit.De louange et d'encens les hommes sont avares ; Ils font rarement grâce aux vertus les plus rares ;Au lieu qu'avec plaisir, d'une langue sans frein,De leurs traits médisants ils chargent le prochain.Je suis toujours en garde, et n'ai pas voulu croireCent bruits semés de vous, fâcheux à votre gloire. LE CHEVALIER. Que peut-on, s'il vous plaît, Monsieur, dire de moi ?On n'insultera pas ma naissance, je crois. LÉANDRE. Non. LE CHEVALIER. Nul dans l'univers ne peut dire, je gage,Que dans l'occasion je manque de courage. LÉANDRE. Non. LE CHEVALIER. Peut-on m'accuser d'être fourbe, flatteur, Fat, insolent, ingrat, suffisant, imposteur ? LÉANDRE. Il prend sa tabatière, la renverse ; prend ses gants pour son mouchoir.Non, vous dis-je, monsieur ; et je ne vois personneQui de ces vices-là seulement vous soupçonne :Mais on ne me dit pas de vous autant de bienQue je souhaiterais. On dit (je n'en crois rien) Qu'en discours vous prenez un peu trop de licence ;Qu'on ne peut se soustraire à votre médisance ;Que vous parlez toujours avant que de penser ;Que tout votre mérite est de chanter, danser ;Que, pour vous faire croire homme à bonne fortune, Vous passez en hiver les nuits au clair de lune,À souffler dans vos doigts, et prendre vos ébatsSur la porte d'Iris, qui ne vous connaît pas ;Que souvent vous prenez trop de vin de champagne,Et qu'il faut que toujours quelqu'un vous accompagne, Pour pouvoir vous montrer votre chemin la nuit,Et même quelquefois vous reporter au lit.Enfin, que sais-je, moi ? L'on charge ma mémoireDe cent mauvais récits que je ne veux pas croire :Et tout homme prudent doit se garder toujours De donner trop crédit à de mauvais discours. LE CHEVALIER. Adieu, Carlin, adieu. CARLIN. Monsieur de la musique,Redites-nous encor ce petit air bacchique. SCÈNE VII. Léandre, Carlin. CARLIN. Vous avez fort bien fait de lui river son clou.C'est bien à faire à lui de vous appeler fou ; Et vous deviez encor lui mieux laver la tête. LÉANDRE. J'ai bien un autre soin qui m'occupe et m'arrête.Tu t'imagines bien que Clarice en courrouxSe livre tout entière à ses transports jaloux,Et m'accable des noms d'ingrat et d'infidèle. D'une autre part aussi que peut dire Isabelle ? CARLIN. Vous avez tort. Faut-il que chaque instant du jourVotre distraction nous fasse quelque tour ?Vous avez de l'esprit et de la politesse ;Vous raisonnez parfois comme un sage de Grèce ; Et d'autres fois aussi vos faits et vos raisons[Note : Petites-maisons : on dit aussi qu'il mettre un homme aux petites-maisons quand il est fou ou quand il faut des extravagances.[F]]Vous font croire échappé des petites-maisons. LÉANDRE. Mais sais-tu bien, maraud, qu'avec ta remontrance,Tu te feras chasser ? CARLIN. Monsieur, en conscience,Je ne veux point du tout ici vous corriger. LÉANDRE. Ma manière est fort bonne, et n'en veux point changer.Je ne ressemble point aux hommes de notre âge,Qui masquent en tout temps leur coeur et leur visage.Mon défaut prétendu, mon peu d'attention,Fait la sincérité de mon intention. Je ne prépare point avec effronterie[Note : Menterie : Mensonge ; allégation de quelque chose fausse que l'onveut faire passer pour vraie. [F]]Dans le fond de mon coeur d'indigne menterie ;Je dis ce que je pense, et sans déguisement ;Je suis, sans réfléchir, mon premier mouvement ;Un esprit naturel me conduit et m'anime : Je suis un peu distrait, mais ce n'est pas un crime. CARLIN. Ce n'est pas un grand mal. Pour être bel-esprit,Il faut avec mépris écouter ce qu'on dit,Rêver dans un fauteuil, répondre en coq-à-l'ânes,Et voir tous les mortels ainsi que des profanes. Au suprême degré vous avez ce défaut,Et bien d'autres encor. LÉANDRE. Pendant ce couplet, il ôte la cravate à son valet par distraction.Te tairas-tu, maraud ? ...Un cerveau faible, étroit, qui ne tient qu'une chose,Peut répondre en tout temps à ce qu'on lui propose ;Mais celui qui comprend toujours plus d'un objet Peut bien être excusé s'il est un peu distrait. CARLIN, remet sa cravate. Je vous excuse aussi. Mais permettez, de grâce,Que je remette ici chaque chose en sa place,Il n'est pas encor temps que je m'aille coucher. LÉANDRE, déboutonne son valet. C'est le moindre défaut qu'on puisse reprocher. Est-il juste, après tout, que l'on s'assujettisseÀ répondre à cent sots selon leur sot caprice ?Ce qu'on pense vaut mieux cent fois que leurs discours.J'irais de ma pensée interrompre le cours,Pour un jeune étourdi qui me rompt les oreilles De ses travaux fameux d'amour et de bouteilles ;Pour un plaisant qui vient de son bruit m'enivrer,Qui croit me faire rire, et qui me fait pleurer ;Pour un fastidieux qui n'a pour l'ordinaire,Ni le don de parler, ni l'esprit de se taire ! [Note : Justaucorps : espèce de veste qui va jusqu'au genou, qui serre le corps, montre la taille, et qui a des poches tantôt plus hautes et tantôt plus basses, selon que la mode change. [F]]Carlin, remettant son justaucorps.Mais voyez, s'il vous plaît, quelle distraction ! LÉANDRE. Je crains pour mon amour quelque altération.La belle est en courroux ; toute mon innocenceNe me rassure pas, et je crains sa présence. CARLIN. Je vous dirai, Monsieur, pour sortir d'embarras,Comme ordinairement j'en use en pareil cas.Il faudrait qu'une lettre, écrite d'un beau style,Pût vous rendre près d'elle un accès plus facile.Mandez-lui que tantôt ce que vous avez fait N'est qu'un coup d'étourdi. LÉANDRE. Je serai satisfait,Si la lettre, Carlin, a l'effet que j'espère. CARLIN. Une lettre, Monsieur, remet bien une affaire ;Et trois ou quatre mots, en hâte barbouillés,Font souvent embrasser des amants bien brouillés. LÉANDRE. En cette occasion, Carlin, je te veux croire.[Note : Ecritoire : espèce d'étui où l'on serre les choes nécessaires à écrir, et particulièrment le ganif [canif], les plumes, l'encre et la poudre. [F]]Va vite me chercher la table et l'écritoire. CARLIN. Je vais, je cours, je vole, et je reviens à vous. SCÈNE VIII. LÉANDRE, seul. Je veux la rassurer de ses soupçons jaloux,Dissiper son erreur. Oui, charmante Clarice, Vous verrez que mon coeur, dépouillé d'artifice,Ne brûle que pour vous d'un véritable feu ;Et ma main, sur-le-champ, en va signer l'aveu. SCÈNE IX. Carlin, Léandre. CARLIN, présentant un livre à son maître. Tenez, monsieur, voilà... LÉANDRE. Comment ! Es-tu donc ivre ?Pour écrire un billet tu m'apportes un livre ! CARLIN. Ah ! Vous avez raison. On hurle avec les loups ;Et je serai bientôt aussi distrait que vous.Votre absence d'esprit est une maladieQui se gagne aisément. LÉANDRE. Eh ! Tais-toi, je te prie ;Ne me fatigue point par tes mauvais discours. Les valets sont fâcheux, et font tout à rebours. CARLIN, apportant une table et une écritoire. Pour écrire, à ce coup, j'apporte toute chose. Léandre s'assied pour écrire.Donne-moi promptement. CARLIN. Voyons de votre prose.Si pour vous d'Apollon les trésors sont ouverts,Vous pouvez même aussi vous escrimer en vers, En sonnet, en ballade, en ode, en élégie.Le sexe aime les vers. LÉANDRE change plusieurs fois de plume, qu'il trempe dans la poudre pour le cornet. Quelque mauvais génieDes plumes que je prends vient empêcher l'effet. CARLIN. Je le crois bien, Monsieur ; car voilà le cornet,Et dans le poudrier vous trempiez votre plume. LÉANDRE. Tu peux avoir raison ; c'est contre ta coutume. CARLIN, à part. L'écriture est un art bien utile aux amants !Petits soins, rendez-vous, doux raccommodements,Promesse d'épouser, plainte, douceur, rupture,Tout cela se trafique avec l'écriture. Si le papier qui sert aux amoureux billetsCoûtait comme celui qu'on emploie au palais,Cette ferme en un an produirait plus de renteQue le papier timbré ne peut rendre en quarante. LÉANDRE renverse sur sa lettre le cornet pour la poudre. Ma lettre est achevée... CARLIN. Ah ! Perdez-vous l'esprit ? Vous versez à grands flots l'encre sur votre écrit.Quelle est donc, s'il vous plaît, cette façon de peindre ? LÉANDRE. De mon esprit trop prompt c'est à moi de me plaindre. CARLIN, montrant la lettre. Le bel écrit, ma foi, pour un traité de paix !On croira qu'un démon en a formé les traits ; Les experts écrivains s'y donneront au diable :Je tiens dès à présent la lettre indéchiffrable. LÉANDRE se remet à écrire. Il faut recommencer, le mal n'est pas bien grand.Je ne plains point, Carlin, la peine que je prends. CARLIN. C'est très bien fait. Mais moi, je plains fort Isabelle. LÉANDRE. Isabelle ? CARLIN. Oui, monsieur. LÉANDRE, écrivant. Ne me parle point d'elle. CARLIN. Soit. Quand d'une cruelle on veut toucher le coeur,C'est un style éloquent qu'un billet au porteur,[Note : Fariboles : contes, choses vaines qui ne méritent aucune considération. Ce mot est bas. [F]]Qui vaut mieux qu'un discours rempli de fariboles.Si vous vous en serviez... LÉANDRE. Fais trève à tes paroles. CARLIN, à part. Quand une belle voit, comme par supplément,Quatre doigts de papier plié bien proprementHors du corps de la lettre, et qu'avant sa lecture,(Car c'est toujours par là que l'on fait l'ouverture)On voit du coin de l'oeil sur ce petit papier... Léandre écoute Carlin, et par distraction écrit ce qu'il dit.« Monsieur, par la présente, il vous plaira payerDeux mille écus comptant, aussitôt lettre vue,À damoiselle, en blanc, d'elle valeur reçue... »Et Dieu sait la valeur ! Un discours aussi rondFait taire l'éloquence et l'art de Cicéron. LÉANDRE, écrivant. Cela peut être vrai pour de serviles âmesQui trafiquent d'un coeur. CARLIN. Aujourd'hui bien des femmesSe mêlent du trafic. LÉANDRE. J'ai fini. Je n'ai plusQu'à cacheter ma lettre, et mettre le dessus. CARLIN. Le ciel en soit loué ! Me voilà hors de crise. Je tremblais de vous voir faire quelque méprise.Vous avez plus d'esprit que je ne l'eusse cru ;Et j'attendais encore un trait de votre crû. LÉANDRE. Tu deviens insolent. CARLIN. Ce n'est que par tendresse. LÉANDRE. Tiens, porte de ce pas la lettre à son adresse. De ton zèle empressé j'attends tout dans ce jour,Et me remets sur toi du soin de mon amour. CARLIN. Pour vous servir plus vite en cette conjoncture,Je m'en vais emprunter les ailes de mercure. SCÈNE X. CARLIN, seul. Allons nous acquitter de notre honnête emploi ; Remettons deux amants... mais qu'est-ce que je vois ?[Note : Berlue : éblouissement de la vue par une trop grande lumière, qui fait voir longtemps après les objets d'une autre couleur qu'il ne sont. [F]]« Pour Isabelle. » Oh diable ! Aurais-je la berlue ?Quelque nuage épais m'obscurcit-il la vue ?Mais non, j'ai, grâce au ciel, encore deux bons yeux.Monsieur, monsieur... il est déjà loin de ces lieux. Il me semble pourtant que, selon tout indice,Le billet que je tiens doit aller à Clarice.Mais le nom d'Isabelle est peint sur ce papier.Ne me jouerait-il point un tour de son métier ?Il peut se faire aussi qu'il instruise Isabelle De l'état de son coeur, et qu'il rompe avec elle,Lui donne en peu de mots son congé par écrit.Oui, voilà ce que c'est, et le coeur me le dit.Ah ! Qu'un maître est heureux quand un valet habileA la conception et légère et facile ! Il peut se fourvoyer sans rien appréhender ;Et de tels serviteurs sont nés pour commander. ACTE V SCÈNE I. Isabelle, Lisette, Carlin. ISABELLE, tenant une lettre ouverte. Croit-il que de mon coeur je sois embarrassée,Et que de l'engager on ait eu la pensée. CARLIN, à Isabelle. Je ne dis pas cela. LISETTE, à Carlin. Dans son petit cerveau Pense-t-il que l'on soit bien tenté de sa peau,Et de la tienne aussi ? CARLIN, à Lisette. Je ne l'ai pas trop rude. ISABELLE. Pour m'outrager encore, il a mis tant d'étudeÀ m'offrir un billet pour Clarice dicté ! CARLIN, à part. Le traître a fait le coup, je m'en suis bien douté. ISABELLE. Mon parti sur ce point est fort facile à prendre. CARLIN, à Isabelle. Madame, écoutez-moi... ISABELLE. Je ne veux rien entendre. CARLIN. Mais, de grâce, un seul mot. LISETTE. Sors d'ici, malheureux :Va-t'en porter ailleurs ton cartel amoureux. CARLIN. On ne traita jamais un courrier de la sorte. LISETTE. Détalons. CARLIN. Vous saurez... LISETTE. Gagneras-tu la porte ? CARLIN. Mais tu perds le respect ; je suis ambassadeur. LISETTE. Sortiras-tu d'ici, postillon de malheur ? SCÈNE II. Isabelle, Lisette. LISETTE. Il est enfin parti, malgré son éloquence.Mais d'un autre côté le chevalier s'avance. SCÈNE III. Le Chevalier, Isabelle, Lisette. LE CHEVALIER, à Isabelle. Eh bien ! La mère encor fait-elle le lutin ?Pourrons-nous nous soustraire à son brusque chagrin ? ISABELLE. Vous savez son humeur. Ah ! Juste ciel ! Je tremble ;Elle peut revenir et nous trouver ensemble. LE CHEVALIER. Que ce soin ne vous fasse aucune impression : Je vous prends en ces lieux sous ma protection.N'êtes-vous pas ma femme ? Et pour hâter les choses,J'ai dressé le contrat moi-même avec les clauses,Dont mon oncle est porteur. LISETTE. Tout est bien avancé,Puisque déjà par vous le contrat est dressé ; [Note : Bagatelle : chose de peu d'importance. [F]]Et l'aveu de la mère est une bagatelle. ISABELLE. Nous aurons de la peine à venir à bout d'elle. LE CHEVALIER. Avant d'accorder tout à mon juste transport,Je veux sur son esprit faire un dernier effort,Me jeter à ses pieds, lui dire mes alarmes, Crier, gémir, pleurer ; car j'ai le don des larmes.Lisette m'appuiera. Malgré son noir chagrin,Nous la flatterons tant, qu'il faudra bien enfinQu'elle me cède un bien dont mon amour est digne. LISETTE. Bon ! Bon ! Plus on la flatte, et plus elle égratigne ; C'est un esprit rétif, et qu'on ne réduit pas.Mais je vois votre soeur tourner ici ses pas. SCÈNE IV. Le Chevalier, Clarice, Isabelle, Lisette. LE CHEVALIER, à Clarice. Eh bien ! Ma chère soeur, quel soin ici t'amène ?Et quelle intention est maintenant la tienne ?As-tu pris ton parti ? CLARICE. J'espère qu'à la fin Mon oncle avec Léandre unira mon destin. ISABELLE, à Clarice. Tant mieux. Mais puisque enfin vous épousez Léandre,L'amitié, la raison m'obligent à vous rendreUn billet amoureux qu'il m'écrit. Le voici. CLARICE. De Léandre ? ISABELLE. De lui. LE CHEVALIER, à Isabelle. Quel rôle fais-je ici ? Un rival odieux aurait pu vous écrire ? ISABELLE, au chevalier. De ce qui s'est passé je saurai vous instruire.Suivez-moi seulement, et demeurez en paix. À Clarice.Tenez, voilà la lettre, et le cas que j'en fais.Adieu. LE CHEVALIER. Bonsoir, ma soeur. À Isabelle.Il faut aller, madame, Faire un dernier effort pour couronner ma flamme. SCÈNE V. CLARICE, seule. L'ai-je bien entendu ? Dois-je en croire mes yeux ?Mais je puis sur-le-champ m'éclaircir encor mieux.Lisons. « Pour Isabelle. » Ô ciel ! Je suis trahie.Je vois, je tiens, je sens toute sa perfidie. Mais je vois son valet. SCÈNE VI. Carlin, Clarice. CLARICE. Approche, monstre affreux,Ministre impertinent d'un maître malheureux.À qui va cette lettre ? Est-ce pour Isabelle ? CARLIN. Madame, c'est pour elle, et ce n'est pas pour elle. CLARICE. Avec ces vains détours penses-tu me tromper ? Voyons. Demeure là ; ne crois pas m'échapper. Elle lit.« Je suis au désespoir, Mademoiselle, que l'aventure du cabinet vous ait donné quelque soupçon de ma fidélité. »Viens çà, maraud ; réponds, parle. Elle le prend par la cravate. CARLIN. Miséricorde !Cette lettre est pour nous la pomme de discorde.Ouf, hai ! Je n'en puis plus ; vous serrez le sifflet.Mais du moins, jusqu'au bout lisez donc le billet. CLARICE. Que je lise, maraud ! Que veux-tu qu'il m'apprenne ?De ses déloyautés ne suis-je pas certaine ? CARLIN. [Note : Mais : est aussi un adverbe en cette phrase "Je n'en puis mais" ; pour dire, Je n'en suis pas responsable. Cette façon de parler est ordinaire à la Cour. Cependant elle est bien basse pour s'en servir en écrivant, si ce n'est dans le burlesque. [F]]Si mon maître est ingrat, puis-je mais de cela ?Mais il vient ; vous pouvez l'étrangler : le voilà. SCÈNE VII. Léandre, Clarice, Carlin. Léandre est plongé dans la rêverie. CLARICE, à part. J'ai peine, en le voyant, à tenir ma colère. CARLIN, bas à Clarice. Ne parlons pas trop haut, de peur de le distraire. CLARICE. Vous voilà donc, Monsieur ! Cherchez-vous en ces lieuxQue ma rivale encor se présente à mes yeux ? LÉANDRE, sortant de sa rêverie. Ah ! Madame... à propos avez-vous lu ma lettre ? CLARICE. Oui, traître ! Ma rivale a su me la remettre : Je la tiens d'Isabelle ; et le cas qu'elle en faitPeut me venger assez de ton lâche forfait. LÉANDRE. Un autre que Carlin en vos mains l'a remise ?Le maraud ! Je saurai châtier sa méprise ;Je le rouerai de coups ; le coquin tous les jours Lasse ma patience, et me fait de ces tours.Je le vois. Viens çà, traître ; aux dépens de ta vieJe veux tirer raison de cette perfidie.Tu mourras de ma main. CARLIN. Ah ! Monsieur, doucement,Grâce ; je n'ai point fait encor mon testament. À part.Non, je n'ai jamais vu de pièce d'écritureFaire tant de procès. LÉANDRE. Parle sans imposture.Qu'as-tu fait de ma lettre ? Et quel affreux démonTe pousse à me trahir d'une telle façon ? CARLIN. Moi, Monsieur, vous trahir ! Je vous sers avec zèle ; Je l'ai mise avec soin dans les mains d'Isabelle. LÉANDRE, tirant son épée. Et voilà pour ta mort l'arrêt tout prononcé. CARLIN. Quelle faute, ai-je fait ? LÉANDRE. Quelle faute insensé ! CARLIN. Oui, vous avez raison de vous faire justice. LÉANDRE. Ne t'avais-je pas dit de la rendre à Clarice ? CARLIN. À Clarice, Monsieur ? Je veux être pendu,Si je me ressouviens de l'avoir entendu. LÉANDRE. Mais le dessus écrit suffit pour te confondre.À ce témoin muet que pourras-tu répondre ? À Clarice.Pour lui faire sentir son peu de jugement, De grace prêtez-moi cette lettre un moment. CARLIN, à part. Bon ! C'est où je l'attends. LÉANDRE. Viens, tête sans cervelle,Lis avec moi, bourreau ; lis donc... « Pour Isabelle. » CARLIN. [Note : Pouf : terme indéclinable et populaire, qui sert à expliquer un grand bruit, quelque chûte. [F]]Pouf ! Il faut l'avouer, vous avez, à mon gré,La présence d'esprit au suprême degré. Lis donc, bourreau, lis donc. LÉANDRE. Ah ! De grâce, madame,Pardonnez mon erreur en faveur de ma flamme :Mon coeur n'a point de part au crime de ma main. CLARICE. Vous tâchez, inconstant, à me séduire en vain ;Mais je ne reçois point un grossier artifice. CARLIN. Je réponds pour mon maître : il n'a point de malice ;Et s'il n'était point fou, je veux dire distrait,Ce serait, je vous jure, un garçon tout parfait. LÉANDRE. Mais si vous avez lu le dedans de ma lettre,De ces soupçons cruels elle a dû vous remettre. CLARICE. Ma curiosité m'en a fait lire assez ;Je n'en ai que trop lu. CARLIN. Mon Dieu, recommencez.En changeant le dessus, nous changeons bien la thèse.Vous avez le bras bon, soit dit par parenthèse. CLARICE lit. « Je suis au désespoir que l'aventure du cabinet vous ait pu donner quelque soupçon de ma fidélité. Votre rivale ne servira qu'à rendre votre triomphe plus parfait. Monsieur, par la présente, il vous plaira payer à damoiselle, en blanc, d'elle valeur reçue, et dieu sait la valeur. » CARLIN. Fi donc, madame, fi ! Vous moquez-vous de moi ? Cela n'est point écrit. CLARICE. Vois donc. CARLIN, à Léandre. Ah ! Par ma foi,Votre méprise ici me paraît fort étrange.Quoi ! Vos billets d'amour sont des lettres de change ?Vous aurez bientôt fait votre paix à ce prix. LÉANDRE. C'est ce malheureux-là qui, pendant que j'écris, M'embarrasse l'esprit de ses impertinences. CARLIN. J'ai diablement d'esprit ; on écrit mes sentences. CLARICE continue de lire. « Oui, belle Clarice, je n'adore que vous, et fais tout mon bonheur de vous aimer le reste de ma vie. » CARLIN, à Claire. Vous trouvez maintenant les termes plus coulants ;Et vous ne venez plus pour étrangler les gens. CLARICE. Je respire. Ah ! Carlin, c'est une joie extrême De trouver innocent un coupable qu'on aime ;Et que, sans nul effort, on fait un prompt retourDes mouvements jaloux aux transports de l'amour ! LÉANDRE. À mes distractions faites grâce, Madame ;Nul autre objet que vous ne règne dans mon âme. CARLIN, à Clarice. C'est une vérité ; le plaisir qu'il reçoitFait qu'il ne vous croit pas où souvent il vous voit.Voici monsieur votre oncle. À vos voeux tout conspire. SCÈNE VIII. Valère, Léandre, Clarice, Carlin. VALÈRE, à Léandre. Avec empressement, Monsieur, je viens vous direQue mon plaisir serait de pouvoir, en ce jour, Au gré de vos souhaits contenter votre amour. LÉANDRE, à Valère. Je crois qu'à mes desirs vous n'êtes point contraire. VALÈRE. Je donne volontiers les mains à cette affaire.Mais il faut du dédit encor vous délier,Et procurer de plus l'hymen du chevalier. Nous nous trouvons toujours dans une peine extrême. CARLIN. Il me vient dans l'esprit un petit stratagème. À Léandre.La vieille ne songeait, dans votre engagement,Qu'au bien qu'on vous devait laisser par testament. LÉANDRE. Non, sans doute. CARLIN. L'on peut dresser quelque machine, Faire jouer sous main quelque secrète mine... VALÈRE. J'ai déjà dans ma poche un contrat. CARLIN. Bon, tant mieux.La mère ne sait point que je suis en ces lieux ;Elle ne m'a point vu ; je puis aisément direCe que pour vous servir mon adresse m'inspire. VALÈRE. Mais, crois-tu... CARLIN. Laissez-moi, l'affaire est dans le sac. VALÈRE. J'entends venir quelqu'un. C'est Madame Grognac. CARLIN. Je vais tout préparer pour que la mine joue ;Et vous, ne manquez pas de pousser à la roue. SCÈNE IX. Valère, Mme Grognac, Isabelle, le chevalier, Clarice, Léandre. LE CHEVALIER, à Madame Grognac. [Note : Dessein : volonté, projet, entreprise, intention. [F]]Le dessein en est pris ; je ne vous quitte point Que je ne sois enfin satisfait sur ce point.Je prétends, malgré vous, devenir votre gendre :Vous ne sauriez mieux faire ; et, pour vous en défendre,Vous avez beau pester, crier, tempêter... MADAME GROGNAC, au chevalier. Ouais !Je vous trouve plaisant ! Au gré de mes souhaits Je ne pourrai donc pas disposer de ma fille ?Monsieur, je ne veux point de fou dans ma famille. LE CHEVALIER. Là, là... doucement. MADAME GROGNAC. Paix. ISABELLE. Ma mère... MADAME GROGNAC. Taisez-vous. LE CHEVALIER. Un peu de naturel. MADAME GROGNAC. Non. VALÈRE, à Madame Grognac. Calmez ce courroux. MADAME GROGNAC, à Valère. Vous, calmez, s'il vous plaît, votre langue indiscrète, [Note : Harangueur : Celui qui pronoce une harangue. [discours d'un orateur qu'il fait au public.] [F]]Ennuyeux harangueur. C'est une affaire faite,Monsieur sera mon gendre. Et pour me délivrerDes importunités qui pourraient trop durer,J'ai mandé tout exprès en ces lieux un notaire. LE CHEVALIER. Moi, je m'inscris en faux contre ce qu'il peut faire. MADAME GROGNAC. Mais où sommes-nous donc ? À Léandre.Vous, Monsieur le distrait,Vous êtes là debout planté comme un piquet. VALÈRE. Il ne répond point trop aux offres que vous faites. MADAME GROGNAC, à Valère. Monsieur, guérissez-vous des soucis où vous êtes :Quand il ne voudrait point encor se marier, Je n'aurai point recours à votre chevalier,Un fat dont la conduite est tout impertinente. VALÈRE, à part. Et qui lui fait danser quelquefois la courante. MADAME GROGNAC. Un petit libertin qui doit de tous côtés,Un étourdi fieffé. LE CHEVALIER, à Madame Grognac. Passons les qualités. Cela ne rendra pas le contrat moins valide. SCÈNE X. Valère, Mme grognac, Clarice, Isabelle, Le Chevalier, Léandre, Lisette, Carlin, en courrier. CARLIN, à Léandre. Place, place au courrier qui vient à toute bride.Ah ! Monsieur, vous voilà. Quelle fatalité ?Votre oncle ici m'envoie... ouf ! Je suis éreinté ! ...Pour vous dire... attendez... CLARICE, à Carlin. Tu nous fais bien attendre. LÉANDRE, à Carlin. N'as-tu point de sa part quelque lettre à me rendre ? CARLIN. Non ; depuis qu'il est mort le défunt n'écrit plus. LE CHEVALIER, riant. C'est Carlin. CARLIN, au chevalier. Ah ! Monsieur, vos ris sont superflus ;[Note : Bonde : On dit figurément lâcher la bonde à ses soupirs, à ses larmes, et à se passions ; pour dire, les laisser couler, ou agir en pleine liberté. [F]]De vos pleurs bien plutôt lâchez ici la bonde,En apprenant le coup le plus fatal du monde, Et qui fera trembler les pâles héritiersJusque dans l'avenir de nos neveux derniers. CLARICE, à Carlin. Dis-nous donc, si tu veux, cette action si noire. CARLIN. La volonté de l'homme est bien ambulatoire ! À Léandre.À grand'peine au bonhomme aviez-vous dit adieu, Qu'il a fait appeler le notaire du lieu ;Et n'écoutant alors qu'un aveugle caprice,Bien informé d'ailleurs que vous aimiez Clarice,Et que vous deveniez réfractaire à ses lois,Refusant d'épouser celle dont il fit choix ; Sans avoir, en mourant, égard à ma prière,Il a testamenté tout d'une autre manière ;Et l'avare défunt, descendant au cercueil,Ne vous a pas laissé de quoi porter le deuil. MADAME GROGNAC. Ah ! Juste ciel ! Qu'entends-je ? CARLIN. Ô cruelle disgrâce ! Nous voilà pour jamais réduits à la besace. MADAME GROGNAC. Le défunt a bien fait, et je l'en applaudis ;Il devait, à mon sens, encore faire pis. CARLIN. Hélas ! Qu'aurait-il fait ? MADAME GROGNAC, à Carlin. Ta plainte m'importune. À Léandre.Vous, Monsieur, vous pouvez chercher ailleurs fortune ; [Note : Hymen : signifie aussi poétiquement le mariage. [F]]Votre hymen à présent ne me convient en rien :Pour épouser ma fille il faut avoir du bien. VALÈRE, à Madame Grognac. Mon neveu ne craint point la disgrâce cruelleD'un pareil testament. S'il épouse Isabelle,Je lui donne à présent mon bien après ma mort. En faveur de l'amour faites, vous, cet effort. MADAME GROGNAC. Il est bien étourdi. LE CHEVALIER. Dans peu je me proposeDe l'être encore plus : si je vaux quelque chose,C'est par là que je vaux, et par ma belle humeur. MADAME GROGNAC, au chevalier. [Note : Courante : se dit aussi bassement de flux de ventre, à cause qu'il fait courir aux nécessités. [F]]Euh ! J'ai cette courante encore sur le coeur. VALÈRE, à Madame Grognac, lui présentant un contrat tout dressé. Signez donc ce papier... une plume, Lisette. LISETTE, donnant une plume. Voilà tout ce qu'il faut. MADAME GROGNAC, signant. C'est une affaire faite ;Je signerai, pourvu que vous me promettiezQu'il deviendra plus sage, et que vous le signiez. VALÈRE. D'accord. À Léandre.Vous, pour le prix d'une juste tendresse, Soyez heureux, Monsieur ; je vous donne ma nièce. MADAME GROGNAC, à Valère. Comment donc ! Rêvez-vous, monsieur ? Êtes-vous fou,De donner votre nièce à qui n'a pas un sou ? VALÈRE, à Madame Grognac. Il ne faut pas ici plus longtemps vous séduire ;Et vous me permettrez maintenant de vous dire Que ce faux testament, Madame, n'est qu'un jeuInventé par Carlin pour tirer votre aveu. MADAME GROGNAC, à Carlin. Parle. CARLIN, à part. Le dénouement est bien prêt à se faire. MADAME GROGNAC, à Carlin. Ne nous as-tu pas dit que l'oncle, en sa colère,À d'autres qu'à Léandre, avait laissé son bien ? CARLIN. Ma foi, je le croyais. Mais, puisqu'il n'en est rien,Le ciel en soit loué ! MADAME GROGNAC. Je suis assassinée. LISETTE, à Madame Grognac. Il ne faut point ici tant faire l'étonnée ;C'est vous qui nous montrez à choisir un mari.Quand votre époux, jadis grand-gruyer de Berri, Voulut vous enlever, vous le laissâtes faire :Votre fille est encor plus sage que sa mère. MADAME GROGNAC, à Isabelle. Coquine ! ISABELLE, à Madame Grognac. Écoutez-moi. MADAME GROGNAC, à Carlin. Taisez-vous, s'il vous plaît. LE CHEVALIER, à Madame Grognac. J'ai, si vous la grondez, un menuet tout prêt. CARLIN, à Madame Grognac. Vous paierez le dédit, parbleu. VALÈRE, à Madame Grognac. De bonne grâce, Puisque tout est signé, que la chose se fasse.Pour apporter la paix et calmer votre esprit,Je m'oblige pour vous à payer le dédit,Et je donne de plus cette somme à ma nièce. MADAME GROGNAC. Je suis au désespoir. C'est à moi qu'on s'adresse Pour faire de ces tours ! À Valère.Vous saurez, en un mot,Que je ne donnerai pas cela pour sa dot.Fasse qui le voudra les frais du mariage ;Vous l'avez commencé, finissez votre ouvrage :Et je prétends, de plus, qu'en formant ces liens, On les sépare encore et de corps et de biens. Elle sort. SCÈNE XI. Valère, Le Chevalier, Léandre, Clarice, Isabelle, Lisette, Carlin. VALÈRE. Rentrons, et sur-le-champ terminons cette affaire. LE CHEVALIER, à Clarice et à Isabelle. Allons, embrassez-vous, vous ne sauriez mieux faire ;Vous serez belles-soeurs. Mais, surtout, gardez-vousDe prendre à l'avenir le même rendez-vous. ISABELLE. Lorsque j'en donnerai, je serai plus secrète. CLARICE. Une autre fois aussi je serai plus discrète. SCÈNE XII. Léandre, Carlin. LÉANDRE. Toi, Carlin, à l'instant prépare ce qu'il fautPour aller voir mon oncle, et partir au plus tôt. CARLIN. Laissez votre oncle en paix. Quel diantre de langage ! Vous devez cette nuit faire un autre voyage ;Vous n'y songez donc plus ? Vous êtes marié. LÉANDRE. Tu m'en fais souvenir, je l'avais oublié. SCÈNE XIII. CARLIN, seul. Ah ciel ! Un jour de noce oublier une femme !Cette erreur me paraît un peu digne de blâme ; Pour le lendemain, passe ; et j'en vois aujourd'huiQui voudraient bien pouvoir l'oublier comme lui. ==================================================