******************************************************** DC.Title = LES DÉFAUTS SUPPOSÉS, COMÈDIE EN VERS ET EN UN ACTE. DC.Author = SEDAINE, Michel-Jean DC.Creator = FIEVRE, Paul DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Subject = Comédie DC.Subject.Classification = 842 DC.Description = Edition du texte cité en titre DC.Publisher = FIEVRE, Paul DC.Contributor = DC.Date.Issued content = DC.Date.Created = DC.Date.Modified = Version du texte du 05/07/2023 à 08:07:47. DC.Coverage = France DC.Type = text DC.Format = text/txt DC.Identifier = http://www.theatre-classique.fr/pages/documents/SEDAINE_DEFAUTSSUPPOSES.xml DC.Source = DC.Source.cote = DC.Language scheme = UTF-8 content=fr DC.Rights = Théâtre Classique, (creative commons CC BY-NC-ND) *************************************************************** LES DÉFAUTS SUPPOSÉS COMÈDIE EN VERS ET EN UN ACTE. 1788. Par M. Sedaine, de Sarcy. À PARIS, Chez CAILLEAU, Imprimeur-Libraire, rue Galande, N°. 64. Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 28 Janvier 1788. FAUTE A CORRIGER. Page 24, ligne 21, je vous ai vu; lisez vous parûtes; PERSONNAGES ACTEURS. DUMONT. M. Beaulieu. LISE, sa fille. Mde. Roubault de Vermilly. MADAME DORVAL. Mlle. Prieur. DORVAL, son fils. M. St. Clair. MARTON. Mlle. Fiat. FRONTIN. M. Michot. La Scène se passe dans la maison de Dumont. SCÈNE PREMIÈRE. Dumont, Lise. Il sort, Marton entre aussitôt. DUMONT. Oui, ma fille, Dorval arrive ce soir même,Et dès ce soir, je prétends vous unir. LISE. Et, dès ce soir, vous voulez que je l'aime ? DUMONT. Non ; je veux qu'il t'épouse, et l'amour peut venirQuand bon lui semblera. LISE. Si Lise vous est chère,Ah ! Daignez retarder.... DUMONT. Une excellente affaire !Non pas ; la retarder, c'est risquer son succès.Dorval est jeune et riche, il est fait pour te plaire, Et cet hymen, d'ailleurs, termine deux procèsQui, depuis quarante ans tant à moi qu'à mon père,Nous ont coûté, seulement en faux frais,Plus de cent mille francs avec leurs intérêts.À mes ordres en vain tu veux être rebelle ; Pour te persuader, voilà ce qu'on m'écrit. Il tire une lettre de sa poche, et lit.« Dorval est doux et sage, il a beaucoup d'esprit ;À ses moindres devoirs il fut toujours fidèle,Aux ordres de sa mère il fut toujours soumis ;Des jeunes gens il était le modèle, Et deviendra bientôt l'exemple des maris. »D'après cela, que peux-tu dire ? LISE. Que ce portrait est beau, s'il est bien ressemblant ;Mais, par malheur, le peintre y prodigue souventDes qualités que, d'avance, on admire ; Et cette illusion cause notre tourmentLorsque l'original est fait pour la détruire. DUMONT. C'est sort bien raisonner, d'honneur ; mais c'est en vain.Je prétends que ce soir mon projet s'exécute.Tu diras, si tu veux, que je te persécute, Je n'en irai pas moins mon train ;J'ai soixante ans, deux procès, une fille,C'est beaucoup trop, en vérité. En unissant Dorval à ma famille,Je mets fin aux soucis dont j'étais agité. L'occasion est belle, et j'en ai profité. LISE. Mon père... DUMONT. Vains discours ! Cet hymen est sortable. LISE. Sortable ! DUMONT. Hé bien ? LISE. Peut-on calculer le bonheur ?Il est d'un prix inestimable.Ah ! ce n'est pas de l'or que demande le coeur. DUMONT. Ma pauvre enfant, tu n'es pas raisonnable,Et ton aveuglement, d'honneur, me fait pitié.Va, va, le mariage est toujours agréableQuand la richesse est de moitié.Mais ceux que, sans fortune, un fol amour engage, Se repentent bientôt d'une sotte union.On voit alors l'amour plier bagage,Et l'ennui, pour jamais, habiter leur maison.Ce tableau de comparaisonN'est pas mal fait, et doit te convaincre, j'espère. LISE. Puisque vous l'exigez, mon père.... DUMONT. Moi, je n'exige rien ; mais tu dois m'obéir.Dorval, je le répète, aujourd'hui doit venir,Entends-tu bien. Tandis qu'avec sa mère,Mon procureur et mon notaire, Nous réglerons vos intérêts,Dorval tâchera de te plaire.Pour signer le contrat, nous reviendrons après,Et c'est ainsi, je crois, que doit finir l'affaire.Adieu, ma chére enfant. SCÈNE II. Lise, Marton. Elle sort. LISE. Rien ne peut le fléchir. MARTON. Ah ! Le père cruel ! Voilà pour en mourir ;C'est une barbarie atroce, épouvantable.Nous forcer d'épouser un homme jeune, aimable... LISE, avec dépit. Aimable ! Ils ont tout dit, quand ils ont dit ce mot ;Un homme à vingt-cinq ans, lorsqu'il n'est pas un sot, De la société peut faire le délice,Et souvent de sa femme il n'est que le tyran :N'ai-je pas, sous les yeux, l'exemple de Clarice ?On l'unit à Saint-Phar ; sa fortune, son rang,Et l'esprit qu'il joignait aux grâces de son âge, Promettaient à Clarice un bonheur sans nuage.Jusqu'au jour de l'hymen il en parut épris,Bientôt elle devint l'objet de ses mépris. Elle se plaint, sa plainte est vaine ;Elle a perdu ses droits sur cette âme inhumaine. Tandis que des plaisirs Saint-Phar suit le torrent,Qu'on excuse ses torts en faveur de son rang,Sa femme de l'envie est encor la victime,La retraite ne peut la soustraire à ses coups.On l'accuse, tout bas, des torts de son époux, À ceux qu'on lui suppose, on ajoute le crime :Voilà ce que j'ai vu, j'en crains autant pour moi. MARTON. Un exemple me fait pas loi.D'ailleurs, le mariage est une loterie,Les bons billets nous viennent au hasard. On les obtient, sans peine, étant jeune et jolie ;On n'a que les mauvais quand on y met trop tard. LISE. Je dois être soumise aux ordres de mon père.Mais il ne veut que mon bonheur.C'est par bonté qu'il est sévère ; Et sans peine, Marton, je toucherai son coeur,Si je puis lui prouver que cet homme estimableDe son épouse, un jour, peut faire le malheur. MARTON. Eh ! Comment lui prouver une chose incroyable ? LISE. Dans ce projet tu pourras me servir ; Depuis qu'il est formé, mon âme est plus tranquille :Bannissons un chagrin qui devient inutile ;J'éprouverai Dorval ; allons il peut venir,Je connaîtrai son coeur, son caractère ;Mais je ne veux pas suivre une route ordinaire, Je ne veux pas cacher d'avance à mon épouxJusqu'au moindre défaut que je puis me connaître :Non, non, je veux les avoir tous ;Je suis vive, parfois, et je veux lui paraîtreEmportée à l'excès. MARTON. Eh ! Mais, y pensez-vous ? Il dira que, déjà, vous vous croyez sa femme. LISE. La jalousie aussi peut entrer dans mon âme ;Elle pourra marcher avec la vanité.J'unis encor l'envie à la méchanceté,Je veux être à la fois médisante et coquette : Ce n'est point une nouveauté ;Le tableau terminé, mon épreuve est parfaite. MARTON. Et cette épreuve est folle, en vérité.Ne pas se réserver même une qualité ? LISE. Pardonnez-moi MARTON. Laquelle ? LISE. La franchise. MARTON. C'est : encore un défaut quand on a tous ceux-là ? ;L'art de les bien cacher serait plus à ma guise. LISE. Précisément voilà le tort qu'on a.À se tromper tous deux d'avance on s'étudie ;Mais de sa propre ruse une femme est punie ; Elle a cru d'un amant s'assurer mieux le coeur.Devenu son époux, le voile se déchire ;Il ne reconnaît plus cet objet enchanteur,Qui sur son âme entière avait jadis l'empire.Avec la fin de son délire, Il voit la fin de son bonheur.Son épouse n'a plus le don de le séduire.Par le mépris, par la froideur,Il se venge bientôt d'une fatale erreur ;Et lorsqu'elle s'en plaint, il a droit de lui dire : Quand je vous adressai mes voeux,De mille qualités vous paraissiez pourvue ;Pas un défaut ne s'offrit à ma vue.Montrez-vous encore à mes yeuxTelle que vous étiez avant notre hyménée ; Vous ne serez jamais abandonnée,Et moi je serai plus heureux. MARTON. Moi, je crains les effets de cette humeur chagrine ;Pour vouloir l'adoucir, n'augmentez pas le mal ;À ne vous point flatter, si votre âme s'obstine, Avec vos seuls défauts montrez-vous à Dorval. LISE. Eh ! Veux-tu que je les devine ;Lorsque soi-même on s'examine,L'amour-propre a grand soin de ternir le miroir ;Mais il en éclaircit la glace, Pour montrer les défauts qu'un autre peut avoir.De cet autre aujourd'hui je veux prendre la place ;Dorval pardonnera peut-être à tant d'audace ;L'amant excuse tout, l'époux n'excuse rien. Sil peut se rebuter, après notre lien, Aux plus légers défauts il ne ferait pas grâce,Et je regarderai sa perte comme un bien.Quand Dorval paraîtra, tu viendras m'en instruire ;S'il te parle de moi, dis-en beaucoup de mal. SCÈNE III. MARTON, seule. Dois-je, d'un tel projet, ou m'affliger on rire ? Le moyen est original.Pour ne rien hasarder, il ne faut en rien dire.En connaisseur prudent, si l'effet est fatal,À haute voix on le déchire ;Mais s'il est heureux, on l'admire. SCÈNE IV. Marton, Frontin. FRONTIN. Parbleu ! tous ces valets sont de grands fainéans.Est-ce ainsi qu'on reçoit les gens ? Faut-il qu'en ce logis je m'annonce moi-même. MARTON. Quel est cet homme-là ? FRONTIN. Je suis ambassadeur. MARTON. Et de qui ? FRONTIN. De Dorval. MARTON, à part. Ah, ma joie est extrême. Je vais savoir.... Haut.Approchez donc, Monsieur ;Vous lui servez... FRONTIN. D'ami. MARTON. Depuis longtemps ? FRONTIN. Sans doute. MARTON. Et vous le connoissez ? FRONTIN. Au mieux. MARTON. Charmant ! écoute.Je veux quelques instants avec toi m'expliquer. FRONTIN, la considérant. La situation devient embarrassante. Sur quel ton, s'il vous plaît, dois-je vous répliquer ?Êtes-vous femme, on fille, ou maîtresse, ou suivante ? MARTON. Ni femme, ni maîtresse, à cela près.... FRONTIN. Charmante !Embrasse ton époux, et parlons sans façon. MARTON. Toi, mon époux ! FRONTIN. Sans doute. Hé, pourquoi non ? Mon maître épouse ta maîtresse ;Nous servirons tous deux dans la même maison ;Tu n'es pas mariée, et moi je suis garçon,Nous devons l'un pour l'autre avoir de la tendresse :Tu dis oui. MARTON. Pas encor. FRONTIN. Hé, laissons la finesse. Les si, les mais, les car, les pourquoi, les comment,N'entrent pour rien, chez nous, dans un engagement.Je te vois, tu me plais ; je te le dis sans feinte ;Tu partages ma flamme, hé bien, marions-nous.J'ai des rivaux ?.... Tant mieux : je ferai des jaloux. [Note : Fi : Particule qui sert à faire une exclamation pour témoigner le mépris, la haine, l'aversion qu'on a pour quelque personne ou quelque chose. [F]]De l'amour, de la joie, et fi de la contrainte. MARTON. Laissons cela : nous y reviendrons bien. FRONTIN. Je l'espère. MARTON. Et parlons un instant de ton maître. FRONTIN, à part. Nous y voilà. Haut.Je n'en dis jamais rien.Je suis valet d'honneur, et je veux toujours l'être. MARTON. Hé, nigaud, n'en dis pas de mal. FRONTIN, avec une bonne foi apparente. Je ne veux pas mentir. MARTON. C'est un homme si sage. FRONTIN, confidemment jusqu'à la fin du portrait. C'est un fou. MARTON, avec une surprise qui va toujours en augmentant jusqu'à la fin de la confidence. Dis-tu vrai ? FRONTIN. C'est un original. MARTON. D'honneur. FRONTIN. Bon ! ce n'est rien. MARTON. Quoi donc ? FRONTIN. Il est brutal,Querelleur et quinteux, jaloux jusqu'à la rage. MARTON. Ah, Dieux ! FRONTIN. De votre sexe il fronde tous les goûts :Quant aux vices du sien, je crois qu'il les a tous. MARTON. Il les a tous ? FRONTIN. Tous. MARTON. Ah ! Je perds courage. FRONTIN. À cela près, c'est un garçon charmant.Je dois sur son sujet agir discrètement, Et je n'en dis pas davantage. MARTON. Mais qui nous écrit donc ?... FRONTIN. C'est sa chère mamanDe son fils elle est folle, et le croit un prodige. MARTON. Tous ces défauts.... FRONTIN. Aucun ne la frappe, te dis-je,Et Dorval ne les doit qu'a son aveuglement. MARTON. Ah ! Pauvre Lise ! FRONTIN. Mais j'espèreQue bientôt le désir de plaire....Lise a de la douceur. MARTON, vivement. Non. FRONTIN. Non ? MARTON. Non. FRONTIN. On le dit ? MARTON. On le croit ; mais moi, moi, je connais son esprit ;Elle impose an bonhomme de père ; Il la croit un prodige aussi ;Mais c'est un vrai démon : voilà son caractère. FRONTIN. Il est en honneur fort joli,Et l'aventure est singulière. MARTON. Elle n'est pas heureuse ; on croit dans un mari Rencontrer un homme docile.Sans les chercher, on en eût trouvé mille ;Pour en être plus sûr, exprès on l'a choisi,Et l'on est à ce point trompé dans son attente.Il est affreux de s'abuser ainsi. FRONTIN. Et nous donc, pleins d'amour, nous arrivons de Nantes,Charmés de la beauté, moins que de la douceurDe l'épouse qu'on nous destine.[Note : Lutin : Adj. Lutin, lutine, éveillé, agaçant.]Et plus que nous encor cette femme est lutine :En vérité, c'est une horreur. MARTON, cherchant à pénétrer Frontin. Tu n'as donc plus rien à me dire ? FRONTIN, de même. Ton portrait est tracé d'après la vérité. MARTON. S'il a quelque défaut, c'est d'être un peu flatté. FRONTIN. C'est tout comme le mien. MARTON. Adieu, je me retire,Et je vais t'annoncer.... FRONTIN. De la discrétion ! MARTON. Je suis muette. Et toi ? FRONTIN. Je t'aime, il suffit. MARTON, s'en allant. Bon. SCÈNE V. FRONTIN, seul. Bon ! Bon ! Pas trop. Mon maître était loin de s'attendreÀ pareille réceptionL'en préviendrai ma foi non.C'est un piége peut-être où l'on voudrait nous prendre ; Peut-être qu'en faveur de quelque amant secret,On veut nous dégoûter d'un hymen qui déplaît.Mon cher ami Frontin, ayez de la prudence,Connaissez une fois tout le prix du silence :Un adroit courtisan doit parler à propos : Dire tout ce qu'on sait, est le talent des sots.Chut ! Taisons-nous, on vient ; c'est Dorval et sa mère. SCÈNE VI. Frontin, Madame Dorval, Dorval. MADAME DORVAL. Hé bien ? FRONTIN. On est allé vous annoncer au père,Si vous voulez entrer.... MADAME DORVAL. Puisqu'il est averti,Je crois que nous pouvons nous arrêter ici. Dans ce salon, sans doute, il va se rendre. FRONTIN. Je crois que je l'entends. SCÈNE VII. Frontin, Dorval, Madame Dorval, d'un côté ; Monsieur Dumont, Lise, Marton, de l'autre. DUMONT. Vous daignez excuserSi quelque temps, ici, j'ai pu vous faire attendre.Mais ce n'est qu'à l'instant que l'on vient de m'apprendre.... MADAME DORVAL. Nous sommes loin, Monsieur, de vouloir abuser.... DUMONT. Laissons cela, Madame, et parlons de mon gendre :Je crois sur son sujet que l'on m'a bien instruit. Il l'examine. DORVAL, qui ne s'est occupé que de Lise, dit à Frontin. On n'est pas plus jolie. FRONTIN. Oui. À part.Mais c'est bien dommage !... DUMONT. C'est un joli garçon ; il a l'air doux et sage. DORVAL. Par un premier coup-d'oeil craignez d'être séduit, Monsieur ; si les dehors sont à mon avantage,Je ne prétends jamais en tirer vanité. MADAME DORVAL. Mon Dieu ! Son seul défaut, c'est trop de modestie.Cette vertu, chez vous, dégénère en manie,Mon fils ; on ne doit point outrer la vérité ; Mais on doit convenir de son propre mérite. DORVAL. Quand on en a, Madame. MARTON, à part. Il est de bonne foi. DUMONT. C'est de nos deux enfants la vertu favorite.Lise prétend aussi me contredire, moi,Quand je fais son éloge ; et pourtant, je vous jure Qu'à la flatter je ne pense jamais...,Je hais les compliments autant que les procès ; Et c'est toujours d'après nature,Que je trace tous mes portraits. MADAME DORVAL. C'est comme moi, Monsieur. MARTON, à part. Oh ! Voilà bien les mères ! FRONTIN, à part. Voilà le père ! le voila ! LISE, à son père. Ah ! daignez ménager.... DUMONT. J'entends ; laissons cela,Nous avons bien d'autres affaires. À demi-voix, à Madame Dorval.Ne retardons pas leur bonheur,Vous voyez leur impatience ;Tenez, nous les gênons, il faut aller d'avanceTerminer nos procès avec mon Procureur.Mes enfants, un instant suffit pour se connaître : Dorval est jeune, aimable, et Lise a des attraits :L'un pour l'autre vous êtes faits,Et l'amour de vos coeurs va se rendre le maître.D'avance on ne doit pas se voir par trop longtemps ;Les amoureux n'ont qu'un langage ; Ils répètent, pendant dix ans,Ce qu'ils ont dit dès les premiers instants ;Et l'amour est usé le jour du mariage.Allons, Madame, allons, ne perdons point de temps :Me réconcilier avec une ennemie, Terminer deux procès, rendre heureux mes enfants,Et donner à ma fille, une mère, une amie.Ce jour est, à mon gré, le plus beau de ma vie. Madame Dorval embrasse Lise, tandis que Dumont fait signe aux valets de se retirer. MARTON, bas à Frontin, en sortant. L'orage pourra bien succéder au bon temps. SCÈNE VIII. Dorvval, Lise, jeu muet. DORVAL. Voila l'heureux instant de vous ouvrir mon âme, Je le saisis avec empressement.Je ne vous tiendrai pas les discours d'un amant ;Je ne veux pas vous peindre une subite flamme,Vos yeux sont faits pour l'inspirer ;Je résiste avec peine au pouvoir de vos charmes ; Mais je crains de causer d'éternelles alarmesÀ celle que toujours je voudrais adorer. LISE, à part. Quels discours ! DORVAL. Je dois vous surprendre.Daignez quelques instants, daignez encor m'entendre,Des amants je devrais être le plus heureux : À la beauté vous unissez les grâces ;Je devrais m'empresser de vous offrir mes voeux,Vous jurer de fixer les plaisirs sur vos traces ;Mais peu d'accord avec mon coeur, Mon esprit, en ce jour, s'oppose à mon bonheur ; Je suis un homme étrange ; il faut que je l'avoue. LISE, à part. Saurait-il mon projet ? Voudrait-il se venger ? DORVAL, à part. Il m'en coûte de l'affliger. LISE, se remettant. Votre franchise, au moins, mérite qu'on la loue ;Elle excite la mienne, et vous verrez bientôt... DORVAL. Un seul instant encor : après, je ne dis mot.Vous avez, m'a-t-on dit, beaucoup de patience ;Tant mieux, j'en ai fort peu, vous en aurez pour moi.N'attendez, de ma part, aucune complaisance,Ma volonté toujours fut mon unique loi. LISE, à part. Quel homme ! DORVAL. À ce défaut, joignez la défiance.Il faut s'expliquer net, ou j'interprète mal.Et jugez à quel point je suis original ?J'explique en ce moment jusqu'à votre silence ;Vous traitez cet aveu de pure extravagance ; Vous me regardez comme un sot. LISE. Monsieur !... DORVAL. Il faut trancher le mot,J'en suis sûr. Pour la tête, elle n'est pas meilleure.Je m'emporte pour rien, je m'emporte a toute heure :Cela ne dure pas, j'ai le coeur assez bon ; Je reconnais mes torts, et demande pardon. Mais il faut souffrir la tempête.Vous jugez si ma femme a besoin de douceur ;Il faut qu'à m'excuser son âme toujours prête,De quelques bons moments fasse tout son bonheur. À ce prodige ai-je droit de prétendre ? LISE, à part. Comme je suis trompée ! Aurais-je dû m'attendre ? DORVAL, à part. Elle frémit. LISE, à part, avec un dépit marqué. Je veux à mon tour le punir. DORVAL. Daignez me pardonner un aveu nécessaire ;De mes défauts j'ai dû vous prévenir ; Mais la douceur de votre caractèrePeut corriger le mien, peut le rendre parfait.Assez souvent l'amour a faitCe que la raison n'a pu faire. LISE. L'amour ! L'amour peut-il entrer dans votre coeur ? Tiendrait-il un pareil langage ?Ne me croyez pas dans l'erreur,Vous connaissez, Monsieur, mes défauts, mon humeur ;Et par un cruel persiflage,Vous vous on accusez pour m'en montrer l'horreur. Eh bien, terminez votre ouvrage,Achevez cet affreux portrait,Deux ou trois traits encor afin qu'il soit parfait :À vous les indiquer faut-il que je m'engage ? DORVAL. Jamais étonnement ne fut égal au mien. LISE, à part. Il est saisi. Haut.La feinte à-présent vous sied bien. DORVAL. Ah ! De grâce, cessez une plaisanterie.... LISE. Cessez vous-même, je vous prie,Cessez, Monsieur, de m'outrager.Sans espoir de me corriger, Avec tous mes défauts vous voudrez bien me prendre :Sans doute on vous a dit ce que j'ose prétendre ;Je crois que mon époux doit se faire un devoirDe prévenir ma moindre fantaisie.Je suis jeune, je suis jolie. Je dois donner des lois, et n'en point recevoir. DORVAL. Avec autant d'attraits, avoir ce caractère ? LISE. Conservez-vous l'espoir de le rendre parfait ?Assez souvent l'amour a faitCe que la raison n'a pu faire. DORVAL. Ah ! De grâce, parlons sans dépit, sans humeur. LISE. Le dépit est l'effet de l'amour qu'on outrage.Vous seriez-vous flatté, Monsieur,D'avoir acquis quelque droit sur mon coeur.Je devais vous croire plus sage. DORVAL. C'est un jeu.... LISE. Non, Monsieur, non ; c'est la vérité.Je n'y mets point d'humeur, je n'ai rien affecté :Oui, j'ai tous ces défauts, beaucoup d'autres encore,Et, malgré tout cela, je prétends qu'on m'adore. DORVAL, à part. J'ignore par quel charme elle sait embellir Ce qui semble devoir forcer à la haïr. LISE, à part. Il le désavouera, cet affreux caractère. DORVAL, à part. Point de faiblesse, il faut finir. Haut.La surprise un instant m'a forcé de me taire.Daignez me pardonner, si j'ai pu vous déplaire ; Faire votre bonheur était mon seul désir.Vous étiez le choix de ma mère,Et j'aimais à m'en applaudir.Je vous ai vu ; votre présenceSemblait me confirmer cette douce espérance : J'admirais vos attraits, surtout votre douceur ;Je me disais, sans cesse, et du fond de mon âme :Elle aura le talent de me rendre meilleur :Ah ! Que ne peut sur nous la douceur d'une femme ! Lise, qui a écouté avec une joie concentrée le commencement de la tirade, est accablée par ce qui suit : DORVAL, continue. Le prestige est détruit, il n'y faut plus songer. En vous quittant j'emporte votre image ; Mais je sens que jamais je n'aurais le courageDe souffrir des défauts qu'on ne peut corriger :J'userais de mes droits avec trop d'avantage,Et j'aime mieux vous fuir que de vous affliger. Il sort. SCÈNE IX. LISE, seule. Il est parti !.... Tant mieux, ma joie en est extrême.Oh ! Le monstre à ma main il peut bien renoncer.À tant de faussetés peut-il donc s'abaisser ?Il a tous les défauts, il en convient lui-même :Hé bien, avec quel art il sait les effacer ! Comme il saisit le ton de l'amour le plus tendre !Si j'avais voulu l'écouter,Mon coeur n'aurait pu s'en défendre.Mais !.... Mais j'ai vu le piège, et j'ai su l'éviter.De quel effet cruel cette épreuve est suivie ? Je prétends à l'hymen renoncer pour la vie.Plus méchants que Dorval, et peut-être plus faux,D'autres avec plus d'art cacheraient leurs défauts.Ces noeuds fatals ne m'offrent que des peines :Mon sexe porte seul tout le poids de leurs chaînes. SCÈNE X. Lise, Marton. MARTON. Vous avez vu Dorval ; eh bien, qu'en dites-vous ? LISE. Je ne le reverrai de la vie.Je vais trouver mon père, embrasser ses genoux ;Il n'exigera pas que je me sacrifie,En faisant choix d'un tel époux. Elle va pour sortir. MARTON. L'épreuve ?.... LISE. À tout l'effet que j'en devais attendre. MARTON. Et Dorval ? LISE. À ma main ne doit jamais prétendre :Il a tous les défauts qu'un homme peut peut avoir. MARTON. C'est beaucoup. LISE. J'en suis enchantée,J'en suis ravie.... Oh ! oui, je suis.... au désespoir. Elle sort. MARTON, seule. Je n'en dis pas autant. Je suis déconcertée. SCÈNE XI. Marton, Frontin. FRONTIN, accourant d'un air effaré. Marton ! Marton ! MARTON. Hé bien. FRONTIN. Tout est perdu. MARTON. Pourquoi ? FRONTIN. Nos amants sont brouillés. MARTON. Je le sais. FRONTIN. Moi, j'enrage.Aujourd'hui les enfants aux pères font la loi.Tout semblait s'accorder pour ce beau mariage. J'allais aussi t'épouser moi.Tout est au diable. MARTON. Un mot. FRONTIN. On terminait l'affaire.Le Procureur sortait, j'annonçais le Notaire. Dorval entre.... son air exprime l'embarras.Il fait un signe, il sort avec sa mère. Il lui dit quelques mots, je ne les entends pas ;Mais elle, sur le champ, répond avec colère :Non, mon fils, non jamais tu ne l'épouseras.J'en fus pétrifié. Sans toi, sans toi, friponne,Je me rirais de leur malheur ; Mais s'il faut que je t'abandonne,Je ne pourrai du sort supporter la rigueur. MARTON. Tu m'aimes donc ? FRONTIN. Jusqu'à la rage.Et tiens, si tu voulais répondre à mon ardeur,Je quitterais, pour toi, Dorval, et de bon coeur. MARTON. Des amants voilà le langage.Peux-tu m'aimer beaucoup ? Tu ne me connais pas. FRONTIN. On doit tout enflammer quand on a tes appas.N'y cherchons pas tant de finesse ;Tous ces raffinements, cette délicatesse, Ne nous conviennent point ; je tiens pour le présent.Lorsqu'au lieu d'en jouir, on veut en voir la suite,Pendant tout le calcul le bonheur prend la fuite.Pour moi, lorsque je puis être heureux un moment,Je ne vais pas chercher si j'ai raison de l'être. Je ne suis pas aussi sot que mon maître,Et de tous ces débats j'aurais peu de souci.... MARTON. Je ne t'en tiens pas quitte ainsi, Tu n'as pas de valet qui puisse ici m'instruireDe tes défauts. FRONTIN. Bon ! Je vais te les dire. Je fais, parfois, le mal, parfois aussi, le bien.Le plus souvent je ne fais rien.Mon humeur est assez traitable,L'avis des autres est le mien.J'aime l'amour, j'aime la table. C'est tout : prends ce portrait, et donne-moi le tien. MARTON. Il est un peu plus long. Je suis capricieuse. FRONTIN. Moi, je suis complaisant. Passons. MARTON. Fort curieuse. FRONTIN. [Note : Babillard : Qui parle continuellement, et qui dit des choses de néant. Se dit aussi d'un indiscret qui ne saurait tenir sa langue ; qui répète tout ce qu'il a ouï dire. [F]]Tu ne peux trouver mieux. Je suis grand babillard. MARTON. Je suis encore très envieuse. FRONTIN. Hé bien, nous médirons et du tiers et du quart. MARTON. Coquette ! FRONTIN. C'est charmant ! Une femme coquetteEst un trésor pour un époux.L'amour ne dort jamais quand l'âme est inquiète.Ses soins en sont plus vifs, et ses plaisirs plus doux. MARTON. Je suis encore.... FRONTIN. Et moi, je suis trop sagePour en écouter davantage.Tant de perfections ont droit de m'étonner.Écoute : en un mot, comme en trente,J'ai des défauts, tu n'en es pas exempte : Hé bien, chacun de nous doit se les pardonner.Quand on veut recevoir, il faut savoir donner :C'est ma maxime, à moi, je la crois excellente. MARTON. Je ne manquerai pas de te la rappeler. FRONTIN. Le plutôt vaut le mieux. Ta main ? MARTON. Je te l'accorde. FRONTIN. Mon bonheur est certain, et jamais la discordeNe trouvera moyen de venir le troubler. SCÈNE XII. Les Précédents, Madame Dorval. MADAME DORVAL. Frontin, sortez. Marton, allez, je vous supplie,Dire à Monsieur Dumont que je le prieDe venir en ces lieux, que je veux lui parler, Que je l'attends ici. Marton sort. SCÈNE XIII. MADAME DORVAL, seule. Je retiens ma colèreAfin de pénétrer cet étonnant mystère.Dorval, de cet hymen veut retarder le jour ?Lui ! Lui ! Qui paraissait l'accepter avec joie ;D'un chagrin qu'il me cache, ah ! Son âme est la proie ; Mais vainement il use de détour. SCÈNE XIV. Madame Dorval, Dumont. MADAME DORVAL. Ah ! vous voilà, Monsieur. DUMONT. Je vous cherchais, Madame. MADAME DORVAL. J'ai besoin, avec vous, d'une explication. DUMONT. Moi, j'ai besoin de vous ouvrir mon âme :Écoutez-moi, sans passion. Quand j'acceptai Dorval pour époux de ma fille,Je croyais de tous deux assurer le bonheur :Ce que je viens d'apprendre a détruit mon erreur ;Cet hymen porterait le trouble en ma famille ;On m'avait abusé par un portrait flatteur. Et vous me permettrez, s'il vous plaît.... MADAME DORVAL. Quel langage !Monsieur Dumont, me connaissez-vous bien ?Si, pour vous excuser, vous prenez ce moyen,Je le regarde, moi, comme un nouvel outrage.C'est vous qui prétendiez, Monsieur, m'en imposer ; Cette union était tout à votre avantage ;Mais Dorval, plus sensé, plus prudent et plus sage,A découvert qu'on voulait l'abuser,Et s'oppose à ce mariage. DUMONT. Ce Dorval est un fou qu'on ne peut excuser, Et ma fille en conçoit de très justes alarmes.J'ai méprisé longtemps des prières, des larmesQue je croyais l'effet de la prévention ;Mais je me vois forcé de leur rendre justice. MADAME DORVAL. Ces pleurs sont l'effet du caprice, Et non celui de la raison. DUMONT. Non ; car la pauvre enfant n'avait pu se défendreD'éprouver, pour Dorval un sentiment fort tendre :Lorsqu'elle a refusé sa main,Je lisais dans ses yeux qu'il avait su lui plaire. Oh ! Je connais le coeur humain.Rien n'échappe d'ailleurs à l'oeil d'un tendre père ;Lise aime votre fils ; son coeur, j'en suis certain,Souffre en secret ; mais son esprit, plus sain,Lui fait voir les dangers d'un pareil caractère. MADAME DORVAL. Eh ! De qui parlez-vous ? DUMONT. De Dorval, s'il vous plaît. MADAME DORVAL. De mon fils ! Apprenez, Monsieur, qu'il est parfait. DUMONT. Cette perfection, Madame, est assez mince. MADAME DORVAL. Il n'a pas son égal dans toute la province, Pour l'esprit, et pour les vertus. DUMONT. Je l'ai cru trop longtemps, mais je ne le crois plus. MADAME DORVAL. Monsieur ! DUMONT. Madame ! MADAME DORVAL. Apprenez, je vous prie,À ménager Dorval, à me respecter, moi. DUMONT. Madame, d'être franc, je me suis fait la loi ;Je n'ai jamais su feindre, et n'en ai nulle envie. Dorval, sur cet article, est plus censé que vous ;[Note : Quinteux : capricieux, fantasque, qui est sujet à des quinte. On le dit tant de l'homme que des chevaux qui sont ombrageux. [F]]Il est quinteux, brutal, querelleur et jaloux ;Mais de tous ces défauts il fait l'aveu sincère ;Et, pour ne l'en pas croire, il faut être sa mère. MADAME DORVAL. Quel odieux portrait !... Redoutez mon courroux. Plus d'amitié, Monsieur, plus de paix entre nous.Je vous déclare ici la plus cruelle guerre. DUMONT. J'y consens. MADAME DORVAL. Le contrat n'est pas encore signé. DUMONT. Grâce au Ciel ! MADAME DORVAL. Je pars ce soir même.Je vais plaider encor ! La joie en est extrême ! Dans trois jours, au plus tard, vous serez assignéEn réparations, intérêts et dommages.Oh ! Je serai vengé, Monsieur, de tant d'outrages. DUMONT. Hé bien, Madame, hé bien, plaidons sur nouveauxJ'aime mieux, avec vous, avoir trente procès, Que d'en avoir un seul au sein de ma famille :Toujours mes propres intérêtsSeront sacrifiés au bonheur de ma fille :Mais pour mettre en défaut votre esprit chicaneur,Avant trois jours je veux marier Lise.... MADAME DORVAL. À qui donc ? DUMONT. À mon Procureur :Il est partout des gens d'honneur. MADAME DORVAL. D'un pareil choix, Monsieur, je ne suis pas surprise,Il est digne de vous. Elle appelle.Frontin ! Frontin. DUMONT, appelle ausssi. Marton. SCÈNE XV. Les Précédents, Marton, Frontin. MADAME DORVAL, à Frontin. Allez dire à mon fils.... DUMONT. Allez dire à ma fille Que Dorval n'entrera jamais dans ma famille. MADAME DORVAL. Que je veux sur le champ quitter cette maison.Allez. FRONTIN, à part, en sortant. Vous partirez sans moi, je vous le jure. SCENE XVI. Madame Dorval, Dumont. MADAME DORVAL. Vous me ferez raison, Monsieur, de cette injure.Je vous poursuivrai sans pitié. Avant de voir la fin de notre inimitié,On verra renverser l'ordre de la nature. Je prétends vous plaider jusqu'à mon dernier jour.Aux vôtres mes enfants ne seront point de grâce ;Ils les plaideront à leur tour Jusqu'au dernier de notre race ;Et par mon testament je les y contraindrai. DUMONT. Oh ! je ne vous crains pas, Madame, et je saurai... SCÈNE XVII. Les Précédents, Lise, Dorval. LISE, alarmée. Quoi ! mon père !... Elle aperçoit Dorval et change de ton.Souffrez que je vous remercie. DORVAL. On m'apprend à l'instant que vous voulez partir. MADAME DORVAL. Oui, mon fils, sur le champ. DORVAL. Daignez, je vous supplie.... MADAME DORVAL. Daignez, Monsieur, ne pas me répartir.On vous insulte, on vous outrage ;Et nous pourrions rester en ces lieux davantage :Non, mon fils, au plutôt je prétends en sortir. DUMONT. Permettez. Avant tout, il faut aller reprendreChez notre Procureur l'abandon de nos droits :Monsieur Dorval, ici, voudra bien nous attendre. MADAME DORVAL. Ici ?... j'y rentrerai pour la dernière fois.Allons, Monsieur. DUMONT. Allons ; serviteur, feu mon gendre. SCÈNE XVIII. Dorvel, Lise. Lise va pour sortir, Dorval l'arrête. DORVAL. Je vais, dès aujourd'hui, vous quitter pour jamais. LISE. Il le faut bien, Monsieur. DORVAL. Ah ! votre âme est tranquilleRien ne peut en troubler la paix. LISE. Cette réflexion est assez inutile DORVAL. Que votre esprit encor n'en soit point offensé : Une franchise outrée à vos yeux fut mon crime : Le Ciel me punit bien d'un projet insensé ;Mais je prétends du moins obtenir votre estime,Si j'ai perdu l'espoir de toucher votre coeur. LISE. Cet espoir, à vos yeux, a paru peu fla teur, Et vous avez tout fait, Monsieur, pour le déttuire.Le succès est certain : de quoi vous plaignez vous ? DORVAL. Vous devez m'accabler du plus juste courroux :Je l'ai bien mérité, mais je dois vous instruire. LISE, voulant sortir. Non, non, il n'en est pas besoin ; Épargnez-vous, Monsieur, un inutile soin. DORVAL. Avant de me juger, du moins daignez m'entendre. LISE. De vous justifier conservez-vous l'espoir ?Quels sont donc les desseins que vous pouvez avoir ?En vérité, Monsieur, je n'y puis rien comprendre. Lorsque tout paraissait d'accord pour nous unir,Vous avez tout tenté pour vous faire haïr ;Et quand tout est rompu, vous changez de langage :Vous n'excuserez pas cette inégalité.D'un noeud qui vous déplaît votre coeur se dégage ; Mais ce n'est point assez pour voire vanité :Vous voulez partir regretté.Voilà le vrai motif de ce nouvel hommage. DORVAL. Ah ! je dois dissiper cette fatale erreur.Connaissez mieux Dorval et plaignez son malheur. J'ai redouté longtemps le joug du mariage ;Du sort de tant d'époux exact observateur,Je voyais chaque jour ceux que l'hymen engage,Courir à l'infortune, en cherchant le bonheur ;Et des noeuds qui, pour terme, ont celui de la vie, Formés par l'intérêt, et jamais par le coeur.Sur ces tableaux cruels mon âme appesantie,Redoutait un pareil malheur.Et c'est pour l'éviter que j'ai voulu paraître,Non pas tel que je suis, mais tel que je puis être ; Je me faisais d'abord un plaisir enchanteurD'effacer ce tableau par un plus agréable,D'obtenir d'une épouse et l'estime et le coeur,En faisant au tyran succéder l'homme aimable. LISE, à part. Ah, de quel poids mon coeur est soulagé ! DORVAL. Je ne m'attendais pas à rencontrer mon maître.L'amour, de cette feinte, est sans doute outragé ;Mais le cruel est bien vengé.L'aveu de vos défauts dans mon âme a fait naîtreLe dépit le plus vif et la plus vive ardeur. J'ai cru pouvoir la vaincre, et j'étais dans l'erreur.L'orgueil condamne en vain ce que l'amour excuse :Bientôt je me flattai que ce fatal aveu,Pour me punir du mien, pouvait n'être qu'un jeu.Ne me détrompez pas, mon âme s'y refuse : Hé, pourquoi de vos yeux démentir la douceur ?Malgré vous tous vos traits expriment la candeur. LISE. Je ne dois pas souffrir que votre âme s'abuse. DORVAL, après un instant de silence. Hé bien, je m'abandonne au pouvoir de l'amour ;Mon coeur de vos défauts ne conçoit plus d'alarmes ; Ils sont tous effacés, je ne vois que vos charmes ;Et si mes soins peuvent un jourM'obtenir un tendre retour,Je serai trop payé d'un si doux sacrifice. LISE, à part. Dieux ! Haut.Dorval, rendez-moi justice. DORVAL. Non, vous résisteriez en vain ;À mes yeux maintenant vous paraissez parfaite :Je supporterai tout, je n'exigerai rien.Si vous daignez m'accorder votre main,Vous me ferez chérir l'instant de ma défaite : Oubliez ce Dorval, qui vous fut odieux ;Voyez son repentir, pardonnez-lui sa feinte ;Ne craignez de sa part ni reproche, ni plainte :S'il peut vous obtenir, il sera trop heureux.Je le jure à vos pieds, cessez de vous défendre.... LISE. C'est trop longtemps, Dorval, prolonger votre erreur,Mon âme au sentiment a besoin de se rendre :Ah ! vous aviez déjà mon coeur.... DORVAL. Dieux ! puis je croire à mon bonheur. LISE. Vous venez, pour jamais d'obtenir mon estime ; Mais de bien des défauts je dois me corriger. DORVAL. Ah ! N'en parlons jamais ; je me ferais un crime... LISE. Je n'aurai pas, Dorval, tant de peine à changer.Je suis bien loin d'être parfait ;Mais je ne suis pas vive, emportée et coquette, Autant que j'ai voulu le paraître à vos yeux. DORVAL. Mon coeur me le disait : ah ! je suis trop heureux. LISE. Mon triomphe est passé, Dorval, voici le vôtre ;C'est à vous maintenant à reprendre vos droits.Votre sexe toujours doit commander au n ? ?tre : Je me fais un devoir de souscrite à vos loix. DORVAL. Moi ! Vous donner des lois ? Non, j'en fais la promesse ;Régnez toujours sur moi, vous comblerez mes voeux. LISE. Puisque vous l'exigez, nous régnerons tous deux ;Dorval, par la raison, Lise, par la tendresse. DORVAL. Je n'y résiste plus, je cède à mon ivresse,Et je jure à vos pieds... Il se jette aux genoux de Lise. SCÈNE XIX et DERNIÈRE. TOUS LES ACTEURS. Marton et Frontin entrent les premiers ; ensuite Madame Dorval et Dumont, tous quatre restent en situation, et Dorval reste aux genoux de Lise. MADAME DORVAL, en entrant. Partons, mon fils.... ô ciel ! DUMONT. Que fait-il là ? DORVAL, toujours aux pieds de Lise. Je jure un amour éternelAu coeur le plus parfait, à l'âme la plus pureQui soient jamais sortis des mains de la nature. MADAME DORVAL. Quel étrange discours ? Mon fils, y pensez-vous ? DUMONT. Vous paraissez, ma fille, approuver ce langage,Ces sentiments. LISE. Mon père... DUMONT. Eh bien ? LISE. Je les partage. DUMONT. Sans doute en notre absence ils sont devenus fous. DORVAL. Au contraire, Monsieur, je suis devenu sage. Daignez nous écouter et calmer ce courroux.D'une feinte, tous deux, nous fûmes la victime,Et tous deux abusés par des dehors trompeurs,Nous voulions résister à la voix de nos coeurs.Pardonnez-nous, pardonnez-nous ce crime, De notre repentir, daignez avoir pitié.Il est si doux d'aimer : jugez-en par vous-même.Vous avez dû sentir une douleur extrême,En faisant succéder la haine à l'amitié.En nous réunissant, terminez votre peine, L'amitié pour jamais va remplacer la haine. MARTON, à part. Amour ! amour ! voilà bien de tes coups. DUMONT. Hé bien, Madame, MADAME DORVAL. Hé bien ? DUMONT. Adieu notre courroux. MADAME DORVAL, regardant tendrement son fils, qui a l'air suppliant. Les enfants ! Les enfants ! DUMONT, de même regardant sa fille. Puisqu'ils sont raisonnables,Il faut bien, d'un moment, leur pardonner l'erreur. Eh ! que gagnerions-nous à paraître intraitables,Cela s'appellerait bouder contre son coeur. Votre fils a raison, la haine est un supplice.Allons, mes chers enfants, que l'hymen vous unisse :En vous aimant toujours, faites notre bonheur. DORVAL. Comment vous témoigner... LISE, à madame Dorval. Madame,Sans votre aveu, je croirais abuser... MADAME DORVAL. Ma fille, embrassez-moi, puis-je vous refuser ?Dorval vous aime ; et nous n'avons qu'une âme. DUMONT, ramenant tous les acteurs en groupe. De notre vieille haine oublions les excès : Four assurer la paix que le Ciel nous envoie,De tous les titres du procèsJe prétends faire un feu de joie.Écoutez, mes enfants, pour un instant d'erreur,De mille maux cruels votre âme fut atteinte. Ne démentez donc plus la voix de votre coeur.Jamais le vrai plaisir n'est le prix de la feinte,Et la seule franchise a des droits au bonheur. ==================================================