******************************************************** DC.Title = DIALOGUE ENTRE UN AUTEUR ET UN RECEVEUR DE LA CAPITATION DC.Author = ROGER, Claude FélIX DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Dialogue DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:47. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROGER_AUTEURCAPITATION.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96911205 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** DIALOGUE ENTRE UN AUTEUR ET UN RECEVEUR DE LA CAPITATION Si ad naturam vixeris, numquam pauper eris Si ad opinionem vives, numquam, dives. Epic. in Senec, Epist 16. M. DCC. LXVII. par Madame D/L/R À AMSTERDAM AVERTISSEMENT. UNE Dame, à qui un Auteur avait fait part des mauvaises chicanes qu'on lui faisait pour le forcer à payer la Capitation, et des mauvaises raisons qu'il donnait pour chercher à s'en exempter, trouva le sujet assez plaisant. Elle a mis leur conversation par écrit ; et elle espère que ni l'Auteur, ni le Receveur de la Capitation ne lui en voudront point de mal ; qu'ils en badineront eux-mêmes les premiers ; et qu'ils ne regarderont cette bagatelle que comme un amusement et un jeu de l'imagination. ÉPÎTRE À MONSIEUR LE PRÉVÔT DES MARCHANDS.(*) ( *) Cette Epître n'a jamais été imprimée que dans des Journaux Anglais et Hollandais ; nous avons crû qu'on ne serait pas fâché de la retrouver ici, où d'ailleurs elle est plus correcte. VOYEZ, MONSIEUR, ce que c'est que le monde ! Que je le hais ! Qu'en malice il abonde ! Ce qui, le plus, excite mon courroux, De mon bonheur c'est qu'il est si jaloux, (Jaloux hélas ! J'en frémis quand j'y pense) Qu'il veut encor rogner sur ma pitance, À moi chétif qui n'ai pour revenus, Tout bien compté, que cent moins quatre écus. Pour un rimeur la somme n'est pas mince Je le sais et je vivrais comme un prince Si l'on voulait ne rien prendre dessus, Et me laisser mes cent moins quatre écus. Ces écus là je les divise en douze C'est huit par mois dont, si je ne me blouze, Après avoir acquitté mon loyer, Mon blanchisseur, l'auberge et le barbier, Sans faire un fol de dépense frivole, Il ne saurait me rester une obole ; Où si l'on croît qu'il en puisse rester, Je ne suis pas un homme à contester, Que l'on me trouve une honnête personne Qui me défraye, et pour lors j'abandonne À qui voudra mes cent moins quatre écus. Du revenant je consens qu'il profite Mais quel mortel, fût-ce un autre Stylite, Mangeant pour vivre et vivant de fruits crus, Vivrait à moins de cent moins quatre écus ? Et cependant certain Monsieur.. Cassette Homme zélé, surtout pour la Recette, Veut qu'aujourd'hui, plus sobre qu'un reclus Je vive à moins de cent moins quatre écus. Ce beau Monsieur, dont le ciel me délivre, Veut que je paye onze fois une livre, C'est onze francs, ou Barrême est un sot. Or avec quoi ? Car enfin de mon lot, Tout calcul fait, il est clair qu'il ne reste À moi rimeur pas la valeur d'un zeste ; ^ Et pour quiconque entend le numéro Un zeste vaut à-peu-près un zéro. Pourquoi me faire une taxe si forte ? Mais après tout dans le fond que m'importe ? La taxe n'est que pour qui peut payer Et par bonheur n'ayant sol ni denier, Point de maison, de contrat, ni de rente, Point d'autre effet qu'une table pliante, Une escabelle avec un vieil habit, Quelques bouquins dont le bord se moisit, Je ne crains point qu'un Suisse à large échine Vienne en jurant m'effrayer de sa mine, Boire mon vin, dépenser mon argent, Ni démeubler mon riche appartement. Grâce à Phoebus, je suis logé sans faste, Dans un recoin qui n'est ni beau ni vaste ; Force papiers, pour moi seul précieux, Dont les Sergents ne sont point envieux. Voila de quoi notre tenture est faite. Avec cela, sans ce Monsieur Cassette : J'aurais vécu plus content qu'un Crésus En dépensant mes cent moins quatre écus. Peut-être aussi qu'à cause de l'étage Ce Receveur, a cru qu'il était sage De me taxer suivant mon escalier ? Mais le troisième est chez moi le dernier. Comment, MONSIEUR, sera-ce donc ma faute Si la maison n'est pas un peu plus haute ? En cas pareil, si pour ne rien payer, Il ne fallait que loger au grenier J'y logerais... Mais ce Monsieur Cassette Dans un grenier taxerait un poète. Délivrez-moi, MONSIEUR, par charité Du Receveur qui m'a si mal traité. Onze francs ! Moi ! J'en suis tout immobile, Autant vaudrait qu'on eu mis onze mille. Pour abréger, sans façon rayez-moi De son registre ; ou si je dois au Roi Quelque tribut, MONSIEUR, taxez ma veine À tant de vers qu'il vous plaira : sans peine Je rimerai pour chanter ses vertus. [ACTEURS] L'AUTEUR. LE RECEVEUR. DIALOGUE ENTRE UN AUTEUR ET UN RECEVEUR DE LA L'AUTEUR. Je viens chez vous, Monsieur le Receveur, pour vous prier de m'éclaircir un petit mystère. En rentrant ce soir à l'Hôtel du.... où je suis logé, mon hôtesse m'a remis ce billet auquel je ne comprends rien ; c'est, dit-elle, un ordre pour me faire payer la Capitation. Je vois bien mon nom , mais je ne puis deviner ce qu'on a mis à la suite. Regardez, Monsieur et faites-moi l'amitié de me dire si c'est moi qu'on a voulu désigner. LE RECEVEUR. Oui, Monsieur, c'est vous ; ce mot Bgs lignifie Bourgeois de Paris. Ne vous appellez-vous pas M. D.L.C. ? L'AUTEUR. Oui, Monsieur, mais je n'ai pas l'honneur d'être Bourgeois de Paris, du moins que je sache. M'aurait-on reçu Bourgeois sans m'en avertir, et la Ville de Paris m'aurait-elle fait présent du droit de Bourgeoise sans ma participation ? Je suis donc comme le Sganarelle de Molière, qui se trouva tout-à-coup Médecin sans le savoir. Cela serait bien extraordinaire, ma foi, que la Ville m'eût envoyé le droit de Bourgeoisie, comme toutes les Villes d'Angleterre l'ont envoyé à Monsieur Pitt, ou comme la Ville de Calais l'a envoyé à Monsieur de Belloi. Si j'avais fait le Siège de Paris, et que ma Tragédie eût eu autant de succès que le Siège de Calais, je ne serais plus surpris de ce nouveau titre dont la Ville veut bien me décorer. Peut-être que les Messieurs de Ville, en attendant qu'on ait fait le Siege de Paris ; veulent exciter tous les Auteurs, tant bons que mauvais, à y travailler en les récompensant d'avance. LE RECEVEUR. Je ne comprends rien, Monsieur, à ce que vous me dites ; et je ne sais pas à quel propos vous venez me rompre ici la tête de siège de Calais, et de siège de Paris, tandis que nous sommes en paix depuis plus de quatre ans. L'AUTEUR. Allons, allons, Monsieur le Receveur, ce n'est rien, point de colère, c'est un petit doute dont je voulais être éclairci ; mais dès que vous me dites que vous n'y comprenez rien, je vous dirai bien franchement que, ni moi non plus, je n'y comprends rien. LE RECEVEUR. Cependant rien n'est plus clair ; n'êtes-vous pat sujet du Roi ? L'AUTEUR. Oui-dà, et je m'en ferai gloire toute ma vie. LE RECEVEUR. N'êtes-vous pas orphelin ? L'AUTEUR. Oh ! Pour cela non, car j'ai encore mon père qui, j'espère se porte bien. LE RECEVEUR. Avez-vous Madame votre mère ? L'AUTEUR. Hélas ! Non, Monsieur, depuis quelques années elle est morte, dont je suis bien fâché. LE RECEVEUR. Eh ! Bien, vous êtes orphelin, et vous devez payer la Capitation. L'AUTEUR. Comment, Monsieur, c'est-à-dire que si j'avais ma mère, je serais exempt de la Capitation ! Quel malheur pour moi que ma mère soit morte, car si elle vivait, je suis sûr qu'elle m'enverrait de l'argent, au lieu que mon père jouit de tout et ne me donne rien ou presque rien, et par-dessus cela je ne payerais point de Capitation. Ah ! Ma pauvre mère, pourquoi êtes-vous morte si tôt ! LE RECEVEUR. Toutes vos lamentations ne serviront de rien. L'AUTEUR. Mais, Monsieur, depuis plus de six ans que je suis à Paris, et que je loge en Hôtel garni, on ne m'a jamais demandé la Capitation. LE RECEVEUR. Tant mieux, Monsieur, nous vous ferons payer toutes ces années-là. Clercs, écrivez que Monsieur n'a rien payé depuis six ans. L'AUTEUR. Badinez-vous ? LE RECEVEUR. Par ma foi, nous vous forcerons bien à les payer ; non, Monsieur, je ne badine pas et je vous parle très sérieusement. L'AUTEUR. Morbleu, ceci passe raillerie... Mais, Monsieur, je croyais que les hôtesses payaient en général une certaine somme pour tous leurs logeurs, parce que, comme vous savez, on ne loge guère ; un an de suite en chambre garnie surtout les étudiants, et particulièrement moi, qui suis étudiant en littérature. LE RECEVEUR. Eh ! Pourquoi, Monsieur, ne payeriez-vous pas en chambre garnie ? Quel privilège avez-vous de plus que ceux qui sont dans leurs meubles ? N'êtes-vous pas sujet du Roi et orphelin ? L'AUTEUR. Il est vrai : mais enfin on suppose que les hôtesses font payer déjà leurs chambres aseez cher ; et si elles donnent à la capitation une légère somme en général, elles savent bien s'en dédommager en particulier par le prix auquel elles mettent leurs appartements. LE RECEVEUR. Mauvaises raisons que tout cela, Monsieur, vous êtes sujet du Roi et orphelin. L'AUTEUR. Du moins, Monsieur, il me sera permis de vous demander pourquoi on m'a mis à six francs ? Sait-on qui je suis, ce que je suis, comment je vis, comment je suis logé, comment je gagne ma vie ? Car après tout, il faut que l'imposition soit conforme ou à l'état qui nous fait vivre, ou aux revenus dont nous jouissons. Mais si je n'ai ni l'un ni l'autre ?... Je suis avocat, il est vrai, et d'abord je n'étais venu à Paris que pour faire mon droit. Mais... LE RECEVEUR. Vous êtes avocat, Monsieur, tant mieux, tant mieux. Clercs, écrivez que Monsieur est avocat, et mettez-le à quinze francs. L'AUTEUR. Sauvons-nous vite et décampons d'ici, car plus je resterai plus j'aggraverai ma cause... Pardi, vous êtes un homme bien terrible, Monsieur le Receveur, je ne puis faire un pas que vous ne me jetiez par terre, et toutes les armes que je vous présente pour ma défense, vous les faites retomber sur moi... Eh bien ! Monsieur, je vous payerai vos six francs de capitation, et qu'il n'en soit plus parlé. Mais je vous demande une grâce que, j'espère, vous m'accorderez. LE RECEVEUR. De quoi s'agit-il ? Voyons d'abord si cela est possible. L'AUTEUR. Oh ! Très possible. Vous connaissez bien, Monsieur le Curé de notre paroisse. LE RECEVEUR. Oui, hé ! Que fait Monsieur le Curé à votre capitation ? L'AUTEUR. Beaucoup, Monsieur, beaucoup, et je vous prie bien instamment de ne lui point dire que vous m'avez mis à la capitation, parce qu'il pourrait très bien aussi me mettre au pain bénit, et m'obliger à le rendre à mon tour. LE RECEVEUR. Ha ! Ha ! Ha ! Ne craÍgnez rien de semblable, Monsieur c'est moi, qui vous en assure. L'AUTEUR. Pourquoi ne le craindrais-je pas, Monsieur ? Il a plus de droit à mettre au pain bénit que vous n'en avez à me mettre à la capitation. Ne fuis-je pas sujet de l'Église, Monsieur le Receveur ? LE RECEVEUR. Oui. L'AUTEUR. Ne suis-je pas orphelin ? LE RECEVEUR. Oui, à ce que vous avez dit. L'AUTEUR. Donc je dois rendre le pain bénit, et le rendre avant que d'en venir à la capitation, puisque le devoir de chrétien doit passer le premier. LE RECEVEUR. Tout cela ne suffit pas, Monsieur, et il faut que vous ayiez encore d'autres qualités. L'AUTEUR. Mauvaises raisons que tout cela, Monsieur le Receveur, ne suis-je pas sujet de l'Église et orphelin ? LE RECEVEUR. Tout cela ne suffit pas, vous dis-je, et il faut que vous soyiez bourgeois domicilié, sans quoi Monsieur le Curé ne peut pas vous y forcer. L'AUTEUR. Il est heureux pour moi, Monsieur le Receveur, que le pain benit ne se donne pas tous les ans comme la capitation ; car sans cela, ma foi, Monsieur le Curé ne manquerait pas de m'y soumettre. Il faut, dites-vous, que je sois bourgeois domicilié ; hé ! Ne me donnez-vous pas cette qualité dans ce maudit imprimé que vous m'avez envoyé, et en faudra-t-il davantage à Monsieur le Curé ? Tenez, lisez.... M. D.L.C. ... Bourgeois... En son Domicile Parlant à sa personne... Oh ! Pour celui-là, il en a bien menti, car je ne l'ai point vu du tout, et plût à Dieu que je l'eusse vu, je lui aurais fait voir ma chambre, et il eut sûrement remporté son beau papier. LE RECEVEUR. C'est le style ordinaire. L'AUTEUR. Quoi ! C'est le style ordinaire ... de mentir ; de m'appeler Bourgeois de Paris, tandis que je ne serais pas même reçu Bourgeois de Châtres, de mettre en son domicile ; tandis que je n'ai ni feu, ni lieu, et que je vis, comme dit Boileau, ainsi qu'il plaît à Dieu ; et d'ajouter impunément parlant à sa personne, tandis que j'ai vu cet homme là, comme je vois le Grand Turc ! LE RECEVEUR. Oui, Monsieur, oui, c'est le style ordinaire et vous ne le réformerez pas. Vous me la baillez belle, ma foi. Allons, allons finissons, à bon Entendeur demi mot, et l'on voit assez ce que ces paroles veulent dire. Finissons s'il vous plait, je me dois au public et vous venez me troubler. Puisque vous êtes avocat, vous payerez quinze francs, au lieu de six. Marquez Monsieur à quinze francs. L'AUTEUR. Un petit moment de grâce, Messieurs, et permettez-moi du moins de m'expliquer auparavant. Je suis avocat, il est vrai, et même depuis plus de deux ans ; et vous le savez aussi bien que moi Monsieur le Receveur, car mon hotesse n'a pas manqué de vous instruire de tout cela. Mais je ne vis point de cet état là ; c'est un titre que mon père a voulu que je prisse, et je ne suis avocat que par obéissance. Bien plus, Monsieur, c'est que si vous pouviez me rendre le service de me trouver quelqu'un qui voulut acheter mes lettres, je les lui donnerais pour... vingt cinq écus, quoiqu'elles reviennent à mon père à près de vingt cinq louis d'or. Parbleu, Monsieur le Receveur, rendez-moi ce petit service et je vous paye tout de suite vos six francs de capitation. LE RECEVEUR. Vous avez tort Monsieur, l'état d'avocat est fort honorable. L'AUTEUR. Eh ! Qui vous dit le contraire, Monsieur le Receveur, je ne m'aperçois que trop bien qu'il est fort honorable, puisque vous me mettez tout de suite à quinze francs. À vous dire vrai, je souhaiterais bien pouvoir en remplir les fonctions, et je ne demanderais pas mieux. Mais quand une fois on a tâté des Belles-Lettres, c'est le diable, on ne veut plus goûter autre chose ; c'est une belle maîtresse qu'on ne veut plus quitter. Il est vrai qu'il en cuit quelquefois, mais elle est belle, elle est belle, c'est qu'elle est belle. LE RECEVEUR. Cependant, Monsieur, permettez-moi de vous le dire, encore faut-il un état dans la vie et qu'est-ce qui voudra, vous voir dans le monde si vous n'avez pas un état. L'AUTEUR. Parbleu, Monsieur le Receveur, tous les ignorants me dirent la même chose, et je suis bien surpris que vous, que j'estime infiniment, me teniez un pareil langage. Savez-vous bien ce que c'est que prendre un état, Monsieur le Receveur, et y avez-vous jamais bien réfléchi ? Soit dit entre nous, Monsieur le Receveur, prendre un état dans le monde, est-ce prendre autre chose qu'un titre pour voler le public ? Prendre un nom, un art, un métier, une boutique, n'est-ce pas se mettre à même de voler impunément, de piller, grapiller, duper l'un, duper l'autre, subtiliser en assurance, et attraper le tiers et le quart ? LE RECEVEUR. En vérité, Monsieur, je suis las de tant de raisons. Que votre maîtresse soit belle, qu'elle ne soit pas belle ; que vous ayez une profession, que vous teniez une boutique, eh ! Que m'importe à moi tout cela ? Six francs pour un Monsieur comme vous, ne sont pas trop, voilà de quoi il s'agit ; c'est là le Tu autem. La ravaudeuse du coin, paye bien trente six sols. L'AUTEUR. Voulez-vous, Monsieur le Receveur, que je vous parle avec franchise et avec naïveté, vous vous moquerez de moi.... C'est que la ravaudeuse du coin est plus en état de payer trente six sols que moi d'en payer vingt quatre. LE RECEVEUR. Oui... À ce qui me paraît, vous autres Messieurs, vous êtes des hommes bien extraordinaires. L'AUTEUR. Oui, Monsieur, oui, les petits auteurs, les auteurs moins que médiocres, car j'appelle ainsi tous les auteurs qui comme moi, ne font que commencer, les auteurs apprentifs et qui n'ont pour ainsi dire encore qu'un pied dans la carrière des lettres, oui, Monsieur, oui, ces auteurs là sont vraiment extraordinaires. Je suis logé au dixième, je paye six francs de ma chambre, je n'ai qu'un lit de sangles, une table, et une chaise sans rideaux, sans tapisserie ; je ne gagne rien ou presque rien, et je vais manger chez Aubri. LE RECEVEUR. [Note : La Rue des Deux-Écus était située approximativement entre le Rue du Louvre et les Halles. Elle a été absorbée par le rue Berger.]Eh bien ! Un homme qui met six francs à chaque repas, peut bien donner six francs de capitation. Je sais aussi bien que vous comme on est chez Aubri, et j'y vais assez souvent. Ne loge-t-il pas dans la rue des Deux-Écus ? L'AUTEUR. Non, Monsieur, il loge dans la rue... Des deux pièces de trois sols, c'est-à-dire que cet Aubri là est l'Aubri de six sols, et non de six francs ou des Deux-Écus. C'est le petit Aubri, l'Aubri de la Tête noire, et non de la Tête d'or. C'est un Aubri qui s'est mis sur le pied de ne recevoir chez lui que des étudiants et des abbés, au lieu que le grand Aubri, votre Aubri de six francs, reçoit des valets de chambre, des intendants de maison, des marchands, des maîtres d'hôtel, et autres gens du monde de cette espèce, riches, pleins d'éducation, d'esprit, de politesse, surtout fort savants en politique, qui connaissent à fond tout ce qui se passe à la Cour, et qui vont vous révéler, dès que le vin est entré, tout ce qui se dit et se fait de plus secret dans les maisons des Grands. Mais nous, chez le petit Aubri, chez l'Aubri de six sols, pauvres petits avortons de la société, nous ne parlons que d'histoires, de chirurgie, de médecine, de droit, de chronologie, géographie, théologie, surtout de comédies nouvelles, de contes et de romans. Enfin plusieurs parmi nous s'entretiennent comme des gens qui cherchent à travailler pour les libraires, et qui ont bien de la peine à accrocher dix, douze, quinze louis dans une année de ces Messieurs les aigrefins de la librairie, de ces futés confrères de Saint Jean Porte-Latine, et qui nous font réellement plus souffrir que Saint Jean n'endurait de tourments dans sa marmite. Moi, par exemple, combien croyez-vous que j'ai gagné avec eux depuis le mois de Juillet ? LE RECEVEUR. Que sais-je, mille francs. L'AUTEUR. Mille francs, mille francs, bon Dieu ! Je ne les gagnerais pas dans mille ans ; non Monsieur, non un louis d'or pour un Almanach Chantant : encore me suis-je endetté à cette occasion auprès de mon cordonnier ; mais cela ne fait rien... Croyez vous que votre ravaudeuse du coin, n'ait gagné qu'un louis d'or depuis ce temps-là ? Tenez, Monsieur, il est bon que vous sachiez qu'un pauvre diable d'auteur qui court la carrière du bel-esprit sans esprit, comme moi, après s'être escrimé pendant quatre, cinq six, sept, huit mois, pour faire un maudit roman, un méchant roman, n'en retire quelquefois que trois, quatre, cinq, ou six louis d'or tout tout au plus : encore faut-il être bien fin, bien s'intriguer, bien faire sa cour, bien courir les différentes boutiques, et le plus souvent avec tout cela on est obligé de leur abandonner le diable de roman pour rien, fort heureux que nous sommes, quand ils veulent bien s'en charger à ce prix; et si le roman vient à prendre et qu'ils soient obligés d'en faire une seconde édition, ils n'appelleraient pas l'auteur, pas pour tous les diables. Mais vous n'ignorez pas que les libraires se damnent tous les jours pour les oeuvres d'autrui.... Mon Dieu que ne suis-je Monsieur de Voltaire ! On se plaint de ce que Monsieur de Voltaire a maltraité les libraires ; mais il faut que les grands auteurs vengent, les petits. Mon Dieu que ne suis-je Monsieur de Voltaire, seulement pour avoir le plaisir de voir les libraires courir après moi, comme ils me font aujourd'hui courir après eux ! LE RECEVEUR. Par tout ce que vous me dites là, Monsieur, je vois que vous êtes un homme à talents, et par conséquent six francs ne sont pas assez, et je vais.... L'AUTEUR. Héla ! Oui, un homme à talents , mais à talents subalternes ! J'ai bien honte de le dire, c'est bien malgré moi, et je suis aités fâché morbleu, de ce que cela n'est que trop vrai. Ah ! Monsieur Helvétius où êtes vous, vous qui voulez que tous les esprits soient de la même trempe, de la même pâte, et que ce ne soit que le degré de chaleur dans le four qui les rende différents ! Que ne dites-vous vrai, morbleu, que ne dites vous vrai ; que le travail, l'application et les circonstances ne suffisent-ils, on me verrait bientôt des tout premiers ? Vous saurez, Monsieur , que la Littérature est un état qui ne souffre point de médiocrité. Il faut primer, briller , percer , et effacer les autres, ou bien on est compté pour rien ; préjugé qui n'est pas légitime ! Enfin c'est comme vous diriez une belle et grande Ville qui ne serait habitée que par des Seigneurs de la plus haute volée, et par de la populace. Il n'y a point, dit-on, de Bourgeoise en littérature ; voilà qui est bien injuste ! Et vous, Monsieur, vous voulez à toute force me faire Bourgeois de Paris, qui est une Ville qui fourmille de Littérateurs. Oh ! Si j'avais les talents d'un Crébillon, d'un Piron, d'un Fontenelle, ou de quelque autre de l'Académie, je ne me ferais pas tirer l'oreille. Tous ces Meilleurs touchent de belles et bonnes pensions du Roi, et payent volontiers quinze francs de capitation pour retirer quinze mille livres de rente. Mais je ne suis pas de ce nombre là Monsieur, je n'en serai jamais, et je suis assez franc pour vous dire que je n'ai ni assez de génie, ni assez d'esprit pour cela. LE RECEVEUR. C'est-à-dire, Monsieur, que vous êtes de la populace littéraire. L'AUTEUR. [Note : Monsieur Piron n'est point de l'Académie et n'a aucune pension ; ce que les Anglais ne trouvent pas fort honorable pour les Français. Note de l'éditeur.]Oui... Si vous voulez... Pour le présent.... Mais comptez-vous me faire un reproche ? La populace littéraire ne vous y trompez pas, Monsieur le Receveur, est fort au-dessus de la noblesse ignorante, et je crois que vous n'en doutez pas. LE RECEVEUR. Enfin, Monsieur, à quoi ceci nous mène t-il ? Venons au fait, s'il vous plait, car jusqu'ici vous ne m'avez donné que des brides à veaux. Au fait, Avocat. L'AUTEUR. [Note : Cantatille : petite cantate.]Au fait, au fait.... Le fait est, Monsieur, que si vous exigez absolument que je vous paye vos six francs de capitation, je ne puis vous donner que des moitiés d'odes, des cantatilles, des fragments de tragédies, des chansons, ou mon violon, si vous aimez mieux, qui vaut bien six francs, mais dont je serai bien fâché de me défaire. LE RECEVEUR. Parbleu, oui, Monsieur, vous vous imaginez que je me payerai de son et de chansons ! L'AUTEUR. Parbleu, Monsieur le Receveur, les libraires me payent bien pour leur en donner ! Ne pouvez-vous donc pas en recevoir aussi en paiement ? Je n'ai pourtant que cela à vous offrir. LE RECEVEUR. Je vois bien qu'on a raison raison de dire que le feu des vers ne fait pas bouillir la marmite... Tenez, Monsieur, faites une chose, faites vous décharger de la capitation. Pour moi je ne demande pas mieux, car je vois bien qu'il n'y a rien à faire avec vous. Voyez Monsieur Bignon le Prévôt des Marchands. L'AUTEUR. Vous me dites là un nom qui est bien connu et bien révéré de tous ceux qui aiment les Lettres. Est-ce Monsieur Bignon de la Bibliothèque du Roi de ces Bignons qui, depuis plus de cent ans, se sont toujours distingués dans les Lettres, qui sont connus de tout le monde pour honorer les Lettres, pour en faire la gloire et l'ornement, et pour protéger tous ceux qui les cultivent ? LE RECEVEUR. Monsieur le Prévôt des Marchands s'appelle Bignon, oui Monsieur. L'AUTEUR. Vous me faites grand plaisir de me dire cela. Adieu, Monsieur, mille pardons et mille remerciements. Je tâcherai de lui faire parler par quelques-uns de mes amis. LE RECEVEUR. Je ne crains qu'une chose, c'est que vous ne soyiez pas à temps, parce que vous n'avez plus que trois jours de délai. Mais aussi pourquoi avez-vous attendu d'avoir le Commandement pour vous remuer, et que n'agissiez-vous dès le moment qu'on vous a signifié l'Avertissement ? Vous aviez six mois pour vous retourner. L'AUTEUR. De quoi me parlez-vous là, Monsieur ? Je vous demande bien pardon, mais je vous proteste que j'ai le malheur de ne rien entendre à ce que vous me faites l'honneur de me dire, et si cependant j'ai les oreilles percées. LE RECEVEUR. Mais, Monsieur, je ne parle pas Turc, à ce que je crois. L'AUTEUR. Non, Monsieur, non, je ne dis pas cela. Mais qu'est-ce qu'un Avertissement ? LE RECEVEUR. C'est un imprimé semblable à celui que vous tenez-là, avec la différence que c'est un Avertissement, et qu'on vous l'a remis au mois de Juin dernier. L'AUTEUR. Et y avait-il aussi dessus Bourgeois de Paris.... En sort domicile... parlant à sa personnè? LE RECEVEUR. Je vous ai déjà dit, Monsieur, que c'était la même chose ; mais qu'au lieu de Commandement, il y avait Avertissement. Vous aimez terriblement à me faire répéter. L'AUTEUR. Et on me la remis à moi, en mon domicile, parlant à ma personne, à moi qui étais à Lyon pendant ce temps-là ! LE RECEVEUR. Vous étiez à Lyon, Monsieur ? Tant pis pour vous, il fallait être à Paris ; vous avez tort. L'AUTEUR. Oh! Sans doute j'ai tort, mais je n'étais pas sorcier pour deviner que vous dussiez m'envoyer un Avertissement. Il est certain que cela est très impoli de ma part d'autant plus, que je suis parti précisément à la fin de Mai, et que lorsque je suis parti j'ai quitté l'hôtel où je logeais comme un soldat quitte les casernes de sa garnison dans l'espérance de n'y plus revenir. LE RECEVEUR. En ce cas là, Monsieur, votre hôtesse a dû vous écrire à Lyon. L'AUTEUR. Comment donc, Monsieur, est-ce que Lyon est un hôtel garni ? Mon hôtesse ne savait point mon adresse, et quand je lui ai dit adieu, je ne comptais jamais la revoir, ni revenir chez elle. Ce n'est que par hasard que j'y suis rentré, parce qu'un de mes amis s'y trouvait logé. Mais, Monsieur, mon hôtesse ne m'a jamais parlé de rien, et voici la première fois de ma vie que j'entends prononcer le mot d'Avertissement. LE RECEVEUR. Ma foi, Monsieur, à la fin vous m'impatientez, et vos six francs ne valent pas le temps que vous me faites perdre. Quel homme vous êtes, Monsieur, je crois que quand vous dormez le diable vous berce. De deux choses l'une Monsieur, ou faites-vous décharger , ou payez-nous vos six francs, ou nous les ferons bien payer à votre hôtesse, puisqu'elle vous a déclaré. L'AUTEUR. À mon Hôtesse ! Oh, vous ne feriez pas mal, car la coquine m'a augmenté de vingt sols par mois pour être revenu loger chez elle, et pour avoir repris ma chambre. Il ne faut pas laisser tomber ça, Monsieur le Receveur ; il faut faire usage de ce moyen là, et le préférer à tous les autres... Cependant il me vient une pensée, et je songe à une chose qui coupera court à tout cela, et qui fera disparaître toute difficulté. Ne pourrait-il pas se faire que mon père payât pour moi la Capitation en Province ; et puisqu'il jouit du tout, ne doit-il pas payer le tout ? Qu'en pensez-vous, Monsieur le Receveur ? Vous savez ce qu'on dit dans les Écoles de Droit : Quem sequuntur ccmmoda, sequantur et incommoda. Il est vrai que cela n'arrive guères, et le texte serait bien plus juste s'il disait : Quen sequuntur incommoda, sequentur incommodiora. Voyez le célèbre et infortuné Rousseau ! Il quitte la Suisse pour l'Angleterre, Insidio in Scyllam cupiens vitare Charybdim, ainsi que le dit Ovide. Mais revenons à mon père ; laissez-moi je vous prie le temps de lui écrire. LE RECEVEUR. Très volontiers, Monsieur, apportez-nous un certificat du Receveur et des Magistrats de la Ville où demeure Monsieur votre père, légalisé par Monsieur l'Intendant de la Province, qui soit pour nous une pièce justificative des deniers que Monsieur votre père a versés en votre nom dans la caisse de la Capitation de la Province, et alors vous serez dument et solidairement déchargé. L'AUTEUR. C'est à quoi je ne manquerai pas, je vous jure, et c'est ce que je suis sûr d'obtenir. Bonsoir, Monsieur le Receveur, vous êtes un galant homme. Ma foi je n'ai guère trouvé d'homme plus aimable que vous. Je vous rends mille grâces, Monsieur le Receveur. Il ne manquait plus, pour achever de peindre un auteur, que de le mettre aux prises avec les Receveurs de la Capitation. Grand merci Monsieur le Receveur, rentrez donc je vous prie. ==================================================