******************************************************** DC.Title = LES CAPTIFS OU LES ESCLAVES, COMÉDIE DC.Author = ROTROU, Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 13/07/2023 à 14:12:49. DC.Coverage = Grèce DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/ROTROU_CAPTIFS.xml DC.Source = http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86221284 DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES CAPTIFS OU LES ESCLAVES COMÉDIE M. CD. XL. Avec Privilège du Roi. Par le Sieur ROTROU. À PARIS, Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, au Palais, dans la Galerie des Merciers, à l'Écu de France.Achevé d'imprimer ce 10 Février 1640. Les Livres ont été fournis, ainsi qu'il est porté par le Privilège. ACTEURS HAEGÉE, Seigneur en AEtolie. PHILOCRATE, Gentilhomme d'Élide esclave. ÉRIMAND, Frère d'Haegée. TYNDARE, Fils d'Haegée et son esclave. CRISOPHORE, Second fils d'Haegée. PHILÉNIE, Maîtresse de Tyndare. OLYMPIE, Fille d'Haegée. CRISIMANT, Gentilhomme d'Élide esclave. PSEUDOLE, Geôlier. CÉLIE, Servante d'Haegée. ERGAZILE, Parasite. STALAGME, Vieil Esclave. AUTRES VALETS. La scène [est] en AEtolie. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Olympie, Philénie. OLYMPIE. Si vous pouviez ma soeur par ce profond silence,Faire de votre mal savoir la violence,Vous nous épargneriez un soin à toutes deux,À moi de m'informer sur le point que je veux,Et m'enquérir de vous quelle est cette tristesse, À vous de satisfaire au désir qui m'en presse :Mais puisque jusqu'ici je n'en ai rien appris,Et qu'il faut que la voix soit la clef des esprits,Otez un peu de temps à votre rêverie,Pour m'entendre, et répondre à ce que je vous prie, Quel est ce déplaisir qui depuis quelques joursD'un repos si tranquille a traversé le cours,Quels soucis de ce teint ont les roses bannies,D'où vous naît ce divorce avec les compagnies,Et quelles sont enfin ces secrètes douleurs Qu'on voit au dépourvu vous dérober des pleurs. PHILÉNIE. Votre pitié me nuit, et ce cruel martyreNe m'est pas si fâcheux à supporter qu'à dire,Cessez, ma chère soeur, de vous en enquérir,Vous la redoubleriez en la voulant guérir. OLYMPIE. Cette frivole excuse offense ma franchise,Et dément l'amitié que vous m'avez promise. PHILÉNIE. Si vous saviez garder ce secret comme moi,Sous le sceau du silence et celui de la foi, OLYMPIE. Croyez qu'on tirerait ma langue de ma bouche, Plutôt que de mon sein un secret qui vous touche. PHILÉNIE. Hélas ! Combien la mienne a de peine à s'ouvrir,Et que j'ai de contrainte, à vous le découvrir,De honte tout mon sang au visage me monte. OLYMPIE. Ce qu'on fait sans rougir, se doit dire sans honte. PHILÉNIE. Que les yeux sont au coeur des gardes dangereux,Quand il est négligent et qu'il se fie en eux,Que de ce traître sens n'ai-je été dépourvue,J'ai vu ma chère soeur, ce qui m'ôte la vue,L'esprit est aveuglé des lumières du corps, Et la nuit du dedans, naît du jour du dehors. OLYMPIE. Les yeux ne peuvent rien où l'esprit est le maître,Il n'est point aveuglé quand il ne veut pas l'être,Mais qu'avez-vous donc vu qui cause vos travaux ? PHILÉNIE. La source du premier et dernier de nos maux. OLYMPIE. Et quel ? PHILÉNIE. Vous l'entendrez, la douleur qui me presse,Se peut dire un plaisir où manque l'allégresse,Un agréable écueil, un redoutable port,Un penser qu'on nourrit, et qui donne la mort.Un pénible travail, qu'au séjour où nous sommes, Les Dieux ont envoyé pour le repos des hommes,Une captivité qui s'aime en ses liens,Un bien source de maux, un mal source de biens.Un principe de vie, et sa fin tout ensemble,Une fièvre qui fait et qu'on brûle et qu'on tremble, Une manne funeste, un fiel délicieux,Un savoureux poison qui se boit par les yeux,Une douce amertume, une douceur amère,Une charge à la fois et pesante et légère,Une mourante vie, un renaissant trépas, Une flamme qui brûle et ne consume pas,Une ciel où l'on se plaint, un enfer où l'on s'aime,Une belle prison qu'on se bâtit soi-même, OLYMPIE. L'esprit est bien confus alors que le discours,Pour montrer un secret cherche tous ces détours C'est d'amour en un mot que votre coeur soupire. PHILÉNIE. Vous m'avez épargné la honte de le dire,Et j'implore ma soeur vos conseils là-dessus. OLYMPIE. Lorsque la chose est faite on n'en consulte plusTout avis ne plaît pas, quoiqu'il soit salutaire, Et quelquefois il faut nous trahir pour nous plaire,Mais ayant su l'amour puis-je savoir l'amant, PHILÉNIE. Ah ! ce second secret, m'est un second tourmentMon vainqueur est aux fers, un captif me captive,Et la franchise manque, à celui qui m'en prive, C'est assez le nommer, parlez à votre tour,Et devinez l'amant aussi bien que l'amour. OLYMPIE. Serait-ce l'un de ceux que le sort de la guerre,A depuis quelques jours faits serfs en cette terre,Et que mon père achète en ce temps malheureux, Pour recouvrer mon frère esclave aussi comme eux. PHILÉNIE. C'est l'un d'eux, en effet. OLYMPIE. Nommez-le donc. PHILÉNIE. Je n'ose. OLYMPIE, tenant une lettre. Voyons si ce papier, en dira quelque chose, PHILÉNIE. Quel papier ? OLYMPIE. Écoutez, à Philocrate, PHILÉNIE, le prenant. Ô Dieux !Tu ne saurais ma main désavouer mes yeux, Cette lettre il est vrai, lui portait ma franchise :Ô perfide Célie, à qui je l'ai commise !Est-ce ainsi que tu sers une honteuse amour,Qui ne fait que de naître et n'ose voir le jour. OLYMPIE. D'un si perfide tour Célie est incapable, Ne l'en accusez point le sort en est coupable.Mon père l'a surprise avecque cet écrit,Où la main peint si bien le tourment de l'esprit. PHILÉNIE. Comment peut une amour être longtemps secrète,Si même la main parle où la bouche est muette, Ne te cache donc plus, découvre-toi mon coeur,Confesse-toi vaincu, puisqu'on sait ton vainqueur,Nous pouvons sans rougir avouer sa puissance,Il est serf de fortune et non pas de naissance,Mais qui vous rend ma soeur, interdite à ce point ? OLYMPIE. L'étonnement de voir que vous ne l'êtes point,Et qu'en si peu de temps, une fille si sage,En un si fou métier ait fait apprentissage.Quoi ! j'entends ce discours, je vois ce changement,Et vous vous étonnez, de mon étonnement. Si j'ose vous parler toute feinte bannie,J'ignore qui je vois, ce n'est pas Philénie, Je sais que Philénie a son honneur trop cherPour nous donner sujet de lui rien reprocher,Si cette sage fille est encor elle-même, Elle aime trop l'honneur, pour confesser qu'elle aime.Vous, ma soeur, amoureuse, ah ! cette qualité,N'a point de sympathie avec l'honnêteté.De ce seul nom d'amour, cette vertu s'offense,Il n'a point de commerce, avecque l'innocence, Sans blesser notre honneur, il ne peut l'assaillir,Et ce n'est qu'un pour nous, qu'aimer et que faillir,Encor vous permettrais-je, une ardeur légitime,Et d'avecque l'amour, séparerais le crime,Mais quel droit avez-vous sur votre liberté, Pour l'oser engager, de votre autorité.Puisque le testament qu'a laissé votre pèreA disposé de vous et vous donne à mon frère,Ne le savez-vous pas et seule ignorez-vousUn acte si célèbre, et si connu de tous. PHILÉNIE. Non, non, les bruits encor sont assez ordinaires,De l'étroite amitié qui fut entre nos pères.On sait qu'au vôtre aussi le testament du mienCommit ma nourriture et laissa tout mon bienAvec condition du futur mariage, De votre frère et moi tous deux presque d'un âge, OLYMPIE. Vous exécutez mal cette condition. PHILÉNIE. Je n'ai pas empêché son exécutionPuisqu'à peine il entrait en sa quatrième annéeQue son enlèvement rompit notre Hyménée, Je n'avais que trois ans, et ce ravissement,M'excita toutefois un vif ressentiment,Et tira de mes yeux en un âge si tendreLes larmes qu'ils étaient capables de répandre.Mais le Ciel qui depuis a fait vingt fois son tour, A fait au cours des ans emporter mon amour,Ce temps a séparé mon intérêt du vôtreEt la perte de l'un dispense au choix d'un autre, OLYMPIE. Le temps qui nous l'ôta nous le peut rendre un jour,Ou bien mon second frère obtiendra votre amour, Mon Père avec ardeur soigne à sa délivrance, PHILÉNIE. Qu'il ne se donne pas cette vaine espérance,On m'ordonna l'aîné ne prétendez pas plus, OLYMPIE. C'est à mon père enfin d'ordonner là-dessus, PHILÉNIE. Le soin que j'en ai pris lui sauve cette peine, OLYMPIE. Sans son consentement votre amour sera vaine, PHILÉNIE. Je ne m'assure pas de son consentementMais je veux espérer jusqu'à l'événement. OLYMPIE. Vous vous procurerez une mauvaise estime, PHILÉNIE. Il la faudra souffrir injuste, ou légitime, OLYMPIE. Un esclave inconnu vous ranger sous sa loi, PHILÉNIE. Sa façon montre assez qu'il est digne de moi, OLYMPIE. La belle pauvreté n'est pas moins importune, PHILÉNIE. Je pèse le mérite et non pas la fortune, OLYMPIE s'en allant. Je vous laisse écouter le temps et la raison, PHILÉNIE. Si leur avis me choque il n'est plus de saison,Mais tous deux ont permis l'ardeur que j'ai conçueEt j'en laisse à tous deux déterminer l'issue, Elle sort. SCÈNE II. Ergazile, Parasite. ERGAZILE. Ce squelette animé, cette larve au teint blême,Incompatible à tous, incommode à soi-même, La faim cet animal avide et ravissant,Qui ne cherche qu'à paître, et se tue en paissant :Ce spectre dont toujours l'indigence est suivieM'a porté dans ses flancs et m'a donné la vie,C'est d'elle assurément que je tiens la clarté, Car de ma vie encor elle ne m'a quitté,Elle me suit partout, jamais ne m'abandonne,Et me fait enrager du soin qu'elle se donne,Mes repas sont exquis, la rareté des metsY fait qu'on ne s'en plaint ni s'en soûle jamais, Ils me laissent toujours le ventre, et vide, et large,Et ma mère a grand soin que rien ne me le charge,O faim fâcheuse mère et marâtre en effet,Que je t'ai bien rendu le bien que tu m'as fait,Depuis plus de trente ans pour neuf mois je te porte, Je t'étais bien léger, tu m'es pesante et forte :Je sens de jour en jour mes douleurs s'augmenter,Je fais tous mes efforts et ne puis t'enfanter.Quelle étoile nous luit, malheureux que nous sommes,Triste genre d'humains, nés pour manger les hommes, Que tout le monde fuit et qu'on trouve en tous lieuxIncommodes partout et partout odieux,L'adresse de notre art consiste en la scienceD'endurer un soufflet avecque patience,De se voir imprimer un bâton sur le corps Rompre un pot sur la tête et puis mettre dehors.Ces incommodités suivent un parasite,Qui les sait supporter quelquefois en profite :Mais qui n'est patient jusqu'à ce dernier pointReçoit un pire affront, c'est de ne dîner point : C'est bien le plus sensible et de cette disgrâce,La rigueur de mon sort pour longtemps me menace,Puisque le seul, chez qui l'abord m'était permis,Est tombé par malheur aux mains des ennemis,Ainsi je sens la guerre et n'en ai point la vue, Ainsi ce fléau mortel, sans me toucher me tue,Et ne me pouvant voir les armes à la main,L'ennemi de son camp, me combat par la faim :Voilà mes tristes yeux la maison désolée,D'où ma dernière attente enfin s'est envolée, Et que vous laveriez d'un déluge de pleurs,Si comme je ressens vous voyez mes malheurs,Là, le père affligé du sort qui le traverse,A changé son repos en un honteux commerce,Et certes bien contraire à son humanité, D'acheter les Captifs qu'il croit de qualitéPour en trouver quelqu'un contre qui faire échangeDe son fils qui l'oblige à ce commerce étrange. Allons tenter fortune, il sort je l'aperçois,Et l'air de la cuisine est venu jusqu'à moi. SCÈNE III. Haegée, Pseudole, autre Geôlier, Ergazile. HAEGÉE. Pseudole encor un coup va tôt où je t'envoie,Vers ces deux qu'avant hier j'achetai de la proie, Changer leurs premiers fers en d'autres plus légers ;La loi d'humanité fait grâce aux étrangers,Faisons ce qu'à mon fils nous désirons qu'on fasse, Puisqu'il est en besoin d'une pareille grâce.Et que par la rigueur de mon mauvais destin,Il est de leur parti devenu le butin.Laissez-les promener, mais en votre présence,Et gardez-les toujours avecque diligence : Un captif qu'on néglige et qu'on suit de trop loin,Est semblable à l'oiseau dont on n'a point de soin,Qui léger n'attend pas, s'il voit sa cage ouverte,Que cette occasion lui soit deux fois offerte. PSEUDOLE. La pire liberté vaut des liens dorés, Et naturellement les fers sont abhorrés,Puisqu'ils privent d'un bien que nature nous donne. HAEGÉE. C'est assez discourir, fais ce que je t'ordonne. ERGAZILE, à part. La liberté sans doute, a de puissants appas,Mais tout cela n'est rien, au prix d'un bon repas ; Pour moi je donnerais ma franchise affaméePour l'odeur d'un festin, pour sa seule fumée,Et tiendrais pour bien fol qui ne changerait pas,Une liberté maigre, en un servage gras. HAEGÉE. À quoi pense Ergazile, et d'où naît sa tristesse ? ERGAZILE. Hélas ! demandez-vous quelle douleur me presse,C'est de votre malheur que je suis macéré,Triste, pâle, transi, maigre, défiguré,Je suis vieil à trente ans du mal qui vous afflige,Ne remarquez-vous pas comme je me néglige, Et que je ne suis plus qu'un squelette mouvant,Qui dedans le tombeau va choir au premier vent :De moi-même déjà, je tombe de faiblesse.Le moindre bruit m'abat, une mouche me blesse.Jamais homme affligé ne le fut à ce point Ce que je prends chez moi ne me profite point.Et comme ailleurs aussi je prends fort peu de chose,J'ai le cerveau tout vide et jamais ne repose, HAEGÉE. Je n'ai jamais douté de ton affection,Et tu prends trop de part en mon affliction : Mais tel est mon malheur et le destin des armes,Réprime comme moi ces inutiles larmes,Et ne t'afflige pas jusqu'à ce dernier point. ERGAZILE. Ah ! que m'ordonnez-vous, que je ne pleure point,Vous qui savez qu'en lui j'eus un ami si rare, Croyez-vous que ce sein enferme un coeur barbare ! HAEGÉE. Je sais trop et j'ai vu des signes infinis,De l'étroite amitié dont vous étiez unis. ERGAZILE. Quelque si clairvoyant que soit l'esprit des hommesNous ne reconnaissons, malheureux que nous sommes, L'heur que nous possédons qu'alors qu'il est absent ;Quand on n'a plus un bien c'est quand on le ressent.J'estimais votre fils, mais c'est depuis sa prise,Qu'au vrai je reconnais à quel point je le prise,Et de quelle valeur nous est un bon ami, Je n'en saurais parler ni juger qu'à demi. HAEGÉE. Si sans t'appartenir, tu le plains de la sorte,De combien ma douleur, doit-elle être plus forte,Et la peine où je suis surpasser ton ennui,Puisque de mes deux fils je n'avais plus que lui, Qu'il était mon support et mon dieu domestique, ERGAZILE. Il m'était aussi cher qu'il vous était unique,Et j'ose dire encor, plus unique qu'à vous,Puisque nous étions joints par des liens si doux.Oh ! qu'en ce mauvais siècle un honnête homme est rare, Le plus jeune aujourd'hui comme un autre est avare,Et le plus échauffé croirait se ruiner,S'il était mis en frais d'un mauvais déjeuner,Tous vivent à l'envi dans une épargne extrême,Et le plus généreux ne fait que pour soi-même : Votre fils prêt à tout disait toujours oui,Jamais ingratement je ne l'ai réjoui.Il payait un bon mot quand je le savais dire,Et me faisait dîner si je le faisais rire.Ah ! HAEGÉE. Je ne doutais point d'où naissait ton ennui, Ni quels étaient les noeuds qui t'attachaient à lui,Mais bannis ta tristesse et ne perds pas courage,Nous obtiendrons du temps la fin de son servage :Tu sais à quel trafic je me suis résolu,Puisque mon mauvais sort et les Dieux l'ont voulu. Et je puis établir une attente solide,Sur l'achat que je fais des prisonniers d'Élide.Un entre autres, et riche, et puissant à le voir,M'a flatté plus que tous de cet heureux espoir :Que son père sachant où son malheur le range, De mon fils et du sien moyennera l'échange. ERGAZILE. Plaise aux bontés des Dieux, plaise à vos bons destins,Et plaise au bon Bacchus le gros Dieu des festins. HAEGÉE. Où soupes-tu, chez toi ? ERGAZILE. Ce ne fut de ma vie,Car je ne soupe point si on ne m'en convie, Ma table ne rompt point sous le fardeau des mets,Elle est encor entière, et n'usera jamais. HAEGÉE. Je célèbre aujourd'hui le jour de ma naissance,Aide à solenniser cette réjouissance,Et ce soir avec nous prends un mauvais repas. ERGAZILE. Vous pouvez tout sur moi. HAEGÉE. N'y manqueras-tu pas ? ERGAZILE. Je crois que mon ennui me le pourra permettre,L'espoir de son retour commence à me remettre,Le mal que je sentais en devient moins cuisant. HAEGÉE. En auras-tu loisir ? ERGAZILE. Je l'ai dès à présent. HAEGÉE. Le temps ne presse point viens à l'heure ordinaire,Et permets cependant que j'entre chez mon frère,Pour voir d'autres Captifs qu'on me garde chez lui. Il entre. ERGAZILE. Ô l'heur inespéré qui m'arrive aujourd'hui,Ce m'est bien plus qu'à lui le jour de ma naissance : Car je renais d'espoir et de réjouissance.Heures vous durez trop, Soleil presse ton cours,Élargis-toi mon ventre, et mangeons pour huit jours. ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Célie, Pseudole. CÉLIE. Pseudole éloignons-nous, et crois que Philénie,Doit à ta complaisance une amour infinie, Viens ici, laissons-leur un moment d'entretien. PSEUDOLE. Que ne ferais-je point pour posséder le tien.Il n'est charme si doux qui ne cède aux merveillesDont ta divine bouche enchante les oreilles ;Et chacun est d'accord que le bien de t'ouïr, Est l'heur le plus parfait dont un Roi peut jouir.Ah ! si jamais l'amour touchait ce coeur de glace,Que tu profèrerais un oui de bonne grâce,Ta bouche en le disant serait belle à baiser,Puisque l'ingrate même a grâce à refuser. CÉLIE. Lourdaud tu l'entends mal, et simples que nous sommes,Nous passons de fort peu l'innocence des hommes.N'y sais-tu point encor autrement procéder,Et jamais un oui se doit-il demander :Quand le coeur le dirait la bouche le refuse, Un habile homme prend et puis après s'excuse :Sache qu'il est des biens dont le vol est permis,Et qu'autrement on nie à ses meilleurs amis,Comme sont nos faveurs dont notre humeur couverte Refuse le présent, mais ne hait pas la perte : Mais t'ayant là-dessus instruit de bonne foi,Garde au moins de t'en faire une leçon pour moi. PSEUDOLE. Je m'y reconnais mal, Célie, ou ta scienceSent un peu la pratique, et son expérience,Que tu sais doctement discourir sur ce point. CÉLIE. Et c'est encor en quoi tu ne te connais point,Les hommes font souvent des jugements frivoles,Des libertés du coeur, par celles des paroles : Mais qu'ils sont abusés, la bouche est loin du sein,Et qui parle le plus a le moins de dessein. PSEUDOLE. N'importe, à cela près, quelque affront qui s'y trouve,Mon front à ce malheur hasarderait l'épreuve, Et nous accomplirions le souhait que je fais,Si je te pouvais plaire autant que tu me plais :Car enfin ce hasard qui suit le mariage Peut ainsi qu'au plus fol arriver au plus sage,Aux plus jaloux maris comme aux plus indulgents,Et me serait commun, avec d'honnêtes gens ;Garder bien une femme, est une vaine tâche,Argus avec cent yeux garda mal une vache. Encor un coup Célie, à cet accident près,Si j'avais pour tes yeux de passables attraits,J'oserais espérer cet heureux hyménée,Et ma condition serait trop fortunée. CÉLIE. Je sais ce que tu vaux, et ce que je te dois, Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le reconnais,Je ne puis ignorer le souci qui te touche,Tes yeux m'en ont parlé longtemps devant ta bouche,Tu ris, tu t'adoucis d'abord que tu me vois,Et j'entends clairement cette muette voix, Quand je vois près de moi ton discours se confondre,Quand je t'ois soupirer au lieu de me répondre,Et que d'une heure après l'esprit ne te revient,Alors absolument je dis Pseudole en tient.Ne désespérons rien de chose qui peut être, Nous avons même sort, nous avons même maître,Tout peut avec le temps arriver à son point. PSEUDOLE. Qu'un baiser cependant, CÉLIE. Oh ! Ne nous pressons point.Sais-tu si je tiendrai l'amour où tu m'engages ?Le marché serait fait si j'en donnais des gages, Tu demandes l'effet aussitôt que l'espoir ;Mais voici Philénie, adieu. PSEUDOLE. Jusqu'au revoir. SCÈNE II. Philénie, Pseudole, Célie. PHILÉNIE. Je ne puis que t'offrir et la reconnaissance,De cette courtoisie, excède ma puissance,En tout ce que je puis, ordonne absolument. PSEUDOLE. Rien qui parte de vous, ne vaut ce compliment. Il sort. SCÈNE III. Philénie, Célie. CÉLIE. Et bien cet entretien ? PHILÉNIE. Ô ma chère Célie,Appelle ce transport ou raison ou folie,Trouve à redire ou non en ces propos confus,Je suis hors de moi-même, et ne me connais plus, Je ne reconnais point cet amour ordinaireDont notre esprit se forme un être imaginaire,À qui notre faiblesse érige des autels,Et qu'elle ose placer entre les immortels,Ces traits qu'il a portés jusqu'au sein de sa mère, Ces flammes et ces fers ne sont qu'une chimère,On les pourrait éteindre, on les pourrait briser,Mais on se forge un Dieu pour les autoriser.L'amour qui me possède est une autre puissance,Effective, et qui part d'une réelle essence, Qui malgré moi résiste à ses persécuteurs,Les Dieux m'en sont témoins, car ils en sont auteurs,Leur dessein clairement, en cette amour éclate, Par un de leurs secrets je suis à Philocrate,Et dans les belles mains de ce jeune vainqueur, Ils ont visiblement mis la clef de mon coeur,Ma timide raison de conseil dépourvue,Est confuse, me quitte, et s'enfuit à sa vue,Au lieu qu'à cet objet tous mes sens curieuxAccourent et voudraient se confondre en mes yeux, Et c'est en ce transport, dont mon âme est ravie,Que véritablement je sais goûter la vie,Et que j'apprends qu'on peut posséder en ces lieux Un repos aussi pur, qu'on le promet aux cieux.Au reste il sait braver, le malheur qui le brave, Il garde un libre esprit dedans un corps esclave :Ou si dans ses liens quelque objet le retient,C'est à moi seulement que cet heur appartient ;Haegée en a le corps, moi j'en possède l'âme,Il est sien par les fers, il est mien par la flamme, Et le pouvoir des Dieux, me l'ayant destiné,Me l'a mis dans les mains déjà tout enchaîné :Mais ô félicité que j'ai si tôt perdue !Que ne vous ai-je encor, ou pourquoi vous ai-je eue ?Qui dérobe à mes yeux de si riches trésors ? En reviens-je, Célie, y vais-je, ou si j'en sors ? CÉLIE. On dit bien vrai qu'amour trouble bien la cervelle,Mais véritablement cette folie est belle,Et je crois que pour peu que je vous entendrais,Ce serait un métier où je me résoudrais : Mais quels sont nos ennuis, quand ces amours sont vaines,En ayant dit les biens, confessons-en les peines :Vous savez comme moi la persécution,Dont on poursuit déjà votre inclination,À quel point croyez-vous être un jour affligée, Des leçons d'Olympie, et des plaintes d'Haegée,Qui feront s'il se peut par force ou par raison,Que vous et votre bien restiez dans leur maison,Croyez qu'à cette fin ira tout leur étude,Et tendra tout l'effort de cette jeune prude, De qui l'esprit si vieil en un corps de vingt ans,Si merveilleusement a devancé son temps ;Votre lettre en mes mains par son père surprise,Leur découvre l'objet qui tient votre franchise,Et j'avais bien promis ce que je ne tiens pas, De ne m'en mêler plus, ni suivre plus vos pas. PHILÉNIE. La justice au besoin connaîtrait de la cause, Mais laissons faire au temps qui résout toutes choses,Mon coeur, quoi qu'il en soit, me trompe rarement,Et ne m'en prédit rien qu'un bon événement. Elles sortent. SCÈNE IV. Philocrate, Tyndare, Pseudole, Un autre PSEUDOLE. Contre un grand accident montrez un grand courage,Et puisqu'il plaît aux dieux souffrez votre servage,Leur main vous a touchés respectez-en les coups,Et soyez patients afin qu'ils vous soient doux,Ce que vous n'étiez pas il faut apprendre à l'être, À se soumettre en tout, aux volontés d'un maître,Et de quelque façon que l'on en soit traité,Croire être un digne objet, de toute indignité. TYNDARE. Hélas ! PSEUDOLE. Par ces sanglots témoins de votre peine,Vous nous en excitez, mais elle vous est vaine, Notre mal n'ôte rien à votre affliction,C'est un faible secours que la compassion,Nous tirons moins de fruit quand le sort nous outrageDe la douleur d'autrui que de notre courage. TYNDARE. Nous ne nous plaignons pas, mais ces fers sont honteux. PSEUDOLE. Sans eux votre servage aussi serait douteux.Votre fidélité dépend de cette honte,Notre maître autrement n'y verrait pas son compte,Et vous traiterait mieux s'il ne hasardait rien. PHILOCRATE. Quelque bien qu'il nous fît, nous en userions bien. PSEUDOLE. Oui pour votre profit, mais pour notre dommage,L'oiseau n'est guère sûr quand il n'est plus en cage. TYNDARE. Vous nous traitez à tort comme des fugitifs,Nous, fuir ! Notre vertu nous tient assez captifs. PSEUDOLE. Pourquoi ? L'occasion s'en étant présentée, Je vous mépriserais de l'avoir rejetée. PHILOCRATE. Pour toute grâce au moins, accordez-nous un bien. PSEUDOLE. Quel ? PHILOCRATE. D'avoir seul à seul, un moment d'entretien. PSEUDOLE. Oui, À l'autre geôlier. passons par ici, À Tyndare et Philocrate.vous prenez cette route, Il sort avec l'autre geôlier. SCÈNE V. Philocrate, Tyndare. PHILOCRATE. Ménageons bien le temps, Tyndare, approche, écoute, Conduisons jusqu'au bout cette fourbe avec soin,Et possède surtout ta mémoire, au besoin :Garde qu'à mes dépens elle te soit ingrate,Souviens-toi qu'aujourd'hui, ton nom est Philocrate,Et que pour profiter de ce déguisement Il faut changer de nom comme de vêtement.Tu mets ce bon office à sa gloire suprême,Si pour l'amour de moi tu crois être moi-même. TYNDARE. Chassez de votre esprit ce frivole souci,Je sais mon personnage. PHILOCRATE. Et moi le mien aussi. TYNDARE. Croyez que si pour vous je hasarde ma vie,Bien plus que mon devoir mon zèle m'y convie,Ne suis-je pas auteur de cette invention. PHILOCRATE. Je douterais à tort, de ton affection ;C'est d'elle seule aussi que dépend mon remède. TYNDARE. Souvenez-vous-en donc, si l'effet en succède,Tous les hommes sont bons au moment qu'on les sert,Mais bientôt, d'un plaisir la mémoire se perd, PHILOCRATE. Je doute si jamais j'ai respecté mon père,Au point que je t'honore et que je te révère : C'est un nom que sur moi tu t'acquiers aujourd'hui,Tu m'es plus nécessaire et plus père que lui. TYNDARE. Dans les occasions l'effet le fera croire, PHILOCRATE. Sache donc au besoin fournir de ta mémoire,Et puisque du dessein ton esprit est auteur, Sois désormais mon maître et moi ton serviteur,Tyndare au nom du ciel, qui m'instruit par ta bouche,Si de ce que je suis le souvenir te touche,Et si l'affection de mon père envers toi,T'oblige en quelque sorte à t'employer pour moi, Par la commune peine, et le commun servageOù le sort de la guerre aujourd'hui nous engage, Ne mêle de respect ni de civilité,Et me traite de serf comme je t'ai traité,C'est d'où dépend le bien que le ciel me prépare. TYNDARE. Je suis donc Philocrate et vous êtes Tyndare,Depuis que de ce nom vous m'avez honoré,J'en suis plus honnête homme et plus considéré :En se communiquant il semble en quelque sorte, Prêter vos qualités à celui qui le porte. Par la seule vertu de ce nom glorieux,Vous voyez que j'ai l'heur de plaire à de beaux yeux,D'exciter de l'amour dedans une belle âme,Et dans un jeune coeur mettre une belle flamme.Amour aveugle auteur de cette affection, Tu t'es mal informé de ma condition,D'une si belle esclave, un esclave est indigne,Tu destinais mon maître à cet honneur insigne,Ce que j'ai par bonheur il l'eût eu par raison,Et tu prends l'un pour l'autre au changement du nom. PHILOCRATE. Avec quelques ardeurs, qu'elle te sollicite,Elle n'en peut avoir qui passent ton mérite,Tu sais que la vertu n'observe point de rang,Quelquefois elle s'aime en un illustre sang : Mais quelquefois aussi, se plaît d'être enchaînée, Et l'âme d'un esclave, est parfois la mieux née. TYNDARE. Si je l'ose avouer, presque insensiblement,Excitant son amour, je deviens son amant : Il ne suffisait pas des chaînes de servage,Dessous celles d'amour ma liberté s'engage, Le ciel me destinait double captivité,Mon coeur, après mon corps, devait être arrêté. SCÈNE VI. Pseudole, Philocrate, Tyndare, L'autre PSEUDOLE. Allons ce temps suffit leur conférence est faite,Et l'heure du dîner convie à la retraite. SCÈNE VII. Haegée, Philocrate, Tyndare, Pseudole, autre Geôlier. HAEGÉE, en sortant. Je reviens, ces captifs sont-ils encor ici ? TYNDARE. Vous avez bien pourvu contre ce vain souci,Et vous ne craignez pas qu'on ne nous puisse atteindre. HAEGÉE. Qui craint d'être trompé ne le saurait trop craindre,J'ai d'un notable prix payé vos libertés,Vos fers ne pèsent pas l'or que vous me coûtez : Plaise aux Dieux que mon fils durant sa servitude,N'éprouve point chez vous un traitement plus rude. TYNDARE. Quoi votre fils captif ? HAEGÉE. Oui captif comme vous.Le sort dessus vous seuls ne lâche pas ses coups,Et l'inconstant eût cru que mes vieilles années, Eussent sans ce malheur, coulé trop fortunées.Mais je vous veux parler, séparez-vous, toi viens, À Philocrate.Réponds sincèrement, et ne déguise rien.N'es-tu pas son esclave ? PHILOCRATE. Oui. HAEGÉE. Ton nom est ? PHILOCRATE. Tyndare. TYNDARE, à part. La pièce a commencé, ma scène se prépare. HAEGÉE. Et ne voudrais-tu pas t'être tiré des fers ? PHILOCRATE. Selon les bons moyens qui m'en seraient offerts.Car je ne voudrais pas acheter de ma fuite,La fin de la misère où ma vie est réduite,Je pouvais, grâce aux Dieux, dans ma captivité, Me dire malheureux sans incommodité,Et sans faire le vain, j'ose jurer qu'on m'aime,Dans toute la famille à l'égal du fils même. HAEGÉE. De quelle race est-il ? PHILOCRATE. Des Polypleusiens,Gens riches en Élide et d'honneur et de biens. HAEGÉE. Son père est-il vivant ? PHILOCRATE. Je crois qu'il vit encore.Nous l'avons laissé sain. HAEGÉE. Et son nom ? PHILOCRATE. Théodore. HAEGÉE. Splendide et magnifique à l'égal de son bien ? PHILOCRATE. Non, au contraire avare, et qui croit n'avoir rien,Qui de peur de jeûner, son manger se dénie, Et craint d'être volé par son propre génie. HAEGÉE. À Tyndare.Il suffit, suis mes pas, Philocrate parlez,Vous vous tromperez seul si vous dissimulez,Il ne m'a rien celé de tout ce qui vous touche :Mais je le veux encor savoir de votre bouche. TYNDARE. Le sort l'ayant rangé dessous votre pouvoir,En vous obéissant il a fait son devoir,Quoiqu'il me soit honteux que l'on ait connaissance,En l'état où je suis du lieu de ma naissance.Mais il dépend de vous, qui tenez aujourd'hui, L'empire que le sort m'avait donné sur lui :Notre commun servage égale nos fortunes,Et tout nous est commun sous des chaînes communes,Ce que de la voix seule il eût craint d'avoir fait,S'il le veut maintenant, il le peut de l'effet, C'est ainsi que de nous la fortune se joue,Et qu'on vient du plus haut, au plus bas de sa roue,Je fus libre autrefois comme fut votre fils, Combattant comme lui, comme lui je fus pris :Sous un même devoir un même sort nous lie, Il est serf en Élide, et nous en AEtolie :Il est sans doute un Dieu qui jette ici les yeux,Qui prend soin de la terre aussi bien que des cieux,Qui sait notre besoin, qui voit nos servitudes, Qui rend les charités et les ingratitudes, Et qui comme il verra que nous serons ici,Fera que votre fils sera chez nous aussi,Comme vous votre fils, mon père me désire. HAEGÉE. Mais vous accordez-vous à ce qu'il vient de direTouchant votre famille et touchant votre bien. TYNDARE. Le soin des Dieux a fait, qu'il ne nous manque rien,Chez nous leur providence, au besoin toujours prête,A mis d'honnêtes gens, avec un rang honnête :Mais par l'heur que le Ciel peut rendre à vos vieux ansEt par ces cheveux gris, triste ouvrage du temps, Gardez sage vieillard que par votre avariceNotre confession nous porte préjudice,Et croyez que mon père, avare comme il est,Est bien plus serf que moi, mais de son intérêt,M'aimerait moins chez lui, cause de sa ruine, Qu'ici dans les malheurs que le sort me destine. HAEGÉE. Je tends à mon repos bien plus qu'à mon profit,Et grâce aux immortels, ce que j'ai me suffit,Assez en ma faveur leurs mains se sont ouvertes,Nos gains sont quelquefois instruments de nos pertes, Celui possède assez de qui le ciel a soin,Le bien manque au désir, et non pas au besoin.J'ai toujours haï l'or comme un appât au vice,Et tiens que tout bon coeur répugne à l'avarice :Enfin tous s'il se peut tirons-nous de souci, Mon fils sert en Élide, et vous servez ici,Veillez pour votre bien, en veillant pour le nôtre,Et de sa liberté rachetez-vous la vôtre. TYNDARE. Ce que vous proposez est la même équité ;Mais savez-vous de qui dépend sa liberté ? HAEGÉE. D'Argante, un Médecin, comme on m'a fait entendre. PHILOCRATE. Demain, s'il est ainsi, nous vous le pouvons rendre,Il sera médecin du mal qu'il vous a fait,Et tenez-en l'espoir aussi sûr que l'effet :Bénissez avec nous cette heureuse aventure, Du père de mon maître Argante est créature,Consultez seulement sur la commission,Car nous vous répondrons de l'exécution. HAEGÉE, à Pseudole. Qui puis-je à ton avis commettre à ce voyage ? PSEUDOLE. J'ai déjà jeté l'oeil sur tout le voisinage, Mais je n'en connais point de si digne de foi. TYNDARE. Pour notre commun bien, Haegée écoutez-moi,Je ne demande pas que sur cette apparence,Votre extrême bonté souffre ma délivrance,Et que gardes ni fers me soient encor ôtés, Redoublez-les plutôt, cherchez vos sûretés :Mais souffrez que Tyndare aille trouver mon père,En sa fidélité confiez cette affaire,Et mettez ma rançon à l'estime de deux,Cet unique moyen peut accomplir vos voeux. HAEGÉE. Quelqu'un des miens pourra lui sauver cette peine, TYNDARE. S'il n'est connu chez nous son entremise est vaine,Mon père aime Tyndare, il sait sa probité,Et commettrait sa vie à sa fidélité ;Croyez qu'en lui la foi parmi les fers se trouve, À mes propres périls, j'en hasarde l'épreuve :Aussi suis-je assuré de son affection. HAEGÉE. Lui dois-je confier cette commission ?Oui, détachez ses fers et ceux de Philocrate. TYNDARE. Vos bontés confondraient l'âme la plus ingrate, Rien ne puisse manquer à vos prospérités. HAEGÉE. Me désirant du bien vous vous en souhaitez. TYNDARE. Ma fortune, Tyndare, à tes soins est commise,La clef de ma prison en tes mains est remise,Tu gouvernes ma nef, tu la peux rendre au port, Et de toi seul dépend, mon bon ou mauvais sort :Si par le souvenir de tant de bons offices, Dont ma reconnaissance a payé tes services,Je croyais envers moi croître ta passion,J'ôterais du mérite à ton affection. Te remontrer aussi que sans ingratitude,Voyant que ma rançon pleige ta servitude,Tu ne me peux manquer en cette extrémité,Ce serait faire tort à ta fidélité.Pour me promettre donc une ardeur infinie, Promets-moi seulement de suivre ton génie,Et d'écouter un peu ces mouvements secretsQui t'ont toujours porté dans tous mes intérêts :D'un infaillible espoir ma liberté se flatte,Après ce que Tyndare a fait pour Philocrate, Et ce qu'il me promet je le tiens déjà fait,Va, pars, avec l'espoir, reviens avec l'effet. PHILOCRATE. Quelque sensible ardeur, qui pour vous m'intéresse,Je suis encor ingrat si je ne vous confesseQue tout ce que j'ai fait est beaucoup au dessous Des insignes plaisirs que j'ai reçus de vous,Le jour s'effacerait par le retour de l'ombre,Avant que ma mémoire en eût atteint le nombre,Et je n'y puis penser que je n'en sois confus,Étant mon serviteur, vous n'auriez pas fait plus ; J'atteste aussi des Dieux la science suprême,Que j'aime Philocrate à l'égal de moi-même,Que je sentais ses maux, et portais ses liens,Et qu'en ses intérêts je prends part comme aux miens, Quand envers lui ma foi diminuera son zèle, Je me serai moi-même à moi-même infidèle : Là, ils s'embrassent.Et quand pour le servir je manquerais de soin,J'en manquerais pour moi dans le même besoin, HAEGÉE. Hommes vraiment loyaux, Captifs pleins de franchise,Certes vous me coûtez, moins que je ne vous prise, Malgré mes intérêts, je ressens vos malheurs,Et par votre vertu vous me tirez des pleurs.Quel maître peut aimer avecque plus de zèle,Et quel esclave aussi peut être plus fidèle,Venez quérir votre ordre, et prendre un passeport Pour le premier vaisseau qui partira du port. ACTE III SCÈNE PREMIÈRE. ERGAZILE. Malheureux qui court tant pour un mauvais repas,Plus malheureux encor qui court et ne l'a pas,Et qui faible déjà de la faim qui le presse,À courir vainement croît encor sa faiblesse, Ô jour mélancolique, importun, ennuyeux,À qui si je pouvais je crèverais les yeux,Jaloux de mon espoir, tu fais à ta lumière,Pour prolonger ma faim, prolonger sa carrière :Et retardes la nuit contre l'ordre du temps, Afin de retarder le souper que j'attends,Mes dents assurément à faute d'exerciceSi ce mauvais temps dure oublieront leur office.Maudit siècle de fer, où mon triste métier,Au sein des jeunes gens trouve des coeurs d'acier ; Combien es-tu contraire à cet âge doré,Qui coulait du Vieux temps de Saturne et de Rhé, Où l'on dit que jamais n'entraient dans l'entretien,Les termes malheureux, ni du mien ni du tien,Où nature régnait et non pas la fortune, Où la terre à chacun était mère commune,Où les hommes vivaient sous le couvert des bois,Tous grands et tous petits, tous sujets et tous Rois,On n'y connaissait point la misère où nous sommes,Les hommes n'étaient point les esclaves des hommes, Et la nécessité, cette mère des arts,Ne leur faisait courir ni honte ni hasards,Surtout notre métier que tout le monde affronte,Des plus méchants métiers et l'opprobre et la honte,Était un exercice aux mortels inconnu, Comme la pauvreté dont il est provenu,Encor cet art naissant était en quelque estime,Et s'en bien acquitter n'était honte ni crime,Aujourd'hui nous souffrons des mépris éternels,Et l'on nous fuit partout comme des criminels : Nos bons mots désormais passent tous pour frivoles,On ne se paye plus avecque des paroles,On ne donne à dîner qu'à celui qui le rend,On ne le donne pas, on le prête, on le vend :Et l'avarice va jusqu'à ce point extrême, Que pour ne rien donner chacun se sert soi-même,On nous a même ôté, les messages d'amour,Chacun pour soi travaille, et pour soi fait sa cour :Bien plus que leur amour, leur intérêt les presse,La bourse est à chacun sa plus belle maîtresse, Je les suis, les approche, et d'une accorte voix, Bonjour, dis-je, bonjour, dis-je encor une fois,Où va-t-on ce matin, où se fait la partie,À tout cela du vent, et point de répartie,Échauffons-nous, leur dis-je, allons charmer nos soins Point de réponse encor, allons boire, encor moins : Parlez donc : qui de vous commencera la fête,Mais rien à tout cela qu'un branlement de tête,Lors je lâche en riant un de mes meilleurs mots,Qui me devrait un mois faire vider les pots, Mais nul que moi n'en rit, et tous plus froids que glaceS'en vont tournant la tête et me quittent la place, Ayant failli ceux-là, j'approche de ceux-ci,Tantôt je m'en vais là, tantôt je viens ici,Mais la honte pourtant m'invite à la retraite, Tous me traitent de même, et pas un ne me traite,Tous sont d'intelligence, et nul n'a d'un bon oeil,Vu mes soumissions, ni rendu mon accueil,Mais encor avec eux, le jour même conspire ;Car ne semble-t-il pas que la nuit se retire, Et le Soleil conduit par un mauvais destinSemble-t-il pas aller du couchant au matin :Faisons encor un tour quelque faim qui m'accable,Tandis que chez Haegée on dressera la table. Il sort. SCÈNE II. Haegée, Olympie. HAEGÉE. Mais où tend son amour, puisque ce testament, Fait dépendre ses voeux de mon consentement,Et sur elle m'acquiert la qualité de père. OLYMPIE. Elle peut alléguer la perte de mon frère,Par qui ce testament est de nulle valeur. HAEGÉE. Hélas cet accident fut mon premier malheur, Sans ce revers du sort, mon âge fortunée,Verrait fleurir chez moi cet heureux hyménée,Et l'hiver de mes jours ne serait pas troubléPar le nombre des soins dont je suis accablé,De deux fils que le Ciel m'a fait mettre sur terre, Un esclave en prit un, l'autre est pris par la guerre,L'un à peine arrivait à l'âge de trois ans,Et le second à peine attendait son printemps :Philénie et son bien eût pu demeurer nôtre,Si l'un m'étant ravi j'eusse conservé l'autre : Mais mon malheur a fait que les perdant tous deux,J'achète un prisonnier qui captive ses voeux.Ainsi de tous côtés le sort me persécute,Ainsi veulent les Dieux que je lui sois en butte,Et que ma patience achète chèrement Le repos qu'on espère après le monument. OLYMPIE. De quelque changement, Philénie est capable,Et c'est un jeune esprit qui se rendra traitable,Ne nous rebutons pas pour les premiers efforts,Je n'ai pas fait encor jouer tous mes ressorts, L'empire que l'amour sur sa jeunesse exerce,Sera bien établi si je ne le renverse,Il est des ennemis qu'il faut battre de loin,Reposez-vous sur moi puisque j'en prends le soin. HAEGÉE. La consolation qui reste à ma vieillesse Est de te voir si jeune avoir tant de sagesse,Et de quelques malheurs que je sois combattu,Tu me peux soutenir avecque ta vertu :Malheureux en mes fils le ciel veut qu'une filleSoit l'honneur et l'appui de toute ma famille, Va, remets s'il se peut cet esprit au devoir,Et fais sa guérison un fruit de ton savoir :Ma dépense et mes soins font que dans peu j'espèreLe retour de Tyndare et celui de ton frère,Philocrate me reste et sur sa probité, J'ai relâché beaucoup de sa captivité,Parmi mes autres serfs, j'en trouverai peut-êtreQuelqu'un du même lieu qui le pourra connaître.Je vais m'en enquérir. OLYMPIE. Et moi par mon conseil,Mettre à notre malade, un second appareil. Ils sortent. SCÈNE III. Tyndare, Pseudole. TYNDARE. Ses desseins vont plus haut, et je dois ses visitesÀ sa compassion bien plus qu'à mes mérites,Non, non, Pseudole un homme en l'état où je suis,Un pitoyable objet de misère et d'ennuis :Qui trouve et la lumière et la vie importune, Ne présume pas tant de sa bonne fortune,Et ne s'estime point de tant d'attraits pourvuQue l'on doive l'aimer, aussitôt qu'on l'a vu :L'amour n'a point dessein dessus une franchise,Qu'il sait que devant lui la fortune méprise, Et ce superbe Dieu croirait s'être fait tortD'avoir mêlé ses fers avecque ceux du sort,Donnant sa liberté, Philénie en veut uneLa mienne n'est plus mienne, elle est à la fortune. PSEUDOLE. Je suis fort ignorant en matière d'amour, Mais quand le Soleil luit je sais bien qu'il est jour.Après ce que j'ai vu, douter qu'elle vous aime,Serait douter d'un feu plus clair que le jour même :Mais pour moi je l'en loue et cette affectionN'est ni sans jugement, ni sans proportion : Je tiens pour les amants et souffre leur folie,Depuis l'heureux moment que j'en tiens pour Célie.Comme eux je l'entretiens de soupirs et de voeux,Comme eux j'aime à rêver, je soupire comme eux,Je me forge comme eux des chimères cornues, Fais des châteaux en l'air et bâtis dans les nues ;Comme eux pour dire tout, j'ai l'esprit de travers,Et je deviens plaisant jusqu'à faire des vers,En voulez-vous entendre, ô Célie, ô Célie,Je mets le monde aux fers et ta beauté me lie, De Geôlier que j'étais je suis ton prisonnier, TYNDARE. Après ? PSEUDOLE. Je cherche encor la rime du dernier.J'en suis demeuré là. TYNDARE. La pensée est fort belle. PSEUDOLE. Mais ce méchant métier trouble bien la cervelle,Je me laisse emporter jusqu'à suer parfois, M'arracher les cheveux et me ronger les doigts,Et quand j'ai tant rêvé que ma veine en est lasse,Je déteste la muse et maudis le parnasse. SCÈNE IV. Haegée, Crisimant, Tyndare, Pseudole. HAEGÉE. Le voilà, parlez-lui, s'il est connu de vous. TYNDARE, à part. Que vois-je ô justes Dieux, quel est votre courroux Voici l'instant fatal qui fera tout connaître,Et qu'il me serait mieux d'avoir été que d'être,Que de ma trahison je ne me puis laver,Que le même salut ne me pourrait sauver.Et que fourbe, mensonge, artifice ni ruse Ne peut ni me servir ni me fournir d'excuse,Malheureux Crisimant qui garde ici tes pas. HAEGÉE. Quel respect vous retient ? vous ne l'abordez pas. TYNDARE, à part. Mais ne relâchons rien mentons avec audace,Force-toi mon esprit et toi-même te passe. CRISIMANT. Qui te fait cher Tyndare errant de toutes parts,Et des pieds et des yeux éviter mes regards,Serait-ce que le sort t'eût depuis notre absence,Avecque la franchise, ôté la connaissance,Ignores-tu mon nom, ne me connais-tu pas, Pourquoi de mon abord détournes-tu tes pas, HAEGÉE. Vous-même montrez bien de ne le pas connaître,Car vous nommez l'esclave et vous parlez au maître :Il vous fuit et vous hait avec juste raison,Tyndare est son valet, Philocrate est son nom. TYNDARE. Éloignez-vous Haegée, il est frappé de rage,Et ce mal d'un bon sens lui dérobe l'usage,Cette contagion se prend par le cracher,Dedans toute l'Élide on n'en ose approcher,On l'a vu furieux se jeter sur son père, Prendre la terre aux dents, tâcher de se défaire,Et depuis chacun craint cet esprit forcené,De ses plus chers parents il est abandonné,La guerre vous a fait une mauvaise prise,Et le garder est bien acheter sa franchise. CRISIMANT. Fut-il jamais menteur, impudent à ce point. HAEGÉE. Parle-lui si tu veux, mais ne m'approche point. CRISIMANT. Moi la rage imposteur, moi, vouloir me défaire !Moi, j'ai voulu méchant, TYNDARE. Assassiner ton père.Pourquoi veux-tu nier un mal connu de tous, Et quelle vaine honte excite ton courroux,Puisque bientôt le temps l'eût assez fait connaître. HAEGÉE. Loin, loin, n'approche pas. CRISIMANT. Quoi ! Vous croyez ce traître. TYNDARE. Voyez de quel regard il porte l'oeil sur nous,Son mal va commencer, fuyez, retirez-vous. HAEGÉE. J'ai bien dès cet abord reconnu sa folie,Il vous nommait Tyndare. TYNDARE. Ordonnez qu'on le lie,On ne pourrait dompter cet esprit furieux,Voyez-vous pas déjà qu'il nous mange des yeux : PSEUDOLE. Certes le danger hors ce passe-temps est rare. TYNDARE. Ne vous étonnez pas qu'il m'appelle Tyndare,Lorsque cette fureur possède sa raison,On le voit oublier jusqu'à son propre nom. CRISIMANT. Si ma colère était de son effet suivie,Ces mensonges, méchant, te coûteraient la vie, Quel respect me retient que des poings et des dents,Je ne te fais rentrer ces termes impudents,Voyez quelle assurance après cette imposture. HAEGÉE. Qu'on le renferme, allez, je crains quelque aventure. CRISIMANT. Haegée au nom des Dieux pour notre commun bien, Pour ton propre intérêt autant que pour le mien,Prête un moment l'oreille à ma juste défense. HAEGÉE. Parle donc de plus loin, empêchez qu'il n'avance. CRISIMANT. Quoiqu'un sujet bien vain t'excite cet effroi,Il suffit que ma voix puisse aller jusqu'à toi, Je n'avancerai point, réponds-moi donc de grâce,Pour qui cet imposteur en ton estime passe ? HAEGÉE. Pour Philocrate. CRISIMANT. Ô Dieux. HAEGÉE. Et celui que tu disEst allé moyenner le retour de mon fils. CRISIMANT. Quoi ! du nom de son maître un esclave s'avoue, Ô crédule vieillard, à quel point on te joue,Un vil objet d'opprobre et de dérision,Un serf passer pour libre en ton opinion, TYNDARE. Chez toi, réduit au point d'une misère extrême,Tu voudrais bien qu'ici chacun fût cru de même, C'est un vice commun à tous les malheureux,De faire s'ils pouvaient que chacun fût comme eux,Et leur humeur jalouse, envieuse, importune,Tâche à nous nuire autant que leur fait la fortune. CRISIMANT. Garde sage vieillard, de suivre obstinément Le parti d'un abus conçu légèrement,Crois que sous cette erreur quelque fourbe est tissue,Et pour ton intérêt redoutes-en l'issue,Lui, racheter ton fils ! TYNDARE. Oui si l'aide des DieuxMe favorise autant que tu m'es ennuyeux, Tyndare à ce dessein envoyé vers mon père,Nous produira bientôt le succès que j'espère. CRISIMANT. Ce Tyndare est lui-même, hé quoi cet effronté !Vous jouera tout le jour avec impunité,Et de ce vain espoir votre bonté se flatte. TYNDARE. Moi Tyndare impudent. CRISIMANT. Et qui donc ? TYNDARE. Philocrate. CRISIMANT. Ô l'insolent esclave. TYNDARE. Il est vrai que je sers,Mais que la guerre aussi m'a mis aux premiers fers,Et que la liberté m'est aussi naturelleQu'à ce fameux Romain qui se défit pour elle. CRISIMANT. Me puis-je contenir en si juste courroux,Éclate ma fureur. TYNDARE. Et bien l'entendez-vous,Des mains après cela lui laissez-vous l'usage,Il va s'il n'est lié nous sauter au visage, CRISIMANT. Ne pouvoir être cru, ni n'oser faire un pas, Je forcène de rage et ne me connais pas. TYNDARE. Que vous disais-je hé bien, voyez cet oeil farouche,L'écume va bientôt lui sortir de la bouche. CRISIMANT. Toi tu seras bientôt l'aliment des corbeaux,Infâme, et digne objet de la main des bourreaux. TYNDARE. Il extravague enfin, sa fureur le possède. HAEGÉE. Le ferais-je emporter. TYNDARE. C'est le plus sûr remède. PSEUDOLE. Aidez-moi donc, car seul je n'en approche point. CRISIMANT. Peux-tu ma patience aller jusqu'à ce point,Quel monstre, quel serpent, a conçu ce prodige, Ne le puis-je étouffer ? HAEGÉE. N'approche pas te dis-je.Arrête. CRISIMANT. Encor un coup, Haegée au nom des Dieux,Laisse à la vérité te dessiller les yeux,Quatre mots t'apprendront tout ce que je désire. HAEGÉE. Je t'oirai bien d'ici, parle, que veux-tu dire ? CRISIMANT. Sache donc que le mal qu'il me veut imposer,Ne tend qu'à m'empêcher de te désabuser,Qu'il forge à tes dépens cette vaine folie :Mais prends tes sûretés je consens qu'on me lie :Mais qu'il le soit aussi. TYNDARE. [Note : V. 975, Aucun vers ne rime avec soit.]Qui veut l'être le soit. CRISIMANT. As-tu vu ce clin d'oeil. TYNDARE. Dieux voyez l'imposture. HAEGÉE. Je ne sais que promet toute cette aventure,Mais je n'ose espérer que son succès soit bon. CRISIMANT. Saches encor un coup que Tyndare est son nom,Et que cet affronteur d'un vain espoir te flatte, Comme je me connais, je connais Philocrate,Une étroite amitié de tout temps nous a joints. TYNDARE, à part. Enfin la vérité confondra tous mes soins,À ces impressions cet esprit se prépare, HAEGÉE. Viens çà, qui que tu sois, Philocrate ou Tyndare, Il est temps de finir ce douteux entretien,Es-tu né libre ou serf, ne me déguise rien. TYNDARE. Je suis né libre. CRISIMANT. Il ment. TYNDARE. L'audace sans seconde,Traître me reçus-tu lorsque je vins au monde,Assistais-tu ma mère en son accouchement, Je suis né tel, vous dis-je. CRISIMANT. Encor un coup il ment,Le ciel s'il ne t'abuse, à tes yeux me confonde,Vois-tu pas qu'il se tait : qu'il parle, qu'il réponde. TYNDARE, à part. J'arrive entre le prêtre et le glaive et l'autel,Et sans rémission j'attends le coup mortel. HAEGÉE. Dieux m'auriez-vous laissé tramer cet artifice,Et payer ma bonté d'un si mauvais office,Oui, de l'un le silence, et de l'autre la voix,Te détruisent assez, vain espoir que j'avais,Ô bienfaits mal rendus ! ô servitude ingrate, Mais vois-le bien. CRISIMANT. C'est lui. HAEGÉE. Dépeins-moi Philocrate. CRISIMANT. Châtain, de basse taille, un peu haut en couleur,De vingt ans à peu près. HAEGÉE. C'est lui-même ô malheur,Dans la captivité chercher de la franchise,Était-ce une leçon que l'âge m'eût apprise, Ô triste expérience apprise à mes dépens,Fruit de mon imprudence et non pas fruit du temps.J'apprends bien à te croire en étant trop crédule,Ô vieillesse inexperte, ô bonté ridicule. TYNDARE, à part. Tout sens et tout espoir m'abandonne à la fois, Et le trouble où je suis m'ôte jusqu'à la voix. HAEGÉE. Mais il semble qu'encor mon jugement balance,Attends-je que sa voix confirme son silence,Assez par sa frayeur mon doute se résout,Et ne me disant rien le traître me dit tout. TYNDARE. Oui faites qu'à mon crime on égale mes peines. HAEGÉE. Lychas, Daniste, Arbax, venez chargés de chaînesVengez tout à l'envi l'affront que je reçois,Des cordes, des liens. SCÈNE V. Lychas, Arbax, Daniste, Haegée, Tyndare, Crisimant, Pseudole. ARBAX. Qu'est-ce, allons-nous au bois, HAEGÉE. Liez, et jusqu'au sang serrez ce détestable, Qui me rend de ces lieux et l'opprobre et la fable. TYNDARE. Ces liens à mes mains seront encor trop doux,Vous les pouvez couper puisqu'elles sont à vous,Je reconnais la fourbe et confesse les feintes,Mon mal si vous voulez passe encore vos plaintes, Mon maître était aux fers je les ai détachés,N'est-ce pas l'action que vous me reprochez. HAEGÉE. Cette action, méchant, te coûtera la vie. TYNDARE. Une si belle mort sera digne d'envie,J'ai par ma probité fait que tous vos tourments, Peuvent m'être des maux, mais non des châtiments. HAEGÉE. Quand j'aurai de ton sang ma vengeance assouvie,Appelle si tu veux cette mort une vie,Et nomme cette fourbe ou mérite ou forfait,Tu mourras glorieux, je serai satisfait. TYNDARE. Voyez par quel conseil vous vous devez conduire,Si mon maître revient ma mort vous pourra nuire. CRISIMANT, à part. Je comprends le secret, qu'ai-je fait, justes Dieux !Mon ami par son art s'est tiré de ces lieux,J'eusse aidé le forfait, j'en eusse été complice, Et par ma faute il faut que l'auteur en périsse : À Haegée.Au nom des Dieux, Haegée, et par ta piété, Fais-nous preuve sur lui de ton humanité,Sa vie est en tes mains, sa gorge t'est offerte,Mais hélas quel profit te naîtra de sa perte. HAEGÉE. Je saurai bien pourvoir à ne le perdre pas,Il est assez de fers pour retenir ses pas,Et s'il est favorable à l'objet qui l'adore,Les chaînes de l'amour l'attacheront encore,Voilà ce beau charmeur des beautés de ces lieux, Ce cher tourment des coeurs, ce doux plaisir des yeux,Ce subtil enchanteur des esprit de nos filles,Qui sème impunément le trouble en nos familles,Je dois pour mon repos punir égalementCe qu'il a de mauvais et qu'il a de charmant, La perte qu'il me cause, et l'amour qu'il excite,Tout en est criminel jusques à son mérite,Allez, et qu'on l'enferme en un cachot si noir,Qu'il n'y soit vu du jour, ni ne le puisse voir :Je ne veux pas qu'une heure achève son supplice, Il faut plus d'une mort pour m'en faire justice,Je souffrirai ses jours, mais pour le voir souffrir,Il y vivra longtemps, mais pour longtemps mourir. TYNDARE. S'il fallait mesurer le supplice à la faute,Il serait bien léger. HAEGÉE. Dépêchez-vous, qu'on l'ôte. TYNDARE. Adieu que rien ne manque à vos prospérités,Et soyez plus heureux que vous ne méritez :Songez si vous tiendriez ou pour crime ou pour vice,Qu'un serf à votre fils eût rendu cet office,Qu'on peut à ses dépens croire ses passions, Et que le ciel nous rend selon nos actions, À Crisimant.Toi dangereux ami, cause de ma disgrâce,Jamais aucun des tiens ne se trouve en ma place,Et s'ils sont compagnons de ta captivité,Le ciel, leur soit plus doux, que tu ne m'as été. PSEUDOLE. Dieux je ressens sa peine et son malheur m'afflige. Il sort. CRISIMANT. Ô fatale imprudence. HAEGÉE. Emmenez-le, vous dis-je. TYNDARE, aux valets qui l'emmènent. Pourquoi m'outragez-vous puisque je suis vos pas,Contentez-vous que j'aille et ne me traînez pas. SCÈNE VI. Haegée, Crisimant. HAEGÉE. Traînez, tirez, frappez ; servez si bien ma haine, Que mes autres Captifs profitent de sa peine,À d'autres désormais leurs conseils superflus,Je suis bien résolu de ne les croire plus,C'est assez qu'une fois ma bonté trop aiséeM'ait fait de nos voisins la fable et la risée, Et que la perte encor y soit jointe au mépris,Suis-moi que je te rende au lieu où je t'ai pris :Cessez vains sentiments que la pitié me donne,On n'en a point pour moi, je n'en ai pour personne. CRISIMANT, à part. Les fers me sont bien dus, j'en cause à mes amis. Il sort. SCÈNE VII. Ergazile, Haegée. ERGAZILE. Ne viens-je point trop tard, le couvert est-il mis,Irai-je à la cuisine ordonner que l'on dresse ? HAEGÉE. Je ne souperai point, pardonne à ma tristesse,Mais demain. ERGAZILE. Raillez-vous ? HAEGÉE. Excuse mes ennuis,Adieu, je ne puis rire en l'état où je suis. Il sort. SCÈNE VIII. ERGAZILE. Vieux squelette mouvant, mort tiré de la bière,Ridicule monceau de cendre et de poussière,Dont le nombre des ans prévenant mes souhaits,Punit depuis longtemps tous les maux que tu fais,Ton attente ait encor le succès de la mienne, Comme je vais souper, ainsi ton fils revienne,T'étouffe le repas où tu m'as invité,Et te traite le ciel, comme tu m'as traité. ACTE IV SCÈNE PREMIÈRE. PSEUDOLE assis, un papier et une plume à la main, ayant longtemps rêvé, dit : Ô malheureux métier, que tu me romps la tête !Faut-il que si longtemps cette rime m'arrête ? C'est mon premier travail, ce sera le dernier,De Geôlier que j'étais, je suis ton prisonnier, Je voudrais que la rime en fût bien naturelle,Puisqu'elle ne vient point allons au devant d'elle ;Peut-être qu'en marchant nous la pourrons trouver, Ne pouvant trop bien faire on ne peut trop rêver.Je n'entrepris jamais si pénible corvée :Ah ! j'y suis, encor deux, et l'oeuvre est achevée,Pour bien polir un vers qu'il y faut de façons ?Favorise, Apollon, un de tes nourrissons, Bon, ce terme, ce semble est né pour la pensée,Le vers n'en est contraint ni la rime forcée,La cadence en est bonne, et le son en est doux. SCÈNE II. Célie, Pseudole. CÉLIE. Comment, tu fais des vers. PSEUDOLE. Ah ! mon Ange est-ce vous. CÉLIE, en riant. Mon Ange, PSEUDOLE. Et bien, mon Ciel, mon Soleil, mon Aurore. CÉLIE. J'excuse la fureur qui te possède encore ;Car on dit qu'au métier dont tu te veux mêler,Certain esprit de feu, vous meut, vous fait parler,Et jusques à tel point quelquefois vous transporte,Que la raison lui cède, et n'est pas la plus forte, Quoique pauvre servante, et qu'assez simple à voir,Je m'enquête de tout, et je veux tout savoir.Crois-moi pour ton repos, laisse-là ta Poésie,Elle t'aurait bientôt brouillé la fantaisie.Quitte-moi de bonne heure, Apollon, et sa Cour Pour être bientôt fou, c'est assez de l'Amour ;Cet Art donne aux plus sages une mauvaise estime,Prends garde à la raison, et laisse-là la rime.Mais voyons, PSEUDOLE. Ils sont beaux, car ils t'ont pour objet,Qui rencontrerait mal sur un si beau sujet ? Il lit. À Célie, Galimatias.Geôlière des Geôliers, adorable Célie,J'en mets d'autres aux fers, et ta Beauté me lie !J'emprisonne le monde, et suis ton prisonnier,Possédant les plaisirs où l'Amour nous convie,Et sans cueillir les fruits de l'amoureuse vie, Ne laisse pas couler ton âge Printanier. Il poursuit.Que t'en semble, CÉLIE. Ils sont beaux, et passent mon mérite. PSEUDOLE. Ce mot de Printanier, ce me semble est d'élite ;Mais trouves-tu mal dit Geôlière des Geôliers,Ce n'est point là parler en terme d'écoliers. Tels qu'ils sont, après tout, ils sont vers de caprice,On sait bien que cet Art n'est point mon exercice,Ce sont fruits de l'Amour, et de l'oisiveté,Que pour te divertir je voue à ta Beauté.Mais du discours enfin venons-en à la chose, Des souhaits à l'effet, et des vers à la Prose :Tous deux de sort égal et de condition,Soyons-le de désir, et d'inclination. CÉLIE. Mais le bien défaillant on est mal à son aise,La bouche mange et boit aussi bien qu'elle baise, À table comme au lit il faut traiter l'amour,La nuit n'est pas plaisante à qui jeûne le jour,Cherchons pour vivre heureux dedans le mariage,Plutôt la mine d'or que celle du visage.L'Amour tout Dieu qu'il est, est un enfant gourmand Qui mange comme un autre, et crie incessamment ;Mais on ne sort point nu de la maison d'Haegée,La misère y guérit, ou sort bien soulagée ;Ne désespère rien, car je plains ton souci,Écoute maintenant ce qui m'amène ici, Puis-je pour Philénie obtenir une grâce. PSEUDOLE. Quelle ? CÉLIE. De voir Tyndare avant que le jour passe,Sans qu'aucun du logis en puisse rien savoir. PSEUDOLE. Il faut que mon amour corrompe mon devoir,Je ne m'en puis défendre, oui, va, fais qu'elle vienne, Ayant la clef du coeur, toute autre clef est tienne,Que n'obtiendras-tu point avecque tant d'appas. CÉLIE. Attends-nous donc ici nous venons de ce pas. Elle sort. SCÈNE III. PSEUDOLE, seul. J'ignore à quelle fin tendent leurs conférences,Mais entre eux la Nature a mis des différences, Qui ne promettent pas que leur affectionDoive avoir plus d'effet que de proportion ;L'Amour fait toutefois d'autres métamorphoses,Tout petit Dieu qu'il est il fait de grandes choses ;Il dispense à son gré la joie et le souci, Comme il forge des fers il en peut rompre aussi ;La voici, tirons-le de ce lieu triste et sombre,Et ne lui faisons pas voir son Soleil à l'ombre. Il sort. SCÈNE IV. Philénie, Célie. PHILÉNIE. Je doute si je suis mes voeux ou ma fureur,Si ce m'est un objet de plaisir ou d'horreur, Et ne puis assurer quoique j'en sois si proche,Si je viens pour l'excuse ou bien pour le reproche.Je ne le puis haïr, et me ruine en l'aimant ;Il est charmant, mais serf, il est serf, mais charmant ;La colère m'amène, et la pitié m'attire, Et pour les accorder je ne sais que lui dire,Je suivrais mon courroux, et croirais mon ennui ;Mais j'entends que l'Amour me parle encor pour lui,Ne proposons donc rien, ma parole incertaine, Par ma confusion lui prouvera ma peine. CÉLIE. Si pour plaindre vos maux, et pour y prendre part, PHILÉNIE. Le voilà, prends Pseudole, et le tire à l'écart. SCÈNE V. Tyndare, Philénie. TYNDARE, plein de fers. Hé quoi ! votre fureur vient ici désarmée ;D'un si faible courroux votre âme est enflammée ;Si comme des mortels vous disposiez des Dieux, Et pouviez exciter la colère des Cieux,Sur qui plus justement les pourriez-vous résoudre,De servir votre haine, et de lancer leur foudre ?Que sur ce détestable, et sur ce malheureuxQui vous a dérobé tant d'inutiles voeux, Qui vit pour votre peine, et qui naquit coupableDu plus sensible abus dont vous fussiez capable :Aussitôt que mes jours, mon crime a commencé,Le temps de mon berceau n'en fut pas dispensé,Et ce m'est un Arrêt de la Nature même, Que d'être criminel aussitôt que l'on m'aime.Serf, comme elle m'a fait, je pèche si je plais,Chacun me doit haïr, moi-même je me hais ;Je ne puis exciter un amour légitime,Ni m'acquérir un coeur que je ne fasse un crime ; Et quiconque est né serf vit pour être odieux,À quiconque est né libre, et quiconque a des yeux.Pourquoi donc vis-je encor si j'ai l'heur de vous plaire ?Si vous m'avez aimé qu'attend votre colère ?Il est de votre honneur que je perde le jour, Et c'est à votre haine à venger votre amour. PHILÉNIE. Le sujet de ma plainte en ce point est extrême,Que tu me veux ravir jusqu'à la plainte même,Que ta confession a passé ton péchéPour ne permettre pas qu'il te fût reproché. Ah ! tu m'ôtes à tort cette faible vengeance,Des reproches, cruel, laisse-moi l'allégeance,Et ne détourne pas, si tu plains mon tourment,Ces armes de mon sexe à mon ressentiment ;Pour nous mieux abuser, je sais que la Nature A devant ton dessein commencé l'imposture ;Que ce visage auguste, et ce modeste portOnt menti les premiers, et démentent ton sort ;Mais je puis pour le moins me plaindre avec justice,De quoi tu fais ta voix de tes charmes complice, De quoi tu veux passer pour ce que tu n'es pas,Et de quoi ton discours ment comme tes appas ;Pour prix de mon amour tu t'en devais défendre,Puisque te connaissant tu n'y pouvais prétendre ;Elle n'aurait pas crû jusqu'à ce dernier point, Et tu l'aurais payée en ne l'acceptant point.Tu me diras, pourquoi, la fourbe était forgée,Qu'il fallait m'abuser pour abuser Haegée ;Tu crus qu'il importait que l'affront fût égal,À qui te veut du bien, et qui te fait du mal ; Qu'il nous fallait tromper par une même adresse,Et trahir à la fois, ton Maître, et ta Maîtresse.Non, non, crois que d'abord m'ayant ouvert ton sein,Bien loin de révéler, j'eusse aidé ton dessein,Et que ma passion en piété changée, Eût détaché mes soins des intérêts d'Haegée ;C'eût été mériter que je fisse pour toi, Et me donner beaucoup que me laisser à moi ;Mon amour n'exerçait qu'une faible puissance,Il fût mort aisément si près de sa naissance, Au lieu qu'au dernier point que je m'en sens presser,C'est un Tyran qui règne, et qu'on ne peut chasser,Un pouvoir qui s'étend, et qu'on ne peut restreindre,Un brasier qui dévore, et qu'on ne peut éteindre. TYNDARE. Mon propre témoignage à votre plainte est joint, Je signe mon Arrêt, en ne répondant point ;Même s'il faut encor aider votre colère,Et pour être puni tâcher de vous déplaire,Je le puis, et le dois par la confession,Et de mon imprudence, et de ma passion, Qui sans égard de rang, ni respect de fortuneM'ont flatté d'une attente avecque vous commune,Et m'ont fait regarder votre possessionComme un futur butin de mon ambition :Fut-il jamais orgueil si digne du Tonnerre ? N'était-ce pas au Ciel vouloir joindre la Terre,Et bâtir sur l'espoir de ces audacieux,Dont l'insolence alla jusqu'au Trône des Dieux.Si votre amour vous nuit, la mienne vous offense,J'en avais en naissant apporté la défense ; Pour moi, baiser vos pas, serait trop présumer,Je suis né pour servir, et non pas pour aimer ;L'estime que je fais ôte du prix aux choses,Si je voulais cueillir je flétrirais les roses ;La tache est infaillible où je porte les doigts, Le Soleil pâlirait si je le regardais ;Il se faut de mes voeux purger comme d'un crime,Et comme d'un affront laver de mon estime.Songez donc pour aigrir votre ressentiment,Qu'un serf a tant osé que d'être votre Amant. PHILÉNIE. Né de condition à mon sort si contraire,Tu serais pour toute autre, et traître, et téméraire :Mais par une bonté digne de mon malheur,Autant que je le puis j'adoucis ma douleur,Et ne pouvant passer de l'un à l'autre extrême, T'ayant si bien aimé, sens encor que je t'aime ;Loin d'appeler ta faute, orgueil, ni trahison, Je prends part en ta peine, et je plains ta prison ;Et quoique ces ardeurs me doivent être vaines,Avec ravissement je porterais tes chaînes ; Tu me verrais joyeuse, et l'esprit satisfait,Souffrir le châtiment du mal que tu m'as fait. TYNDARE. Maîtres de nos destins, Puissances souveraines !Arbitres éternels des affaires humaines !Que ne me fîtes-vous d'une condition, Où je pusse répondre à cette affection ?Vous me deviez cruels, la franchise avec l'être,Je devais naître libre, ou ne devais point naître :Ma vie est superflue en ce mortel séjour,C'est mon premier malheur que d'avoir vu le jour, J'offense si je hais, je fais affront si j'aime,Et vis pour affliger tout le monde, et moi-même. PHILÉNIE. Puisque c'est un Arrêt du sort qui me poursuit,Que de si belles fleurs doivent passer sans fruit,Il faut aveuglément suivre la Destinée, Qui m'ordonne l'Amour, et défend l'Hyménée.Je réconcilierai quatre ennemis puissants,L'Amour, et la Vertu, la Raison, et les Sens,Et saurai bien aimer sans prendre de licenceQui puisse démentir le lieu de ma naissance. Oui, Tyndare, je t'aime, et ne veux point de toi,Je te serai fidèle, et retiendrai ma foi,Nourrissant le désir, je tuerai l'espérance,J'aimerai le parti, mais fuirai l'alliance ;Et puisque mon attente a si mal succédé, Mon coeur sera vaincu sans être possédé ;Si le triomphe au moins n'a suivi la victoire,Un second après toi n'en aura pas la gloire.Va que bientôt le Ciel te tire de ce lieu ;Mais je perdrai la vie en te perdant, Adieu. TYNDARE. Quoi, venant pour m'ouïr vous vous êtes jugée,Et du mal que j'ai fait, SCÈNE IV. Pseudole, Célie, Tyndare, Philénie. PSEUDOLE courant, dit à Tyndare. Rentrez, j'entends Haegée, À Célie.Célie aurai-je lieu dedans ton souvenir ? CÉLIE. Il n'appartient qu'aux Dieux de savoir l'avenir. Ils sortent. SCÈNE VII. ERGAZILE. Sacré Père des Dieux tu conserves ma vie, Et mes prospérités vont passer mon envie,Tu me combles d'espoir, de louange, de voeux,De ris, de passe-temps, d'allégresse, de jeux,De bénédictions, de caresse, de gloire,Et jamais on ne but au point où je vais boire. Mon heur ne dépend plus de la pitié d'autrui,Je suppliais hier, je commande aujourd'hui ;Et puis sans le secours d'autres que de moi-même,Perdre ce que [je] hais, et sauver ce que j'aime,Et qu'au reste du temps, à mes jours destiné, Je réparerai bien celui que j'ai jeûné,Et que récompensant mon ventre avec usure,Je vais bien rétablir cette maigre figure.Ressuscitons Haegée, et courons lui porterAutant, et plus de biens qu'il n'en peut souhaiter ; Mais j'en reçus hier un affront assez rudePour lui laisser d'abord un peu d'inquiétude. SCÈNE VIII. Haegée, Ergazile. HAEGÉE. Plus cette trahison me repasse en l'esprit,Plus ma douleur s'accroît, et mon courroux s'aigrit :Mon innocence est grande, il faut que je l'avoue, Je ne discerne pas de quel art on me joue ;De soupçonner si peu ces perfides esprits, Et passer pour stupide avec des cheveux gris. De toute la Cité je deviens la risée,On montre au doigt la dupe, et la fourbe est prisée : Voilà, dit-on partout, cet innocent vieillardÀ qui de si vieux ans ont acquis si peu d'art,À qui l'expérience apprend à son dommage,Qu'il se trouve des fous à toute sorte d'âge ;Que toujours le savoir n'est pas un fruit du temps : Ainsi mon sort fatal leur sert de passe-temps.Ces bruits sont aujourd'hui l'entretien de la ville,Voilà ce que j'acquiers pour être trop facile,Et tandis qu'on me raille, et me montre en tous lieux,Je passe sans réponse, et n'ose ouvrir les yeux ; Mais que marque Ergazile avec cette allégresse :Suivons-le, c'est chez moi que son chemin s'adresse. ERGAZILE. Afin de ne trouver nul obstacle à mes pas,Et que par imprudence on ne m'arrête pas ;Afin, dis-je qu'on sache, et qu'aucun ne l'ignore, Je publie, avertis, et [je] proteste encore, Que j'abats le premier qui se rencontrera,Et heurte sans égard quiconque s'offrira. HAEGÉE. Où fuirai-je, quel trouble excite ainsi sa bile,Et quels lieux me seront un salutaire asile ? ERGAZILE. Tôt donc, que par respect chacun rentre chez soi,Et que toute la rue aujourd'hui soit à moi,Autrement, HAEGÉE. Est-il fou, quelle est cette menace ? ERGAZILE. On se ressouviendrait du jour et de la place,Et si l'événement répond à mon effort, Qui me rencontrera, rencontrera la mort. HAEGÉE. Quelqu'un l'aura traité sans doute à son dommage,Et tout ensemble enflé, son ventre, et son courage ;Le vin le fait parler, c'est dans cette liqueurQu'il a noyé sa crainte, et qu'il a pris du coeur. ERGAZILE. Des jeunes débauchés je n'accrois plus la suite,Et mon métier n'est plus celui d'un Parasite,Il n'est ni sort ni rang, à ma fortune égal,Je suis de tous les Rois le Roi le plus Royal,Tant le Ciel a sur moi déployé ses largesses, Et tant il m'est au port arrivé de richesses ;Mes trésors ne sont point ce métal précieuxQui fait ouvrir sur soi, tant de mains, et tant d'yeux,Et qu'avec tant d'ardeur tous les hommes poursuivent,Mes biens sont arrivés, et mes richesses arrivent. Un seul homme est mon or, ma richesse, et mon bien,Et si je le possède il ne me manque rien ;De cet heureux retour avertissons Haegée,Et de combien aux Dieux sa vie est obligée ;Leur soin de son repos est le visible appui, Et manifestement s'est employé pour lui. HAEGÉE. Réponde le succès à l'espoir qu'il me donne ;Mais quel est ce bonheur, où ma part est si bonne ? ERGAZILE à la porte d'Haegée. Holà, qui m'ouvre ici, HAEGÉE. Cet affamé je crois,Me cherchant, en veut plus à ma table qu'à moi. ERGAZILE. Quelqu'un, tôt à la porte, ou je la mets par terre,Et si je frappe un coup, la brise comme verre. Il frappe. HAEGÉE. Il le faut aborder, hasardons un repas : À Ergazile.Que voulez-vous, holà, vous mettrez tout à bas ? ERGAZILE. Ô le plus fortuné du séjour où nous sommes ! Le plus chéri des Dieux, le plus heureux des hommes !Que tout rit à tes voeux, et que tu viens à temps,Donne la main. HAEGÉE. Après. ERGAZILE. Écoute. HAEGÉE. Je t'entends. ERGAZILE. Renonce à tout souci, que tout soin t'abandonne ;Réjouis-toi. HAEGÉE. Pourquoi. ERGAZILE. Parce que je l'ordonne ? HAEGÉE. Hélas ! De la façon que succèdent mes voeux,J'ai sujet de pleurer, non pas d'être joyeux. ERGAZILE. Je vais de ton esprit bannir cette tristesse,Espère en ma parole, et vis sur ma promesse. HAEGÉE. Dis-m'en donc le sujet, ERGAZILE. Crois-moi, réjouis-toi. HAEGÉE. Je me réjouis donc, mais sans savoir pourquoi. ERGAZILE. Obéis sans réplique, à quoi que je t'oblige,Fais dresser un grand feu. HAEGÉE. Pourquoi grand ? ERGAZILE. Grand te dis-je ! HAEGÉE. Mais pourquoi sans besoin, et si hors de saison,Veux-tu qu'à ton sujet je brûle ma maison. ERGAZILE. Épargne mes discours, et lis dans ma pensée,Ordonne qu'en deux coups la table soit dressée,Qu'on trouve les pots prêts, qu'on prépare les plats ;Fais que l'on couche au feu, mais des mets délicats,Et que tes cuisiniers n'aient ni repos ni trêve, Çà, leur irai-je aider. HAEGÉE. Tout en veillant il rêve. ERGAZILE. Te dirai-je les mets que tu nous donneras. HAEGÉE. Tu me les dirais mieux que tu ne les auras. ERGAZILE. Et que me promets-tu si malgré ma défense Tu me traites ce soir avec magnificence. HAEGÉE. Ergazile, en deux mots tire-moi de souci. ERGAZILE. Qu'est-ce ? HAEGÉE. Est-ce à jeun, ou soûl que tu parles ainsi ?Est-ce par un excès de jeûner ou de boire,Que de ces songes creux tu repais ta mémoire. ERGAZILE. Non, c'est par un excès de joie et de plaisir Que je veux que l'effet réponde à ton désir :Aimes-tu d'être heureux, HAEGÉE. Oui, mieux que misérable. ERGAZILE. Donne-moi donc la main, le Ciel t'est favorable ;Qu'un bûcher soit dressé, que les vases soient prêts,Fais choisir un agneau ; HAEGÉE. Mais à quoi ces apprêts ? ERGAZILE. Pour rendre tes devoirs, et faire un sacrifice. HAEGÉE. Auquel des Dieux, ERGAZILE. À moi qui te suis si propice,Je suis ton Jupiter, prouve-moi ta ferveur,Et par un bon repas acquiers-toi ma faveur.Je veux à tes souhaits égaler ta fortune, Et qu'aucun accident jamais ne t'importune ;Mais, la Table est l'Autel, où je suis réclamé. HAEGÉE. Mon bonheur dépend donc d'un Dieu bien affamé,Étant tel, est-il rien à quoi tu me disposes ? ERGAZILE. Les Dieux ne gardent rien, ils donnent toutes choses, Écoute à quel degré je relève ton sort,Et quel comble de biens je t'apporte du port.Ton Esclave d'Élide, avec ton fils arrive,Je les viens de ce pas, de laisser sur la rive ;Je les ai vus tous deux, et tous deux embrassés, Et pour te l'annoncer, je les ai devancés. HAEGÉE. Par ta dérision n'accrois point ma misère,Respecte malheureux les sentiments d'un pèreQue tu devrais juger plus tendres que les tiens,Puisqu'il perd en son fils le plus cher de ses biens. ERGAZILE. Tu doutes justement de ce bonheur extrême ;Mais je ne te mens point. HAEGÉE. Mon fils. ERGAZILE. Ton fils lui-même ;Mais un second bonheur à ce premier est joint,Que ton frère te cause, et que tu n'attends point ;Pourrais-tu deviner l'esclave qu'il t'amène. HAEGÉE. Non, quel esclave, dis, ne me tiens point en peine. ERGAZILE. Visitant le butin de ces combats derniers, Il a trouvé Stalagme entre les prisonniers. HAEGÉE. Qui me ravit Crisale en un âge si tendre. ERGAZILE. Lui-même, entre tes mains ton frère le va rendre. HAEGÉE. Ne m'abuses-tu point, ERGAZILE. Il n'est rien plus certain. HAEGÉE. Je renais aujourd'hui si mon espoir n'est vain. ERGAZILE. Si tu crois que tes yeux te seront plus fidèles,Tu les peux faire au port, témoins de ces nouvelles. HAEGÉE. Que n'y puis-je voler, Adieu, j'y vais, j'y cours. Ô nouvelle agréable ! ô bonheur de mes jours ! ERGAZILE. Et ce transport est-il le prix qu'on me destine. HAEGÉE. Prends le soin du souper, donne ordre à la cuisine,Tranches-y, coupe, taille, ordonne absolument,C'est ta possession, c'est ton gouvernement. ERGAZILE. Oh qu'il est éloquent ! l'agréable parole,C'est le port où je tends, je n'y cours pas j'y vole. ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. Haegée, Philocrate, Crisophore, Pseudole. HAEGÉE. Soit béni, juste Ciel, ton pouvoir adorable,Sois autant révéré que tu m'es favorable.Tu me donnes mon fils, une seconde fois, Deux fois je l'ai reçu, deux fois je te le dois,Et par ta providence à mes jours si prospère,Il est deux fois mon fils, et moi deux fois son père ;Ce corps si languissant, si vieil, et si cassé,Est rajeuni, mon fils, quand tu l'as embrassé : Ma vieillesse a cessé quand tu l'as abordée,De ce mourant Éson, ta veue est la Médée,Ma vigueur se répare, et sous ces cheveux gris,Je sens mon premier sang, et mes premiers esprits. CRISOPHORE. Moi, j'ai bien moins senti les malheurs de la guerre, À me voir éloigné de ma natale terre ;Privé de liberté, de repos, et de biens,L'esprit chargé d'ennuis, et le corps de liens,Qu'à savoir la douleur que vous en avez eue,Et me voir séparé de votre chère vue ; Quand j'ai prié les Dieux d'apaiser leur courroux,Je ne leur ai jamais redemandé que vous,Et quand j'eusse avec vous fait perte d'un Empire,Je vous eusse plaint seul, et trouvé seul à dire. HAEGÉE. Assez ont dessus nous éclaté ces malheurs, Assez duré nos maux, assez coulé nos pleurs,Et tu m'as trop au long appris sur le rivage,Quels et combien d'ennuis, ont suivi ton servage ;Goûte après les périls, les délices du port,Le jour après la nuit, la vie après la mort, À Philocrate.Et vous en notre siècle, infidèle et barbare,De la foi du vieux temps, exemple illustre et rare,Non plus mon prisonnier, mais mon Maître en effet,Quel prix jugerez-vous digne de ce bienfait :Mon fils du nom d'ingrat ne se saurait défendre, Vous ôtez en offrant la puissance de rendre ;Vous le liez plus fort en brisant ses liens,Et nous sommes à vous, nous, nos vies, et nos biens. PHILOCRATE. Qui fait plaisir aux bons a double récompense,Ils payent et d'effet, et de reconnaissance ; Je rends à votre fils la faveur que j'en tiens,Si je brise ses fers, il brise aussi les miens ;Ce qu'il reçut chez nous, chez vous je le viens prendre,C'était faire un bienfait, et non pas le reprendre. CRISOPHORE. S'il peut absolument de vos voeux disposer, HAEGÉE. Oui, je n'ai point de voix pour lui rien refuser. CRISOPHORE. Remettez en ses mains cet Esclave fidèle,Dont avec tel succès il éprouve le zèle ;Laissez-lui voir le jour, tirez-le de prison,Et de sa liberté, payez sa trahison. HAEGÉE. Que ne dois-je au trompeur dont la fourbe est si belle,Et qui me sert si bien, même étant infidèle ;Puissé-je en le tirant de cet obscur séjourLui redonner la vie aussi bien que le jour ;C'est lui qui met ma joie à son degré suprême, En me rendant mon fils, il me rend à moi-même,Et les cuisants travaux qu'il a soufferts chez moiPayaient ingratement le bien que j'en reçois. PHILOCRATE. Ô Dieux ! et quels travaux ? HAEGÉE. Une peine trop dure,Il languit dans l'horreur d'une caverne obscure : Autant pressé de fers qu'il est troublé d'ennuis. PHILOCRATE. Et pour m'avoir servi, malheureux que je suis ;Je l'ai fait criminel, m'aimer est son offense,Rare fidélité voilà ta récompense. HAEGÉE, à Pseudole. Malheureux instrument des maux qu'il a soufferts, PSEUDOLE. Moi, j'ai fait mon devoir, HAEGÉE. Va tôt briser ses fers,Et l'amène en ce lieu partager notre joie,En ce commun bonheur que le Ciel nous envoie ;Mais un second bonheur répond au double espoir,Qu'Ergazile tantôt m'avait fait concevoir. Pseudole sort. SCÈNE II. Haegée, Crisophore, Philocrate, Érimand, Stalagme. HAEGÉE. Voici le malheureux de qui l'audace extrêmeOsa me dérober, et mon fils, et moi-même :Mon frère par quel sort ce monstre des humainsPut-il après vingt ans tomber entre vos mains ? ÉRIMAND. Parmi les prisonniers que le sort de la guerre A faits depuis deux jours captifs en cette terre,Et que le Trésorier vendait aux habitants,Quelque déguisement qu'il ait reçu du temps,À cet affreux regard j'ai reconnu ce traître,Et même au Trésorier je l'ai fait reconnaître, Qui dessus mon rapport ne s'est point défendu,De le mettre en mes mains pour vous être rendu.Toute la ville a droit de punir ce perfide,Puisqu'il a contre nous pris le parti d'Élide ;N'avoir trahi que vous, lui semblait peu de mal, Il voulait être atteint d'un crime général,Et pour mieux mériter la qualité de traître,Desservir sa Patrie aussi bien que son Maître. HAEGÉE. Approche bon vieillard, saint homme, homme de bien. STALAGME. Ce sont des qualités où je ne prétends rien, Je ne fus jamais tel, ni serai de ma vie,Loin d'en avoir l'effet je n'en ai pas l'envie ;Et quiconque établit son espérance en moi,Dans l'air, et sur la mer peut chercher de la foi. HAEGÉE. Tu vois en quelles mains ta fortune est rendue, Et que ta mort m'est libre autant qu'elle t'est due ;Tâche en ne mentant point à t'adoucir ton sort ;Car de tes maux enfin le plus grand est la mort,Le plus constant frémit quand il la voit paraître,Tout malheureux qu'on est c'est un grand bien que d'être. STALAGME. Je vous avouerai tout, je ne m'en défends point. HAEGÉE. Tu ne fus pas toujours complaisant à ce point :Sus donc par un rapport, fidèle, et véritableD'un déplorable sort fais-t'en un supportable. STALAGME. Je sais trop combien juste est ma punition. HAEGÉE. Tu la peux amoindrir par ta confession, STALAGME. Suivez votre courroux puisqu'il est légitime,Et proportionnez mon supplice à mon crime ; J'ai ravi votre fils, j'ai fui, je l'ai vendu,À ce triple forfait, triple supplice est dû. HAEGÉE. À qui vendu, voleur, serf ingrat, et perfide.Dis tôt. STALAGME. À Théodore un riche homme d'Élide ;Mais chez qui la Vertu passe de loin les biens,Noble au reste, et du sang des Poliplusiens. PHILOCRATE. C'est mon père, ô bons Dieux ! quelle est cette aventure ? HAEGÉE. Soutenez mon espoir, Auteur de la Nature,Comme vous inspirez, favorisez l'Amour,Dont un père chérit ceux qu'il a mis au jour. PHILOCRATE. Ô Dieux ! si le succès répond à l'apparence,Qu'un insigne bonheur suivra votre espérance ; Combien le vendis-tu ? STALAGME. Deux talents. HAEGÉE. En quel temps ? STALAGME. Je crois qu'on peut depuis avoir compté vingt ans ;Celui qui l'acheta destina son servageÀ la suite d'un fils à peu près de même âge. PHILOCRATE. Quel nom eut cet Esclave ? STALAGME. Entrant dans la maison, Comme il changeait de sort, on lui changea son nom ;Il s'appelait Crisale, on le nomma Tyndare. HAEGÉE. Ô merveille incroyable ! autant qu'heureuse et rare,Eussé-je osé, bons Dieux, contre l'ordre du tempsPrétendre un si beau jour en l'Hiver de mes ans ? Je revois Crisophore, et Tyndare est Crisale.Oh ! céleste faveur tu n'eus jamais d'égale. PHILOCRATE. Depuis. HAEGÉE. N'exigeons point de signes superflus. STALAGME. Depuis qu'on m'eut payé, je ne m'en enquis plus,Et j'ai sans m'arrêter mon âge consumée ; Tantôt par le pays, tantôt dans une armée,Tant que par le décret d'un invincible sort,Je suis, enfin, venu chercher ici la mort. CRISOPHORE. Quoi, je vais voir mon frère, oh ! quelle est ma fortune ? ÉRIMAND. Bénissons tous le Ciel en cette aise commune. PHILOCRATE. Rendons à sa puissance un immortel honneur. HAEGÉE. Un juste déplaisir modère mon bonheur.Maintenant que je vois l'aveuglement extrême,Qui m'a presque aujourd'hui fait bourreau de moi-même.Le voilà, puis-je hélas ! Porter les yeux sur lui, Sans mourir à la fois, et de joie et d'ennui. SCÈNE III. Tyndare, Pseudole, Philocrate, Crisophore, Haegée, Érimand, Stalagme. TYNDARE. J'avais bien autrefois vu l'horrible peinture,Des lieux où des damnés l'âme est à la torture ;Mais je ne trouvais point ce noir séjour des morts,Dépeint avec l'horreur, des Enfers d'où je sors ; Nous passons tous excès, et cruels que nous sommes,Renvions sur les Dieux l'art d'affliger les hommes :Mais, qu'est-ce que je vois, m'abusez-vous mes yeux ?Mon Maître de retour, Philocrate en ces lieux. HAEGÉE. Approche, mon cher fils, accours que je t'embrasse, Mes pleurs et mes soupirs te demandent ma grâce. TYNDARE. En me faisant tirer de cet obscur séjour,Comme un père à son fils, vous me donnez le jour :C'est sans doute en ce sens que vous êtes mon père,Et vous dont le salut a produit ma misère ; Suis-je assez cher au Ciel pour obtenir de luiQue ma peine vous serve, et vous tire d'ennui. PHILOCRATE. Oui, puisque je reviens pour te tirer de peine,Et de l'un et de l'autre il retire sa haine ;C'est d'Haegée en effet que tu reçus le jour, Par ton affection réponds à son amour.Ce serf qui te ravit en ta quatrième année,A comme il la causa ta peine terminée ;Il te vendit chez nous, tu m'as suivi depuis,Et tes plaisirs enfin naissent de tes ennuis ; Tu t'es fait prisonnier pour me rendre à mon père,Moi, pour te rendre au tien, j'ai délivré ton frère ;Le voilà qui s'avance, et qui te tend les bras,Consulte un peu ton sang, ne te le dit-il pas ? CRISOPHORE. Ah ! Mon frère, HAEGÉE, en les embrassant. Ah ! mes fils : TYNDARE. Dieux, modérez ma joie ! Avecque trop d'excès votre amour me l'envoie ;Quelque grand mal suivrait les biens que je reçois,Pour donner plus longtemps, donnez moins à la fois. SCÈNE IV. Olympie, Haegée, [Les Mêmes]. HAEGÉE. Vois ma fille à quel point les Dieux nous sont prospères,Ils me rendent deux fils, ils te rendent deux frères ; Plains avec moi les maux que Crisale a souffertsSous le nom de Tyndare, et sous l'ennui des fers. OLYMPIE. Quoi, Tyndare, est mon frère ? ô Dieux ! cette aventureSera-t-elle croyable à la race future ?À qui doivent mes pas porter mes premiers voeux, Que je puisse doubler pour courir à tous deux. ÉRIMAND. Ainsi l'ordre du sort aux affaires humaines,Met toujours les plaisirs à la suite des peines ;Ainsi peut la fortune avec les mêmes bras Abattre et relever ce qu'elle a mis à bas. TYNDARE. Quand du cours de mes ans je repasse l'histoire,Un confus souvenir me remet en mémoire ;Que Crisale est un nom qui fut mien autrefois,Et qu'Haegée est quelqu'un à qui j'appartenais,Il m'en restait pourtant si peu de connaissance, Qu'elle ne pouvait pas éclaircir ma naissance. OLYMPIE. Cependant que le Ciel incline à nos désirs,D'un bel achèvement couronnons nos plaisirs ;Possédez la Beauté qui vous est destinée,Achevons ce beau jour par ce bel Hyménée : Puisqu'il faut accomplir la Loi du TestamentQui l'a fait votre Amante, et vous fait son Amant.Dans le conseil des Dieux cette Loi fut signée,C'est de leurs propres mains qu'elle vous est donnée ;L'invincible dessein qu'elle conçut pour vous, Et ce rapport d'esprits visible aux yeux de tous,Témoignent que le Ciel aussi bien que la Terre,Et consent, et travaille, au lien qui vous serre. HAEGÉE. Amenez là ma fille, arrêtons leurs accords,Sa part est légitime en ces communs transports ; Mais il lui faut bien vendre une faveur si rare, Parlez-lui de mon fils sans lui nommer Tyndare :Ce divertissement ne désagréra pas. PHILOCRATE. Oh ! qu'il sera plaisant, et qu'il aura d'appas ?Si le peu que je vaux égalait mon courage, J'oserais proposer un second mariage ;Mais l'inégalité d'Olympie, et de moi, HAEGÉE. Ah ! quel surcroît serait-ce au bien que je vous dois ?Ce bonheur m'arrivant je verrais sans tristesseChoir dans le monument ma mourante vieillesse. PHILOCRATE. Acceptez donc sur moi d'inviolables droits,Vous perdîtes deux fils, vous en recouvrez trois. CRISOPHORE. Ô sort digne d'envie aux plus heureuses races. HAEGÉE. Le Ciel ne nous fait pas, il nous verse ses grâces,Il ne satisfait pas, il passe notre espoir, Et plutôt qu'employer, épuise son pouvoir. SCÈNE V. Haegée, Olympie, Philénie, Tyndare, Crisophore, [Philocrate,] Érimand, Pseudole, Stalagme. HAEGÉE, à Tyndare. Mais mon fils, cachez-vous, j'aperçois Philénie,Participez, ma fille, à la joie infinie,À Phi-Qui me rendant un fils vous rend un serviteur lénie.Et louez-en le Ciel, puisqu'il en est auteur, Crisale de retour est prêt à satisfaireAux lois du Testament laissé par votre Père ;Vous choisissiez à tort dedans une prisonL'héritier que prétend une illustre maison ;Votre Père fut noble, il veut un noble gendre, Et son sang vous le dit si vous voulez l'entendre. PHILÉNIE. Son sang ne me conseille, et ne m'oblige pasDe faire de ma vie un éternel trépas,En vouant mon repos à cette Loi sévère,Que je déteste autant que chacun la révère ; Je sais trop qui je suis, et ce que je vous dois,Pour vous laisser en moi faire un si mauvais choix ;De votre fils un jour vous en auriez du blâme,Et vous lui donneriez une mauvaise femme :Puisqu'un Hymen contraint, fait par nécessité Une source de maux de la même bonté ;La femme et le mari que la contrainte assemble,Sont deux fiers ennemis forcés de vivre ensemble,Dont par la seule mort la haine se résout,Chaque partie est là le bourreau de son tout ; Et la malheureuse âme à ce joug asservie,S'acquiert par cet enfer celui de l'autre vie.Oui, votre aveuglement souhaite à votre filsUn mal dont vous plaindriez même vos ennemis.Ce n'est pas que ce sein enferme un coeur barbare ; Il s'est laissé toucher aux charmes de Tyndare ;Et ce joug que j'appelle un enfer aujourd'hui,M'eût été, je l'avoue, un Ciel avecque lui ;Mais puisque sans souiller le sang dont je suis née,Je ne puis souhaiter cet heureux Hyménée, Et qu'amour a si mal porté ses premiers coupsQu'ils lui sont aussi vains comme ils me semblent doux ; Il peut sur d'autres coeurs et dessus d'autres âmesÉprouver désormais et ses traits et ses flammes.Tyndare ayant causé mes premières amours, Mes inutiles voeux lui dureront toujours ;Lui seul sans m'être rien me sera tout le monde,Et ma première amour n'aura point de seconde. HAEGÉE. Mais cet Hymen doit être, ou vos biens être miens. PHILÉNIE. Laissez-moi ma franchise et retenez mes biens. PHILOCRATE, à part. Dieux ! que ce passe-temps est merveilleux et rare. HAEGÉE. Vous verrez que mon fils ne doit rien à Tyndare. PHILÉNIE. Et moi je ne dois rien à votre fils aussi. OLYMPIE. Souffrez qu'il vous salue, il n'est pas loin d'ici. PHILÉNIE. Trop singulièrement mon intérêt vous presse, Gouvernez-vous vous-même avec votre sagesse. OLYMPIE. Vous voulez toujours mal à qui vous veut du bien. PHILÉNIE. J'ai tout ce que je veux, ne me souhaitez rien. OLYMPIE. En même occasion vous prendriez même peine. PHILÉNIE. Je ne la prendrais pas si je la croyais vaine ; Que vous sert de tenter des efforts superflus. OLYMPIE. Si je ne vous aimais, PHILÉNIE. Et bien, ne m'aimez plus. OLYMPIE. Quoi, ma soeur ? PHILÉNIE. Je préfère une paisible haineÀ l'amitié qui nuit, et qui fait tant de peine,Et crains moins l'ennemi qui me laisse en repos Que l'ami qui me tient de si fâcheux propos. OLYMPIE. Pour vouloir votre bien, PHILÉNIE. Mais ce bien m'incommode,Chacun fasse pour soi, chacun vive à sa mode ;Ne m'ôtez point mes maux, je vous laisse vos biens,Suivez vos sentiments, moi je suivrai les miens. HAEGÉE. Bientôt votre vouloir sera conforme au nôtre,Quand tout ce qu'avait l'un vous le verrez en l'autre.C'est trop vous consumer en désirs superflus,Et vous aimez, ma fille, un homme qui n'est plus,Crisale de retour s'est défait de Tyndare. PHILÉNIE. Ô Dieux ! et vous voulez que j'aime ce barbare, HAEGÉE, tirant Tyndare. Et bien, punissez-le, suivez votre courroux ! PHILÉNIE, se détournant. Ne me le montrez point, à quoi m'obligez-vous ? SCÈNE VI. Tyndare, etc. TYNDARE. Suis-je si criminel aux yeux de Philénie,Qu'à ma vue aujourd'hui la sienne se dénie ? Ou suis-je si changé qu'elle évite mes pas,Redoute mon abord, et ne me souffre pas ?Ce corps ne lui plaît-il que dans l'excès des peines,Dans l'horreur des cachots, et sous le faix des chaînes ;Ne lui plais-je qu'esclave, et sa fidélité Ne peut-elle durer avec ma liberté.Quoi ? je perds une Amante en recouvrant un père,Je sors de votre coeur quand je sors de misère ;Vous feriez mon bonheur de mon malheur jaloux : PHILÉNIE. Que vois-je ? OLYMPIE. Votre Amant. HAEGÉE. Mon fils, et votre époux. Bénissez avec nous cette reconnaissance,Comblons de votre Hymen cette réjouissance,Vous saurez à loisir cet heureux accident. PHILÉNIE. Soit béni, justes Dieux, votre soin provident, Qui si visiblement à mes desseins prospère, Fait rencontrer mes voeux avec ceux de mon père.Tyndare. TYNDARE. Philénie. PHILÉNIE. Hé ! Qui l'eût espéré.Quel bonheur m'est rendu. TYNDARE. Quel bien m'est préparé. HAEGÉE, à Olympie. Ma fille, savez-vous quel parti se propose. OLYMPIE. S'il vous plait, il n'est rien où je ne me dispose. HAEGÉE. Par mes mains, Philocrate a reçu votre foi. OLYMPIE. Je suis donc déjà sienne, et ne suis plus à moi. PHILOCRATE. Je ne puis bien payer cette faveur extrême,Et c'est trop peu donner de me donner moi-même. ÉRIMAND. Quelle publique joie eut jamais tant d'appas, Chacun est satisfait, STALAGME. Moi je ne le suis pas. SCÈNE VII. CÉLIE avec deux cuisiniers, etc. CÉLIE. Adieu, je me démets du soin de la cuisine,Casse tout, brise tout, rompt, renverse, ruine.Dieux ! quelle est la fureur dont il est animé ?Sauvons-nous de la dent de ce loup affamé. I. Cuisinier. Il en dévorerait plus qu'un autre n'en dresse,Et toute viande est bonne à la faim qui le presse. HAEGÉE. Qu'est-ce ? CÉLIE. Hélas ! accourez, combien de pots à bas ?Quelle confusion de verres, et de plats,Il n'est tonneau chez vous qu'Ergazile ne perce, Lieu qu'il n'ait visité, porte qu'il ne renverse,Et j'ai crains pour moi-même en ce dérèglement,Tant il boit, tranche, avale, et mange avidement. SCÈNE VIII. Ergazile, etc. [ERGAZILE]. Enfin je me suis fait l'espace, et libre et large,Aucun séditieux ne me trouble en ma charge, Et Souverain j'ai su chasser avec honneur,Ces sujets révoltés contre moi leur Seigneur. À Haegée.Toi, dont l'autorité m'a pourvu de ce titre, De notre différend sois l'équitable arbitre ;Si je taille, abats, coupe, et tranche absolument, Ont-ils rien à reprendre en mon Gouvernement ?La Souveraineté que tu m'as transportée,Aux termes qu'il leur plaît, est-elle limitée ?C'est toi qui m'y commets, je m'en acquitte bien,Je veux, où je préside, être César ou rien. HAEGÉE. Oui, rebelles sujets, révérez votre Prince,Et toi, leur Empereur, rentre dans ta Province ;Et pour justifier ton bon gouvernement,Du souper qu'il nous faut t'acquitte dignement ;Puisqu'enfin le succès a suivi l'entreprise, Qu'à tous mes prisonniers on donne la franchise,Et que Stalagme seul chargé de tous leurs fers,Fasse épreuve des maux que mon fils a soufferts, SCÈNE DERNIÈRE. Pseudole, Célie. CÉLIE. Pseudole, qu'est ceci, je n'y puis rien connaître. PSEUDOLE. Tyndare reconnu pour fils de notre Maître, Est de sa Philénie absolu possesseur,À Philocrate même on accorde sa soeur ;Comblons ce doux Hymen par notre mariage. CÉLIE. Si tu t'étais défait de vingt ans de ton âge ;La proposition ne m'en déplairait pas, Ce visage pourtant a d'assez doux appas. PSEUDOLE. Tu ris, mais s'il n'est beau que mon amour te touche,Célie, au nom d'Amour, un seul oui de ta bouche. CÉLIE, lui touchant dans la main. Oui, n'en veux-tu qu'un seul, oui, Célie est à toi,Et jamais autre objet n'engagera ma foi. PSEUDOLE. Ô doux contentement ! Agréable parole !Trop aimable Célie, et trop heureux Pseudole,Tu me dois à ce coup le baiser que je veux. CÉLIE. Oui, tiens, ne te plains plus, et prends-en plutôt deux. ==================================================