******************************************************** DC.Title = LE BÉLISSAIRE, TRAGÉDIE DC.Author = ROTROU, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Tragédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 16/07/2023 à 05:18:26. DC.Coverage = Turquie DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROTROU_BELISAIRE.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8622116x DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LE BÉLISSAIRE TRAGÉDIE M. DC. XLIIII AVEC PRIVILÈGE DU ROI. DE Mr DE ROTROU. Achevé d'Imprimer le 25. Juin mil six cent trente-huit. Représenté pour la première en 1646. MONSIEUR, Bélisaire a été trop cruellement traversé pendant sa vie, pour espérer de ne l'être point après sa mort, et quoiqu'il ait été l'admiration de tout le monde, il n'a pas laissé d'être la haine de quelques-uns, parce qu'il en a été l'envie : son histoire ne doit pas être plus privilégiée que sa vie, ni sa représentation, que lui-même ; et si ceux mêmes qui l'aimèrent le plus, furent ceux qui le calomnièrent davantage, et qui lui firent le plus de mal ; il est visible, que son sort est d'être persécuté, quoiqu'il soit admiré, et d'être condamné par des passionnés et par des jaloux. Mais ces traverses lui sont peu sensibles, MONSEIGNEUR, après avoir appris que vous lui faites l'honneur d'être un de ses approbateurs ; une personne de votre naissance et de votre mérite, peut bien donner plus d'estime, qu'une infinité d'autres n'est capable d'en ôter ; et si votre Altesse a trouvé Bélisaire digne de son approbation, sa gloire est achevée, et sa vertu dignement récompensée. Il y a longtemps que je vous cherchais dans mes veilles, quelque reconnaissance de l'Honneur que vous m'avez fait autrefois, MONSEIGNEUR, de souffrir, et les représentations de mes ouvrages, et les protestations de mes très humbles services : mais comme l'établissement de mes affaires ne m'a pas permis depuis longtemps un grand commerce avec les Muses, je me suis acquitté bien tard de cette dette, que je prie très humblement votre Altesse, de recevoir par les mains de Bélisaire, qui tiendra l'honneur de votre amitié pour la plus digne de ses conquêtes, et qui ne peut trouver contre ses envieux, ni de plus noble, ni de plus heureuse, protection que celle d'un si grand Prince. Accordez-lui, s'il vous plaît, cette faveur, MONSEIGNEUR, et à son Auteur, la permission de se dire De votre ALTESSE, Le très humble et très obéissant serviteur, ROTROU. ACTEURS CÉSAR, Empereur de Constantinople [son vrai nom : Justinien 1er]. THÉODORE, Impératrice [son vrai nom : Théodora]. BÉLISSAIRE, Général d'armée. NARSÈS, Confident de César. PHILIPPE, Confident de César. LÉONSE, Confident de César. ALVARE, Confident de Bélisaire. FABRICE, Confident de Bélisaire. ANTHONIE, Maîtresse de Bélisaire. CAMILLE, suivante de l'Impératrice. TROUPE DE SOLDATS. GARDES. La Scène est à Constantinople. ACTE I SCÈNE I. Bélisaire entrant dans Constantinople, Alvare, Fabrice, Suite de Soldats. ALVARE. Comme votre courage a franchi des hasards, À mettre la frayeur au sein même de Mars, Et rendant sa valeur aux Parques redoutable, A lassé de moissons leur faux inévitable ; Toute la ville en foule a couru pour vous voir, Le peuple impatient s'empresse en ce devoir, En hommes plus qu'en grains, la campagne est fertile, La ville est un désert, et les champs une ville ; Chacun veut voir l'auteur de tant d'illustres faits, Les arbres pleins de monde en courbent sous le faix, Et ces hauts monts chargés des pieds jusques aux faîtes, Paraissent des Géants, tout de bras et de têtes, Qui n'ont du mouvement, ni des yeux que pour vous, [Note : Butte : Petit tertre. Monter sur une butte. [L]]Seul la butte, l'objet et l'estime de tous. BÉLISSAIRE. Si quelque marque, Alvare, est due à mes victoires, Laissons faire le peuple, et parler les histoires ; Mais de souffrir ma gloire en la bouche des miens, C'est en ôter le prix au Ciel, dont je la tiens ; Il combattait pour nous, il livrait les alarmes, Il adressait mes coups, il soutenait mes armes, Et mon bras n'est du sien qu'un chétif instrument, Qui ne meut, et n'agit que par son mouvement. SCÈNE II. Léonse en habit de Pèlerin, Bélisaire, Alvare, Fabrice. LÉONSE, à part. Le sort tout à propos me l'offre à ce passage, Outre mon intérêt, ma parole m'engage, Et l'ordre que je suis, part d'une autorité, Qui promet un asile à ma témérité ; Puis la peur de la mort sied mal au misérable ; Mourons, ou vengeons-nous, l'endroit est favorable. Il l'aborde.Vous, dont le bras vainqueur, du Gange révéré, Vient d'étendre nos bords sur son sable doré, Et de teindre de sang le cristal de son onde, Glorieux conquérant de la moitié du monde ; Ce Soldat misérable, en sa nécessité, Demande une assistance à votre piété. BÉLISSAIRE. Quand je reviens vainqueur, quand tout m'est favorable, Puis-je entendre un Soldat se dire misérable ? Mon courage y répugne, et ma compassion Ne se peut refuser à ma profession ; Quel Chef t'a commandé. LÉONSE. Léonse dans l'Asie. À part.De quel trouble importun est mon âme saisie ? Prends mon bras, prends le temps d'accomplir ton dessein, Et porte au dépourvu ce poignard dans son sein. BÉLISSAIRE. Il a servi l'Empire, et fut grand Capitaine. LÉONSE. Sa valeur, toutefois, lui fut ingrate et vaine, Puisqu'elle n'a rien pu contre ses envieux, Dont les sourds attentats l'ont banni de ces lieux, Et ne lui laissant rien qu'une ennuyeuse vie, Lui font tenir sa mort pour un objet d'envie ; Son sort était le mien, et je fus renversé Du coup qui lui vint d'eux, et qui l'a terrassé : À part.Lâche, que tardes-tu ? L'occasion est belle. BÉLISSAIRE. L'Empire eut en Léonse un Ministre fidèle ; J'ai toujours vu son zèle égaler sa valeur, Et n'y croit point de crime autre que son malheur ; Soldat, si mon crédit peut obtenir sa grâce, N'en désespère point, c'est un soin que j'embrasse, Je ferai son pardon du prix de mes exploits, J'accroîtrai, s'il se peut, son rang et ses exploits, Et tiendrai pour un digne et glorieux trophée, Sa vertu reconnue, et l'envie étouffée ; Le temps m'a de l'esprit son portrait effacé, Mais toujours dans mon âme son mérite est tracé, Et si le Ciel seconde un dessein légitime, Mes soins lui produiront des fruits de mon estime. Toi, pour ne pas souffrir qu'il me soit reproché, Qu'un Soldat indigent, sans fruit, m'ait approché, Tiens, et par ce présent soulage ta misère. Il lui donne une chaîne d'or. LÉONSE. Ô libéralité digne de Bélisaire ! Que résous-tu mon coeur, mon bras qu'entreprends-tu ? À part.Quelle rage tiendrait devant tant de vertu ? Qu'un autre, Théodore, assouvisse ta haine, Il m'a lié les bras avecque cette chaîne. Il jette son poignard aux pieds de Bélisaire, et dit à genoux.Le Ciel, Grand Conquérant, éternise tes jours ; Je venais à dessein d'en terminer le cours, On te cherche un meurtrier, j'avais promis de l'être, Punis-en l'attentat, je te livre le traître, Venge-toi du forfait que tu fais avorter, Et donne-moi la mort que je t'allais porter ; Tu m'as fait des leçons contre la violence, Tu désarmes ce bras avecque ta clémence ; Mais laisse enfin tenir l'empire à la raison, Et coupe en moi le cours à cette trahison ; Qui souffre un attentat, s'expose et l'autorise, Punis-en la pensée, et non pas l'entreprise : Car les Dieux n'ont jamais établi de tourment, Qui ne fût pour ce crime un trop doux châtiment. ALVARE, tirant l'épée. Quel respect nous retient ? FABRICE. Qu'il meure le perfide. BÉLISSAIRE. Arrêtez, ou ce bras en punit l'homicide ; En voulant à ma vie, il méritait la mort ; Mais son prompt repentir vous défend ce transport ; Si m'étant redevable il le sait reconnaître, Vous m'ôtez un ami, pensant tuer un traître ; Votre zèle m'efface une obligation, Et me prive du fruit d'une bonne action. LÉONSE. Votre bonté m'outrage, en m'étant trop humaine, Et je sentirais moins une mort plus soudaine, Que la honteuse mort, qu'un remords éternel Va livrer sans relâche à ce sein criminel. BÉLISSAIRE. Cet heureux repentir répare assez ton crime, Et je me venge assez si j'acquiers ton estime, Payes-en mes bienfaits, si je t'en ai rendu, Et ne me retiens point le fruit qui m'en est dû ; Dis-moi, qui t'obligeait à conspirer ma perte. LÉONSE. Outre l'indignité que Léonse a soufferte, Dont je connais qu'à tort on te faisait l'auteur, D'un ordre exprès encor, j'étais l'exécuteur. BÉLISSAIRE. Quelle prospérité s'offense de la mienne ? LÉONSE. J'ai promis le secret, souffrez que je le tienne, En exigeant de moi cette confession, Vous me sollicitez d'une lâche action, Et je vous ferais tort de plus passer pour traître, Passant pour votre ami, que vous m'obligez d'être. BÉLISSAIRE. Qui me voit en péril, et sait mes ennemis, S'il se dit mon ami, m'en doit donner avis. LÉONSE. Mon serment violé souffrant cette contrainte, Ne vous libérerait, ni de soin, ni de crainte ; Il suffit que ce bras s'offre à votre secours, Et se charge du soin de défendre vos jours, Enfin que sous ma garde et sous ma vigilance, Vous soyez à couvert de cette violence. ALVARE. Par force ou par douceur, si c'est votre dessein, Nous tirerons bientôt ce secret de son sein. BÉLISSAIRE. Non, je tiendrais ma vie encor moins assurée, En devant l'assurance à sa foi violée ; Tendant au seul objet de vivre toujours bien, Et ma sincérité ne me reprochant rien, Le Ciel en ma faveur fera crever l'envie, Et comme d'un dépôt aura soin de ma vie. LÉONSE. L'envie en vous heurtant heurterait trop l'État, Elle ne trempe point en ce noir attentat ; Mais craignez une femme, et redoutez sa haine. BÉLISSAIRE. Une femme ! Ha ce mot accroît encor ma peine ; Ce sexe en la vengeance est le plus obstiné, Et pouvant l'accomplir n'a jamais pardonné ; Mais quelle femme encor, puis-je avoir outragée, Que ce bras sur moi-même à l'instant n'eût vengée ? ALVARE. Vous en voulant, sans doute elle est d'autorité. BÉLISSAIRE. Toute femme est puissante avecque la beauté ; Mais par le compte exact que me rend ma pensée, Nulle ne se plaindra que je l'aie offensée ; Et je ne trouve rien à me rendre suspect, Ni dedans mon amour, ni dedans mon respect. Ô toi de qui le bras prend toujours ma défense, Puissant appui des bons, tu sais mon innocence ; Et puisque sa candeur a tes yeux pour témoins, Je repose sans crainte à l'ombre de tes soins. SCÈNE III. Camille, Théodore. CAMILLE. Oui, (votre Majesté, s'il lui plaît, me pardonne) Je ne lui puis nier, que ce dessein m'étonne, Puisqu'en effet sa chute ébranle vos États, Qu'en vous en défaisant vous vous ôtez un bras, Et que de tous les maux que doit craindre l'Empire, La mort de ce Héros est, ce me semble, le pire : Vous avez commencé de m'ouvrir votre sein, Madame, achevez donc, quel est votre dessein ? Sont-ce là les lauriers qu'on doit à Bélisaire, D'avoir à vos États fait le Nil tributaire, Assujetti le Tibre, et récemment encor, De l'Euphrate et du Gange acquis les sables d'or. THÉODORE. Mais enfin je le hais, cette louange est vaine, Louer ce que j'abhorre, est accroître ma haine ; Je connais son mérite, et l'ai trop estimé, Le mal que je lui veux vient de l'avoir aimé ; Ma haine est un effet d'une amour irritée, Dont il était indigne, et qu'il a rebutée ; Avant que l'Empereur eût porté l'oeil sur moi, Et daigné m'honorer des offres de sa foi, Par une liberté, depuis désavouée, À ce présomptueux mes yeux m'avaient vouée, Mais il n'écouta point la voix de mes regards, Il parut insensible aux charmes des Césars ; Ma bouche, après mes yeux, lui parla de ma peine. Et comme les regards la parole fut vaine, Tant que cet orgueilleux régna sur mes esprits, Pour tout prix de mes voeux je n'eus que des mépris ; Je versai mes faveurs dedans une âme ingrate, Et puisque j'ai tout dit, et qu'il faut que j'éclate, Anthonie, à ma honte, acquit l'autorité Que je me promettais dessus sa liberté, Cette honte depuis si lâchement soufferte, Croissant avec mon rang, me fit jurer sa perte, Quand le sort favorable à mon ressentiment, Me l'acquit pour sujet, n'ayant pu pour Amant, Et m'offrant en César ce qu'il refusa d'être, Fit son mauvais goût par le choix de son Maître. CAMILLE. Quand le temps a changé votre condition, Il a dû dissiper cette indignation ; Il sied mal de venger l'affront de Théodore, À celle qui régit le Couchant et l'Aurore ; Ce front auguste enfin, quoique le même front, N'était pas couronné quand il reçut l'affront ; D'un généreux oubli tirez votre allégeance. THÉODORE. Je suis femme, et je hais, laisse agir ma vengeance ; Ne vois-tu pas qu'encor, pour comble de l'horreur Que m'en a pu produire une juste fureur, Il s'acquiert un pouvoir si près de l'insolence, Qu'il tient seul de l'État le glaive et la balance ; Je ne puis avancer Philippe mon parent, Que par le seul tribut des devoirs qu'il lui rend ; Si je le veux bien mettre en l'esprit d'Anthonie, Cet orgueilleux y règne avec tyrannie ; Sans son crédit enfin, le mien est imparfait, Je suis Reine de nom, et lui règne en effet ; Cette confession a passé ta louange, C'est d'où provient ma haine, et de quoi je me venge. SCÈNE IV. Anthonie, Théodore. ANTHONIE. Madame, Bélisaire en superbe appareil, Du retour d'où le peuple adore le Soleil, Dedans la basse-cour vient de faire paraître Ce port grave et charmant qui le fait reconnaître Et l'Empereur qui passe en votre appartement, Vient vous y faire part de son ravissement. THÉODORE. L'insolente n'a pu dissimuler sa joie : À part.D'invisibles vautours de mon coeur font leur proie, Sa louange, en sa bouche est un trait enflammé, Qui vient accroître un feu, déjà trop allumé, Ha perfide Léonse, âme vile et traîtresse, Est-ce, lâche, est-ce ainsi que tu tiens ta promesse. Elle dit à Anthonie.Votre joie, Anthonie, a paru clairement, Mais je jure le Ciel (écoutez ce serment) Et le jour qui m'éclaire, et que César respire, Pour l'honneur de la terre et le bien de l'Empire, Que si par quelque signe, ou public, ou secret, Par quelque mouvement de joie ou de regret, Vous rendez votre amour visible à Bélisaire, Si par un geste seul, vous tâchez de lui plaire, Si par un seul regard vous rallumez ses feux, Et si d'un mot enfin vous obligez ses voeux. ANTHONIE. Qu'entends-je, juste Ciel ! THÉODORE. Il n'a pas plus de vie Qu'il ne lui faut de temps pour se la voir ravie, Vos regards lui seront des traits envenimés, Et vous l'assassinez enfin, si vous l'aimez. ANTHONIE. Faites que dessus moi cette tempête éclate, Et ne m'ordonnez point la qualité d'ingrate. THÉODORE. Philippe est le parti dont je vous ai fait choix, Votre goût doit du mien se prescrire des lois. ANTHONIE. La haine d'une femme est un mal sans remède : À part.Ne lui répliquons point ! Cieux, j'implore votre aide ; Ne pouvoir, cher Amant, répondre à ton amour ! J'en reçois la défense, et conserve le jour ! SCÈNE V. L'Empereur, Narsès, Philippe, Théodore, Anthonie, Camille, Gardes. L'EMPEREUR. Madame, à nos transports joignez votre allégresse, [Note : Presse : Foule de peuple qui veut entrer en un lieu qui ne le peut pas contenir commodément. [L]]Bélisaire suivi d'une nombreuse presse, Environné de gloire et chargé de lauriers, Vient recevoir le prix de ses gestes guerriers ; Honorons son retour d'un accueil favorable, Et révérons son nom à jamais mémorable. THÉODORE. À part.Dissimulez, mes yeux, contiens-toi mon courroux : À L'Empereur.J'estime trop, Seigneur, ce qu'il a fait pour nous, Pour n'être pas sensible à sa bonne fortune, Et ne partager pas l'allégresse commune : À part.Le voici ; ma vengeance, attends l'occasion, Et ne te produis pas à ma confusion. SCÈNE VI. Bélisaire, Alvare, Fabrice, Troupe de Soldats, L'Empereur, Narsès, Philippe, Théodore, Anthonie, Camille, Léonse, Gardes. L'EMPEREUR. Viens posséder la paix que par toi je respire, Soutien de mes États, ferme appui de l'Empire, Qui par tant de succès viens de te signaler, Jusqu'où notre Aigle encor n'avait osé voler ; Ouvre pour m'embrasser ces deux foudres de guerre, Ces bras qui m'acquérant presque toute la terre, Et me faisant régner sur toutes les deux mers, M'ont avec le Soleil partagé l'Univers. THÉODORE. En ce commun tribut de souhaits et d'estime, Aussi bien que nos voeux, votre heur est légitime ; Possédez le repos comme vous le donnez, Et prenez part aux fruits que vous nous moissonnez. LÉONSE en un coin, en Pèlerin. Voyons sous cet habit qui me fait méconnaître, S'il m'est aussi courtois qu'il m'a permis de l'être ; Ô rare, ô divin homme ! On te doit des autels, Si ta bonté répond à tes faits immortels. BÉLISSAIRE, embrassé par l'Empereur, lui dit. De ces faveurs, Seigneur, un vassal est indigne. L'EMPEREUR. Je dois bien davantage à ton mérite insigne, Crois que rien ne l'égale, et qu'il n'est point de Roi Qui vaille, en mon estime, un vassal comme toi, Que voir à sa grandeur l'univers tributaire, Est moins à souhaiter, que d'être Bélisaire, Puisque gagner la terre afin de la donner, Est bien plus glorieux que de la gouverner ; Sans besoin de mes biens, tu tiens tout de toi-même, Moi je dois ma puissance à ta valeur extrême, Tu rétablis, accrois et soutiens mes États, Et pour régner enfin, j'ai besoin de ton bras ; N'as-tu pas devant moi mes droits et mes Couronnes, Si tu me les acquiers, et si tu me les donnes, Ton bras peut-il manquer ce que ton coeur résout, Et ta seule valeur comprend-elle pas tout ? THÉODORE, à Anthonie. Tiens, insolente, tiens cette vue abaissée, Et réserve ta joie à ta seule pensée, Ou ce zèle indiscret te coûtera le jour. ANTHONIE, à part. Fais-moi justice, ô Ciel ! Contiens-toi mon amour. BÉLISSAIRE. Sur vos sujets, Seigneur, vos rayons refleurissent, Et leur font mépriser les dangers qu'ils franchissent ; Votre auguste Génie, aussi puissant que doux, Lorsque nous vous servons, se communique à nous, Nous ouvre le passage aux lieux inaccessibles, Nous fait tout vaincre, enfin, et nous rend invincibles, Par lui toute l'Asie a tremblé sous nos pas. L'EMPEREUR. La Perse encor un coup accroît donc mes États ? BÉLISSAIRE. Oui, Seigneur, sous vos lois tout l'Orient respire, Le jour baise en naissant les pieds de votre Empire ; Et certes je m'étonne, avec juste raison, Qu'avecque tant d'audace, et si hors de saison, Lorsque Justinien tient les rênes du monde, La Perse ait osé rompre une paix si profonde, Heurtant l'Aigle fatale à tant de régions, Qui cent fois de l'Afrique a dompté les Lions, Et cent fois affronté les tigres de l'Asie, Quand l'orgueil l'a portée à cette frénésie ; Mais enfin nous avons dans ce superbe État, Laissé des châtiments dignes de l'attentat ; Et si jamais, Seigneur, vous avez vu le foudre Tailler une maison, et la réduire en poudre, Les ravages d'un fleuve en son débordement, Et les tristes effets d'un prompt embrasement, Marchant pour ruiner cette fatale trame, Nous étions ce torrent, ce foudre et cette flamme ; Le bruit seul de nos faits domptait vos ennemis, Et nul ne s'est sauvé qui ne se soit soumis ; En vain leurs Éléphants et leurs tranchants ivoires, Ont voulut retarder le cours de nos victoires, Et de leurs tours en vain, quand leurs rangs approchaient, Ils ont caché le Ciel des traits qu'ils décochaient ; J'ai malgré leurs efforts soumis à votre règne Ce que le Tigre lave, et que le Gange baigne, Et l'Euphrate ravi d'un servage si doux Ne reconnaît plus rien que le Soleil et vous ; [Note : Médie : C'est le nom propre d'un ancien Royaume de l'Asie, dont les Rois possédèrent pendant cent cinquante ans l'Empire d'Asie. [T]]La prise des deux Rois de Pare et de Médie, De cette guerre, enfin, ferme la tragédie, Et tous deux plus chargés d'opprobres que de fers, Vous viennent témoigner de quel bras je vous sers. L'EMPEREUR. Comme rien n'est égal à ta valeur extrême, Je ne la puis payer que du prix de moi-même, Et je répondrais mal à tant d'illustres faits T'offrant moins que celui pour qui tu les as faits ; Donne donc à tes voeux quoi que ton coeur aspire Possédant l'Empereur, tu possèdes l'Empire, Il est tien, et je puis le ranger sous ta loi, Te rendant seulement ce que je tiens de toi ; Il tire deux bagues de son doigt.Ces deux anneaux marqués de l'Aigle Impériale, Marqueront entre nous une puissance égale, Que l'un approuvera ce que l'autre aura fait, Et comme même marque, ils auront même effet ; Tiens avec celui-ci, comme un second moi-même, Prends dessus mes sujets un empire suprême, Et nouons entre nous de si parfaits accords, Que nous n'ayons qu'un coeur et qu'une âme en deux corps. THÉODORE, à part. Dieux ! Peux-tu ma raison conserver ton usage, Et sans y renoncer entendre ce langage ? BÉLISSAIRE. Ha, Seigneur, ces effets de votre affection, Passent et mon mérite, et mon ambition ; À genoux.Une moindre faveur qu'à vos pieds je réclame. L'EMPEREUR, le relevant. Lève-toi, que fais-tu ? Me peut-on voir sans blâme, D'un aussi rare ami que glorieux vainqueur, L'original aux pieds, et le portrait au coeur ? Fléchir où tu peux tout, prier où tu commandes ; Non, non, accorde toi ce que tu me demandes, Permets tout à tes voeux, ne te refuse rien, Et puise en ton pouvoir ce que tu peux du mien. BÉLISSAIRE. La grâce de Léonse est celle que j'implore. LÉONSE, à part. Ô vertu sans exemple, et digne qu'on t'adore ! L'EMPEREUR. Qui peut de ta faveur fournir en son besoin, Est digne de pardon, puisqu'il l'est de ton soin ; Et Léonse doit être incapable de crime, Puisqu'il a mérité l'honneur de ton estime ; L'envie à sa fortune a fait ce mauvais tour ; Mais rétablissons-la, je consens son retour. LÉONSE, aux pieds de l'Empereur. À vos pieds prosterné, je reçois cette grâce. THÉODORE. Après le coup manqué, le traître a cette audace, Et Bélisaire même implore son pardon ; On te vend malheureuse, ô lâche trahison ! Il m'aura découverte, et la trame est connue. L'EMPEREUR. Cet habit suspendait le rapport de ma vue, Puisqu'un second moi-même ordonne ton retour, Oui, rentre dans les rangs que tu tiens en ma Cour, Et n'en reconnais point d'auteur que Bélisaire. LÉONSE, aux pieds de Bélisaire. Par quels humbles devoirs te puis-je satisfaire, Qui ne me laisse encor la qualité d'ingrat ! Prodige de vertu, gloire de cet État ! BÉLISSAIRE, l'embrassant. Cet habit de ton rang m'obscurcissant la gloire, M'avait trompé la vue, et surpris la mémoire ; Pardonne, cher Léonse, et malgré nos jaloux, Jurons une amitié qui dure autant que nous. THÉODORE, bas à Léonse. Lâche, est-ce là l'ardeur que tu faisais paraître, De servir ma vengeance, et de perdre ce traître ? LÉONSE. M'obtenant le pardon que vous m'aviez promis, Le puis-je réputer entre mes ennemis ? Et sans ingratitude attenter sur sa vie ? THÉODORE, bas. Je te pourrai servir comme tu m'as servie. BÉLISSAIRE, à Anthonie. Enfin, chère beauté, nous voyons l'heureux jour : Anthonie feint de ne pas le voir.Mais que tant de froideur reçoit mal mon amour, Il semble qu'avec peine elle souffre ma vue ; Ô doute qui me trouble ! Ô soupçon qui me tue ! Mais je lui fais injure, imputons sa froideur À sa discrétion, plutôt qu'à sa rigueur. ANTHONIE, à part. S'il faut souffrir, mes yeux, un si sensible outrage, Qu'on m'ôte la puissance aussi bien que l'usage, Vous aurez moins de peine en cet aveuglement. L'EMPEREUR, à Théodore. Madame, je l'emmène en son appartement, Pour ne lui point ravir le repos qu'il nous donne, Quand avec tant de zèle il sert notre Couronne ; Laissons-lui quelque trêve avecque ses travaux ? BÉLISSAIRE. Ce soin passe leur prix, et ce peu que je vaux : Voyant Anthonie qui ne le regarde pas.Ô Dieux ! D'un seul regard ne pas flatter ma peine ! [Note : On a fait autrefois doute au féminin. [FC]]Son mépris paraît trop, ma doute n'est point vaine. THÉODORE. Narsès. NARSÈS. Madame. THÉODORE. Un mot, important pour ton bien, Et qui peut établir mon repos et le tien. ACTE II SCÈNE I. ANTHONIE. Quel secret intérêt de colère et de haine, À mes yeux innocents impose cette peine ; Puis-je observer, hélas ! Cette barbare loi. Au mépris de ses voeux, aux dépens de ma foi ? Mais m'en puis-je défendre au mépris d'une femme, Qui porte une Couronne et que la haine enflamme ? D'où nous vient à tous trois un si prompt changement, Théodore commande, et hait sans fondement ; Bélisaire languit, et sert sans récompense ; Moi j'aime sans espoir, et sans reconnaissance, Je ne le puis souffrir sans le priver du jour, Ô triste labyrinthe et de peine et d'amour ! SCÈNE II. Philippe, Anthonie. PHILIPPE. Enfin puis-je espérer que ma douleur vous touche ? ANTHONIE. Non, qu'avecque ce mot je vous ferme la bouche ; Philippe au nom d'Amour, s'il porte ici vos pas, Croyez qu'en m'honorant vous ne m'obligez pas, Que votre affection me cause plus de peine, Que vous ne m'accusez de vous être inhumaine ; Et qu'en me haïssant vous avanceriez plus, Que par ces vains respects, et ces voeux superflus ; D'un tyrannique objet déchargez votre estime, Rangez-vous sous les lois d'un règne légitime ; Faut-il d'autres efforts que ceux de la raison À changer de liens, et rompre une prison ? Tuez ce qui vous tue, armez-vous de constance, Et tâchez de trouver en votre résistance Le généreux moyen d'étouffer votre ennui, Que vous cherchez sans fruit en la pitié d'autrui. PHILIPPE. Bélisaire a plus d'heur, comme plus de mérite. ANTHONIE. Ou quittez-moi la place, ou que je vous la quitte, L'heure où vous me trouvez, moins que tout autre temps, Pouvait de quelque espoir satisfaire vos sens ; Comme ce que je hais j'évite ce que j'aime, À peine, en ce chagrin, je me souffre moi-même ; Je supporte à regret la lumière du jour, Enfin soit par pitié, par haine, ou par amour, Aujourd'hui, pour le moins, souffrez ma solitude, Et m'abandonnez toute à mon inquiétude. PHILIPPE. S'il fut jamais Amant interdit et confus. Il s'en va. ANTHONIE. Laissez-moi donc, adieu, je ne vous entends plus. SCÈNE III. Théodore, Anthonie. ANTHONIE. Ô Dieux ! De tous côtés ce que je fuis m'approche, Je m'éloigne d'un sable, et rencontre une roche. THÉODORE, à part. C'est ainsi qu'un grand coeur enfante un grand souhait, Qu'une Reine se venge, et qu'une femme hait. À Anthonie.J'aperçois Bélisaire, opposez, Anthonie, À ses voeux infinis, une force infinie, Préférez constamment au plaisir de le voir, L'intérêt de ma haine, et de votre devoir, Ou craignez la fureur dont mon âme est saisie, Je vous écouterai par cette jalousie. ANTHONIE. Ô rigoureux empire ! Ô tyrannique arrêt ! Injurieux devoir, et cruel intérêt ! Quelle tristesse, hélas ! Est peinte en son visage ; Contenez-vous mes yeux, suspendez votre usage, Couvrons des voeux ardents d'une fausse rigueur, Et refusons de bouche en promettant du coeur. SCÈNE IV. Bélisaire, Anthonie, Théodore à la fenêtre. BÉLISSAIRE, sans voir Théodore. Sensiblement atteint d'un soin qui me traverse, Et plus votre vaincu, que vainqueur de la Perse, Je viens prendre à vos pieds les ordres de mon sort, Pour assurer ma vie, ou résoudre ma mort ; J'ai comme un cher dépôt conservé la première, Tant que j'ai pu juger qu'elle vous était chère ; J'ai si bien ménagé tous mes gestes guerriers, Que fort peu de mon sang a taché mes lauriers, Il s'en versait des mers, s'il m'en coûtait des gouttes, Mes veines, peut s'en faut, vous les rapportent toutes, Et de mes jours, enfin, j'ai prolongé le cours, Comme de votre bien, non comme de mes jours ; Mais je crains bien qu'au lieu de vous avoir servie, Comme j'ai cru le faire en conservant ma vie, Ce soin ne vous déplaise, et ne vous ait été Un office ennuyeux, et fort peu souhaité, Puisqu'en vous mon retour, contre mon espérance, Trouve tant de froideur, et tant d'indifférence, Et que vous semblez voir d'un esprit irrité La gloire de l'Empire, et ma prospérité ; Peut-être croyez-vous que dessous mes trophées L'absence ait de mes feux les ardeurs étouffées, Que Mars ôte aux beautés les tributs qu'on leur rend, Et que l'on ne puisse être esclave et conquérant ; Mais comme assez de gloire assez d'amour me presse Pour servir à la fois mon Maître et ma Maîtresse. J'ai servi l'Empereur du coeur dont je vous sers, Mais dessous mes lauriers je rapporte mes fers ; Si c'est qu'absolument ma mort soit résolue, Dites-moi seulement que vous l'avez conclue, Elle me sera chère, et pour ne rien penser, Qui vous doive déplaire, ou vous puisse offenser, Je veux être inventif à me forger des crimes, Qui rendent votre haine et sa fin légitimes ; J'en préviendrai le coup, ou sans le rejeter Quand il m'arrivera, croirai le mériter. ANTHONIE. Sans me faire expliquer, que ce mot vous contente, Que ma froideur vous sert, et vous est importante. Que si vous vous aimez vous me devez haïr, Et que vous mieux traiter eût été vous trahir ; Ou, sans vous ordonner ni d'amour, ni de haine, Tirez d'un juste oubli la fin de votre peine ; Et sachez-moi bon gré de ne vous souffrir plus, Puisque votre salut dépend de ce refus ; Adieu. BÉLISSAIRE. Cruelle, attends, ma mort te va sur l'heure. ANTHONIE, s'en allant. Dissuader d'aimer n'est pas vouloir qu'on meure, Et vous recevez mal le bien que je vous veux. THÉODORE, à la fenêtre. Voilà me satisfaire, et répondre à mes voeux. SCÈNE V. BÉLISSAIRE, seul. Dans un calme si doux jamais un tel orage, A-t-il aux Matelots fait craindre le naufrage, Et dans un si beau temps jamais l'air en fureur A-t-il si tôt ravi l'espoir du laboureur, Que le rude renvoi que ce mépris m'envoie, En cet état prospère a tôt détruit ma joie ; Ô sort capricieux qui me fais en un jour Recevoir tant de gloire, et perdre tant d'amour ; Et qui jusques au ciel veux graver ma mémoire, Laisse-moi cette amour, et retiens cette gloire ; L'Empire florissant que tu veux m'asservir, Vaut moins que l'amoureux que tu me veux ravir : De mon malheur, enfin, la trame est découverte, C'est elle à qui Léonse avait juré ma perte ; Mais Dieux ! Qu'ai-je commis à me coûter le jour, Et que peut-elle en moi punir que mon amour ? Il n'est pas inouï qu'une femme se change, Mais de ce changement le genre est bien étrange, Passer de la douceur d'un amoureux transport, Au violent dessein de me donner la mort, Et de détruire en moi son autel et son temple, Cette infidélité n'a jamais eu d'exemple. SCÈNE VI. L'Empereur, Gardes, Bélisaire. L'EMPEREUR. L'Amitié qui nous lie, et qui doit rendre égaux, Et le vassal au Prince, et le Prince aux vassaux (Puisqu'il ne peut ailleurs choisir l'objet qu'il aime, Ni d'un égal à soi, faire un autre soi-même ;) Cette étroite amitié qui me ravale à toi, Ou plutôt qui t'égale et qui t'élève à moi, M'oblige à faire voir à toute la nature, Qu'elle est, comme tes faits, sans borne et sans mesure, Et qu'aussi digne ami, que glorieux vainqueur, Tu partages mon trône aussi bien que mon coeur ; Il lui donne trois mémoires.Remplis, pour commencer, l'une de ces requêtes, Pour le gouvernement de tes propres conquêtes ; Tiens, donne à l'Italie un second Souverain, Et comme en l'acquérant je la tins de ta main, Ordonne qui des trois tu veux qui la régisse, Et de ta même main rends-lui ce bon office. BÉLISSAIRE, un genou en terre. Cet honneur, grand Monarque, est sans proportion Avec l'indigne état de ma condition. L'EMPEREUR. Si mes sens en sont crus d'équitables arbitres, Tu mérites un nom par-dessus tous les titres ; Je sors pour te laisser la liberté du choix, Il s'en va.Et t'ôter le sujet d'y souhaiter ma voix. SCÈNE VII. BÉLISSAIRE, seul. Sans ta faveur, Amour, toute autre m'importune, Un peu plus de la tienne, et moins de la Fortune ; Tu m'obligeras plus d'un trait de ta pitié, Qu'elle de son crédit, et ce son amitié : Il lit les requêtes.Par celle-ci Narsès prétend la préférence, Par celle-ci Philippe en conçoit l'espérance, Par cet autre, Léonse ; en qui puis-je des trois Pour ce rang éminent faire un plus juste choix ? De tous trois la vertu pareille et sans seconde, Mérite le timon de la barque du monde, Et tous trois signalés par d'illustres effets, Savent servir en guerre, et commander en paix ; Ma voix de chacun d'eux justement prétendue, Par cette égalité demeure suspendue ; Laissons ce choix au sort, dont rarement le soin Permet que je m'abuse et me manque au besoin, Et qui plus que mon bras travaillant pour ma gloire, Semple avoir à mon char enchaîné la Victoire ; Jamais son changement n'a trahi ma valeur, Et celui d'Anthonie est mon premier malheur. Il brouille les mémoires.Rome, voici celui que le sort te destine, Il en tire un.Voyons ; c'est pour Narsès que la faveur incline, Cet heur injustement lui serait débattu, Et ce grade éminent est peu pour sa vertu ; Il écrit sur le mémoire.Confirmons son bonheur, et d'une voix commune, Souscrivons à l'arrêt qu'a rendu la Fortune. Il s'endort.Que tu viens à propos, sommeil officieux, Donner trêve à mon coeur, en me fermant les yeux, Et m'offrir le repos qu'un ingrate me nie ; Je m'abandonne à toi, toute crainte bannie ; Le Ciel dessus les siens veille soigneusement, Et qui fait bien à tous peut dormir sûrement. SCÈNE VIII. Narsès, Bélisaire endormi. NARSÈS. Vice commun des cours, de tous le plus extrême, Insatiable ardeur, supplice de toi-même, Avide faim d'honneur, fatal poison des coeurs, Maudite ambition, jusqu'où vont tes rigueurs ; Mais pourquoi consulter des choses résolues, Et ne poursuivre pas comme on les a conclues ; À tout prix un grand coeur achète un grand crédit, Et tout crime est permis quand il vous agrandit ; Qui ne s'est obligé qu'à la perte d'un homme, Acquiert à peu de frais la régence de Rome ; Puis les devoirs qu'on rend à des fronts couronnés, Doivent s'exécuter sans être examinés. Il tire un poignard. Avisant Bélisaire.Le voici, qu'à propos sans suite et sans défense, Le sommeil m'abandonne et livre en ma puissance ; En ce facile accès que ses gens m'ont permis, Leur feignant un secret que César m'a commis, Et dont il me défend de verser les merveilles, Ni devant d'autres yeux, ni dans d'autres oreilles ; La mort prévient mon bras, et ce repos fatal N'est pas tant son portrait que son original : Ô triste et vrai tableau des misères humaines, Combien de grands desseins, que d'espérances vaines, La Parque qui tournait ce précieux fuseau Est prête de trancher d'un seul coup de ciseau : Mais souvent un instant ruine une entreprise, Nul ne nous aperçoit, et tout nous favorise, Donnons tôt : mon courage et ma condition Ont peine à consentir cette lâche action ; Voyons auparavant comment sur ces mémoires Il aura disposé du fruit de ses victoires, Et qui sera pourvu des charges de l'État. Il lit.J'y reconnais le mien, ô mille fois ingrat ! Quand de sa propre main ma requête remplie, Me nomme à l'Empereur, Gouverneur d'Italie, La mienne de ses jours éteindra le flambeau, Et de mon bien facteur je serai le bourreau : Il lit.C'est Narsès que je nomme ; ô preuve non commune Du grand soin qu'ont de lui son astre et sa fortune ; Puis-je après ce bienfait être méconnaissant Jusqu'à plonger ce fer en son sang innocent ? Non, Théodore, non, et de quelque disgrâce Que pour ce coup manqué ta fureur me menace, Par cette même main qui t'offrit son secours, Il écrit sur le mémoire.Il saura le péril qui menaçait ses jours, Sa vertu le mérite, et le Ciel me l'ordonne, Il pique le poignard sur le mémoire de Narsès.Ce fer justifiera l'avis que je lui donne ; Qui se plaît à bien faire, et sait l'art d'obliger, Repose sans péril au milieu du danger. Il s'en va. SCÈNE IX. BÉLISSAIRE, s'éveillant. L'Amour ne m'a pas seul soumis à sa puissance, Le sommeil, comme lui, m'a trouvé sa défense, Tous deux sans grand travail se rendent nos vainqueurs, L'un en fermant nos yeux, l'autre en ouvrant nos coeurs ; Et de quelque vigueur qu'une âme soit pourvue : Voyant le poignard.Mais quel funeste objet se présente à ma vue ? Ce fer si prêt de moi sur l'écrit de Narsès, De ma juste frayeur renouvelle l'accès ; Ce tragique instrument ou de haine, ou d'envie, Pour la seconde fois entreprend sur ma vie, Et menace en ma tête un des Chefs de l'État ; Me préserve le Ciel du troisième attentat : Au bas de ce papier cette fraîche écriture Nous pourra de l'énigme expliquer l'aventure ; Ces damnables complots sont les jeux de la Cour, Voyons : Avoir bien fait t'a conservé le jour. Et plus bas : Garde-toi du courroux d'une femme. Quoi tant de haine, ingrate, à ma perte t'enflamme, Que deux fois pour un jour elle ait d'un vain effort, Au mépris de mes voeux, sollicité ma mort ; Je vois par cet acier planté sur ce mémoire, Que le péril, sans doute, est proche de la gloire ; L'alliance d'une arme et d'un Gouvernement, N'est pas une union digne d'étonnement ; Le sort donne aux plus Grands par d'infinis exemples, De sa légèreté des marques assez amples. Mais puisque qui fait bien n'a rien à redouter, Quel trouble, ou quel effroi me peut inquiéter ; Ne craignons point d'injure en n'en faisant aucune, Et par notre vertu désarmons la Fortune. SCÈNE X. L'Empereur, Gardes, Bélisaire. L'EMPEREUR. Rome, enfin, de ton choix tient-elle un Lieutenant ? BÉLISSAIRE. Le sort pourvoit Narsès de ce grade éminent, Les estimant tous deux capables de ce titre, J'en ai cru le hasard, et j'en ai fait l'arbitre, En faveur de Narsès son dessein déclaré, M'a pendant un sommeil cet avis procuré ; Lui montrant ce qui est écrit au bas du mémoire.Voyez qu'une bonne âme est une sûre garde, On ôte du mérite aux bienfaits qu'on retarde, Puisque me le remettre était le consentir, Accordez-moi, Seigneur, l'heur de l'en avertir. En se retirant, il dit bas.Ainsi je me défends, trop aimable inhumaine, De la nécessité de révérer ta haine, Et prends l'occasion d'aller à tes genoux, Immoler sans regret ma vie à ton courroux. SCÈNE XI. L'EMPEREUR, seul, lisant l'écrit de Narsès. En vouloir à ses jours ! Aux jours de Bélisaire ! Il se trouve une femme à ce point téméraire ! Et ce noir attentat s'est conçu dans ma Cour ! Ô Ciel ! Avoir bien fait t'a conservé le jour : Et dessous : Garde-toi du courroux d'une femme : C'est à moi de trancher cette fatale trame ; Son salut est le mien, et ce traître attentat Regarde autant que lui le corps de mon État ; Théodore ne peut, s'il est vrai qu'elle m'aime, Avoir d'aversion pour un autre moi-même ; Ôter à mon pouvoir son plus fidèle appui, Et m'adorant en moi, m'assassiner en lui : Anthonie est l'objet pour qui son coeur soupire, Et le faisant périr détruirait son empire ; Qui donc a pu forger ce projet inhumain ? Narsès nous l'apprendra, l'avis est de sa main. SCÈNE XII. Narsès, L'Empereur, Gardes. NARSÈS. Tout fraîchement, Seigneur, j'apprends de Bélisaire, Le choix qu'en ma faveur sa main a daigné faire ; Et que par votre aveu vous avez arrêté ; J'en venais rendre grâce à votre Majesté. L'EMPEREUR. Ayant des qualités dignes de son estime, Le choix qu'il fait de toi sans doute est légitime ; Mais ne sois pas ingrat à qui te fait du bien : Connais-tu cet écrit ? NARSÈS. Oui, Seigneur il est mien. L'EMPEREUR. Dis-nous donc quelle femme attente sur sa vie. NARSÈS. Souffrez, grand Empereur, qu'elle me soit ravie, Plutôt que de tirer ce secret de mon sein. L'EMPEREUR. Non, parle, ton refus m'en accroît le dessein. NARSÈS. Faites-moi d'un Bourreau voir la main toute prête, Je souffrirai plutôt qu'elle m'ôte la tête. Il s'en va. L'EMPEREUR, seul. J'en viendrai bien à bout, et pourrais à la fois De son rebelle sein tirer l'âme et la voix ; Mais la juste frayeur que le respect lui donne, Nomme assez Théodore, en ne nommant personne, Et j'ai peine d'ouïr qu'un nom qui m'est si cher, D'un si lâche projet se soit voulu tacher. SCÈNE XIII. Théodore, L'Empereur, Gardes. THÉODORE. Quel souci trouble l'air de ce visage auguste ? L'EMPEREUR. Une colère aveugle, et toutefois bien juste, Puisque ne sachant point l'objet de mon courroux, L'outrage nous regarde et rejaillit sur nous ; Lui montrant l'écrit de Narsès.Cet avis, en un mot, s'adresse à Bélisaire. THÉODORE, l'ayant lu. Il n'a pas à combattre une forte adversaire, S'il ne craint qu'une femme : ô perfide Narsès, Tu portes ma frayeur à son dernier excès. L'EMPEREUR. C'est un fort ennemi qu'une méchante femme, Que la rage domine, et que la haine enflamme ; Mais contre quelque assaut que lui livre le sort, Son innocence, en moi, trouve un puissant support, Et mon État perdant un vassal si fidèle, Je vengerais sa mort par une si cruelle, Qu'en connaîtrait mieux en sa mort qu'en ses jours, À quel point il m'est cher d'en conserver le cours ; Sans privilège aucun de sang, ni de nature, Mon plus proche parent m'ayant fait cette injure, Le laverait du sien, et ne survivrait pas D'un instant seulement celle de son trépas ; L'immolerais mon fils à ma fureur extrême, Moi-même je voudrais m'en venger sur moi-même ; Ma propre femme, enfin, trempant dans ce délit, Perdrait sa place au jour, et sa place en mon lit. Il s'en va. SCÈNE XIV. THÉODORE, seule. Ainsi, chétive, ainsi, ton Époux préfère Un sujet, un vassal, l'objet de ta colère, Et malgré le saint noeud qui t'engage sa foi, Un simple homme en son coeur a plus de part que toi : Arrière tout respect, forçons toute contrainte, Sa menace accroît plus ma fureur que ma crainte ; C'est en vain que je porte un diadème au front, S'il ne m'est pas permis de venger un affront ; Soyons Reine une fois, et si le Ciel l'ordonne Qu'avec ses jours, enfin, tombe notre Couronne, Régner dans l'impuissance est un malheur plus grand, Philippe entre.Et le trépas est doux à qui tue en mourant. SCÈNE XV. Philippe, Théodore. THÉODORE. Joins, cher Philipe, joins ta fureur à la mienne, Son sujet te regarde, et ma cause est la tienne ; Tandis que ton rival respirera le jour, Ne crois pas qu'Anthonie écoute ton amour ; Leurs voeux sont mutuels, renonce à ton attente Si tu ne perds l'Amant pour acquérir l'Amante. PHILIPPE. L'entreprise en est grande, et l'ennemi puissant ; Mais j'acquiers Anthonie en vous obéissant, Et c'est me menacer d'un aimable supplice. SCÈNE XVI. Léonse, Narsès voulant entrer, avisent Théodore, et Philippe. NARSÈS. Arrête, n'entrons pas, voici l'Impératrice. Ils écoutent. THÉODORE. Ne crains rien, si ton bras me promet son secours, Mon crédit te répond et d'elle et de tes jours. PHILIPPE. Sous cette sûreté, je ne puis, grande Reine, Refuser mon amour, non plus que votre haine, Et puisque toutes choses me demandent sa mort, Et ce coeur et ce bras en tenteront l'effort : Oui, Madame. LÉONSE. Ô cruelle ! Encore un coup ta rage, Sur sa tête innocente excite cet orage ! THÉODORE. Vois ce que tu promets, Léonse, comme toi, Et le traître Narsès, m'avaient donné leur foi ; Mais tous deux m'ont manqué de coeur et de parole. PHILIPPE. Vous n'en concevrez point une attente frivole, Et s'il faut de tous deux faire encor raison, Commandez, j'ai le coeur et le bras assez bon. NARSÈS, bas. À la faveur de l'heure et d'un lieu solitaire, Nous pouvons nous venger, et servir Bélisaire. LÉONSE. En effet, la vertu qui nous oblige à lui, Contre cet attentat exige notre appui ; Épions sa sortie, allons l'attendre, écoute. Ils sortent. THÉODORE. Ton coeur trop reconnu ne souffre plus de doute ; Mais en cas de vengeance, où rien n'est défendu, Tu peux sans trahison le prendre au dépourvu. PHILIPPE. Je vous rendrai, Madame, une preuve certaine, Que je fais de votre ordre une loi souveraine. Il s'en va. SCÈNE XVII. THÉODORE, seule. Fais-moi, César, fais-moi perdre pour ce délit, Ma part en la lumière, et ma place en ton lit, Que l'Amour ni l'Hymen, que rien ne te retienne, Prépare ta vengeance, on travaille à la mienne ; Qui se voulant venger pense à l'événement, N'a pas ou grand courage, ou grand ressentiment ; Périssons ou perdons ce qui nous importune, Laissons-en le succès au soin de la Fortune ; Je mourrai satisfaite après cet orgueilleux, Qui restreint mon pouvoir, qui rebuta mes voeux, Sous qui César m'abaisse à force de l'accroître, Et souffrirai la mort plus volontiers qu'un Maître ; Après que j'aurai vu trébuché son orgueil, Du char de son triomphe en l'horreur d'un cercueil. SCÈNE XVIII. Philippe, Bélisaire l'épée à la main. Il se fait un bruit d'épées dans un parc la nuit. PHILIPPE. Le Ciel joigne à tes ans l'heur d'une longue fuite ; Je dois à ta valeur mon salut et leur fuite ; Je n'ai pu les connaître en cette obscurité. BÉLISSAIRE, le visage dans son manteau. Tout autre eût partagé leur propre lâcheté, Qui d'un seul contre deux, sans autre connaissance, Qui du nombre inégal n'eût pas pris la défense. PHILIPPE. Joins de grâce au bienfait que j'ai reçu de toi, La faveur de m'apprendre à quel bras je le dois. BÉLISSAIRE. Je sers sans intérêt, ce mot te doit suffire, Et n'en veux autre fruit que de ne t'en rien dire, De soi-même un bon acte est l'objet et le prix. PHILIPPE. Ta vertu me surprend, plus qu'ils ne m'ont surpris ; Il lui donne une bague.En cette bague au moins reçois de mon hommage, Et de ma passion un véritable gage. BÉLISSAIRE. Je ne m'en puis défendre avec civilité. PHILIPPE. Adieu, le Ciel te soit tel que tu m'as été. Il se retire. SCÈNE XIX. BÉLISSAIRE, seul. J'ai si bien feint ma voix que nul ne l'a connue, Une bonne action se produit toute nue, J'agis sans intérêt que de bien faire à tous ; Mais je crains de passer l'heure du rendez-vous ; Ce serait mal répondre à la grâce infinie, Qu'Olinde m'a promis d'obtenir d'Anthonie De me souffrir ce soir un moment d'entretien, D'où j'attends mon mal, ou prétends tout mon bien ; Le front à qui le coeur ne fait point de reproche, Souffre aisément son Juge, et n'en crains point l'approche ; J'ai pour mes partisans la Justice et l'Amour : Mets, favorable nuit, mon innocence au jour. ACTE III SCÈNE I. Alvare, Bélisaire. ALVARE. Le rendez-vous, enfin, vous fut donc favorable. BÉLISSAIRE. Autant que je l'adore, et qu'elle est adorable ; Oui, sans doute, et jamais plus juste étonnement, Ni plus heureuse erreur ne surprit un Amant ; Où je ne croyais voir que fureur et que haine, Où mon coeur interdit se rendait avec peine, Où mon timide pied refusait d'avancer, Je rencontrai deux bras ouverts pour m'embrasser, Des caresses sans prix, des bontés sans exemple, Les Grâces dans leur trône, et l'Amour dans son Temple : C'est Théodore, enfin, qui (par un ordre exprès) L'oblige à me tenir ses sentiments secrets. ALVARE. Ô Dieux ! Quel intérêt, ou plutôt quel caprice, [Note : Traverser : Fig. Susciter des obstacles, des embarras. [L]]Peut à vous traverser porter l'Impératrice ? BÉLISSAIRE. L'intérêt de Philippe à qui sa Majesté Dessous le joug d'Hymen promet cette beauté, Et je ne doute point, puisque m'ôter la vie Serait certes bien moins que me l'avoir ravie, Que l'injuste attentat qui menace mon sein, Ne me soit un effet de son mauvais dessein ; Mais j'espère au bon oeil dont le Ciel me regarde, La bonne conscience est une sûre garde ; Ma vertu m'appuyant, rien ne peut m'émouvoir, Et les Rois contre Dieu, sont des Dieux sans pouvoir ; Pour nous parler, enfin, toute crainte bannie, Ma prière m'a fait obtenir d'Anthonie, Que dans un mot d'écrit nos pensers amoureux, Nous portant chaque jour et rapportant nos voeux, Charment aucunement l'ennui de notre absence ; Laisse-moi de ce mot méditer la substance, Et m'acquitter par lui du soin que je lui dois, De tenter le premier cette muette voix. Bélisaire entre en son Cabinet, Alvare s'en va. SCÈNE II. Philippe, Bélisaire en son cabinet, Gardes. PHILIPPE, dit à un garde qui le suit. Garde, adieu, ce secret regarde la Couronne, L'ordre de l'Empereur n'admet ici personne, Et ma commission n'y souffre que nous deux : Il dit étant seul.[Note : Occasion : Terme de mythologie. Divinité qu'on représente sous la forme d'une femme nue, chauve par derrière, avec une longue tresse de cheveux par devant, un pied en l'air, et l'autre sur une roue, tenant un rasoir d'une main, et de l'autre une voile tendue au vent. Prendre l'occasion aux cheveux, saisir rapidement le moment favorable de faire quelque chose. [L]]L'occasion est belle, et m'offre les cheveux. Plus je me plains, ingrate, et moins tu m'es humaine, Autant que mon amour, le temps accroît ta haine ! Si cette cruauté ne rebute un Amant, Il a beaucoup d'ardeur, ou peu de sentiment : Rends-moi, mon bras, rends-moi digne de lui déplaire, N'écoutons plus l'Amour, écoutons la colère, Notre foi nous l'ordonne, et qui s'engage aux Rois, Se fait de leurs desseins d'inviolables lois ; Outre son insolence et l'affront qui m'anime, Une Reine m'engage à cet illustre crime ; Comme j'ai le courage, elle a l'autorité, Elle est intéressée, et je suis irrité. C'est peu pour la fureur qui tous deux nous consomme, Qu'une seule vengeance, et le sang d'un seul homme ; Je m'y suis obligé, je l'ai fait espérer, L'oeuvre perd de son prix à trop délibérer. BÉLISSAIRE, sortant de son Cabinet, et baisant sa lettre. Va, porte-lui mon coeur, et force la contrainte Qui traverse une amour si parfaite et si sainte. PHILIPPE, à part. Le voici, mon Génie à propos me conduit, Ses gens sont demeurés, et pas un ne me suit ; Mais à l'occasion, encor qu'assez propice, De peur de la manquer, ajoutant l'artifice, Incliné, sous couleur de lui baiser la main, Lui retenant le bras, traversant-lui le sein : Donne grand Conquérant cette main triomphante, Du Trône des Césars la colonne et l'attente, Et souffre que je baise en ce foudre vivant, La gloire de l'Empire, et l'honneur du Levant, Ce miracle animé par tant d'exploits insignes. BÉLISSAIRE, le voulant embrasser. Réservez ces devoirs, ma main en est indigne, Et vos embrassements me combleront d'honneur. PHILIPPE. Je ne me lève point qu'obtenant ce bonheur. BÉLISSAIRE. Si c'est pour nous unir d'une étroite concorde, Comme j'en ai dessein, tenez, je vous l'accorde. PHILIPPE, tirant son poignard. Ne perdons point de temps ; que vois-je, justes Cieux ! Cette bague en son doigt déçoit-elle mes yeux ? Ou serait-ce de lui que je tiendrais la vie ? BÉLISSAIRE. De quel transport, Philippe, est votre âme ravie, Et que marque à mes pieds ce muet entretien ? PHILIPPE. J'y proposais un mal, et je médite un bien ; Le dessein d'un affront à des voeux y fait place, J'y tentais un outrage, et j'y cherche une grâce ; Ma cruauté m'y rend, et ma fureur s'y perd, Mon bras vous y menace, et mon oeil vous y sert ; J'y pèche et m'y repens, je m'y souille et m'y lave, J'y viens votre ennemi, j'y deviens votre esclave, Et parmi ces douteux et divers mouvements, J'y fais ce qu'un acier est entre deux aimants. BÉLISSAIRE. Expliquez-moi ce trouble et me tirez de peine. PHILIPPE. Vous produisez l'amour dans le sein de la haine, Où je suis la fureur je cède à la raison, Et je vous suis loyal dedans la trahison ; Pour achever, enfin, par un bonheur extrême, Je vous redonne un bien que je tiens de vous-même, Et mon remords fait voir par un utile effet, Que jamais on ne perd l'intérêt d'un bienfait. BÉLISSAIRE. Je vous comprends, enfin (si ma doute n'est vaine) Le dessein de ma mort, peut-être vous amène ; Et cet heureux anneau que vous reconnaissez, Vous épargne des jours tant de fois menacés. PHILIPPE. Oui, Seigneur, je l'avoue, et qu'il est de justice Que ce bras qu'au besoin j'eus hier si propice, Et qui sauva mes jours par un pieux effort, Soit aujourd'hui celui qui me donne la mort. Ce seul point vous pourrait faire excuser mon crime, Que son impunité m'accroîtrait votre estime, Et de votre vertu conserverait le prix, En un coeur qu'elle oblige, et qui vous est acquis ; Malgré tous les desseins où l'amour me convie, [Note : Argus : Nom propre d'un homme fabuleux qu'on dit avoir eu cent yeux, à qui Jupiter commit la garde de la vache Io, que Mercure tua, et dont Junon transporta les yeux sur la queue du paon. [T]]Je serai, si je vis, l'Argus de votre vie ; Je renonce au mépris et du sort et du jour, A tous les intérêts et de haine et d'amour, Et ne servirai point le courroux d'une femme, Contre un à qui le corps devra deux fois son âme. BÉLISSAIRE. Quelle est cette inhumaine à qui mon mauvais sort Fait tant prendre, sans fruit, d'intérêt en ma mort ? PHILIPPE. Je ne la puis nommer, j'ai promis le silence : Mais qui soupçonnez-vous de cette violence ? BÉLISSAIRE. Est-ce Camille ? PHILIPPE. Non, pour tenter ce dessein Son crédit est trop faible, et son esprit trop sain. BÉLISSAIRE. Et Murcie ? PHILIPPE. Encor moins, sa jeunesse innocente Ne lui pourrait fournir qu'une haine impuissante. BÉLISSAIRE. Olinde ? PHILIPPE. Elle est trop sage, et n'entreprendrait point Un homme comme vous, à qui le sang la joint. BÉLISSAIRE. De croire qu'Anthonie ? PHILIPPE. Elle qui vous adore ! BÉLISSAIRE, l'embrassant. Le Ciel te soit propice ; et qui donc, Théodore ? PHILIPPE. Adieu. BÉLISSAIRE. Tu ne dis mot ? PHILIPPE. J'ai tout dit. BÉLISSAIRE. M'aimes-tu ? PHILIPPE. N'aurais-je pas d'amour pour la même vertu ? BÉLISSAIRE. Tu dois donc m'avouer. PHILIPPE. Je n'ai plus rien à dire. Il s'en va. SCÈNE III. BÉLISSAIRE, seul. Ni moi, rien à douter ; ce mot me doit suffire, Ce silence forcé parle trop clairement ; Qu'une femme est à craindre, et hait obstinément ! Ma plaindre à l'Empereur serait croître ma peine, Ou me flatter, au moins, d'une espérance vaine, Que de croire en son coeur égaler le crédit D'un miracle animé qui partage son lit ; Quelque rang qu'un ami s'acquiert en notre grâce, Une femme toujours tient la première place. Le voici ; sous couleur d'un moment de repos, Je puis, comme en rêvant lui toucher ce propos, Et comme sans dessein, nommant mon ennemie, L'engager sans me plaindre à protéger ma vie. Il fait semblant de dormir. SCÈNE IV. Narsès, L'Empereur, Bélisaire, Alvare, Gardes. NARSÈS. La révolte, Seigneur, renouvelant son cours, Le salut d'un État dépend d'un prompt secours ; Le bruit trop confirmé de ces tristes nouvelles, Doit obliger votre Aigle à déployer ses ailes, Pour fondre au pied des monts où ces peuples mutins, D'une grêle d'acier battent les champs Latins ; L'emploi que votre choix me donne en Italie, Joint à mon zèle ardent, à ce soin me convie ; J'attends pour ce sujet l'ordre de mon départ, Et crains que mon secours ne leur vienne trop tard ; C'est à vous. L'EMPEREUR. Parle bas ; Bélisaire repose, Et puisque deux amis sont une même chose, Et qu'il est de mes soins et le charme et l'appui, Par ce même sommeil je repose avec lui ; Tandis que sa valeur soutiendra cet Empire, Que contre ma grandeur tout l'univers conspire, Tous ses peuples soumis fléchiront sous ma loi, Et n'en remporteront que la honte et l'effroi ; Prépare pour demain l'appareil magnifique Du triomphe ordonné pour ce coeur héroïque, Et de ses ennemis réprimons l'attentat, Narsès s'en va.Après nous pourvoirons aux besoins de l'État. Gloire de la nature et du siècle où nous sommes, Tu serais le premier des Rois comme des Hommes, Si les biens et les rangs que le sort nous départ, Se donnaient au mérite, aussi bien qu'au hasard ; Quelque lieu d'où ton sang tire son origine, Tu dois être un rayon de l'essence divine, Puisque ce port céleste, et ce divin aspect, Impriment à la fois l'amour et le respect. BÉLISSAIRE, feignant de rêver. Si je vous ai soumis, cruelle Théodore, Et le golfe du Gange, et le rivage More, Et si je n'ai jamais d'effet, ni de penser, Rien n'y fait, ni conçut qui vous pût offenser, Quel fruit espérez-vous de m'ôter une vie Bien plus vôtre que mienne, et qui vous a servie. L'EMPEREUR. Il rêve, écoutons-le. BÉLISSAIRE. Si ma fidélité A secoué le joug de votre autorité. Votre courroux est juste, et ma mort légitime ; Mais au moins, grande Reine, apprenez-moi mon crime, Et ma main aussitôt s'offre à vous dégager Du besoin d'implorer un secours étranger. L'EMPEREUR. Le songe est un tableau des passions humaines, Qui dedans le repos représente nos peines ; Un confident peu sûr, un parleur peu discret, Qui des plus retenus évente le secret ; La vérité veillante en sa bouche endormie, Malgré lui-même, enfin, m'apprend son ennemie ; Mais puisqu'il m'est aisé d'en réprimer l'effort Je ferai, par mes soins, un songe de sa mort, Ou qui l'effectuera m'ôtera la lumière ; Craignant de l'éveiller, tirons-nous plus arrière, D'où nous puissions ouïr s'il n'ajoutera rien Qu'il nous soit important d'apprendre pour son bien. Il se met lui, Alvare, et les Gardes derrière la tapisserie. SCÈNE V. Théodore, Philippe, [L'Empereur, Bélisaire, Alvare, Narsès]. THÉODORE. Infâme, coeur sans coeur, homme indigne de l'être, Après ta lâcheté tu peux encor paraître ?Quand d'un coup de ta main Anthonie est le prix, La peur plus que l'espoir peut toucher tes esprits ? PHILIPPE. Voici le fer encor destiné pour sa perte, Mais la commodité ne s'en est pas offerte. THÉODORE. Jamais l'occasion. L'EMPEREUR. Dieu ! Qu'est-ce que je vois : THÉODORE. Ne s'offre assez commode aux poltrons comme toi ; Donne-moi ce poignard. PHILIPPE. Laisser, grande Princesse, Dompter à la raison le transport qui vous presse. THÉODORE. Ne me conseille point. PHILIPPE. Voilà mon bras tout prêt Pour l'exécution de ce funeste arrêt. THÉODORE. Va, je ne te crois plus. PHILIPPE. Épargnez-vous le blâme D'un coup peu convenable à la main d'une femme. THÉODORE, lui arrachant le poignard. N'osant pas l'entre prendre, et me manquant de foi, La tienne en a fait un bien moins digne de toi. PHILIPPE. Ne puis-je l'éveiller ? Si j'ose vous le dire, Madame, Bélisaire est utile à l'Empire ; Il soutient votre trône, et vous tentez un coup. THÉODORE. Tais-toi, lâche. BÉLISSAIRE, bas. Qui veille, et se tait, voit beaucoup. THÉODORE. N'entre pas plus avant, et garde cette porte, Tandis que je l'immole au courroux qui m'emporte. PHILIPPE. Dieu ! Tant de bruit est vain, et ne l'éveille pas ! Je n'ose plus parler mais feignons un faux pas. Il fait du bruit du pied. THÉODORE. Contiens-toi, traître. PHILIPPE. Ô Dieu ! Ce sommeil léthargique Fera, malgré mes soins, l'aventure tragique. THÉODORE, proche de Bélisaire le poignard à la main. Ce qu'aux plus résolus en vain j'ai proposé, Et ce qu'en ma faveur trois hommes n'ont osé, Va satisfaire enfin la fureur qui m'enflamme, Et s'exécutera par la main d'une femme. L'EMPEREUR, sortant avec Alvare, et lui retenant le bras.Arrête, malheureuse ! THÉODORE. Ô Ciel ! L'EMPEREUR. Ne sais-tu pas, Que ce jeune Héros m'a toujours sur ses pas ? Qu'une inclination rare au point qu'est la nôtre, Fait qu'au besoin toujours l'un est l'Argus de l'autre ; Et qu'outre le bon oeil dont il est vu des Cieux, Quand il repose encor il veille par mes yeux ; Ses intérêts sont miens, et qui lui fait outrage, S'il ne s'adresse à moi, s'adresse à mon image, Et qui sur le portrait porte aujourd'hui la main, Contre l'original la peut porter demain ; Ainsi quand ta fureur contre lui t'intéresse, C'est à moi-même, à moi, que l'attentat s'adresse. THÉODORE. À vous, Seigneur ! L'EMPEREUR. Tais-toi, que par ce vain propos Tu ne me fasses tort, en rompant son repos, Et son corps et le mien n'étant que même chose, Dont une moitié dort, et dont l'autre repose, Ne me réplique point de peur de m'éveiller, En la moitié de moi que tu vois sommeiller. THÉODORE. L'équité toutefois vous doit. L'EMPEREUR. Tais-toi, te dis-je, Je sais bien les devoirs où l'équité m'oblige ; Et que le fondement d'un si noir attentat, Et de tel préjudice à celui de l'État, N'est que le déplaisir qu'il faille que sa gloire Des plus grands de ma cour efface la mémoire, Et que malgré mes soins, Philippe ton parent Vois au-dessus de lui ce fameux Conquérant, Posséder un objet pour qui son coeur soupire, Et m'aider à porter les rênes de l'Empire ; Mais ne puis-je pas dire, avec juste raison, Que ton ingratitude est sans comparaison, De souhaiter sa perte, et voir d'un oeil d'envie L'éclat d'une fortune, et le cours d'une vie, Par qui l'Empire a fait de si fameux progrès, Et de qui tout l'emploi passe en nos intérêts ; A-t-il à sa valeur permis jamais de trêve ? N'est-ce pas plus son bras que le mien qui l'élève ? Et ne s'est-il pas fait et tracé de son sang, Un chemin pour monter à cet illustre rang ? Il a si loin d'ici sa valeur signalée, Que l'Aigle pour le suivre a forcé sa volée, Et que jamais Trajan n'a vu nos bords si loin, Qu'on les voit de mon règne, étendus par son soin ; Ses célèbres exploits ont étonné les Parques, Ils ont à mon pouvoir soumis douze Monarques, Et ce grand coeur, l'effroi des peuples et des Rois, Triomphera demain pour la quinzième fois ; Tous les jours pour ma gloire il court la terre et l'onde, Et rival du Soleil en l'Empire du monde, Fait briller sa valeur presque en autant de lieux, Que brillent les rayons de ce Flambeau des Cieux ; Tu veux désespérée ôter par ta furie Un Ministre à l'État, un Père à la patrie, Au trône une colonne, au Prince un favori, Aux hommes un chef-d'oeuvre où le Ciel s'est tari, Un miracle à la paix, un prodige à la guerre, Et l'ornement, enfin, d'un Héros à la terre ; Mais ta haine entreprend, en ce dessein pervers, Un Lion Africain qui dort les yeux ouverts ; Celui dort sûrement qui dort dans l'innocence, Et tous les yeux du Ciel veillent pour sa défense ; C'est pour le garantir, et t'arrêter le bras, Que son soin provident adresse ici mes pas ; Et, je jure le Ciel, et cette même vie, À qui tant de vertu procure tant d'envie, Depuis que sur ses soins mon trône se soutient, Que sans quelque respect dont l'honneur me retient, Ce fer ; mais modérons l'ardeur qui nous emporte, Je suis Prince et chrétien, de qui l'exemple importe ; Mais pour ne faire pas qu'il me soit imputé, Que recueillant le droit, je manque d'équité, Er réduisant les lois dans l'ordre où je les range, Je sois impunément le premier qui les change, Je dois les yeux bandés peser d'un poids égal, Comme le prix du bien, l'importance du mal, Et punir le dernier comme le droit l'ordonne, Fût-ce, au lieu de ma femme en ma propre personne ; Holà, quelqu'un. BÉLISSAIRE, feignant de s'éveiller en sursaut. Seigneur. NARSÈS, vient et dit. Seigneur. BÉLISSAIRE. Que vois-je, ô Cieux ! Quel importun sommeil s'est glissé sous mes yeux ? SCÈNE VI. Narsès, Bélisaire, L'Empereur, Théodore, Philippe, Léonse, Gardes. L'EMPEREUR. Certain chagrin conçu dans l'esprit de la Reine, Dont j'ignore la cause, et partage la peine ; M'a fait, en autres avis, estimer à propos (Autant pour sa santé, comme pour mon repos) De l'envoyer attendre au logis de son père, Et des lieux et du temps, l'effet que j'en espère ; Et dedans la douceur de son natal séjour, Se remettre l'esprit des troubles de la Cour : Je vous charge, Narsès du soin de sa conduite, Avec deux seulement, des filles de sa suite ; Et pour lui faire voir la faveur que je dois Au bras qui fait si loin reconnaître mes lois, Et me rend si serein le jour que je respire, Léonse, apporte ici les marques de l'Empire. Léonse sort. THÉODORE. Passe, mon désespoir, passe au dernier effort, Et prévient cet affront par le coup de ma mort. L'EMPEREUR. Les Rois comme rayons de la divine essence, En leur gouvernement imitent sa puissance, Font d'un mont élevé des abymes profonds, Élèvent un vallon à la hauteur des monts, Et tenant pour chacun la balance commune, Au prix de la vertu mesurent la fortune ; Je te mettrai si haut que la faux du trépas, Sans te pouvoir toucher passera sous tes pas, Et que le peu de fruit d'attenter sur ta vie, Fera crever la haine et lassera l'envie. SCÈNE VII. Léonse tenant un bassin d'argent, dans lequel il y a une Couronne de lauriers et un Sceptre, L'Empereur, Théodore, Narsès, Philippe, Bélisaire, Gardes. L'EMPEREUR, prenant le Sceptre. Partageant avec toi ma puissance et mes biens, J'estime encor t'ôter la part que j'en retiens, Puisque m'étant acquis par ta valeur insigne, Ils viennent de toi seul, et toi seul en est digne ; César doit sa fortune à ses bras indomptés, Possèdes-en le nom comme les qualités, Et digne successeur du rang de ce grand homme Règne sur l'Occident et sois Maître de Rome. Il rompt le sceptre en deux morceaux.Tiens, en cette moitié du Sceptre Impérial, À mon autorité prends un pouvoir égal ; Tiens te dis-je. Il s'en défend. BÉLISSAIRE. Seigneur ! L'EMPEREUR. Ce refus m'importune ; Ta main l'honore plus qu'il n'accroît ta fortune ; Je te rends en effet moins que je ne te dois, En te faisant justice il serait tout à toi. Il prend la couronne et la divise en deux.Ce front grave et charmant, digne front d'un Monarque, Aussi bien que ton bras, en doit porter la marque ; Ce laurier partagé le ceignant fera voir, Que je t'ai, comme lui, partagé mon pouvoir. BÉLISSAIRE. Pour un vassal, Seigneur, une gloire si rare ! L'EMPEREUR. Quoi que le sort te donne, il t'est encor avare, S'il pèse ton mérite et mon affection ; Pour marque, maintenant, de ta possession, Et du rang souverain que tu tiens en l'Empire, Ordonne sur le champ quoi que ton coeur respire, Et fût-ce au détriment de mon propre intérêt, Moi-même je m'en fais un immuable arrêt. BÉLISSAIRE. Si, sans le mériter, ma fortune est si grande, J'ose prier, Seigneur. L'EMPEREUR. Que dis-tu ? BÉLISSAIRE. Je commande ; (Mais en votre présence !) L'EMPEREUR. Achève. THÉODORE. À cette fois, L'effroi me saisit l'âme, et m'interdit la voix. BÉLISSAIRE. Que Madame. THÉODORE. Ha cruel ! BÉLISSAIRE. Ma Reine et ma Maîtresse, (Quelque secret ennui que marque sa tristesse,) Par son éloignement ne prive point la Cour De ces vivants Soleils, dont elle tient le jour ; Et remettre à vos pieds ces marques souveraines, De l'Empire sacré, dont vous tenez les rênes, Puisqu'enfin par les droits du mérite et du sang, Vous seul êtes pourvu de cet auguste rang, Et que de votre éclat, et de votre lumière, Je ne suis qu'une ébauche, imparfaite et grossière, Sans avantage aucun sur les autres humains, Que d'être seulement l'ouvrage de vos mains. Il remet se Couronne et son Sceptre aux pieds de l'Impératrice. L'EMPEREUR. Quoique mon coeur répugne à cette obéissance, M'en étant fait la loi, je n'ai point de défense ; Il suffit que ce bras, (si comme je prétends, Il accomplit en toi l'oeuvre que je prétends) T'élèvera si haut, qu'en ce rang magnifique, Les souhaits manqueront à ce coeur héroïque, Et que la passion des plus ambitieux, Ne peut monter plus haut, sans s'attaquer aux Cieux, LÉONSE. Qui jamais entendit une telle aventure. PHILIPPE. Qui jamais pour son Prince eut une foi si pure. NARSÈS. Quelle rage tient droit contre tant de bonté ? BÉLISSAIRE. Quel vassal à ce lieu s'est jamais vu monté ; Toi qui pour m'y placer m'as tiré de la boue, Arrête ici, Fortune, arrête ici ta roue. ACTE IV SCÈNE I. Théodore, Camille. THÉODORE. Non, non, Camille, non, je ne renonce pas À la prétention d'un si juste trépas ; Une ardeur raisonnable, autant que véhémente, [Note : Alentir : Rendre plus lent. [L]]Ne peut pas s'alentir quand la cause en augmente, Et le mal qui redouble est loin de s'alléger ; Je n'avais ce matin qu'un mépris à venger, Et ce soir d'un exil l'outrageuse sentence Quoiqu'enfin révoquée, appelle ma vengeance ; Si je ne suis sans coeur, de quel oeil, de quel front Puissé-je souffrir l'auteur d'un si sensible affront ? CAMILLE. Si la grâce vous vient d'où l'affront vous procède, Si la source du mal l'est aussi du remède, Même l'un arrivant contre sa volonté, Et l'autre vous naissant de sa pure bonté ; Pouvez-vous conserver contre l'ombre d'un crime, Au mépris d'un service, un courroux légitime, Et loin de lui payer l'intérêt d'un bienfait, Le châtier d'un mal qu'il ne vous a pas fait ? THÉODORE. Quelque part d'où l'injure, ou la grâce procède, Tout en est criminel, le mal et le remède, Et ce qui m'est venu contre sa volonté, Et ce qui m'est produit de sa pure bonté ; Faire rougir un front couvert d'un diadème, Ne peut être qu'un crime à l'innocence même ; Mais avoir dessus moi pris des droits absolus, Jusqu'à me pardonner, m'offense encore plus ; Je possède à regret le fruit de son audace, Mon exil m'affligeait bien moins que cette grâce ; Et c'est à ma grandeur un reproche fatal, Que d'avoir eu besoin des faveurs d'un vassal ; Il ne suffisait pas à cet esprit superbe, Que sous moi la Fortune a mis plus bas que l'herbe, Qu'autrefois mon amour ait dépendu de lui, Il veut que mon sort même en dépende aujourd'hui ; Et faisant peu d'état de m'avoir outragée, Prétend m'avoir rendue encor son obligée ; Payons d'un même prix l'une et l'autre action, Et l'injure reçue, et l'obligation ; Punissons son pardon autant que son offense, Mon repos souffre en l'une, en l'autre ma puissance ; Et s'oser ingérer de faire grâce aux Rois, Est d'un sourd attentat les soumettre à ses lois. CAMILLE. La haine confond tout, et quoi qu'on lui propose, En son propre aliment convertit toute chose ; Mais quelle voie, encor, s'offre pour vous venger, Qui ne vous jette pas en un second danger ? THÉODORE. Après tous les moyens qu'une mortelle haine, Pouvait faire tomber en l'esprit d'une Reine ; Que le fer quatre fois mis en usage en vain, M'a paru de sa mort un moyen peu certain ; Que j'ai cru le poison une douteuse voie, Vu l'éminent péril de celui qui l'emploie ; Que je n'ai pas jugé qu'on lui pût sur l'État Imposer d'apparent, ni croyable attentat, Non plus que lui former de parti, ni de ligue, Dont par sa vigilance il n'éventât la brigue ; Enfin, je n'ai jugé, pour lui ravir le jour, Lui pouvoir susciter autre ennemi qu'Amour ; Je veux avec tout l'art et toutes les caresses, Qui pourraient d'un barbare arracher des tendresses, Et par qui sur un coeur un autre peut régner, Pour perdre cet ingrat, tâcher de le gagner ; Et si par tous les soins, dont mon sexe est capable, Je puis embarrasser cet esprit indomptable, Le dessein de sa perte est si bien concerté, Que ses jours de bien près suivront sa liberté ; Nise, en qui l'Empereur, plus qu'en nulle a créance, M'a touchant ce dessein promit son assistance ; L'offre de tel parti qu'elle voudra choisir, Jointe à quelques présents, la range à mon désir : S'il ne m'aima sujette, il a l'âme assez vaine Pour donner dans le piège, et m'aimer Souveraine ; Et la Couronne a joint au peu que j'ai d'appas, De nouvelles splendeurs, qu'alors je n'avais pas ; Quant au lieu de sa perte, où tend mon entreprise, Je n'obtiendrais que l'heur d'engager sa franchise, Pour punir cet esprit autrefois si glacé, Par mes dédains présents de son mépris passé, Je l'en verrais, peut-être, avecque moins de peine, Et sa confusion dissiperait ma haine ; Mon courroux satisfait pourrait souffrir les jours, Et ma juste vengeance arrête là son cours. Le voilà, souviens-toi que cette confidence, Commet ma propre vie au soin de ta prudence ; Adieu ; faites mes yeux mieux que n'a fait ma main. CAMILLE. Camille se retire disant.Que d'inhumanité dedans un coeur humain. SCÈNE II. Bélisaire, Théodore. BÉLISSAIRE, se voulant retirer. Dieu ! THÉODORE. Bélisaire, un mot ; le sort m'est bien contraire, De m'affliger au point de toujours vous déplaire, De rebuter si fort qu'on ne me souffre pas, Et vous être un sujet de détourner vos pas ! BÉLISSAIRE. Qui sait valoir beaucoup, librement se méprise, Le respect me chassait, et non pas la surprise. THÉODORE. Comme le Ciel sur nous répand avec le jour Les secrets mouvements, et de haine et d'amour, Nous semblons l'un pour l'autre en tenir de naissance, Moi l'inclination, et vous l'indifférence : Vous souvient-il du temps qu'en pareil entretien, Je ne vous pus nier de vous vouloir du bien ? BÉLISSAIRE. Comme vous présentiez l'éclatante Couronne, Qu'autant que votre hymen, votre vertu vous donne ; Comme futur vassal de votre Majesté, Je méritai dès lors des traits de sa bonté. THÉODORE. S'il vous souvient aussi, dès lors un trait de flamme, Des yeux de ma cousine avaient blessé votre âme, Et ce fut le sujet qui fit qu'avec froideur Vous prêtâtes l'oreille à ma naissante ardeur ? BÉLISSAIRE. Qu'entends-je, juste Ciel ! Veut-elle l'inhumaine, Me perdre par l'amour, n'ayant pu par la haine ? Et votre rang, Madame, et cet auguste aspect, Restreignirent mes voeux aux termes du respect ; J'eusse eu tort de tenter un espoir impossible, Je fus respectueux, et non pas insensible ; Je sus qu'à m'approcher du céleste flambeau, Je ne pouvais gagner qu'un illustre tombeau ; Et qu'en vain un mortel à cet honneur aspire, À moins que d'y voler sur l'Aigle de l'Empire ; Sur lui Justinien, mon Maître et votre Époux, Mérita cette gloire, et s'approcha de vous ; Et du sacré bandeau qu'il vous mît sur la tête, Acheta de vos voeux la superbe conquête ; Mais moi, quel diadème avais-je à vous offrir ? Que pouvais-je pour vous, qu'adorer et souffrir ?Et sous quel front, hélas ! Eussé-je osé paraître, Amant de ma Maîtresse, et rival de mon Maître ? Le Ciel devant les temps avait marqué pour lui, Ce trésor amoureux qu'il possède aujourd'hui ; Et tout autre tendant vers un objet si digne, N'eût en un vol si haut fait qu'une chute insigne. THÉODORE. Si l'amour inégal ne produit des effets, Il oblige toujours et n'offense jamais ; S'il ne plaît, il honore, et si votre service N'est reçu pour amour, il l'est pour sacrifice ; De quelque étroit respect qu'un amour soit contraint, N'osant pas demander, pour le moins il se plaint, Même sans ressentir de véritables atteintes, Qui ne veut pas déplaire, oblige par la feinte ; Et l'art, quoique trompeur, d'un coeur indifférent, Est bien moins offensif qu'un mépris apparent ; Mais il vous importait par l'amour d'Anthonie, Que de vos procédés la feinte fût bannie, Et vous ne vouliez pas perdre une occasion, Qui la pût rendre vaine à ma confusion ; Ce rebut de mes voeux, ce mépris, cette glace, Vous était des degrés pour monter à sa grâce ; Si cette indignité dût me désobliger, Je ne vous le dis point, vous le pouvez juger ; Pour marque seulement que j'étais généreuse, J'étais noble, il suffit, et de plus amoureuse ; Le sort m'ayant aussi fait naître la saison, D'essuyer cette injure et d'en tirer raison, J'ai cherché, je l'avoue, en ma juste colère, Des moyens de vous perdre, et de me satisfaire ; Mais depuis vos bontés rétablissant vos lois ; Achevez mes soupirs qui me coupez la voix, Un peu bas.Puisque vouloir forcer cette ardeur obstinée, Est lutter vainement contre ma destinée, Témoignons-lui : mais lâche ! À quoi te résous-tu ? BÉLISSAIRE, à part. Sois-moi propice, ô Ciel ! Et soutiens ma vertu ! J'ai d'un coeur invincible affronté la Fortune, J'ai vu d'un oeil constant le courroux de Neptune, J'ai franchi sans trembler les plus sanglants hasards, Et rendu sans effet les menaces de Mars ; Rien n'a pu m'étonner, et cette force d'âme, Se rend sans résistance à la voix d'une femme ; Sa fureur s'apaisant en obtient mieux ses fins, En fait plus par trois mots, que par trois assassins ; Le trouble me saisit, la frayeur me possède, Mais ma foi tient toujours si ma constance cède ; On peut grand Empereur, mon Seigneur et mon Roi, On peut m'ôter le jour, mais non m'ôter la foi ; Et l'on me fait grand tort de me croire assez traître, Pour devoir attenter sur l'honneur de mon Maître. THÉODORE. Il se trouble ! Espérons, c'est déjà quelque effet, L'adversaire en désordre est à moitié défait, Achève, ô feinte amour, d'établir ton empire, [Note : Adroite : L'original porte adrette. Qui a de l'adresse, soit du corps, soit d'esprit. [L]]Par l'adroite faveur qu'un heureux sort m'inspire ; Quand il se baissera, nous retirant soudain, Sortons, et lui laissons cette écharpe à la main. Elle laisse choir son écharpe de son bras. BÉLISSAIRE. Je cherchais l'Empereur qui m'attend pour la chasse, L'heure en presse, Madame, accordez-m'en la grâce. THÉODORE. Je m'y rends avec vous, l'ébat m'en sera cher ; Il ne l'aperçoit pas, ou ne l'ose toucher. BÉLISSAIRE, à part. Sous cette écharpe, encor, quelque embûche est tendue. THÉODORE, laissant tomber un de ses gants sur l'écharpe : À part.Ce gant dessus l'écharpe adressera sa vue. BÉLISSAIRE, à part. Défendez-vous mes yeux de ce second appas, Et quoi que vous voyez, feignez de ne voir pas. THÉODORE, à part. Ou ma faveur le trouble, ou l'amour qui l'engage, Des yeux comme des mains lui dérobe l'usage : Elle lui dit.Un gant me vient de choir, et pour le ramasser, Vous ne m'obligez pas du soin de vous baisser. BÉLISSAIRE. Madame je l'ai vu, mais en cette occurrence, J'aurais cru d'un devoir faire une irrévérence ; C'est un gage divin, et le soin qu'en eut pris Une profane main, eut profané son prix ; Et vous eût fait injure en vous faisant service. Une plus belle main vous rendra cet office ; Il appelle Anthonie dans l'antichambre.Anthonie. THÉODORE. Ha cruel ! Coeur insensible et fier ! BÉLISSAIRE, tenant sa lettre. Dans la main en passant coulons-lui ce papier. Il baille sa lettre à Anthonie qui la met dans sa manche. SCÈNE III. Anthonie, Bélisaire, Théodore. THÉODORE, à part. Quoi, ni voeux, ni faveurs, rien ne touche son âme ! BÉLISSAIRE. Cette écharpe et ce gant sont tombés à Madame, Ce devoir vous regarde. ANTHONIE. Et l'honneur m'en est doux. BÉLISSAIRE, à part, se retirant. Le piège est échappé, fuyons, retirons-nous. SCÈNE IV. Théodore, Anthonie. ANTHONIE. Cette écharpe et ce gant ne sont pas sans mystère, Mais mon salut dépend de voir et de me taire. Elle lève l'écharpe et le gant, et les donne à Théodore. THÉODORE. Vous accourrez bien vite à cette chère voix. ANTHONIE. Manquai-je en vous rendant l'honneur que je vous dois ? THÉODORE. Vous me rendez toujours assez de témoignage, Et de vos passions, et de votre servage ; Est-ce là de quel soin vous vous en détachez ? Mais quel est ce papier ? ANTHONIE. Quel ? THÉODORE, prenant la lettre de Bélisaire dans la manche d'Anthonie. Que vous me cachez ? ANTHONIE. Madame. THÉODORE. Je suis femme, et l'obstacle m'anime ; Aux esprits curieux un refus est un crime ; N'irritez point le mien. ANTHONIE. La curiosité N'est pas la passion dont il est agité. THÉODORE. Et quelle donc ? ANTHONIE. L'envie ; ô dure servitude ! Que tu m'es importune, et que ton joug est rude ! Elle s'en va en colère. SCÈNE V. THÉODORE, seule. Je vous ferai laisser sur votre liberté, L'honneur d'une absolue et pleine autorité. Enfin tu reconnais, chétive Souveraine, Qu'aussi bien que l'effet, la feinte encor t'est vaine ; Que sans fruit le mensonge entreprend aujourd'hui, Ce que la vérité n'a pu gagner sur lui ; Que de ce fier rocher toute approche est bannie, Et que sans différence, hors celui d'Anthonie, Il foule tous les coeurs à ses pieds abattus, Et tient de grands mépris pour de grandes vertus : Essayons toutefois un moyen qui succède, À nouvel accident trouvons nouveau remède ; Assurons, en vengeant un amour irrité, Et notre bonne estime, et notre autorité ; Nuisons sans répugnance à qui nous pourrait nuire, Détruisons un gant, qui nous pourrait détruire ; J'ai de quoi triompher de ce superbe esprit, Elle lit la lettre de Bélisaire.Le sort m'offre à propos une arme en cet écrit. Leurs plus secrets pensers, leur propre intelligence, Quand je perds tout espoir, s'offrent à ma vengeance ; Voici de quoi détruire, et de quoi renverser Ce Colosse orgueilleux, si fort à terrasser Contre qui la fureur n'a que de vaines armes, Et pour qui l'Amour même a d'inutiles charmes : Commençons donc l'ouvrage, ô mes justes douleurs, Fournissez-moi de cris, de sanglots et de pleurs ; Intéressez mon sein, et mes yeux, et ma bouche, Autrefois si courtois à cet esprit farouche, À venger les soupirs, les regards et les voeux, Qui le purent laisser insensible à mes feux : Ha ! SCÈNE VI. Théodore, L'Empereur, Gardes. L'EMPEREUR. Que vois-je, Madame, à quel torrent de larmes Laissez-vous effacez la splendeur de vos charmes ?Un si doux ennemi par ses abaissements, N'a-t-il pas étouffé tous vos ressentiments ? THÉODORE. Je ne sais dans l'ennui dont je me sens confondre, Ni comment respirer, ni comment vous répondre ; Ordonnez que d'un fer le sein me soit ouvert, Exposez à vos yeux mon coeur à découvert, Il vous dira bien mieux que ne fera ma bouche, Et l'ennui qui me tue, et l'affront qui vous touche ; Ô Dieux ! Avoir pour lui témoigné tant d'horreur, Fait voir tant de mépris, conçu tant de fureur, Avoir par tant de gens sa perte poursuivie, Et de ma propre main attenté sur sa vie, Tant abhorré son nom, perdu tant de repos, Tant pleuré, tant gémi, tant poussé de sanglots, N'a pu vous faire ouïr des oreilles de l'âme, Que ce traître ! L'EMPEREUR. Attendez, n'achevez pas, Madame, Pesez auparavant que de rien intenter, La juste occasion qui vous y doit porter ; Songez quel intérêt m'attache à Bélisaire, Qu'il m'est également, et cher, et nécessaire, Et que les qualités et de femme et d'époux, Prenant votre querelle, et me parlant pour vous, L'éclat où sa valeur maintient mon diadème, Parlera, d'autre part, pour cet autre moi-même ; Qu'étant de mon État le plus solide appui, On ne me peut heurter qu'on ne me choque en lui ; Qu'autant que votre amour son amitié m'enflamme, Et qu'il est mon ami, si vous êtes ma femme. THÉODORE. Quel ami, juste Ciel, et quel solide appui, Et vous, et votre État, rencontrez-vous en lui ? Hélas ! Souhaitez-vous le débris de l'Empire, Et, s'il se peut encor, quelque chose de pire, Procurez-vous sa haine et son hostilité, Plutôt qu'une amitié de cette qualité ; Croyez qu'il ne vous a, depuis quinze ans de guerre, Subjugué d'ennemi, ni sur mer, ni sur terre, Qui vous ait fait le tort qu'il vous fait aujourd'hui, Et ne vous ait été moins ennemi que lui ; L'Enfer ne peut former de si noire pratique, Il n'est tigre d'Asie, il n'est lion d'Afrique, Ni monstre si funeste, et si fort à dompter, Qu'au prix de cet ami, vous deviez redouter ; J'ai trop longtemps, hélas ! Sous la clef du silence, De cet audacieux retenu l'insolence ; Et ne pouvant, enfin, en divertir le cours, J'en faisais à l'effet, précéder le discours, Croyant qu'aux attentats qui vont à votre couche, La main, impunément, pût dénoncer la bouche, Et l'exécution en prévenir l'arrêt ; Vous m'avez vu le bras et le poignard tout prêt ; Mais vous l'avez soustrait à ma fureur extrême, Et pris son intérêt contre le vôtre même ; J'ai reçu pour le moins, ce fruit de mon malheur, De connaître à quel prix vous mettez ma valeur, De savoir quel degré j'occupe en votre grâce, Et de quel avantage un vassal m'y surpasse ; Contre toute justice, et contre toute loi, Quand j'ai voulu parler, on m'a tranché la voix, Et l'on m'a refusé ce que sans tyrannie, Aux plus noirs de forfaits jamais on ne dénie ; J'eusse reçu d'un Scythe un traitement plus doux, Et j'avais toutefois mon Juge en mon Époux ; Votre seul intérêt me rendait criminelle, Je n'avais pris le fer que pour votre querelle, Et l'arrêt d'un exil, des blâmes, des mépris, Ont d'une foi sincère été le juste prix. Elle lui donne la lettre de Bélisaire. Elle tombe comme évanouie.Ce papier vous peut dire au défaut de ma bouche, Si je suis véritable, et si l'affront vous touche ; Nise encor, que ce traître a voulu suborner, Et par qui l'insolent a cru me gouverner, Peut, si vous l'enquérez, joindre à ce témoignage, Combien pour vous celer un si sensible outrage, Contre mes sentiments j'ai longtemps combattu ; Et le Ciel, cependant, va payer ma vertu, Il veut par mon trépas vous en ravir la gloire, Et lui seul a des prix dignes de ma victoire. L'EMPEREUR. Que dites-vous, Madame ? Il ne demeure, ô Cieux ! Ni roses à son teint, ni lumière à ses yeux ! Ô funeste cahot de désordre et de trouble, Quand tout semble apaisé, c'est quand le mal redouble ; Et quand je crois jouir d'un repos apparent, La querelle d'autrui devient mon différent : Mais avant toute chose, arrêtons sa faiblesse ; À moi, quelqu'un. SCÈNE VII. Camille, Pages, L'Empereur. CAMILLE. Seigneur. L'EMPEREUR. Secourez la Princesse, Qu'un accident subit prive de mouvement. CAMILLE. Madame ! L'EMPEREUR. Passez-la dans son appartement. SCÈNE VIII. L'EMPEREUR, seul. Ô revers de fortune, à mon repos contraire ! J'en connais l'écriture, elle est de Bélisaire ; Et le défaut d'adresse en marque le secret ; Je répugne à l'apprendre, et m'instruis à regret. Il lit la lettre de Bélisaire.Quand j'ai cru que ma mort vous devait être chère, Et que vos belles mains s'en proposaient l'effort, Tout ce que je possède, et tout ce que j'espère, Me satisfait moins qu'une si belle mort. Qu'importait à mon coeur languissant dans vos chaînes, De mourir par les coups, ou des yeux, ou des mains ; Si vos mains, en effet étaient mes souveraines, Aussi bien que vos yeux étaient mes souverains. BÉLISSAIRE. Il continue.Le foudre, ce vengeur des querelles des Cieux, Grondant à mon oreille, et tombant à mes yeux, Ni le commun débris de toute la nature, Ne m'étonnerait pas, comme cette aventure ; Quoi, celui que jamais grandeur n'a pu tenter, Que le respect d'un trône empêche d'y monter, Qui content de s'en voir la plus ferme colonne, Et soutenir du bras le faix de ma Couronne, Se défend par respect de s'en charger le front, T'a voulu, mon honneur, couvrir de cet affront Libre d'ambition, permet qu'Amour le touche, Et refusant mon trône, entreprend sur ma couche ; Je dois être immortel, si de mes tristes jours, Ce sensible accident ne termine le cours ; Les devoirs qu'il lui rend, et sa paix qu'il réclame, Assez visiblement manifestent sa flamme, Cette soumission, ce pardon généreux, Est moins une pitié, qu'un effet amoureux ; L'Amour seul, dont le joug tient son âme asservie, Pardonne aux attentats qui vont jusqu'à la vie ; Lui seul en est capable, et la compassion N'étend pas ses effets jusqu'à cette action ; Par quel caprice, hélas ! Le sort a-t-il pu faire, De mon plus grand ami, mon plus grand adversaire, De l'objet de mes voeux celui de mon horreur, [Note : Fléau : Fléau d'armes, masse métallique d'une forme variable, sphérique ou allongée, armée ou non de pointes, et réunie par une chaîne à l'extrémité d'un manche. [L]]Et d'un bras de l'État, le fléau de l'Empereur ! Que de ce même coeur, si jaloux de ma gloire, Il ait pu proposer de flétrir ma mémoire ! Inutile douleur, aveugle affection ! Vains intérêts d'État, frivole ambition ! Injustes conseillers d'une lâche indulgence, Je n'ouvre qu'aux avis qui vont à la vengeance ; Je vous ferme l'oreille, et de peur de pencher Du côté du coupable, à son Juge si cher, Et croire la pitié qui me pourrait surprendre, J'éviterai sa vue, et ne veux point l'entendre, Je douterais d'un crime amplement avéré, Et qu'assez, sans sa voix, sa main a déclaré. Mais il vient ; que mon coeur souffre de violence ! Impose, mon honneur, impose-moi silence ; Tiens ferme, ma constance, agis sans t'émouvoir, Ma raison, ma vertu, faites votre devoir, Ne m'abandonnez pas en ce combat extrême, Où j'ai si grand besoin de moi contre moi-même, Où d'un si fort instinct je me sens incliner, Pour le fatal parti que je dois condamner. SCÈNE IX. Bélisaire, L'Empereur. BÉLISSAIRE. L'on attendait, Seigneur, mais l'heure qui se passe, Prive pour aujourd'hui de l'espoir de la chasse. L'EMPEREUR, bas, se promenant sans le regarder. L'ouvrage de mes mains ! L'effort de ma grandeur ! De ma plus chère estime attaquer la splendeur ! Un indigne ruisseau qui tient de moi sa source, Cherche impunément à corrompre sa source, Et le plus cher des miens diffame ma maison ! Ô noire ingratitude ! Ô lâche trahison ! BÉLISSAIRE. Prince, honneur des Césars, mon Seigneur et mon Maître, Hélas ! Quelle froideur me faites-vous paraître ? L'EMPEREUR, bas. En vain tu m'attendris, inutile pitié, L'intérêt de l'honneur va devant l'amitié. BÉLISSAIRE. Qui m'altère, Seigneur, une amitié si tendre ? Quoi, vous sans me parler, sans me voir, sans m'entendre ? En vous tant de froideur, ou tant d'aversion ! L'EMPEREUR. Vous avez mal usé de mon affection. BÉLISSAIRE. Si de ce sentiment mon esprit est capable, Prononcez mon arrêt, Seigneur, je suis coupable ; Mais le Ciel m'est témoin d'une fidélité, Incapable, ou d'atteinte, ou d'inégalité, Et qui se maintiendrait inviolable et pure, Dans le commun débris de toute la nature ; Ô Terre tu le sais ! Je vous atteste, ô Cieux ! L'EMPEREUR, s'en allant. Les yeux répareront le mal qu'ont fait les yeux. SCÈNE X. BÉLISSAIRE, seul. Achève ton ouvrage, ô disgrâce inhumaine ; Je deviens importun, on me souffre avec peine ! Et je respire encor où je suis odieux ! Les yeux répareront le mal qu'ont fait les yeux ! Quel mystère est caché dessous cette menace ? Mais quel ? Sinon qu'enfin Fortune se lasse ; Quelle est femme, et qu'il est de son ordre inconstant De rebuter enfin ce qu'elle obligea tant, Et n'élever personne au plus haut de sa roue, Que la fin de son tour ne jette dans la boue ; Ce n'est point ce revers, quoique si rigoureux, Qui cause mon désastre, et me rend malheureux, Et puisqu'on ne peut voir cette instable Déesse, Élever jamais rien qu'après elle n'abaisse, Et que c'est un instinct qu'elle ne peut dompter, Notre malheur n'est pas de choir, mais de monter. ACTE V SCÈNE I. BÉLISSAIRE, seul. Plus je rentre en moi-même, et plus je m'examine, Moins j'y puis de mon mal rencontrer l'origine ; Et moins j'y puis juger l'ombre d'une action, En quoi j'ai abusé de son affection ; D'oser de quelque embûche, ou de quelque artifice, Connaissant l'Empereur, taxer l'Impératrice, C'est contre l'apparence et le raisonnement, Douter de ses bontés et de son jugement ; Et lui-même ayant pris et le temps et la peine De retenir son bras, et réprimer sa haine, Il est hors de soupçon, qu'elle ait pu m'imposer Rien d'assez vraisemblable à pouvoir m'abuser ; Cet heur me reste, au moins en ce malheur extrême, Que la plus forte preuve est celle de soi-même, Que j'ai mille témoins en m'ayant pour témoin, Et que tout me manquant, je me reste au besoin ; Dans l'assiette où la Parque en sa plus forte rage, Au milieu des combats a trouvé mon courage ; Attendons ma raison, le coup de ce malheur, Puisque mon innocence égale ma valeur ; Que par elle à couvert du bras de la Justice, Je puis craindre l'outrage, et non pas le supplice, Et que dans la candeur où j'ai toujours vécu, Je puis être accusé, mais non pas convaincu. SCÈNE II. Léonse, Bélisaire. LÉONSE. Je vous suis trop acquis, pour vous pouvoir sans peine, Faire savoir, Seigneur, le sujet qui m'amène, J'ai de sa Majesté reçu l'ordre fatal De retirer le sceau de l'Aigle Impérial, Et m'acquitte à regret de ce mauvais office. BÉLISSAIRE, tirant de son doigt l'anneau que l'Empereur lui a donné. Rends, chétif, rends au sort ton premier sacrifice ; Quelque part qu'il nous donne en la faveur des Rois, Nous sommes tous mortels, et sujets à ses lois ; Le plus cher favori n'est rien qu'un peu de boue, [Note : Faire montre : On dit, faire montre de, sans article : celui-ci est du bon style. [FC]]Dont l'inconstant fait montre, et puis après s'en joue, Et ses honneurs ne sont que des sables mouvants, Qui servent de jouet aux haleines des vents : Il n'est si haut crédit que le temps ne consomme, Puisque l'homme est mortel, et qu'il provient de l'homme ; Ce qui nous vient de Dieu, seul exempt de la mort, Est seul indépendant et du temps et du sort ; Tenez, et profitez de ce funeste exemple, Qui vous en peut servir d'une preuve assez ample. LÉONSE. Le Ciel sait de quel oeil je vois votre malheur, Mais je ne vous en puis témoigner ma douleur. Il s'en va. BÉLISSAIRE. Le sort n'en veut qu'à moi, n'attirez point sa haine, Que vous n'éteindriez pas pour partager ma peine. SCÈNE III. Narsès, Bélisaire. NARSÈS. Commis à retirer les brevets des emplois, Qui vous ont fait l'envie et la terreur des Rois, L'amitié qui nous joint d'une si forte chaîne, Me fait premier que vous ressentir votre peine ; Mais une charge expresse adresse ici mes pas. BÉLISSAIRE. J'ai bien prévu mon mal, il ne me surprend pas ; L'Empereur m'honorant de ses magnificences, Je ne les reçus pas comme des récompenses, Il lui baille les clefs de son cabinet, et de ses caisses.Mais, ou comme des biens que j'empruntais de lui, Ou comme des dépôts que je rends aujourd'hui ; Devant ce changement, j'ai connu la Fortune. NARSÈS, entrant dans son Cabinet, où il prend ses papiers. Croyez que sa disgrâce avec vous m'est commune. BÉLISSAIRE. Trop de monde y prend part, et me voyant périr, Je vois chacun me plaindre, et nul me secourir. SCÈNE IV. Philippe, Bélisaire, Archers. PHILIPPE. Je viens le coeur atteint d'une douleur mortelle, Vous annoncer, Seigneur, un triste nouvelle, Dont je ne puis porter, sans ressentir les coups ; César m'a commandé de me saisir de vous. BÉLISSAIRE. Avec quelle furie, avec quelle vitesse Détruis-tu ton ouvrage, inconstante Déesse ? Que ton faste est trompeur ! Et quoi qu'il ait de beau, Que le chemin est court d'un Palais au tombeau ! Vous voilà vains honneurs, qui m'enfliez le courage, Écoulés en un jour, comme l'eau d'un orage ; Sans que de mes pensers le secret entretien, Me propose un scrupule, et me reproche rien ! PHILIPPE. Mon ordre porte encor de saisir votre épée. BÉLISSAIRE. Elle ! Que son service a toujours occupée ! Elle par qui l'Aurore est sujette à ses lois ! Elle qui fume encor du sang de tant de Rois ! Que de mes ennemis si longtemps redoutée, Par mes amis, enfin, elle me fut ôtée ! Je ne la rends qu'à lui, son bras seul, ou le mien, D'un si noble fardeau sont le digne soutien ; Je la veux bien placer, s'il faut que je la rende. L'Empereur vient. SCÈNE V. L'Empereur, suite de Gardes, Philippe, Bélisaire, Archers. L'EMPEREUR. C'est moi qui vous arrête, et qui vous la demande. BÉLISSAIRE. Tenez, elle ne peut mieux tomber de mes mains, Qu'aux pieds du plus puissant et plus grand des humains, Et de qui la valeur, comme elle est sans pareille ; Tenez, foulez aux pieds la huitième merveille, De tant de légions l'heur et l'étonnement, Et de votre grandeur le plus digne instrument ; Et s'il vous servit mal, reprochez-m-en la honte. L'EMPEREUR, s'en allant, dit à Philippe à qui il baille un papier. Exécuter cet ordre, et m'en rendez bon compte. BÉLISSAIRE, l'arrêtant et se jetant à ses pieds. Prince l'espoir des bons, et l'effroi des pervers, Une image de Dieu, Roi du bas univers, Arbitre souverain des fortunes humaines, Si pour distribuer et le prix et les peines, Et discuter le droit avec un juste soin, De l'une et l'autre oreille un Monarque a besoin ; Après avoir ouï ma mauvaise fortune, L'équité vous oblige à m'en accorder une, Pour vous justifier la plus sincère foi, Qu'un fidèle vassal eut jamais pour son Roi ; Quand le Tigre effrayé de ses grottes profondes, Jusqu'aux monts d'alentour fît dégorger ses ondes, À dessein d'éloigner, ou d'engloutir en vous ; Le sujet de l'effroi d'où naissait son courroux ; Lors, s'il vous en souvient, hors de course et d'haleine, Votre cheval bronchant, vous laissait dans la plaine, Et ce débordement à l'Empire fatal, Vous menaçait tout vif d'un tombeau de cristal ; Quand pour rendre sa rage et ses menaces vaines, Guidé de ces deux bras, ces deux rames humaines, Ce corps que l'amitié fît servir de vaisseau, S'alla charger du vôtre, et vous tira de l'eau ; Et lorsque du coteau qui faisait le rivage, Je vous fis contempler le péril du naufrage, Avecque vos esprits, votre voix de retour, Reconnut qu'en effet vous me deviez le jour ; S'il vous souvient encor du combat où les Perses, Après tant de refus et de fuites diverses, En un lieu favorable, enfin venus aux mains, Eurent sitôt rompu les escadrons Romains, Vous suivant de la vue, au plus fort de la presse, Où vous précipita votre ardente jeunesse, Je vis votre cheval percé de mille coups, Vous manquer comme l'autre, et se coucher sous vous, Et presque en même temps dans le fort des alarmes, En mille éclats d'acier choir et voler vos armes ; Mon coeur à cet objet saisi d'une chaleur, Dont les bouillants effets passèrent ma valeur, Me fît fendre les rangs, et sans toucher à terre, Sur ceux qui vous pressaient fondre comme un tonnerre, Là de tous mes efforts dont je n'espérais rien, De votre cheval mort, je vous mis sur le mien, Vous rendis la vigueur, qui vous était ravie, Et vous fis un chemin de la mort à la vie ; Je crois bien que le sort, bien plus que ma valeur, D'un si triste accident divertit le malheur, Et que vous destinant à ce degré suprême, Et devant à ce front l'éclat d'un diadème, Il ne put s'oublier dedans vos intérêts, Sans faire préjudice à ses propres décrets ; Mais à ses soins, enfin, c'était joindre mon zèle, Comme il vous était bon, je vous étais fidèle, Si je ne vous causai, je vous voulus du bien, Et mon dessein vous fut un instrument du sien ; Depuis, comme à votre heur, toute chose conspire, Votre oncle encore vivant vous résigna l'Empire ; Et j'étendis ses bords jusqu'aux fameux déserts, Qu'arrose le grand fleuve émulateur des mers, Qui dedans son sépulcre entre avec violence, Et dedans son berceau garde un si doux silence, Que le lieu de sa source est encore douteux, Le Nil qui meurt si vain, et qui naît si honteux. Sous combien de climats, et sur combien de terres, N'ai-je à l'Aigle Romain fait étendre ses terres, Ne l'ai-je pas rendu depuis que je vous sers, Monarque de la terre, aussi bien que des airs ? Je l'ai conduit si loin, que j'en ai fait dépendre, Presque tous les pays ignorés d'Alexandre ; Le Gange dont le jour voit la source en naissant, Par l'heur de mes travaux, vous est obéissant ; Par moi l'une et l'autre Inde est sujette à l'Empire, Par moi dessous vos lois tout l'Occident respire, Et, si je l'ose dire à votre Majesté, Elle a par ma valeur plus acquis qu'hérité. Mais outre tant d'éclat joint à votre couronne, Combien ai-je servi votre propre personne ? Combien ai-je arrêté par un heureux effort, De bras déjà levés pour vous porter la mort ; S'il ne vous en souvient, nul que vous ne l'ignore, Et du traître Archytas la cendre fume encore ; Accroître vos États, et vous sauvez le jour, Sont-ce d'indignes fruits d'une sincère amour ? Je sais qu'avec excès vos mains Impériales, Des charges de l'État m'ont été libérales ; Mais vous n'aviez dessein en m'élevant si haut, Que de me faire après choir d'un plus rude saut, Et m'abaisser autant que l'on m'avait en butte, Chaque pas de ma gloire en est un de ma chute, Et le seul souvenir restant de vos présents, Fait de mes biens passés autant de maux présents ; Le médiocre état d'une fortune basse, M'eût bien été, sans doute, une plus légère grâce, Que celle des grandeurs qui me coûtent si cher, Et du rang éminent dont il faut trébucher ; En me faisant du bien vous me fûtes barbare, En m'obligeant, cruel, en me donnant, avare ; Le Crocodile, ainsi, tue en versant des pleurs, La sirène en chantant, et l'aspic sous les fleurs ; Si par quelque rapport ma foi vous est suspecte, Est-il rien que l'envie ou n'attaque, ou n'infecte ? Ce monstre si cruel, sous un front si courtois, N'a-t-il pas l'accès libre en la maison des Rois ? Quels siècles et quels temps n'ont pas porté des traîtres, En ont-ils exempté les Cours de vos ancêtres ? Et l'oeil d'un Empereur, non plus que d'un sujet, Peut-il lire en un coeur, ni savoir son projet ? Dieu seul de nos esprits pénètre les abîmes, Si j'avais pu faillir, j'aurais pu de beaux crimes, J'ai pu m'assujettir cent lieux où vous régnez, Retenant les États que je vous ai gagnés, Mais je vous ai gardé cette vertu sincère, Que le fils, pour régner, ne garde pas au père, Et faisant tout pour vous, n'ai souhaité pour moi, Que la gloire et le bruit d'une immuable foi ; Les Rois ne sont plus Rois depuis que leur puissance Laisse à la calomnie opprimer l'innocence, Vous dépouillerez-vous de cette qualité, Et pour moi seul, hélas ! N'est-il point d'équité ? En quel lieu qu'à vos pieds faut-il que je l'attende. À genoux.Vous m'y voyez, Seigneur, et je vous le demande, Apprenez-moi le crime, auparavant l'arrêt, Ma conservation est de votre intérêt ; Admettez l'innocence à réprimer l'outrage, Et ne vous hâtez pas d'effacer votre image. L'Empereur lui tourne le dos, et s'en va. PHILIPPE, pleurant. Cesse vaine pitié, dont mon coeur est transi ! BÉLISSAIRE. Ainsi, mon maître, hélas ! Vous me quittez ainsi, Et votre dureté rend ma plainte inutile ! À qui donc me plaindrai-je, où sera mon asile ? Ha ! Puisqu'ici mes cris et mes soupirs sont vains, C'est à vous, justes Cieux ! À vous que je me plains ; Voyez mon innocence, et rendez témoignage De l'injuste rigueur dont la terre m'outrage ! Et du prix dont César reconnaît mon amour ; J'ai fait aller ses lois partout où va le jour ! Du Levant au Couchant j'ai porté sa lumière, Et je trouve la mort au bout de ma carrière ; Son pouvoir n'ayant plus où s'étendre plus loin, Il brise l'instrument dont il n'a plus besoin. Philippe, à quelle fin destine-t-on ma vie ? À quoi l'ont condamnée, ou la haine, ou l'envie ? Allons, s'il faut mourir il est temps de partir, La mort qui frappe tôt s'en fait moins ressentir. Il sort. PHILIPPE, dit bas. J'ai regret que le sort m'emploie à la ruine De la plus éclatante et superbe Machine ; Mais César me l'ordonne, et les ordres des Rois Lèvent toutes défenses, et passent toutes lois. SCÈNE VI. L'Empereur, Léonse, Narsès. L'EMPEREUR. Je souffre, je l'avoue, en cette inquiétude, Un reproche secret de mon ingratitude ; Quand je pense aux États que son bras m'a soumis, Qu'il a fait mes sujets de tous mes ennemis ; Qu'il a mis par ses soins, en délices fertiles, L'abondance en mes champs, et la paix en mes villes ; Et que je puis fermer par l'heur de ses exploits, Le Temple, qu'un même heur n'a fermé qu'une fois ; Ma raison justement condamne ma colère, Sa perte est de ses faits un indigne salaire, Je les reconnais mal, et laisse à ses rivaux De tièdes passions d'égaler ses travaux ; Mais l'affront d'autre part sensiblement me touche De voir en un vassal des pensers pour ma couche, Et repassant des yeux ce que j'ai fait pour lui, Que je l'avais élu pour mon plus ferme appui, Que je lui départais l'éclat qui m'environne, Et qu'ayant avec lui partagé ma Couronne, Il a voulu souiller l'honneur de ma maison, Ma colère avec droit condamne ma raison ; Ce crime, de mes voeux est un prix bien indigne ; Nise m'a confirmé cette insolence insigne, Et le souffrant je laisse en cette impunité, Un exemple fatal à mon autorité. LÉONSE. Sans prétendre, Seigneur, taxer l'Impératrice, La haine d'une femme a beaucoup d'artifice. NARSÈS. Et son art redoutable aux esprits les plus forts, Pour produire un dessein meut de puissants ressorts. L'EMPEREUR. Sa perte est à l'État de trop grand préjudice, Pour ne lui rendre pas raison de ma justice ; C'est pour cet intérêt que je vous ai fait voir À quel point son amour a trahi son devoir ; Et comme par des traits, moins d'encre que de flamme, Sur ce fatal papier sa main produit son âme ; Joint qu'au moindre attentat contre un front couronné, C'est être criminel que d'être soupçonné. SCÈNE VII. Camille, L'Empereur, Léonse, Narsès, Gardes. CAMILLE. Suspendez votre arrêt, Seigneur, l'Impératrice, Au bruit que l'on menait Bélisaire au Supplice, Surprise tout à coup d'un funeste accident, D'un jugement du Ciel, effet trop évident, Et (comme de son bras visiblement touchée,) S'est à force du sein la parole arrachée, Pour s'écrier d'un triste et pitoyable accent ; Qu'on sauve Bélisaire, et qu'il est innocent ; Qu'elle doit sa décharge au remords qui la presse, Et qu'Anthonie est celle à qui l'écrit s'adresse : Là son teint est pâli, son oeil s'est égaré, J'ai cru voir de son corps son esprit séparé ; Et laissant Nise, Olinde, et Murcie auprès d'elle, Vous en vient, par son ordre, apporter la nouvelle ; Anthonie à ce bruit si funeste à ses voeux, Se meurtrissant le sein, s'arrachant ses cheveux, Et nommant son amour de son malheur coupable, Passe à tous les excès dont la rage est capable ; Nice que ce malheur afflige également, S'accuse à haute voix d'en être l'instrument, D'avoir d'un faux rapport surpris votre justice, Et par son désespoir commencé son supplice. L'EMPEREUR. Cours Narsès, courez tous, du pas le plus pressé, Dont on puisse arrêter le trait que j'ai lancé, Sauver de mes États la plus vive lumière, Et de ce clair flambeau prolonger la carrière ; Empêchez que Philippe... SCÈNE VIII. Philippe, Archers, L'Empereur, Narsès, Léonse, Camille, Gardes. L'EMPEREUR, continue. Ô funeste retour ! Au Soleil de l'Empire a-t-on ravi le jour ? Avez-vous satisfait au jugement inique, D'aveugler sans flambeau la fortune publique, Éteignant de ses yeux l'immortelle clarté ? PHILIPPE. Votre ordre le portait, il est exécuté ; Et l'exécution a passé l'ordre même ; Car au ressentiment de la douleur extrême, Que le fer imprimait en un endroit si pur, Ces globes animés d'argent vif et d'azur, Ont parmi quelque sang dans une main infâme, De ce jeune Héros, versé le sang et l'âme ; Quand vous l'avez banni, le Ciel l'a retiré, Jusqu'à l'exécuteur nous l'avons tous pleuré ; Nous avons de sa mort partagé les atteintes, S'il en souffrait le mal, nous en poussions les plaintes, Et sans que la rigueur de ces sanglants efforts, Ait pu faire à l'esprit suivre la loi du corps, De ce coeur généreux démentir la noblesse, Ni souiller sa vertu d'aucun trait de faiblesse, Son âme s'envolant par la brèche des yeux, D'un inutile effort a pris sa route aux Cieux. L'EMPEREUR. Ô funeste disgrâce ! Ô douleur non prévue ! De quel aveuglement décillez-vous ma vue ? Bélisaire n'est plus ! Hélas ! Il paraît bien Que mon aveuglement a précédé le sien, Et qu'il faut que l'Enfer d'un étrange nuage, De ma raison charmée ait offusquée l'usage, Pour m'avoir fait trouver dedans sa pureté, Quelque ombre de faiblesse et d'infidélité ; Lourd et grossier abus, croyance ridicule, Incroyable à moi-même, aujourd'hui si crédule ; Hélas ! Quel est le gouffre où vous m'avez plongé ? Ai-je appris ce trépas, ou si je l'ai songé ? Ai-je, méchante femme, assez servi ta haine ? Ô Ciel ! Il paraît bien que la prudence humaine, Qui fait gloire ici-bas des efforts les plus hauts, Tombe, quand il te plaît, en d'indignes défauts. Cherche, indigne sujet de mes feux légitimes, Barbare, cherche ailleurs l'instrument de tes crimes ; Et ne te promets plus, objet de mon horreur, Ni de part en mon lit, ni d'accès en mon coeur ! Ha ! S'il m'était permis, après cette aventure, De répandre le sang dessus ta sépulture, Et prévenir du Ciel l'inviolable arrêt, Agréable ennemi, que tu m'y verrais prêt ! Du pied du Tribunal, où tu vas rendre compte D'une si belle vie, et d'une mort si prompte, Chère âme, obtiens-moi l'heur d'expier ton trépas, Par celui de te joindre, et de suivre tes pas ; Aussi bien, après toi, quelle attente me reste Ta mort est un malheur à tout l'État funeste, Et dont le coup fatal saignera trop longtemps, Pour frustrer mon espoir de celle que j'attends. ==================================================