L'AVEUGLE CLAIRVOYANT

COMÉDIE

Représentée sur le Théâtre Royal devant leurs Majestés.

M. DC. L.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

À PARIS, Cher TOUSSAINT QUINET, au Palais, sous la montée de la Cour des Aides.


Édition critique établie par Sonia Naudin dans le cadre d'un mémoire de Master 1 sous la direction de Georges Forestier (2003-2004)

publié par Paul FIEVRE, février 2016, revu janvier 2017.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:21.


À MONSEIGNEUR, MONSEIGNEUR LE COMTE DU DAUGNION, LIEUTENANT GENERAL Pour le Roi aux Villes et Gouvernements de Brouage, La Rochelle, Pays d'Aulnis, Îles et Citadelles d'Olleron et de Ré. Seul Lieutenant Général des Armées Navales de sa Majesté, et Intendant général de la Marine, Navigation et Commerce de France.

MONSEIGNEUR,

Je serais plus Aveugle que celui que je vous présente, si m'étant proposé de le faire passer pour Clair-voyant : J'empruntais d'autre que de vous de l'éclat, du jour, et des lumières. Comme je ne crois pas que cette production soit assez puissante pour se soutenir d'elle-même, je n'estime pas aussi qu'elle ait si peu de force qu'elle ne puisse entreprendre un voyage de cent lieues, pour rencontrer où vous êtes un protecteur et un appui. Quelques vers que je vous ai déjà présentés s'étant trouvés à votre goût, je ne me persuade pas qu'une composition d'un style de pareille nature vous doive être désagréable. L'Illustre Comte du Daugnion fait toujours même accueil aux choses qui se ressemblent et qu'on lui offre avec même affection ; son obligeante humeur ne se dément jamais, non plus que son courage. À ce mot, MONSEIGNEUR, commandez moi de me taire, si vous ne voulez entendre des vérités : Vous possédez parfaitement cette grandeur d'âme et cette héroïque vertu qui apprend aux hommes à mépriser le danger, la mort et la fortune. C'est par ce glorieux oubli de vous-même que vous avez si souvent donné de la terreur aux ennemis de cet État ; c'est par ce noble mépris de la vie, qu'on vous a pris en tant de mêlées pour le Dieu des combats, et qu'un même trouble ayant ôté la conduite aux chefs, et la résolution aux soldats, il n'est jamais demeuré personne qui osât tourner visage, pour s'assurer si c'était un homme qui les faisait fuir. Mais à vous figurer par d'autres traits et pour arriver par degrés au rang que vous tenez aujourd'hui : Si l'on considère votre Naissance, vous avez avec avantage cette vertu naturelle qui suit le sang, et que nous appelons Noblesse. Si l'on regarde votre Fortune, elle est grande, et telle qu'étant moindre elle serait au-dessous de ce que vous mérités. Si l'on veut connaître votre Esprit, il en éblouit beaucoup d'autres de ses lumières ; si l'on jette les yeux sur votre Jugement, les événements ne le surprennent jamais : si l'on s'informe enfin de vos emplois, ils sont importants. Le plus souverain des Monarques qui vous reconnaît pour l'un des plus Illustres sujets de sa Couronne, et peut-être pour le plus fidèle dépositaire d'une partie de sa Puissance, ne vous occupe à rien que de considérable et de glorieux, où toujours par des actions qui vont jusqu'au prodige, vous soutenez contre toutes sortes de rebelles et de factieux l'autorité de ce maître qui peut tout. Quelque chose que j'aie pu dire, MONSEIGNEUR, il m'en reste à dire davantage, mais comme la Peinture n'a point trouvé jusqu'ici de traits pour bien représenter la lumière, l'éloquence n'a point inventé de termes pour dignement louer la vertu ; J'achève donc par une impuissance de poursuivre, et par la crainte de vous fâcher par où je satisferais tout le monde, permettez-moi seulement encore un mot, pour vous assurer que je prise plus que toute ma vie le peu de temps que j'ai eu l'honneur d'être auprès de vous, et pour vous supplier de croire que je suis par naturelle inclination, et par le souvenir de vos bienfaits,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble, très obéissant

et très obligé serviteur, BROSSE.


LES ACTEURS.

CLÉANTHE, père de Lidamas et de Mélice, Amoureux d'Olimpe.

OLIMPE, jeune veuve, amoureuse de Lidamas.

LIDAMAS, amoureux d'Olimpe.

MÉLICE, amoureuse de Thélame.

THÉLAME, Cavalier, amoureux de Mélice.

NÉRINE, suivante d'Olimpe.

LUCILLE, suivante de Mélice.

SYLVESTRE, valet de Cléanthe.

La Scène est à Blois dans la maison de Cléanthe.


ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE.
Olimpe, Nérine.

NÉRINE.

Quoi ma discrétion vous est-elle suspecte ?

Ignorez-vous encor combien je vous respecte ?

OLIMPE.

Non, apprends d'un récit véritable et succinct

La nature du mal dont mon coeur est atteint,

5   Tu sais que le Soleil depuis que je fus veuve  [ 1 La graphie originale de la fin de vers est vève qui rime avec trêve.]

N'avait à ses travaux que vingt fois donné trêve,

Quand Cléanthe échauffé d'un feu sombre et mourant

Que mes yeux n'avaient pu bien éteindre en pleurant

Vint me faire visite, et d'un adroit langage

10   Exagéra les soins qu'enfante un long veuvage,

Tu sais encor comment d'un discours médité

Il me galantisa sur mon peu de beauté.

Et puis comme achevant ce compliment frivole

Un soupir préparé lui coupa la parole.

NÉRINE.

15   Vous prîtes du plaisir à l'entendre, à le voir,

Votre esprit et vos sens vindrent à s'émouvoir,  [ 2 Vindrent : vinrent, du verbe venir]

Vous l'aimâtes enfin !

OLIMPE.

Oui, d'un aveu tacite

J'acceptai sa recherche ainsi que sa visite.

NÉRINE.

On fit courir le bruit qu'hymen dans peu de jours

20   Devait de vos ardeurs autoriser le cours.

OLIMPE.

Cléanthe m'en pria, mais ma pudeur blessée

Rejeta sa prière et blâma sa pensée.

Les mânes d'un mari gisant dans le tombeau

D'un si prompt hyménée éteindraient le flambeau,

25   Lui, dis-je, et leur dépit joint au courroux céleste

Rendrait notre alliance et stérile et funeste,

Je veux pendant un an demeurer dans le deuil

Et de ma continence honorer son cercueil.

Cléanthe à ce propos montra de la tristesse,

30   Mais bientôt sa raison se rendit la maîtresse,

Il loua mon dessein, et convint avec moi

Que l'honneur et l'amour m'imposaient cette loi.

En ce temps cet auguste et glorieux Monarque

Qu'avec étonnement tout l'Univers remarque,

35   Pour se rendre justice et rentrer dans ses droits

D'un siège bien formé pressait les Dunquerquois,  [ 3 Dunkerquois : Habitant de Dunkerque, ville des Pays-bas, assiégée puis investie le 19 septembre 1646 et se rendit le 11 octobre de la même année. Cette victoire ]

Cléanthe en attendant que j'essuierais mes larmes

Se résolut d'aller paraître sous les armes,

De signaler son coeur, de servir son pays,

40   D'ôter à l'Espagnol des États envahis

Et croître de son Roi l'illustre Renommée

En ajoutant un bras au corps de son armée,

Il partit sans demeure, et dans fort peu de temps

Dunkerque le compta parmi nos combattants.

45   Mais hélas dans le camp, soit par trop de fatigue,

Ou soit que contre lui la fortune se ligue,

Ses yeux auparavant si perçants et si clairs

Sont d'un nuage obscur soudainement couverts,

Ces naturels flambeaux demeurent sans lumière,

50   Sans rien perdre pourtant de leur beauté première,

On dirait à les voir qu'ils lancent des rayons

Qui des objets encor lui tracent les crayons.

NÉRINE.

Ce malheur arrivé depuis une ou deux lunes

Peut-il causer encor vos plaintes importunes ?

OLIMPE.

55   Non, ce trait qui du sort marque la cruauté

Ne m'arracha des pleurs que dans sa nouveauté,

Mais en ayant depuis interrompu la course

Si tu m'en vois verser ils ont une autre source.

NÉRINE.

Ce point est un secret qui ne m'est pas connu.

OLIMPE.

60   Je vais t'en informer d'un discours ingénu.

Aussitôt que je sus l'Accident de Cléanthe

Mon amoureuse ardeur devint un peu plus lente,

Et mon coeur chancelant dedans sa passion

Eut un malin dégoût de son affliction,

65   Je combattis d'abord cette ingrate inconstance,

J'en voulus étouffer la première semence :

Mais sur le point qu'allait triompher ma vertu

L'on donna du secours à ce vice abattu.

Lidamas heureux fils d'un déplorable père

70   Vint pour me consoler de son destin sévère,

Il me vit, je le vis, il parla, j'écoutai,

Mon oeil incessamment sur lui fut arrêté,

Sa grâce me parut à nulle autre semblable,

Il fit un beau récit d'un sujet lamentable,

75   Enfin en Lidamas toute chose me plut,

Et se rendit chez moi ce que son père y fut.

NÉRINE.

Connut-il votre amour ?

OLIMPE.

Malgré ma retenue

Dés sa conception elle lui fut connue,

Ce cavalier adroit, prudent, ingénieux,

80   Subtil, et bien instruit dans l'entretien des yeux,

Pénétrant par les miens au fond de ma pensée

Y vit en traits de feu son image tracée ;

Cet indice assuré qu'il était mon vainqueur,

L'obligea de s'ouvrir en me montrant son coeur,

85   Madame (me dit-il) le pouvoir de vos charmes

Ne m'a pas d'aujourd'hui fait mettre bas les armes,

Depuis plus de six mois je suis dedans vos fers

Et vos yeux sont les Rois et les Dieux que je sers,

Mais d'un père amoureux l'impérieuse flamme

90   M'imposait de cacher la mienne dans mon âme.

Je l'ai fait par respect jusques à ce moment

Que je puis profiter de son aveuglement.

Il finit, et mon coeur charmé de sa parole

Se fit au même instant l'autel de cet idole,

95   Un regard languissant, un soupir étouffé

Lui dirent doucement qu'il avait triomphé.

Lors certain de mes feux comme de sa victoire

Il me dit qu'il fallait pour achever sa gloire

Que je vinsse dans Blois faire quelque séjour,

100   Jusqu'à tant qu'on y vit son père de retour,

Je fus pour Lidamas à ce point complaisante,

J'y vins et descendis au logis de Cléanthe,

Où donnant à ma flamme une honnête couleur

Je feignis d'arriver pour visiter sa soeur.

NÉRINE.

105   Jusqu'ici quel sujet avez-vous d'être triste ?

OLIMPE.

Apprends de ce qui suit en quoi mon mal consiste.

On attend le retour de Cléanthe aujourd'hui

J'ai peur qu'il croie encor que je brûle pour lui

Que ses yeux étant morts sa flamme vive encore

110   Que sa bouche me loue, et que son coeur m'adore,

Tu sais que l'on voit naître un grand nombre de maux

Quand le père et le fils se rencontrent rivaux.

Voila le seul sujet ma fidèle Nérine,

Du trouble qui me rend inquiète et chagrine.

NÉRINE.

115   Je ne puis présumer qu'en son aveuglement

Cléanthe veuille encor passer pour votre amant,

Son fils au pis aller par de promptes adresses

Vous délivrera bien de ses froides caresses.

OLIMPE.

Nérine, tu dis vrai, l'esprit de Lidamas...

120   Mais c'est lui que je vois qui s'avance à grand pas.

SCÈNE II.
Lidamas, Olimpe, Nérine.

LIDAMAS.

Mon père est arrivé Madame, et sa paupière

Ne voit plus les beautés qu'enfante la lumière,

Ce n'est pas que ses yeux ne paraissent fort beaux,

Mais c'est sans l'éclairer que brillent ces flambeaux,

125   Par le malin effet d'une cause cachée,

Leur action est morte, ou du moins empêchée,

Dedans ce triste état je ne puis concevoir

Qu'il donne de l'amour ni puisse en recevoir.

OLIMPE.

Mais ne peut-il pas bien ayant perdu la vue

130   Conserver une amour auparavant reçue.

LIDAMAS.

En vain auprès de vous je veux dissimuler,

Mon père brûle encor, et veut encor brûler,

On l'avait du carrosse à peine mis à terre

Qu'oubliant le malheur que lui cause la guerre,

135   Lidamas, m'a-t-il dit, en me parlant de vous,

Les Astres envers elle ont-ils été plus doux ?

N'a-t-elle point du sort senti la perfidie,

Ou les âpres accès de quelque maladie ?

OLIMPE.

Il n'en faut plus douter, il est encor atteint,

140   Le feu que j'allumai n'est pas prêt d'être éteint,

Ce peu que j'ai d'attraits sensiblement le touche,

On n'est pas loin du coeur quand on est dans la bouche.

LIDAMAS.

À l'instant que ses soins se déclarent pour vous

Je juge qu'il n'est pas bien guéri de vos coups,

145   Doncques d'une voix triste, Olimpe, mon cher père,

N'est plus, lui dis-je lors, en état de vous plaire,

De ce charmant objet les traits impérieux,

S'ils furent le plaisir sont la peine des yeux,

Cette rare beauté d'un chacun regardée

150   N'est plus qu'un être feint, existant [en] idee,

Un tragique accident, un rigoureux destin,

A de tous ses appas fait un triste butin.

Là par le prompt secours d'une adréte imposture  [ 4 Adréte : graphie de l'adjectif adroite conforme à la prononciation.]

Au gré de mon désir je forme une aventure,

155   Et tâche ainsi d'éteindre en vous défigurant

Un feu qui me perdrait s'il devenait plus grand.

OLIMPE.

L'artifice est subtil, mais il n'est pas croyable

Qu'il soit à nos desseins bien long-temps favorable,

Vous verrez dedans peu Cléanthe détrompé

160   Tant de vos vains discours soit-il préoccupé ;

Je veux qu'étant aveugle il ne puisse connaître

Qu'au bal, sans me masquer, je puis encor paraître,

Je veux que vôtre soeur aide à notre projet,

Je crains pourtant toujours avec juste sujet.

165   Le valet qui par tout marche avec votre père,

Lui qu'on peut appeler le flambeau qui l'éclaire,

L'Ange qui le conduit, l'Argus industrieux

Qui veille pour sa garde, et lui prête ses yeux,

N'est pas dans le renom d'être si peu fidèle

170   Que sachant notre ruse il l'endure et la cèle,

Cléanthe par ses yeux verra tout notre jeu,

Il connaîtra ma flamme, et saura votre feu,

Il se rendra certain de ma prompte inconstance,

Il apprendra d'un fils le peu de révérence,

175   Il fera nos desseins tout d'un coup échouer,

Et peut-être jouera qui le croira jouer.

LIDAMAS.

Cette crainte est, Madame, une pure chimère,

Je dispose à mon gré du valet de mon père,

Cet Argus est gagné, ses yeux sont éblouis,

180   Et j'ai su l'endormir au son de mes Louis.

Donc sans vous alarmer d'une crainte si vaine,

Attendez une issue agréable et certaine,

Et quoi que mon rival ait à venir ici

N'ayez à son abord ni crainte ni souci.

185   Ne lui pouvant longtemps cacher votre venue,

Mon âme sur ce point s'est fait voir toute nue,

Mais j'ai dit pour tromper cet aveugle amoureux

Que vous n'étiez ici que d'un jour ou de deux,

Encor dans le dessein de rendre une visite

190   Dont la coutume veut que vous demeuriez quitte.

OLIMPE.

Mais encor dites-moi, si Cléanthe abusé

M'oblige à raconter mon malheur supposé,

Comment ne sachant pas cet accident frivole

Pourrai-je avec la vôtre accorder ma parole ?

LIDAMAS.

195   Je l'aperçois, passons dans cet appartement,

Je vous en apprendrai l'histoire en un moment.

SCÈNE III.
Cléanthe, Mélice, Sylvestre.

CLÉANTHE.

Quoi contre mon vouloir et contre ma défense

Admettre en ma maison, Thélame en mon absence ?

Fomenter si long-temps une inclination

200   Qui naquit et s'accrut sans ma permission,

D'un homme dont le nom me déplaît et m'irrite,

Entretenir l'espoir et souffrir la visite ?

Ha Mélice, est-ce là le respect qui m'est dû ?

Et votre jugement ne s'est-il pas perdu ?

MÉLICE.

205   Ceux qui de ce rapport m'ont vers vous desservie,

Sont portez contre moi de dépit ou d'envie,

Depuis que pour Dunkerque on vous vit quitter Blois.

Thélame n'est céans venu pas une fois,

Qui peut s'émanciper de dire le contraire

210   Fait à la vérité...

CLÉANTHE.

  Respectez votre père ;

Ceux qui m'ont rapporté vos traits licencieux

Chérissent votre honneur, loin d'en être envieux.

MÉLICE.

Et bien pour ne vous pas en ce point contredire,

Après l'avoir souffert, croyez que j'en soupire,

215   Non pas du repentir d'avoir reçu ses voeux,

Mais bien du doux plaisir que me causent ses feux,

En suis-je pour cela moins louable qu'une autre ?

Sa maison en honneur cède-t-elle à la nôtre ?

Que s'il hérite peu de ses Ancêtres morts,

220   N'a-t-il pas des vertus qui sont les vrais trésors ?

CLÉANTHE.

Taisez-vous indiscrète, insolente, effrontée,

Ma bonté cède enfin, vous l'avez surmontée,

Allez, retirez-vous, et ne me parlez plus

D'un homme dont le bien consiste en ses vertus,

225   Thélame, je l'avoue, est de famille illustre,

Mais son peu de fortune en efface le lustre.

Il est très riche en biens de l'esprit et du corps,

Mais on fait maigre chère avecque ces trésors.  [ 5 Chere : Se dit aussi des repas qu'on donne à ses hôtes, à ses amis. [F]]

SCÈNE IV.
Cléanthe, Sylvestre.

CLÉANTHE.

Sylvestre, si pour moi ton devoir ne sommeille

230   Dis-moi ce que mon fils t'a tant dit à l'oreille,

Sans qu'il m'ait soupçonné d'un feint aveuglement

J'ai vu qu'il te parlait avec empressement.

SYLVESTRE.

Quand je vous obéis, je suis dedans mon centre,  [ 6 Centre : Se dit figurément du lieu où on a tous ses plaisirs, ses commodités. [F]]

Si je mens d'un seul mot battez-moi dos et ventre,

235   Quoi que pauvre garçon, je suis homme de bien,

Et pour vous le montrer, il m'a dit, ne dis rien.

CLÉANTHE.

Sylvestre continue, et parle sans réserve.

SYLVESTRE.

S'il a rien dit de plus, jamais je ne vous serve.

Toutefois...

CLÉANTHE.

Cher Sylvestre achève jusqu'au bout.

SYLVESTRE.

240   M'ayant dit, ne dis rien ; il ajoute, et vois tout,

Et sa langue n'a pas prononcé ces paroles

Qu'il me fait dans la main couler quelques pistoles.  [ 7 Pistoles : Monnaie d'or étrangère battue en Espagne et en quelques endroits d'Italie. La pistole est maintenant de la valeur d'onze livres et du poids des louis » [F].]

CLÉANTHE.

Lidamas t'aura dit quelqu'autre chose encor

Que tu me veux celer en faveur de son or.

245   Mais poursuis.

SYLVESTRE.

  Si ma dague était bien émoulue  [ 8 Émoulu : Qui est aiguisé, pointu, affilé. [F]]

J'ouvrirais à vos yeux ma poitrine velue.

C'est tout, ou jamais vin n'entre dedans mon corps,

Et cela c'est vouloir passer au rang des morts.

CLÉANTHE.

Sylvestre je te crois. Fils insolent et lâche

250   Ton crime se produit quand tu veux qu'on le cache :

Ne dis rien. [Ces] trois mots m'apprennent clairement

Ce que je ne savais qu'assez obscurément.

Tu deviens mon rival, fils ingrat et perfide,

Mais tu n'iras pas loin puis qu'un enfant te guide,  [ 9 Enfant : on représente l'Amour comme un enfant, parce qu'il n'est jamais sage ; et qu'au contraire il est toujours badin, et indiscret. [F]]

255   Sylvestre, s'il est vrai que la sincérité

Bannit de toi la fourbe et l'infidélité,

Garde de déclarer à ce fils téméraire

Que je me plains d'un mal qui n'est qu'imaginaire.

SYLVESTRE.

Je veux encor un coup, si je ne suis secret

260   Ne boire à l'avenir, ny vin blanc ny clairet.

Ô l'horrible serment ! J'en ai l'âme opilée.  [ 10 Opiler : Boucher les conduits du corps, et empêcher le passage des humeurs nécessaire à faire ses fonctions. Il ne se dit que des obstructions qui se font dans le bas ventre. [F]]

Me garde d'un tel mal la grêle et la gelée,

Après avoir lâché ce moult grand jurement  [ 11 Moult : Vieux mot qui n'a plus d'usage que dans le burlesque, et qui signifie Beaucoup, en grande quantité  [Acad.]]

Me refuserez-vous un éclaircissement ?

CLÉANTHE.

265   Touchant ?

SYLVESTRE.

  Chose qui n'est d'autre que de vous sue,

D'où vient que vous feignez d'avoir perdu la vue ?

Pourquoi depuis six mois faire croire en ces lieux

Que l'huile et le coton ont manqué dans vos yeux ?

CLÉANTHE.

Assuré de ta foi comme de ton silence

270   Je te veux honorer de cette confidence.

À peine le Soleil avait produit vingt jours

Depuis que pour mon Roi j'[eus] quitté mes amours,

Quand un de mes amis m'assura dans l'armée

Que Mélice vivait à son accoutumée,

275   Et que pleine d'amour, et Thélame d'espoir,

Leur entretien durait du matin jusqu'au soir ;

Même que l'on craignait, puisqu'il te faut tout dire,

Qu'il se passât entre-eux quelque chose de pire.

On éprouve jamais le sort rude à demi ;

280   Deux ou trois jours après je sus d'un autre ami

Que depuis mon départ mon fils chaque semaine

Visitait la beauté qu'Amour a fait ma Reine,

Et qu'on soupçonnait fort que dans son entretien

Il ne lui parlât moins de mon feu que du sien,

285   Je restai si surpris d'entendre cette histoire,

Que quoi qu'on m'en jurât, je n'en voulus rien croire.

Ma fille a trop de soin de garder son honneur,

Me disais-je à moi-même, et mon fils trop de coeur

Je les croirai soumis à mon obéissance,

290   Jusqu'à tant que mes yeux démentent ma croyance.

Toutefois ma raison dissipant ce sommeil

Je songe que l'amour est de mauvais conseil,

Et regarde que ceux qui m'ont dépeint leur vie

Ont pour eux et pour moi plus d'amour que d'envie.

295   Mais pour mieux pénétrer dans cette obscurité

Et distinguer le faux d'avec la vérité.

Je contrefaits l'Aveugle, on le croit dans l'armee,

Je passe ainsi partout avec la Renommée,

Chacun plaint ma disgrâce, et l'ingrat Lidamas

300   S'il ne s'en montre triste au moins n'en doute pas.

Deux mois coulent pendant que cette erreur se glisse,

Je reviens sans qu'aucun sache mon artifice.

On accourt m'accueillir en se mouillant les yeux,

Je suis aveugle enfin, et ne vis jamais mieux.

305   Cher Sylvestre, voila l'adresse ingénieuse

Par qui la vaine ardeur de ma fille amoureuse,

Et les brutaux desseins d'un fils lâche et pervers

Bientôt et sans travail me seront découverts.

SYLVESTRE.

Ma foi si dans le monde on trouve un plus fin homme,

310   Je partirai demain pour l'aller dire à Rome.  [ 12 Voir Le Menteur de Corneille : « Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome. » (Acte V, scène 5, v. 1658).]

Au Diable en ce métier vous feriez des défis.

CLÉANTHE.

Silence, Olimpe vient avecque ce bon fils.

SCÈNE V.
Lidamas, Olimpe, Cléanthe, Sylvestre.

LIDAMAS.

La part que prend Olimpe en votre sort funeste

L'amène ici, Monsieur.

CLÉANTHE.

Bonté rare et Celeste.

OLIMPE.

315   Quiconque sait vos maux, et ne s'en peut fâcher,

Ne porte au lieu d'un coeur dans le sein qu'un rocher.

CLÉANTHE.

Et qui voit sans douleur votre triste aventure

Tout de roche en effet, n'est homme qu'en figure.

OLIMPE.

Mais qui ne la voit pas, n'a nulle occasion

320   D'être atteint de douleur et de compassion.

CLÉANTHE.

Un semblable discours s'adresse à moi, Madame,

Mais sachez que le corps n'agit point sur mon âme,

Et que si la clarté s'est éteinte en mes yeux

Il m'en reste en l'esprit qui m'éclaire bien mieux.

325   Autrefois mes regards admiraient ce visage,

Mais leurs traits aujourd'hui pénètrent davantage,

Ils ne s'arrêtent plus à ce butin du temps,

Ils contemplent des biens meilleurs et plus constants,

Ils voient les vertus dont vous êtes pourvue,

330   Et ma félicité consiste en cette vue.

OLIMPE.

Vous savez donc, Monsieur, par quelle adversité

Mes attraits ont fait place à la difformité ?

CLÉANTHE.

Mon fils m'a raconté ce succès lamentable,

Mais faites m'en vous-même un récit véritable,

335   Peignez cet accident de ses vives couleurs.

Et que l'ayant ouï, je sente vos douleurs.

OLIMPE.

J'étais à Bourges lors que par des feux de joie

L'on célébrait les coups d'un bras qui tout foudroie,

D'un Prince glorieux dont les fameux exploits

340   Ont su ranger Dunkerque au pouvoir des Français.

Je me sentis saisir d'un désir héroïque

D'applaudir et d'enfler l'allégresse publique,

Donc je monte en carrosse, et par divers retours

Je vois Mars et Vulcain en tous les carrefours,

345   L'un dépite le Ciel, et fait trembler la terre

Par des bouches de fonte imitant le tonnerre

Il exhale et vomit des flammes parmi l'air ;

Bref, d'une belle ville, il fait un bel enfer.

L'autre perçant des airs les orageux espaces

350   Porte et loge le feu dans le séjour des glaces,

S'y met en serpenteaux, puis s'y transforme encor,

Tantôt en fleurs de Lys, tantôt en pluie d'or,

Même il étend son vol, jusqu'aux célestes toiles

D'où son orgueil tombant arrache les étoiles.

355   Ah ! Ciel que ce qui suit est dur à raconter,

C'est rappeler mon mal que de le réciter.

CLÉANTHE.

De ce fâcheux récit soyez donc dispensée,

Ne rendez point présente une peine passée,

J'ai su de Lidamas en arrivant ici

360   Comment un si beau jour vous a mal réussi.

Il m'a dit que de l'air la patience usée

Fit dans votre carrosse entrer une fusée,

Dont la chaude vapeur aidant à son dessein

Vous brûla le visage, et vous noircit le sein.

LIDAMAS, bas à Olimpe.

365   Avouez.

OLIMPE.

  C'est ainsi qu'arriva ma disgrâce,

Mais, ô Dieu ! Quand je crois que ma douleur se passe

C'est alors que du sort le courroux renaissant

Me fait sentir un mal plus âpre et plus pressant,

Monsieur, je ne saurais plus longtemps me contraindre,

370   Souffrez que j'aille ailleurs soupirer et me plaindre.

CLÉANTHE.

Allez, Madame, allez, en vous seule je vis

Et je vous vois encor de l'oeil dont je vous vis.

Ô d'une honnête femme indigne effronterie !

Ô d'un fils impudent insigne fourberie !

375   Allons, Sylvestre, allons et donnons plaisamment

Une fin qui réponde à ce commencement.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.
Thélame, Mélice.

THÉLAME.

Mon espoir me trahit, et ma raison s'égare

D'espérer de fléchir ce naturel avare,

Jamais de mon amour le respect sans égal

380   Ne touchera ce coeur de terre et de métal,

Pour lui faire trouver des ardeurs légitimes

Il lui faut apporter le Soleil des abîmes.

Le bien est son objet, et ce riche indigent

Estime et pèse un homme au poids de son argent.

385   Ah ! Madame, il le faut, mon mauvais sort l'ordonne.

Que j'aille soupirer loin de votre personne.

Un puissant désespoir qui combat mon amour,

Me marque ailleurs un long et funeste séjour.

Cessez de vous flatter, l'avarice d'un père

390   Ne s'abstiendra jamais de nous être contraire.

Adieu, de votre aveu félicitez mes pas.

MÉLICE.

Quoi me quitter ainsi ?

THÉLAME.

Quoi ne vous quitter pas ?

MÉLICE.

S'absenter de ces lieux ?

THÉLAME.

On y hait ma présence.

MÉLICE.

Mourir désespéré ?

THÉLAME.

Vivre sans espérance.

MÉLICE.

395   Ne pas persévérer ?

THÉLAME.

  Persévérer en vain.

MÉLICE.

Ah Thélame !

THÉLAME.

Ah Mélice !

MÉLICE.

Ha charmant inhumain.

Si vous brûlez pour moi d'un véritable zèle,

Si vous êtes constant, généreux et fidèle,

Si dans mes intérêts vous prenez quelque part,

400   Si mes jours vous sont chers différez ce départ ;

Le temps de qui le cours renverse toutes choses

Peut-être changera nos épines en roses.

Demeurez, cher Thélame, ou pour le moins craignez

Qu'un autre ait par la force un coeur où vous régnez,

405   Thélame songez-y, songez-y bien mon âme,

En un mot demeurez, ou je meurs cher Thélame.

THÉLAME.

Puissamment ébranlé de vos ardents soupirs,

Mais mieux persuadé de mes brulants désirs,

Madame, j'y consens, raccourcissez mes chaînes,

410   De votre prisonnier rendez les courses vaines.

Dusse-je respirer sous des astres plus durs

Blois encor quelque temps me tiendra dans ses murs.

SCÈNE II.
Cléanthe, Sylvestre, Mélice, Thélame.

CLÉANTHE.

Sylvestre acquitte-toi du rôle que tu joues.

SYLVESTRE.

Si j'y manque d'un mot, couvrez-moi les deux joues.

THÉLAME.

415   Cléanthe arrive ici, Madame il m'a surpris,

Son valet lui dira.

MÉLICE.

Rassurez-vos esprits,

Vous n'avez seulement qu'à garder le silence,

Ce valet a sa part dans notre confidence,

Mon frère l'a si bien pratiqué sur ce point

420   Que s'il voit quelque chose, il ne parlera point.

CLÉANTHE.

Êtes-vous seule ici Mélice ?

MÉLICE.

J'y suis seule.

Ami...

SYLVESTRE.

Ne craignez rien, j'aurai fort bonne gueule.

CLÉANTHE.

La rencontre s'accorde avecques mon souhait,

Je viens pour vous parler d'un serviteur parfait

425   Qui tient emprisonné beaucoup d'or dans ses coffres,

Et qui rempli d'Amour vous adresse ses offres,

C'est Rustique l'aîné fils du vieux Parmenon.  [ 13 Rustique : Signifie aussi, Grossier, mal poli. [F]]

MÉLICE.

Quoi ce noble d'un jour, grossier jusqu'à son nom ?

Ah ! De grâce, Monsieur, aimez plus votre fille,

430   Sachez mieux maintenir votre illustre famille,

Ce serait en tirer l'éclat dans le tombeau,

Un peu de vilain sang tache et gâte le beau.

CLÉANTHE.

Allez, fille indiscrète et désobéissante,

Le soin de votre honneur n'est pas ce qui vous tente,

435   Un Démon moins splendide est votre possesseur,

Thélame vous gouverne avec plus de douceur :

Mais si vous ne sortez de ce désert Empire

Mon courroux deviendra quelque chose de pire,

Je vous en avertis.

THÉLAME, bas.

Amant infortuné !

MÉLICE.

440   Je ne saurais reprendre un coeur que j'ai donné.

CLÉANTHE.

Ah ! c'est trop...

SYLVESTRE.

Hé, Monsieur, ô vous son père unique,

Car la défunte était, à ce qu'on croit, pudique,

Vous son vrai géniteur, avez-vous entrepris

De faire plus que Dieu, de forcer les esprits ?

445   Laissez aller Madame où son amour l'appelle,

Celui qu'elle chérit n'est-il pas digne d'elle ?

Sa flamberge l'a mis au nombre des plus preux,   [ 14 Flamberge : Grosse épée du Chevalier Regnaut de Montauban, l'aîné des quatre fils Aymon [personnages romanesques du moyen-âge]. On dit proverbialement, "Mettre Flamberge au vent", pour dire, dégainer, tirer l'épée.[F]]

Il a l'esprit fort bon, et le corps vigoureux,

Sa bonne mine enfin et sa naissance libre

450   Mettent avec vos biens Thélame en équilibre.

CLÉANTHE.

Impertinent valet, qui t'oses ingérer

Il prend Thélame.

De me donner conseil et de me censurer,

Tu seras satisfait de ta belle harangue,

Je vais ou t'étrangler, ou t'arracher la langue,

455   Téméraire, indiscret.

MÉLICE, bas.

  Sylvestre, justes Cieux

Songe à tirer mon coeur des mains d'un furieux.

SYLVESTRE.

Ha ah ! Je n'en puis plus.

CLÉANTHE.

Insolent pédagogue !

SYLVESTRE.

Vous m'avez fait les yeux plus gros que ceux d'un dogue.

THÉLAME, à l'écart.

Je ne saurais souffrir ce honteux traitement.

MÉLICE.

460   Contraignez-vous pour moi, cher et fidèle amant.

CLÉANTHE.

Apprends à l'avenir, valet maussade et traître,

À ne te plus mêler de censurer ton maître.

Et vous fille rebelle à tout ce que je veux

Pour un nouvel amant ayez de nouveaux feux,

465   Éteignez pour jamais votre ancienne flamme,

Et recevez des lois d'un autre que Thélame.

MÉLICE.

Pour me faire subir votre injuste rigueur,

Faites, père cruel, que j'aie un autre coeur.

CLÉANTHE.

C'en est trop endurer, ma patience échappe.

SYLVESTRE.

470   Allez, sortez, fuyez, drillez qu'il ne vous frappe.  [ 15 Driller : Courir vite. C'est un terme bas et populaire, qui se dit des laquais, des soldats, des gueux qui s'enfuient, ou qu'on fait courir. [F]]

CLÉANTHE.

Je ne sais si je dois nommer sa passion

Ou du nom de constance, ou d'obstination,

Mais soit-elle constante, ou soit-elle obstinée,

Ma seule volonté fera son hyménée.

475   Au reste tu m'as plu dans ta naïveté,

Tu t'es de ton devoir dignement acquitté,

Si tu poursuis toujours j'augmenterai tes gages.

SYLVESTRE.

Je sais friser la corde en de tels personnages.  [ 16 Friser la corde : Approcher de bien près. Se dit aussi proverbialement : Cette affaire a frisé la corde, pour dire, Cet arrêt n'a passé que d'une voix. Ce criminel a frisé la corde, pour dire, a failli être pendu. [F]]

Assurez-vous de moi, je paye à temps prefix,  [ 17 Prefix : Arrêté, déterminé. Jour prefix. temps prefix. heure préfixe. somme préfixe. [Acad.]]

480   Et dans l'art de fourber Sylvestre est un phoenix.  [ 18 Phoenix : Se dit figurément en Morale, lorsqu'on veut louer quelqu'un d'une qualité extraordinaire. [F]]

CLÉANTHE.

Conduis moi vers Olimpe, et m'y fais reconnaître

Qu'aux experts en cet art tu servirais de maître.

Tu sauras en allant de mes ordres exprès

Comment il faut mener mes intrigues secrets,

485   Je t'instruirai du temps où ta naïve adresse

Pourra si tu le veux répondre à ta promesse.

SCÈNE III.
Olimpe, Lidamas, Nérine.

LIDAMAS.

Laissons l'aller, Madame, et nous entretenons

De l'intrigue amoureux que nous entreprenons.

OLIMPE.

L'espoir est mal fondé que soutient une ruse,

490   Plus je pense à la vôtre, et plus je suis confuse,

Elle est bien inventée et satisfait d'abord,

Mais j'en prévois la fin que j'appréhende fort,

Je crains que ce brouillas ne fonde sur nos têtes,  [ 19 Brouillard : quelques-uns disent Brouillas. [F]]

Et que semant du vent nous cueillions des tempêtes.

LIDAMAS.

495   Délivrez votre esprit de ces fâcheux accès,

Un bon commencement attire un bon succès.

L'ingénieuse erreur où j'entretiens mon père

Chaque jour éteindra son feu s'il persévère,

Un prompt et vrai dégoût naîtra de cet abus,

500   L'amour dure fort peu quand son objet n'est plus,

Vos yeux qu'il croit privés de leur première amorce,

N'agiront plus sur lui qu'avecques peu de force

Il croira justement cesser de vous aimer,

Ne trouvant plus en vous ce qui pût l'enflammer.

505   Ainsi sa passion n'ayant rien qui la tienne

Délogeant de chez vous fera place à la mienne,

Mais pour conduire tout au gré de mes désirs

S'il soupire d'amour rejetez ses soupirs,

Et dites que vos maux qui s'augmentent sans cesse

510   Abhorrent les soupirs, s'ils ne sont de tristesse.

Au reste si jamais son feu contraire au mien

Voulait vous engager dans un long entretien,

Et que mon intérêt vous regarde et vous touche,

Rompez son entreprise, et lui fermez la bouche,

515   Je mourrais autrement d'une jalouse peur,

L'oreille trop ouverte est un passage au coeur,

Le voici, témoignez dedans cette occurrence,

Que tout autre que moi vous nuit par sa présence,

Défaites-vous bientôt d'un incivil amant

520   Qui vous entretiendra sans vous voir seulement.

OLIMPE.

Mais si cet importun, quoi que je puisse dire,

S'obstine à me conter son amoureux martyre,

Quel sera le moyen de m'en débarrasser ?

LIDAMAS.

N'en prenez pas le soin, c'est à moi d'y penser.

525   Nérine dont la voix imite tant la vôtre,

Qu'à vous ouïr parler on prend l'une pour l'autre,

Me fournit un moyen facile et non commun

Pour éloigner de vous cet amant importun.

SCÈNE IV.
Cléanthe, Sylvestre, Olimpe, Lidamas, Nérine.

SYLVESTRE.

On trouve en bien cherchant, la chose est bien certaine

530   Ne fut-ce qu'un ciron égaré dans la plaine,  [ 20 Ciron : Insecte aptère qui se développe dans le fromage et dans la farine et qui est le plus petit des animaux visibles à l'oeil nu. Dans le XVIIe siècle, avant l'usage des microscopes pour étudier la nature, le ciron fut pris comme le symbole de ce qu'il y avait de plus petit au monde. [L]]

Si celle dont l'absence accroît votre souci

N'est pas dedans sa chambre, on la rencontre ici.

CLÉANTHE.

Madame...

SYLVESTRE.

Attendez donc que vous soyez vers elle,

Vous ressemblez les chiens de chez Jean de Nivelle,  [ 21 Nivelle, Jean de : né en 1423, embrassa le parti du Duc de Bourgogne et refusa de marcher contre ce prince, malgré les ordres de Louis XI. (...) et devenu en France un objet de haine et de mépris et le peuple lui donne le surnom injurieux de "chien". [B] syn. de traître méprisable.]

535   Vous aboyez de loin. Avancez, Halte-là.

Tournez-vous autrement, parlez, vous y voila.

CLÉANTHE.

Quelque torrent d'ennuis qui roule dans mon âme

J'entends toujours parler mon devoir et ma flamme,

L'un et l'autre m'ont dit que je vinsse en ce lieu,

540   J'y suis venu, Madame, accompagné d'un Dieu,

Amour qui dans mon coeur en souverain préside

M'a conduit par la main et m'a servi de guide,

Lui seul jusques à vous a pris soin de mes pas

Heureux en mon malheur s'il ne me quitte pas.

545   Mais plus heureux encor si le flambeau qu'il porte

Vous faisait voir combien ma passion est forte,

Et si les traits ardents qui partent de sa main

En vous frappant au coeur, vous enflammaient le sein.

OLIMPE.

Monsieur, si l'amour propre, ou si la vaine gloire

550   Me rendait orgueilleuse et facile à tout croire,

Je pourrais recevoir un pareil compliment

Pour le sinc re aveu d'un véritable amant.

Mais...

CLÉANTHE.

Tout beau, ce mais me tiendrait lieu d'injure,

Je hais la flatterie, et je fuis l'imposture,

555   Vous ne devez jamais concevoir le soupçon

Que ma bouche et mon coeur parlent d'autre façon.

LIDAMAS, à l'écart.

Déjà cet entretien me déplaît et me lasse.

SYLVESTRE.

Tandis qu'ils jaseront, causons nous deux de grâce.

OLIMPE.

Quoi, vous arrêteriez vos Amoureux projets

560   Au plus défiguré d'entre tous les objets ?

Quoi vous pourriez encor adorer un visage

De qui le seul aspect effraye et décourage,

Non, non, vous avez trop de coeur et de raison,

Vous ne sauriez souffrir qu'une belle prison,

565   Lorsqu'un peu d'embonpoint, et quelque attrait passable,

Aux yeux qui me voyaient me rendait supportable

Je veux m'imaginer que parfois des soupirs

Formez dans votre coeur m'adressaient vos désirs,

Mais depuis le moment qu'un accident funeste,

570   Effaça ce crayon de la beauté céleste,

Depuis que j'eus perdu ces traits de majesté

Qu'imprima sur mon front la première beauté,

Je ne saurais souffrir l'opinion trompeuse,

Qu'on brûle encor pour moi d'une flamme amoureuse,

575   Tout homme m'en ferait des serments superflus,

L'on sort bientôt d'un temple où les Dieux ne sont plus.

CLÉANTHE.

Vous vous figurez donc qu'une vaine peinture

Qu'un faible et simple trait du pinceau de nature

Qu'un amas concerté d'agréables couleurs,

580   Qui redoute l'abord du froid et des chaleurs,

Que des regards lascifs confondent d'ordinaire,

Et qu'efface toujours la crainte et la colère,

Enfin qu'une inconstante et légère beauté

Jusqu'ici dans vos fers ait mon coeur arrêté,

585   Je pourrais devenir à ce compte idolâtre

D'une image de pierre, ou de toile, ou de plâtre,

Oui si je m'attachais à ces frivoles traits,

Les femmes me plairaient bien moins que leurs portraits.

Ah ! Ne croyez donc pas que sur ces apparences

590   Mon inclination fonde ses espérances,

Je pèse les vertus, et ces sacrez trésors

Me plaisent plus cent fois que les charmes du corps.

LIDAMAS, bas.

Ce compliment trop long use ma patience.

Il fait lever Olimpe et seoir Nérine en sa place.

NÉRINE.

Vous me faites rougir par trop de complaisance,

595   Fît le Ciel que vos yeux aussi bons qu'autrefois...

CLÉANTHE.

Madame, c'est assez, croyez que je vous vois,

Ma mémoire entretient et révère l'image

Et de votre mérite et de votre visage,

De tout ce qu'en naissant les Cieux mirent en vous

600   De divin, de charmant, d'agréable et de doux,

J'en suis encor épris, j'en ai l'âme enflammée,

De pas un des mortels vous n'êtes tant aimée,

C'est peu de le montrer par des soins complaisants,

Je vous en veux donner pour preuve des présents,

605   C'est à quoi je m'oblige, et dont je serai quitte

Si vous me permettez encor une visite.

LIDAMAS à Olimpe.

Il croit parler à vous, le pauvre aveugle en tient.

NÉRINE.

Monsieur vous m'honorez plus qu'il ne m'appartient,

Réservez vos présents pour de plus belles Dames,

610   Je ne mérite pas ni vos dons ni vos flammes,

Et je puis assurer que si vous me voyez

Vous plaindriez vos présents s'ils m'étaient envoyés.

CLÉANTHE.

Madame, ce discours est un refus honnête,

Mais encor une fois je vous fais ma requête,

615   Agréez que tantôt je vous revienne voir,

Et que vous revoyant je fasse mon devoir.

Enfin si vous m'aimez que votre amour se montre,

En daignant accepter de ma main une montre,

Que de ce bien encor je vous sois obligé,

620   Promettez-le, Madame, et puis je prends congé.

LIDAMAS, bas.

Nérine promets-lui d'accepter pour lui plaire.

NÉRINE.

Monsieur tout mon désir tend à vous satisfaire,

S'il vous plaît de m'offrir un présent aujourd'hui,

Ayant un coeur pour vous, j'aurai des mains pour lui.

CLÉANTHE.

625   Que mon bonheur est grand ! Ce discours me confirme

Qu'Olimpe considère encor Cléanthe infirme.

Adieu, Madame, adieu, vous m'avez satisfait,

Sylvestre allons.

SYLVESTRE.

Oui, maître, en un pas c'en est fait.

Vous son unique fils, mon zèle vous exhorte

630   De venir avec moi, parce qu'il vous importe.

OLIMPE.

Suivez-le, Lidamas, quelquefois ses pareils

À de plus sages qu'eux donnent de bons conseils.

SCÈNE V.
Olimpe, Nérine.

NÉRINE.

Maintenant que je puis m'exprimer sans contrainte,

Permettez que mon coeur se montre à vous sans crainte,

635   Madame, voulez-vous acquérir un renom

Qui ternisse à jamais l'éclat de votre nom ?

Voulez-vous, négligeant l'amitié de Cléanthe,

Qu'on die à l'avenir, Olimpe est inconstante,

Sa passion lui pleut avant son mauvais sort,

640   Et l'oeil sec maintenant, elle le verrait mort.

Ah ! Madame, évitez ce reproche sensible,

Laissez-vous surmonter à sa flamme invincible,

Malgré les faux rapports que l'on lui fait de vous,

Sa plus ardente envie est d'être votre époux,

645   Ce constant serviteur vous aime en toute forme,

Heureuse, infortunée, agréable ou difforme,

Reconnaissez, Madame, un zèle si parfait,

Et dans vos premiers feux persistez comme il fait.

OLIMPE.

Nérine, ce discours est de mauvaise grâce,

650   Tu me prescris à tort ce qu'il faut que je fasse,

Je connais mon devoir, je sais m'en acquitter,

Sans te donner le soin de m'en solliciter.

Cléanthe, je l'avoue, a régné dans mon âme,

Mais en l'état qu'il est, mérite-t-il ma flamme,

655   Certes si je pouvais l'estimer aujourd'hui

Je me déclarerais plus aveugle que lui.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.
Mélice, Lucille.

LUCILLE.

Oui je l'ai rencontré cet amant déplorable

Maudissant les rigueurs d'un père inexorable,

Se plaignant du destin, de soi-même et de vous,

660   Et comme un furieux se meurtrissant de coups.

Lucille, m'a-t-il dit, aussitôt qu'il m'a vue,

C'en est fait, je me rends, ma constance est vaincue,

Je ne puis plus lutter contre mon mauvais sort,

Il triomphe, et l'espoir qui me reste est la mort :

665   Va-t'en, ajoute-t-il, trouver hors de Thélame

Son coeur et ses désirs, ses pensers et son âme ;  [ 22 Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».]

J'entends le digne objet qui me tient dans ses fers,

Que je vois à toute heure, et pourtant que je perds ;

Ce superbe Démon qui poursuit les offenses,

670   Qui suggère et qui prend de sanglantes vengeances,

L'honneur, esprit mouvant de tout coeur noble et prompt,

Me crie incessamment, venge-toi d'un affront.

Son empressante voix et m'émeut et me pique ;

Mais afin d'éviter un accident Tragique,

675   Je veux dés aujourd'hui m'absenter de ces lieux,

Avertis-en Mélice, et lui fais mes adieux.

Ces tristes mots finis, le coeur plein de tristesse,

Et l'oeil noyé de pleurs, il s'enfuit et me laisse.

MÉLICE.

Lucille à ce surcroît de malheurs sans égaux,

680   Laisse-moi chercher seule un remède à mes maux,

Souffre que sans secours je combatte ma peine.

Cependant attends-moi dans la chambre prochaine.

SCÈNE II.

MÉLICE, seule.

L'Esprit enveloppé d'un nuage d'ennuis

Je m'égare en moi-même, et ne sais où je suis,

685   Mon destin rigoureux m'a mis dans une route

Où de tous les côtés ma raison ne voit goutte,

Ou si mon jugement y trouve quelque jour,

Il ne m'est envoyé que du flambeau d'Amour.

Thélame possède d'une cruelle envie

690   Veut aller loin d'ici finir sa triste vie,

Il veut loin de ces lieux transporter ses malheurs,

Mais allons soulager ses larmes par nos pleurs

Dans quelque affreux désert où la douleur le mène,

Faisant même chemin endurons même peine,

695   Car mon amour enfin troublant mon jugement

Me force à consentir à mon enlèvement,

Au lieu de m'opposer à cette violence,

Je la souffre et lui cède avecques complaisance,

Je me laisse emporter au cours de ce torrent,

700   Et Thélame excepté tout m'est indifférent.

Oui, Thélame, vous seul régnez dans ma pensée,

Pour votre intérêt seul, je suis intéressée,

Et si vous en voulez un indice certain

Vous allez voir mon coeur dans les traits de ma main.

705   Lasse de supporter l'incurable caprice

D'un esprit infecté d'une sale avarice,

Je vais par un écrit exciter votre amour

À m'enlever bientôt de ce fâcheux séjour,

Je faciliterai cette grande entreprise

710   Avecque la prudence et l'adresse requise,

Ce papier où je vais écrire mon dessein

Vous dira plus au long ce que j'ai dans le sein.

Mais déplaisant abord, arrivée importune,

Lâche tour que me joue encore la fortune,

715   À peine ai-je assemblé les lettres de deux mots

Qu'il faut quitter la plume et changer de propos.

Toutefois je m'abuse, il n'est pas nécessaire,

Je crains hors de saison ce valet et mon père,

Qu'importe que tous deux dressent vers moi leurs pas,

720   Puisque l'un ne peut lire, et l'autre ne voit pas.

SCÈNE III.
Cléanthe, Mélice, Sylvestre.

SYLVESTRE, bas.

Elle est seule, Monsieur, le temps vous est propice.

CLÉANTHE.

Trouverai-je à présent ma fille dans Mélice ?

Ne ferme-t-elle plus l'oreille à son devoir ?

Reconnaît-t-elle enfin mon absolu pouvoir ?

MÉLICE, bas.

725   En cette occasion recourons à la feinte.

Ah ! Monsieur, ajoutez la vengeance à la plainte,

Usez des droits d'un père, et me faites sentir

Que je m'excuse mal avec un repentir,

Ma désobéissance est de telle nature

730   Qu'on ne peut m'imposer une peine assez dure,

J'ai trop insolemment choqué vos volontés,

Montrez-moi vos rigueurs, cachez moi vos bontés,

Je dois être de vous sévèrement punie

D'avoir de [Thélame] souffert la tyrannie,  [ 23 L'original pour Lidamas au lieu de Thélame [S. Naudin].]

735   Cette indigne souffrance est une lâcheté

Qui ne se doit toucher que d'un bras irrité.

CLÉANTHE.

Ma fille un repentir si grand et si visible

Aux transports de courroux me rend inaccessible,

Je ne vous demandais que ce juste dédain

740   D'un infertile amour conçu sans mon dessein,

Je préjugeais toujours malgré vos résistances,

Que Thélame formait de vaines espérances,

Et que voulant avoir de plus riches liens

Son mérite en oubli, vous songeriez aux biens.

745   Le succès est d'accord avecque mon attente,

Ce noble incommodé n'a plus rien qui vous tente,

Vous ne désirez plus d'en faire votre époux,

Ses talents ne sont pas de bon aloi pour nous,

Sa taille, sa parole, et son maintien aimable,

750   S'ils remplissaient le lit, couvriraient mal la table.

Celui que je destine à vos pudiques voeux,

A d'autre or que celui qui jaunit les cheveux,

Son père tous les jours malgré nos longues guerres

À cent coutres tranchants fait déchirer ses terres,

755   Que s'il n'est pas issu d'aïeux fort renommés,

Il tient dans son buffet des nobles enfermés,

Au Temps où nous vivons ces qualités sont rares

Et doivent adoucir les coeurs les plus barbares ;

Le vôtre pourrait-il encor déliberer

760   De s'y laisser fléchir, et de les adorer ?

MÉLICE.

Sans regarder les biens, le rang ni la personne,

Je reçois un époux que mon père me donne,

S'il l'estime il me plaît, et d'un esprit soumis

Je l'aime dès cette heure autant qu'il est permis.

CLÉANTHE.

765   C'est ainsi que répond une fille bien née,

Allez, je vous prédis un heureux hyménée,

Acceptant un époux de ma main seulement,

Le pire de vos jours coulera doucement,

Que le vieux Parmenon aura de joie en l'âme

770   Aussitôt qu'il saura que son fils vous enflamme,

Et que le Ciel propice aux voeux que nous faisons

D'un sacré noeud d'hymen unira nos maisons ;

Il lui faut sans demeure adresser une lettre

Qui l'assure d'un bien qu'il n'osait se promettre,

775   Prenez vite la plume, et couchez par écrit

Une suite de mots qui me vient dans l'esprit.

MÉLICE, bas.

Servons-nous de ce temps, afin d'achever celle

Que je veux envoyer à mon amant fidèle.

CLÉANTHE.

Mettez, Monsieur sachez que ma fille veut bien.

MÉLICE.

780   Attendez, s'il vous plaît, ma plume ne vaut rien.

Elle ne marque pas, je n'écris rien qui vaille,

Si je m'en veux servir il faut que je la taille.

SYLVESTRE.

Attendant qu'elle soit plus commode à sa main,

Confabulons nous deux touchant un mien dessein.  [ 24 Confabuler : S'entretenir avec quelqu'un. Ce mot est bas, et ne se dit qu'en burlesque. [F]]

CLÉANTHE.

785   Quel secret important as-tu donc à m'apprendre ?

SYLVESTRE.

Que depuis ce matin j'enrage de me pendre.

CLÉANTHE.

De te perdre méchant, n'es-tu pas ivre ou fou ?

SYLVESTRE.

J'en ai jeté la pierre et lancé le caillou,

Sur ce point désormais ma volonté s'obstine,

790   Je veux être pendu, mais au cou de Nérine,

Ce gibet me plaît tant, je le dis sans pécher,

Que je serai ravi de m'y voir attaché.

Me contredirez-vous en ce que je propose ?

CLÉANTHE.

Sylvestre de ma part espère toute chose.

795   Mais sachons si Mélice a mis sa plume au point

De peindre ma pensée, et de ne brouiller point.

MÉLICE.

Mon canif tranche mal, et jusqu'ici ma peine

À la rendre meilleure est inutile et vaine.

Je m'en vais essayer pour la dernière fois

800   À la mettre en état d'obéir à mes doigts.

CLÉANTHE.

Tellement que Nérine a ravi ta franchise ?

SYLVESTRE.

Oui, ses regards filous d'aujourd'hui me l'ont prise,

Mais si votre crédit se joint à mes efforts

J'aurai bientôt sur elle une prise de corps.

MÉLICE, bas.

805   Ces lignes suffiront, finissons la présente

Par votre très acquise et très fidèle amante.

CLÉANTHE.

N'est-ce pas fait Mélice ? Ah Ciel quelle longueur.

MÉLICE.

Oui, Monsieur, mon pinceau se trouve un peu meilleur,

J'espère d'en former quelque bon caractère

810   Qui maintiendra l'honneur de la fille et du père.

Dictez.

CLÉANTHE, dicte.

Lettre.

Monsieur, sachez que ma fille veut bien

Qu'un célèbre hyménée à votre fils l'unisse,

Qu'il vienne promptement, et n'appréhende rien,

Comme il plaît à Cléanthe, il agrée à Mélice.

815   Il suffit de ces mots, pliez, et le dessus  [ 25 Le dessus : On dit aussi le dessus d'une lettre, pour dire la suscription, l'adresse. [F]]

Soit au vieux Parménon, près de Tours, et rien plus.

Bon Dieu que vous serez heureuse avec cet homme,

On dort sur de l'argent d'un agréable somme,

Le duvet le plus mol n'a rien de doux au prix,  [ 26 Au prix : Façon de parler adv. dont on se sert en faisant comparaison. Ce que je vous ai dit jusqu'ici n'est rien au prix de ce que vous allez entendre. [Acad.]]

820   Le bien est le repos des corps et des esprits,

Mais cachetez le mot que vous venez d'écrire.

MÉLICE.

Monsieur je ne saurais, n'ayant ni feu ni cire.

CLÉANTHE.

Va quérir un flambeau, mon fidèle valet.

Vous prenez cette clef, ouvrez mon cabinet,

825   Sans qu'il soit de besoin que je vous accompagne,

Vous y rencontrerez de la cire d'Espagne.

L'impudente se trompe en me pensant tromper,

J'ai levé par deux fois la main pour la frapper,

Mais voulant éprouver sa fourbe toute entière

830   J'ai retenu mon bras et contraint ma colère,

Sans que les siens se soient défiés de mes yeux

J'ai vu de son écrit les traits pernicieux,

Lorsqu'elle me croyait repaître d'impostures

Je lisais mot à mot ses folles écritures,

835   J'en sais le contenu, mais pour les détester

Je veux bien étant seul tout haut le réciter.

Pour le vieux Parmenon, cette fille insensée

A suivi son caprice, et non pas ma pensée.

Lettre.

Monsieur ce mot d'écrit est pour vous avertir

840   Que votre fils n'est pas un parti pour ma fille,

Tout mon sang se révolte, et ne peut consentir

Qu'une goutte du votre entre dans ma famille.

CLÉANTHE.

Après avoir lu.

La perfide ! ô Ciel qu'aurait-ce été

Si j'eusse eu tant soit peu plus de crédulité ?

Il prend l'autre lettre.

845   Cette autre est de sa part adressée à Thélame

Voyons les beaux projets que forme cette infâme.

Lettre.

Seul et doux espoir de mes yeux

Puis que le désespoir vous bannit de ces lieux,

Apprenez que je vous veux suivre ;

850   Méditez mon enlèvement,

Comme sans vous je ne puis vivre

J'y souscrit volontairement.

Mélice, votre acquise et très fidèle amante.

CLÉANTHE, ayant lu.

Je rendrai sans effet cette envie insolente.

855   Mais la voici qui vient, remettons ces écrits

À l'endroit qu'ils étaient lors que je les ai pris,

Et comme auparavant contrefaisant l'infirme

Que sa fourbe à nos yeux jusqu'au bout se confirme.

MÉLICE.

J'apporte de la cire.

SYLVESTRE.

Et Sylvestre un flambeau.

CLÉANTHE.

860   Donnez à cette lettre un pli juste et nouveau,

Et puis de mon cachet imprimant la figure

Contre les curieux armez cette écriture.

Que je dois rendre au Ciel de grâces et de voeux

De vous trouver si souple à tout ce que je veux !

MÉLICE.

865   La piété m'oblige, et le Ciel me convie

D'obéir à celui duquel je tiens la vie,

Toujours de vos désirs je hâterai l'effet

Avec tout le plaisir et le soin que j'ai fait,

Recevez votre lettre.

CLÉANTHE.

Ô fille obéissante,

870   Qu'un semblable propos me plaît et me contente,

Allez, je n'ai pour l'heure aucun besoin de vous.

MÉLICE, à l'écart.

Forçons notre destin à devenir plus doux,

Lucile m'a promis son silence et sa peine,

Allons la retrouver dans la chambre prochaine,

875   Et d'un pas aussi prompt que mon commandement,

Envoyons-la porter ce mot à mon amant.

SCÈNE IV.
Cléanthe, Sylvestre.

SYLVESTRE.

Et puis fiez-vous-y, parbieu ce sexe est drôle,  [ 27 Parbieu : On dit aussi, Par bleu, et par bieu, en faisant semblant de jurer. [F].]

Il a la ruse en main ainsi que la parole,

Monsieur songez à vous, Mélice a du dessein.

CLÉANTHE.

880   Il m'est connu, Sylvestre, et je le rendrai vain.

Parlons de Lidamas, espères-tu qu'il vienne ?

SYLVESTRE.

S'il ne vient pas, il faut que le Diable le tienne,

Mais il ne le tient pas, je l'aperçois qui vient,

Comportons-nous tous deux, ainsi qu'il appartient.

SCÈNE V.
Lidamas, Cléanthe, Sylvestre.

CLÉANTHE, assis vers la table.

885   Préparons le présent que j'ai promis de faire

Au soleil animé qui m'échauffe et m'éclaire,

Et qui malgré la nuit de mon aveuglement

Élance ses rayons dans mon entendement,

Je ne pouvais d'un don plus séant ni modeste

890   Honorer un visage autrefois tout céleste.

Par beaucoup de rapports, une montre est un Ciel.

Réglé dedans son cours, bien qu'artificiel,

Plus bénin que ce globe où sont cloués les astres,

Sans y contribuer il marque nos désastres,

895   Et si comme ce corps il ne fait pas le Temps

Il en marque du moins l'espace et les instants.

SYLVESTRE à Lidamas.

Ne soyez pas craintif dedans cette rencontre,

L'occasion vous rit, escamotez la montre.

CLÉANTHE.

Sylvestre, approche, écoute, est-il l'heure d'aller

900   Vers les yeux que j'adore et paraître et brûler.

LIDAMAS, bas.

Usons en ce moment de l'avis de Sylvestre.

SYLVESTRE.

Monsieur votre raison est sans doute en séquestre,

À quoi bon dites-moi de faire des présents

À des attraits passés, à des masques présents ?

CLÉANTHE, frappant Lidamas. .

905   Reçois, mauvais censeur, homme plein d'insolence

D'un plus grand châtiment un soufflet par avance.

Olimpe pour ta vue est un objet trop haut,

Ce qu'elle a d'accompli te paraît un défaut.

LIDAMAS.

Je n'ose dire mot, cher Sylvestre de grâce

910   Témoigne du dépit, et te plains en ma place.

CLÉANTHE.

Si jamais...

SYLVESTRE.

Si jamais je suis votre valet

Que l'on m'étrille en âne, en cheval, en mulet,

Que le plus froid des vents sans cesse au nez me souffle,

Qu'on me prenne par tout pour sot et pour maroufle.  [ 28 Maroufle : « Terme injurieux qu'on donne aux gens gros de corps, et grossiers d'esprit » [F]]

915   Votre bras à frapper n'eut jamais de pareil,

Quoi ? Sans vous informer si l'on craint le Soleil

Et si l'on aime moins le temps clair que le sombre,

Votre main met ainsi les visages à l'ombre,

Sans trancher du savant, ni sans passer pour fol

920   Je puis dorénavant la nommer parasol.

CLÉANTHE.

Ces façons de parler bouffonnes et fantasques

T'attireront encor...

SYLVESTRE.

Quoi ? D'autres demi marques.

LIDAMAS.

Pendant leur différent qui flatte mon désir

Pour la seconde fois tâchons à réussir.

SYLVESTRE.

925   Adieu, je ne veux plus conduire qui m'outrage,

Il vous faut un valet qui n'ait point de visage.

CLÉANTHE.

Sylvestre qu'est-ceci, veux-tu m'abandonner ?

SYLVESTRE.

Oui, je ne fus jamais enclin à pardonner.

CLÉANTHE.

Vois ma condition, et regarde la tienne.

LIDAMAS.

930   Enfin j'ai pris sa montre, et supposé la mienne,

Allons trouver Olimpe, et faisons aujourd'hui

Un commerce amoureux des richesses d'autrui.

SCÈNE VI.
Cléanthe, Sylvestre.

SYLVESTRE.

Monsieur il est sorti, la feinte est superflue,

En se pensant brancher ce bel oiseau s'englue.

CLÉANTHE.

935   Parmi les mouvements dont je me sens toucher

Je ne sais si je dois ou rire ou me fâcher,

Qu'en ce siècle de fer où le vice prospère

L'on trouve peu d'enfants qui respectent leur père,

Et que j'éprouve bien en ma juste douleur

940   Que n'en avoir jamais est un heureux malheur.

Sylvestre poursuivons l'intrigue de la montre,

Prouve encor ton esprit dedans cette rencontre,

Ne te relâche point.

SYLVESTRE.

Par Nérine et ses yeux

Je me comporterai toujours de bien en mieux.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.
Lidamas, Olimpe.

LIDAMAS.

945   Mon coeur refuse-t-il ce que ma main lui donne ?

Qui néglige mes dons, dédaigne ma personne,

Rejeter un présent, c'est le visible effet

Du dégoût que l'on a de celui qui le fait.

OLIMPE.

Pour guérir votre esprit d'une telle croyance,

950   Je pêche expressément contre la bienséance,

Le refus des présents est de notre devoir,

Mais qui donne son coeur peut bien tout recevoir.

LIDAMAS.

Cette montre est, Madame, une montre commune,

Je ne crois pas pourtant que mon père en ait une...

OLIMPE.

955   Il vient, n'achevez pas.

LIDAMAS.

955   Ô Ciel qu'il me déplaît,

Jamais homme ne fut plus importun qu'il l'est.

SCÈNE II.
Cléanthe, Sylvestre, Olimpe, Lidamas, Nérine.

CLÉANTHE.

Après que j'ai promis ma mémoire me presse

De faire succéder l'effet à ma promesse,

C'est le premier motif qui me conduit ici,

960   L'autre est d'y soupirer mon amoureux souci.

OLIMPE.

Monsieur épargnez-moi, quoi mes beautés péries

Mériteraient vos dons, feraient vos rêveries ?

Tant de présomption ne me possède pas,

L'on ne peut beaucoup plaire avec si peu d'appas.

CLÉANTHE.

965   Ah que vous vous donnez et me causez de peine,

Sur moi plus que jamais vous estes souveraine,

Ce que jamais vos yeux eurent de ravissant,

Ce qu'ils eurent de doux, de noble et de puissant,

Tout ce qu'Amour peignit sur votre front d'ivoire ;

970   Au moment que je parle est peint dans ma mémoire,

Je vous en apprendrais et l'empire et les coups

Si mes discours n'étaient écoutez que de vous.

OLIMPE.

Personne n'est ici que Sylvestre et Nérine.

CLÉANTHE.

Qu'ils s'en aillent tous deux dans la chambre prochaine.

975   Madame faites-en un prompt commandement.

OLIMPE.

Sortez.

SYLVESTRE.

Que je te vais cajoler diablement.

CLÉANTHE.

Madame, je disais que tous les avantages

Que vous eûtes jamais sur les plus beaux visages,

Que ces charmes divins dont je fus asservi

980   Vivent dans mon idée, et que j'en suis ravi,

Encor que mon tourment surpasse toute chose

J'en deviens idolâtre ainsi que de sa cause,

Et souhaite qu'hymen nous arrête tous deux

Dans des liens tissus d'indissolubles noeuds.

985   Si je n'avance rien dont vous soyez fâchée,

Si mes soupirs ardents vous ont un peu touchée,

Et si vous désirez de m'en rendre certain

Que ce soit en prenant ce présent de ma main.

OLIMPE.

Qu'est-il dedans l'honneur que pour vous je ne fasse,

990   Je le reçois, Monsieur, et je vous en rends grâce.

CLÉANTHE.

Ainsi vous m'obligez beaucoup plus mille fois

Que si vous soumettiez tout le monde à mes lois.

Je tiens cette faveur et glorieuse et chère,

Que je baise la main qui me la vient de faire.

Lidamas lui présente la main.

OLIMPE.

995   Hé ! Monsieur.

CLÉANTHE.

  Quels transports ? Ô Ciel je n'en puis plus.

Encor un peu de temps, et j'expire dessus.

Chaste albâtre animé, belle main que je touche,

Tu peux prendre mon coeur, il est dedans ma bouche.

OLIMPE.

Monsieur encor un coup.

CLÉANTHE.

Ah Madame, laissez,

1000   Je reçois du plaisir plus que vous ne pensez.

OLIMPE.

Si quelqu'un nous voyait que ne pourrait-on croire ?

CLÉANTHE.

Rien qui ne put beaucoup augmenter votre gloire,

Rien qui ne témoignât votre inclination,

Votre rare mérite et votre affection.

1005   Mais je crains d'abuser de votre patience,

Et d'être déplaisant à votre complaisance,

Rempli de vos faveurs, je prends congé de vous,

Adieu de mes pensers, objet cruel et doux.

Sylvestre.

SYLVESTRE à Nérine.

À te quitter faut-il donc me résoudre,

1010   Joli moulin à vent où j'ai dessein de moudre.

Que voulez-vous de moi ?

CLÉANTHE.

Rien qu'en être conduit.

SYLVESTRE.

Allons, je suis le jour et vous êtes la nuit,

Suivez votre falot.  [ 29 Falot : grosse lumière qu'on porte au bout d'un bâton, enfermée dans quelque vessie ou lanterne. [F]]

LIDAMAS.

Il en tient le bonhomme,

Il va bénir tout seul le feu qui le consomme,

1015   Il croit avoir baisé cette adorable main.

NÉRINE.

Deux Dames dans la sale attendent à dessein

De vous faire aujourd'hui compliment et visite.

OLIMPE.

Je les vais recevoir.

LIDAMAS.

Adieu donc je vous quitte.

SCÈNE III.
Olimpe, Nérine.

NÉRINE, retenant Olimpe.

Madame, s'il vous plaît revenez sur vos pas,

1020   Ce n'est qu'un faux semblant, on ne vous attend pas.

OLIMPE.

Explique-donc pourquoi tu m'as dit le contraire ?

NÉRINE.

Pour tromper Lidamas, et pour vous en défaire,

Pour vous prier encor de garder votre foi

À qui vit plus en vous qu'il n'est vivant en soi,

1025   A cet infortuné, mais Amant véritable,

Qui vous croit monstrueuse et vous tient adorable.

L'amour des jeunes gens d'ordinaire est léger,

Ce n'est à bien parler qu'un oiseau passager,

Qui ne peut demeurer longtemps en une place

1030   Que le Printemps amène, et qu'un jour d'hiver chasse.

OLIMPE.

Cruelle à quel dessein me tiens-tu ce propos ?

Pourquoi traverses-tu ma flamme et mon repos ?

Quelle haine couverte, et quelle noire envie

Te fait en mon amour attenter sur ma vie ?

1035   D'où te naissent ces soins que je n'approuve pas

Et qui te porte enfin à blâmer Lidamas ?

NÉRINE.

Mon zèle seulement et la peur raisonnable

Qu'un faux et feint amour en trompe un véritable.

Celui que votre coeur chérit si constamment

1040   Dans d'infâmes liens s'engage indignement.

Depuis un mois entier certaine Courtisane

Est le temple et l'autel de cet amant profane.

Il y va tous les jours sacrifier ses voeux,

Et puis vous vient offrir ces impudiques feux.

1045   Cette femme qui vit des offenses des hommes,

Cet opprobre public du sexe dont nous sommes

A fait de cette montre en plus de mille lieux

Un criminel appas pour attirer les yeux.

Cette infâme avant vous s'en est souvent ornée,

1050   Mais à son bienfaiteur elle l'a redonnée,

Afin de ruiner le vertueux dessein

Que Cléanthe pour vous entretient dans son sein.

OLIMPE.

Qu'entends-je, juste Ciel, et que dis-tu Nérine ?

NÉRINE.

Ce que m'a dit Sylvestre en la chambre voisine.

1055   Ce que malaisément on peut s'imaginer,

Mais Sylvestre n'est pas garçon pour en donner.

OLIMPE.

Apprends-moi plus au long cette fâcheuse histoire.

NÉRINE.

Telle qu'il me l'a dite elle est dans ma mémoire,

Mais j'aperçois quelqu'un qui pourrait écouter,

1060   Venez ailleurs qu'ici l'entendre raconter.

SCÈNE IV.

LUCILLE, tenant une lettre.

Je ne vais qu'en tremblant retrouver ma maîtresse,

Elle a juste sujet de punir ma paresse,

Sans causer nulle part je devais revenir,

Mais le sexe coiffé ne s'en peut abstenir,  [ 30 Sexe coiffé : les femmes en général.]

1065   Pour quelque grand dessein qu'on envoie une fille

Il faut ou qu'elle meure, ou bien qu'elle babille,

C'est en cet animal une imbécillité

Que la suite du temps change en nécessité.

J'en fais en ce moment une preuve certaine,

1070   Il semble que mes pieds soient liez d'une chaîne,

Et bien que mon devoir appelle ailleurs mes pas

Je parle toute seule, et ne l'écoute pas.

Mais évertuons-nous, et lui prêtons l'oreille,

Allons nous en d'ici puis qu'il nous le conseille,

1075   Ma maîtresse jamais n'eut guère de rigueur,

J'espère en obtenir pardon de ma longueur

Pourvu que le destin n'ait pas voulu permettre

Que l'abord de Thélame ait devancé sa lettre.

Mais obstacle nouveau, voici venir quelqu'un,

1080   C'est Cléanthe, évitons cet aveugle importun,

Et parce que Sylvestre avecque lui s'approche,

Glissons en esquivant ce papier dans ma poche.

Elle laisse tomber la lettre.

SCÈNE V.
Cléanthe, Sylvestre.

SYLVESTRE.

Âpre à vous satisfaire autant et plus qu'aux pots,  [ 31 Âpre : Se dit aussi de celui qui est fort avide dans ses désirs et ses passions. [F]]

N'ai-je pas inventé ce mensonge à propos ?

CLÉANTHE.

1085   Va, tu mérites trop, cette adroite imposture

Me remet vers Olimpe en meilleure posture ;

Elle est à Lidamas un coup triste et fatal

Qui doit dans peu de temps changer son bien en mal,

Rien n'excita jamais le dépit d'une femme

1090   À l'égal du mépris que l'on fait de sa flamme,

Et son courroux éclate avec juste sujet

Quand qui la sert s'applique à quelqu'indigne objet.

Si Nérine t'a cru, je ne fais point de doute

Qu'à cette heure à l'écart Olimpe ne l'écoute,

1095   Et que voyant ses feux si lâchement trahis

Elle ne foule aux pieds le présent de mon fils.

SYLVESTRE.

Si Nérine m'a cruu ! Ce mot de si, me pique,

Elle tient mes discours réglés comme musique,

Plus qu'à pas un mortel elle se fie en moi,

1100   Et mes songes lui sont des articles de foi.

Je gage qu'à présent tout son caquet s'efforce

À faire qu'à l'accord succède le divorce,

Et qu'Olimpe abhorrant l'ardeur de Lidamas

À vous seul désormais destine ses appas.

1105   Ce qui peut l'obliger d'agir de cette sorte

C'est que j'ai désiré que sa langue fut morte,

Et que l'entretenant d'un Amant indiscret

J'ai feint que j'en faisais un important secret ;

D'ailleurs par le motif d'une reconnaissance

1110   Cette fille vous sert de toute sa puissance,

Elle m'a déclaré que son frère sans vous

Eut été le repas des corbeaux et des loups,

Et que bravant la mort d'une façon hautaine

Il eut dansé dans l'air jusqu'à perte d'haleine.

CLÉANTHE.

1115   Il est vrai que sans moi, ce pauvre malheureux

Aurait subi la loi d'un arrêt rigoureux,

Il s'était déclaré déserteur de milice,

Et le conseil de guerre en eût fait la Justice.

Mais laissons ce discours, et ne ramenons point

1120   La mémoire d'un acte où tant d'opprobre est joint

Suffit que par mes soins je sauvai ce coupable.

Revenons à Nérine, elle te plaît ?

SYLVESTRE.

Sans fable.

CLÉANTHE.

Elle sait donc de toi mon feint aveuglement ?

SYLVESTRE.

Je suis trop vieux renard pour cet aveuglement,  [ 32 Renard : Fig. Un homme rusé. C'est un renard, un fin renard, un vrai renard. [L]]

1125   Quand le Ciel m'aurait mis dedans le corps cent âmes

Je n'en découvrirais pas une seule aux femmes,

Je ne parle qu'en crainte à ces fiers animaux

Se taire fut toujours le pire de leurs maux,

Et s'il faut clairement exprimer ma pensée,

1130   Pour garder un secret la femme est trop percée.

CLÉANTHE.

Ce discours est encor un trait de ton esprit.

Mais qui dans cette salle a laissé cet écrit ?

Donne-le moi, Sylvestre, il faut voir ce qu'il porte,

La plume de Thélame écrit de cette sorte,

1135   L'adresse est à Mélice, ô Ciel ce suborneur

Tend infailliblement un piège à son honneur.

Lettre.

Madame j'ai lu votre lettre

Qui veut m'obliger à promettre

De marquer mon départ par votre enlèvement,

1140   Je suis votre sujet, mais je tiens pour maxime

Que quand un Roi commande un crime

On désobéit justement.

Ce soir à la faveur de l'ombre

Accompagné d'ennuis sans nombre,

1145   J'irai selon votre ordre à dessein de vous voir,

Mais au lieu de céder à votre injuste envie

À vos yeux je perdrai la vie

Ou vous suivrez votre devoir.

Thélame.

CLÉANTHE, après avoir lu.

Transporté de tristesse et de joie

1150   Comme entre deux chemins mon esprit se fourvoie,

Deux divers mouvements me tirent devers eux,   [ 33 Devers : Du côté de. Approchant. [L]]

Et je doute lequel je dois suivre des deux.

Mais c'est trop balancer, dissipons cette doute,  [ 34 Doute : parfois féminin au XVIIème.]

Suivons la plus plaisante et la meilleure route,

1155   Et détournant les yeux d'une fille sans coeur

Envisageons celui qui sauve son honneur.

Il doit bientôt venir, car déjà les étoiles

Déploient parmi l'air leurs ténébreuses toiles,

Je veux récompenser sa véritable amour,

1160   Et paraître envers lui généreux à mon tour,

Sa vertu m'a surpris, avant que le jour vienne

Je le veux à l'envi surprendre par la mienne,

Mon esprit occupé dans un dessein si beau

M'en fournit un moyen agréable et nouveau.

1165   Espérez donc, Thélame, et n'ayez plus de crainte

Que je choque l'ardeur dont votre âme est atteinte,

Je vous promets ma fille, et par dedans mes biens,

Vous avez des trésors qui surpassent les miens.

La voici cette fille, indigne de ma grâce

1170   Rejetons ce papier, et lui cédons la place.

SCÈNE VI.
Mélice, Lucille.

LUCILLE, amassant la lettre.

Madame la voici, ne vous tourmentez plus,

Votre père et Sylvestre avaient les pieds dessus.

Mais l'un étant aveugle, et de bonne aventure

L'autre n'ayant jamais rien su dans la lecture,

1175   Je ne m'étonne point s'ils n'ont pas amassé

Cet écrit que Thélame a lui même tracé.

MÉLICE.

Donne-le moi, Lucille, et permets qu'à mon aise

J'en admire les traits, je les lise et les baise.

Elle lit tout bas, et après avoir lu.

Ciel que viens-je d'apprendre ! Et que viens-je de voir !

1180   Donc ma seule espérance a trahi mon espoir,

L'objet de mon amour néglige, fuit, et blâme,

Le noble excès d'amour qu'il excite en mon ame.

Ah ! Thélame, après tout ce refus m'est suspect,

La crainte vous l'inspire, et non pas le respect,

1185   Vous préférez le vôtre au repos de Mélice,

Il n'est rien qu'en aimant un grand coeur n'accomplisse.

Lucille, si l'ingrat en qui j'espère en vain

Se ressouvient des traits qu'a figurés sa main,

L'air que l'obscurité de la nuit environne,

1190   Me doit bientôt ici faire voir sa personne,

Va l'attendre en la rue, et l'amène sans bruit,

Juger du triste état où mon coeur est rèduit.

LUCILLE.

Si vous le commandez je ne m'en puis défendre,

Mais je croirais meilleur de ne le point attendre,

1195   Il a, vous le savez, une clef du jardin,

Il peut en y passant accourcir son chemin,  [ 35 Accourcir : On dit aussi, Accourcir son chemin, quand on prend quelque faux fuyant qui abrège le chemin, qui le rend plus court. [F]]

Et sachant du logis jusqu'à la moindre adresse

Il peut encor sans bruit venir voir sa maîtresse,

Comme je l'ai prévu l'affaire a réussi,

1200   Mes yeux se sont trompés, ou c'est lui que voici.

SCÈNE VII.
Thélame, Mélice, Lucille.

THÉLAME, tenant la lettre de Mélice.

Non jamais votre main n'écrivit cette lettre,

Votre rare vertu ne l'aurait pu permettre,

Je crois absolument qu'un folâtre démon

A comme votre main emprunté votre nom.

1205   Si chez vous la raison a repris son Empire,

Vous ne blâmerez pas ce que je viens de dire,

Et prendrez mes discours pour d'assurés témoins

Qu'on flatte davantage alors qu'on aime moins.

MÉLICE.

Votre vertu, Thélame, a réveillé la mienne,

1210   Vous ne m'avez rien dit dont je ne me souvienne,

J'ai reçu des clartés de vous avoir ouï,

Mon jugement les voit sans en être ébloui,

N'appréhendez donc point que je vous mésestime,

Si vous me reprenez sur le projet d'un crime,

1215   Je vous en aime mieux, et je mets mon bonheur

À mourir pour celui qui m'a sauvé l'honneur.

Mourir ! Ah qu'ai-je dit, gardons-nous de poursuivre,

Pour qui me chérit tant ne songeons plus qu'à vivre.

Et tâchons de réduire un pére sans pitié

1220   À céder aux ardeurs de sa chaste amitié.

THÉLAME.

L'Amitié ne peut rien sur cet homme barbare

Ce beau feu n'agit pas dessus un coeur avare

Donc au lieu de nourrir un espoir superflu

Permettez mon départ que le Ciel a conclu

1225   Adieu.

MÉLICE.

  Je ne saurais vous dire adieu Thélame

On manque de parole au point de perdre l'âme

Recevez un soupir au défaut de la voix.

Mais qui conduit ici, ce valet que je vois.

SCÈNE VIII.
Sylvestre, Thélame, Mélice, Lucille.

SYLVESTRE.

Madame concluez de ce que je vais dire

1230   Si vous avez sujet de pleurer ou de rire,

Si vous devez bénir ou maudire le sort,

Bref si ce changement vous fait plaisir ou tort :

D'un plein saut comme on dit, et toute à l'impourvue  [ 36 Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]]

Mon maître a recouvré la moitié de la vue

1235   Par de secrets ressorts, infernaux ou divins

Son visage a tourné le dos aux quinze-vingts,  [ 37 Quinze-vingts : Les Quinze-Vingts ou l'hôpital des Quinze-Vingts (avec deux majuscules), hôpital fondé à Paris par saint Louis pour trois cents aveugles. [L]]

L'un de ses deux luisants a quitté la débauche,

Bref il voit clair d'un oeil, et cet oeil est le gauche,

Il m'a dit qu'il viendrait dans peu de temps ici,

1240   Il tient ce qu'il promet Madame le voici.

THÉLAME.

Si j'en suis aperçu, je pressens ses outrages.

MÉLICE.

Vous pouvez aisément éviter ces orages

Hâtez-vous de courir vous cacher dans ce coin,

Du reste n'ayez peur, j'en veux prendre le soin.

SCÈNE IX.
Cléanthe, Mélice, Thélame, Sylvestre, Lucille.

CLÉANTHE.

1245   Ma fille prenez part à la soudaine joie

Dans qui mon coeur se plonge et mon âme se noie,

J'ai pour l'heure un bon oeil.

MÉLICE.

Sylvestre me l'a dit

Le Ciel quand il lui plaît agit sans contredit.

Puisqu'il a commencé de vous rendre la vue

1250   Ce grand commencement doit avoir pleine issue,

Et certes si l'on peut recueillir quelque fruit

Des avertissements que nous donne la nuit

Si l'on peut quelque fois s'assurer sur les songes

Et si tous leurs rapports ne sont pas des mensonges

1255   L'on vous verra bientôt dans mon pressentiment

Tout à fait garanti de votre aveuglement.

CLÉANTHE.

Quel prophétique instinct, ou quel heureux augure

Entretient votre esprit dans cette conjecture ?

MÉLICE.

Quand Sylvestre est venu m'apprendre que le Ciel

1260   Ne versait plus sur vous tant d'absinthe et de fiel  [ 38 Absinthe : Plante si amère, qu'on a de la peine à boire une liqueur dans laquelle elle aura trempé. [F]]

Et qu'avec l'un des yeux sa colère assouvie

Vous rendait le plus pur des plaisirs de la vie,

L'esprit ensevel dans un profond sommeil

Votre front m'a paru couronné d'un soleil

1265   Dont les rayons épars dessus votre visage

Le tiraient tout brillant du milieu d'un nuage.

Ce fantôme charmant aurait beaucoup duré

Si Sylvestre en parlant ne l'eût point effaré.

Tel est en peu de mots, mon songe et ses peintures,

1270   Tâchons s'il est menteur d'en voir les impostures

Et s'il présage vrai dans ses obscurités

Tâchons pareillement d'en voir les vérités.

Il n'est pas malaisé d'en venir à l'épreuve

S'il plaît de vous servir d'un moyen que je trouve.

CLÉANTHE.

1275   Volontiers.

MÉLICE.

  Laissant donc les discours superflus

Votre oeil gauche est le bon, mettez la main dessus

Ainsi vous jugerez avec plus d'assurance

Si des objets présents le droit a connaissance

Et si de mon sommeil, les bizarres tableaux  [ 39 Bijares : Vaugelas dit que « bigearre » et « bizarre » sont « tous deux [...] bons » (Remarques, p. 330). [S. Naudin]]

1280   Étaient remplis de traits véritables ou faux.

CLÉANTHE.

Subtile invention, industrie agréable !

MÉLICE, à Thélame.

Sortez.

CLÉANTHE, arrêtant Thélame. .

Vous avez fait un songe véritable

Mélice je vous vois, je vois Thélame aussi

Ô Ciel ! Qu'heureusement ce songe a réussi.

MÉLICE.

1285   Que je suis étonnée.

SYLVESTRE.

1285   Il faut crier miracle.

THÉLAME.

Monsieur ne croyez pas qu'en dépit de l'obstacle

Qu'oppose à mes ardeurs votre avare courroux

Je vienne révolter votre sang contre vous

Ce coupable dessein, n'entre pas dans mon âme

1290   J'en jure.

CLÉANTHE.

  Brisez là. Je le sais bien Thélame  [ 40 Briser : Absolument et familièrement. Brisons là, brisez là-dessus, ne continuons pas ce discours, n'insistez pas sur ce point. [L]]

Les traits de votre main, m'ont fait voir votre coeur

Et passant jusqu'au mien ont tué ma rigueur,

Plus touché de respect que cette ingrate fille

Vous avez conservé l'honneur de ma famille.

THÉLAME.

1295   Moi Monsieur ! Épargnez.

CLÉANTHE.

  Votre discrétion

Vous fait désavouer cette bonne action.

Mais je suis éclairci de toute cette histoire

Vos nobles sentiments sont peints dans ma mémoire.

À Mélice.

Vos molles lâchetés y sont peintes aussi,

1300   Mais s'il en faut parler, c'est autre part qu'ici.

À Thélame.

Cependant s'il est vrai que vous l'aimiez encore

Sachez que vos vertus font que je vous honore,

Et qu'avecque plaisir je permets que demain

Elle vous donne au temple et le coeur et la main.

THÉLAME.

1305   Je ne puis recevoir plus d'honneur en ma vie.

CLÉANTHE.

Je conduirai l'affaire au gré de votre envie,

À la charge pourtant, que vous ne direz point

Qu'à mon aveuglement tant d'artifice est joint,

Je veux encor jouer par cette ruse adroite  [ 41 Dans l'édition originale, adroite est graphie adraitte et rime avec indiscrète.]

1310   Un téméraire fils, une amante indiscrète

Savoir jusqu'à quel point leur fourbe peut aller,

Et comment ils pourront enfin s'en démêler,

Je commets ce secret à votre confidence

Songez à le tenir sous la clef du silence.

THÉLAME.

1315   Que puissions-nous mourir, si nous le déclarons.

CLÉANTHE.

En jurez vous tous deux.

THÉLAME et MÉLICE, ensemble.

Oui nous vous en jurons.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.
Lidamas, Olimpe, Nérine.

LIDAMAS.

J'aurais fait cette injure à l'objet que j'adore ?

Après tant de serments, le croyez-vous encore ?

Faut-il incessamment vous les réitérer ?

1320   Tout l'élément du feu me vienne dévorer,

Et si j'ai mérité les soupçons où vous êtes

L'air s'arme contre moi d'éclairs et de tempêtes,

La mer me creuse un lit au profond de son eau

Et la Terre entr'ouverte en son centre un tombeau,

1325   Tout l'Univers enfin me donne des alarmes

Si j'ai si mal traité votre amour et vos charmes,

Et si depuis l'instant que je les admirai

Pour d'autres que pour eux, mon coeur a soupiré.

Lâche et perfide auteur d'un rapport qui m'offense,

1330   Tu ne te peux soustraire à ma juste vengeance

Sans mettre en contrepoids ma naissance et ton rang,

Pour laver ton forfait je verserai ton sang,

La justice du ciel contraire à l'imposture

M'amène cette ingrate et vile créature,

1335   Le voici le menteur qui vous en a tant dit

Remarquez à quel point il paraît interdit,

Ma rencontre l'étonne ; et son maintien timide

En me justifiant accuse ce perfide.

Avance malheureux, et sans aucun détour

1340   Parle et rend promptement la vie à mon amour,

Quelle autre que Madame est sur moi souveraine ?

Quelle autre me retient d'une invisible chaîne ?

Quelle autre me remarque entre ses courtisans ?

Et quelle autre a jamais reçu de mes présents ?

1345   Répond, il te sied mal de craindre et de te taire

Ta crainte et ton silence augmentent ma colère.

SCÈNE II.
Sylvestre, Lidamas, Olimpe, Nérine.

SYLVESTRE.

Monsieur promettez moi que vos mains en courroux,

Ne me chargeront pas d'une grêle de coups,

Et j'ose m'engager après cette promesse

1350   De vous remettre bien avec votre maîtresse.

LIDAMAS.

Parle donc vite, et sois sans appréhension.

SYLVESTRE.

Madame auparavant soyez sa caution.

OLIMPE.

Ne crains rien, je réponds qu'il te tiendra parole.

SYLVESTRE.

Le discours que j'ai fait n'est qu'une pure colle.  [ 42 Colle : Populairement, bourde, menterie, ainsi dite, parce qu'une attrape est comparée à une chose qui colle. [L]]

1355   Qu'une poudre à souffler dans les débiles yeux,

Qu'un mensonge de ceux qu'on nomme officieux

Votre père qui sait que les yeux de Madame

Sont depuis quelque temps les soleils de votre âme,

Et que par un succès à son repos fatal

1360   Ces globes d'argent vif vous ont fait son rival,

Jaloux que ce beau feu qui s'allume en vos veines

Rende en le supplantant ses espérances vaines,

D'un plein commandement m'a fait vous desservir

Vers le plus digne objet qui vous pouvait ravir.

LIDAMAS.

1365   Quoi le mauvais parti que tu m'as voulu faire  [ 43 Mauvais parti : On dit aussi qu'on a joué un mauvais parti à quelqu'un, lors qu'on l'a attrapé, qu'on lui a fait quelque vilain tour. [F]]

Est un trait envoyé de la part de mon père ?

Il sait que j'aime Olimpe ? Et que cette beauté

Ne m'a point jusqu'ici fait voir de cruauté ?

Quel ennemi couvert ? Quelle bouche indiscrète ?

1370   A pu lui découvrir une amour si secrète ?  [ 44 Amour est parfois féminin dans la langue classique.]

SYLVESTRE.

Lui seul l'a découverte, et lui seul désormais

S'il en a le dessein vous jouera de bons traits.

LIDAMAS.

Parle plus clairement, explique tes paroles.

SYLVESTRE.

Parce qu'on me fait taire à force de pistoles.  [ 45 Pistole : Monnaie d'or étrangère battue en Espagne, et en quelques endroits d'Italie. [F]]

1375   Vostre raisonnement vous fait-il soupçonner

Que je ne parle pas, lors qu'on m'en veut donner ?

LIDAMAS.

Sylvestre je t'entends, prends ceci par avance.

SYLVESTRE.

Qui donne de l'argent, prête bien du silence,

Écoutez-moi parler ; je vois clair ?

LIDAMAS.

Je le crois.

SYLVESTRE.

1380   Votre père, Monsieur, voit aussi clair que moi.

LIDAMAS.

Tu me veux abuser d'une autre menterie.

SYLVESTRE.

Si je ments, jetez-vous dessus ma friperie.  [ 46 Se jeter sur la fripperie : Se dit proverbialement, de quelqu'un, pour dire, le battre, le tirailler, lui déchirer ses habits. [F].]

OLIMPE.

Cléanthe verrait clair ! Depuis quand justes Cieux ?

SYLVESTRE.

Depuis que dans le monde il apporta des yeux,

1385   Et que débarrassé du ventre de sa mère,

Il vint avecque l'air respirer la lumière.

OLIMPE.

Il n'est donc pas aveugle ?

SYLVESTRE.

Et jamais ne le fut.

LIDAMAS.

Apprends nous de sa feinte et la cause et le but.

SYLVESTRE.

Un semblable récit est de trop longue haleine,

1390   Vous l'entendrez pourtant n'en soyez pas en peine,

Je vous dirai tantôt d'un langage naïf

De ce déguisement la fin et le motif,

Cependant vous et moi, prenons la hardiesse

De faire à cet aveugle entre nous quelque pièce,

1395   Si vous donnez croyance aux avis d'un valet,

Vous aurez un plaisir qui ne sera pas laid ;

Joint qu'il est à propos que par quelque industrie

Tout votre procédé passe en galanterie,  [ 47 Galanterie : Agrément, politesse dans les manières. Cet homme a de la galanterie dans l'esprit. Il met de la galanterie dans tout ce qu'il fait. [L]]

Il faut que votre père entre en un sentiment

1400   Que vous n'ignoriez pas son feint aveuglement,

Et que les libertés prises en sa présence

N'étaient que des essais d'user de patience.

LIDAMAS.

Blois ni le monde entier n'eut jamais ton pareil,

Charmé de ton esprit, j'approuve ton conseil,

1405   Déjà pour réussir dedans cette entreprise

Je n'ai besoin de rien que de ton entremise.

J'imagine un moyen facile à pratiquer

Par qui sera moqué, qui prétend nous moquer.

SYLVESTRE.

Assurez-vous de moi, je vous donne parole

1410   D'apporter tous mes soins à bien jouer mon rôle.

LIDAMAS.

Il suffit, en ce lieu sans plus nous arrêter

Dans la chambre prochaine allons nous concerter.

SYLVESTRE.

Allez et trouvez bon qu'ici seul je demeure

Notre pièce en sera plus secrète et meilleure.

LIDAMAS.

1415   Adieu, nous te laissons la chose étant ainsi.

Ton salaire est tout prêt, mais sers nous bien aussi.

SCÈNE III.

SYLVESTRE, seul.

Par quel autre moyen détourner la tempête

Qui menaçait mon dos aussi bien que ma teste ?

Lidamas irrité m'eût accablé de coups,

1420   Se plaire à se voir battre est le plaisir des fous,

Pour moi quand honoré de sacrés caractères

J'écouterais des coeurs les plus secrets mystères

Plutôt qu'au beurre noir avoir les yeux pochés,

D'un chacun en public je dirais les péchés.

1425   À quelque si haut point qu'un affaire me touche  [ 48 Affaire est parfois masculin comme le signale Vaugelas.]

Je ne puis arrêter ce maudis flux de bouche,

Surtout lorsque je sais qu'avecque mon caquet  [ 49 Caquet : Abondance de paroles inutiles qui n'ont point de solidité. [F] ]

À qui me traite mal, je puis rendre un paquet.  [ 50 Pacquet : Se dit aussi de certaines accusations dont on charge quelqu'un. [F]]

Depuis le grand matin, mon maître et ses caprices,

1430   M'ont employé sans trêve à de fâcheux services

Et ce qui plus encor, me paraît importun

C'est qu'à l'heure qu'il est je dormirais à jeun.

Ce jeu ne me plaît pas, et la main sur la panse

J'enrage de bon coeur aussitôt que j'y pense.

1435   Moi n'avoir aujourd'hui rien humé que du vent !

Ma foi j'éviterai ce mal dorénavant.

Plutôt que de jeûner, j'irai la tête nue,

Estocader du bras les passants dans la rue,  [ 51 Estocader :  Porter des estocades [qui est un] terme d'escrime. Botte, grand coup de pointe. Allonger une estocade. Parer une estocade. Estocade de seconde, botte semblable à la botte de tierce, sauf que la lame passe sous le bras de l'adversaire. [L]]

Mon maître me dusse-t-il... il vient à petits pas.

SCÈNE IV.
Cléanthe, Sylvestre.

CLÉANTHE.

1440   N'ai-je pas entendu la voix de Lidamas.

SYLVESTRE.

Cela se peut, il sort.

CLÉANTHE.

Avec celle que j'aime ?

SYLVESTRE.

Justement.

CLÉANTHE.

Aucun d'eux ne sait mon stratagème ?

SYLVESTRE.

Je demeure confus à cet interrogat  [ 52 Interrogat : Ancien terme de pratique. Question faite par les juges ; l'ensemble des questions adressées devant le tribunal à l'une des parties. [L]]

Il me frappe à l'honneur je vous le dis tout plat.  [ 53 Tout à plat : adv. Absolument, nettement. Je lui ai dit tout à plat et à son nez qu'il avait tort. [F]]

1445   Il semble à vous ouïr, que je sois la gazette,

Mais pour vos intérêts j'ai la gueule muette.

CLÉANTHE.

Miroir des bons valets, et des vrais confidents.

SYLVESTRE.

Au reste Lidamas en tient droit là dedans.

Mais du fer acéré d'une si rude flèche

1450   Que sa raison ne peut en réparer la brêche,

Il faut qu'il ait Olimpe au plus tard dans demain

Ou qu'à s'ôter la vie il occupe sa main

Par d'horribles serments son amoureuse rage

A promis d'exercer ce criminel outrage,

1455   Monsieur avisez-vous, prévenez ce malheur

Et donnez quelque chose à sa jeune chaleur.

CLÉANTHE.

Ton conseil en ceci ne m'est pas nécessaire,

J'ai déjà résolu ce qu'il est bon de faire,

Mais sans me défier de ta discrétion,

1460   Je te tais sur ce point ma résolution.

Donc sans qu'à la savoir tu te rompes la tête,

Va t'en tenir mon lit et ma toilette prête,

Ce livre cependant sera mon entretien.

SYLVESTRE.

Je l'estimerai bon, si vous le goûtez bien.

CLÉANTHE, assis vers une table.

1465   La suite du Menteur. Lisons du premier acte.

Et faisons de ces vers une censure exacte.

Il lit quelque vers de La Suite du menteur, Comédie de Monsieur Corneille.

SCÈNE V.
Lidamas, Cléanthe.

LIDAMAS.

Quoi le livre à la main ?

CLÉANTHE.

Oui mon fils et j'avoue

Que le Ciel en ses soins mérite qu'on le loue,

Sylvestre de ma part vous est allé chercher

1470   Et sa longueur passait au point de me fâcher.

LIDAMAS.

Que désirez vous donc de mon obéissance.

CLÉANTHE.

Rien sinon que vous faire écrire ma dépense.

Et dresser un mémoire en qui soit contenu

L'Argent à mon valet donné par le menu,

1475   Je veux m'instruire au vrai jusqu'à combien il monte,

Tenez, cherchez du blanc dans ce livre de compte,

Puis d'une main habile et d'un trait assuré,

Peignez y nettement ce que je dicterai.

LIDAMAS.

La rencontre est plaisante, il faut que je le die,

1480   Votre livre de compte est une Comédie !

CLÉANTHE.

Vous me jouez mon fils, mais finissez ce jeu,

Qui vous sied assez mal, et me déplaît un peu.

LIDAMAS, bas.

Qu'il dissimule bien, et qu'il abonde en ruses.

Monsieur si j'avais tort , j'en ferais mes excuses.

1485   Mais que puisse le Ciel, ou l'Enfer en courroux,

En ce même moment, m'aveugler comme vous.

Si je vous en impose, et si c'est fantaisie,

Que ce livre de compte est une poésie.

On le vend dans Paris en vingt lieux au Palais,  [ 54 Le Palais où situait notamment trouver des libraires.]

1490   Cent fois ce qu'il contient s'est dit dans le Marais,  [ 55 Il s'agit du théâtre du Marais où La Suite du Menteur fut jouée à plusieurs reprises. [Saurin]]

J'ai souvent pris plaisir à l'entendre moi-même,

Et contre les censeurs défendu ce poème.

Il est intitulé la Suite du Menteur

Et sort du cabinet d'un excellent auteur.

CLÉANTHE.

1495   Serait-il bien possible ?

LIDAMAS.

  Il est très véritable.

CLÉANTHE.

Qu'avec un tel valet, un maître est misérable,

Ce coquin de Sylvestre à tous coups s'étourdit,

Et ne fait jamais bien les choses qu'on lui dit

Je veux compter à lui, puis le mettre à la porte.

LIDAMAS.

1500   Moi l'accabler de coups auparavant qu'il sorte

Je suis ici venu pensant l'y rencontrer,

Mais le Ciel à mes yeux ne le veut pas montrer,

Quelque endroit de la ville où je puisse l'atteindre,

Je saurai le réduire au terme de se plaindre,

1505   Il n'obtiendra de moi ni trêve ni quartier.  [ 56 Quartier : Vie sauve ou traitement favorable fait aux vaincus. [L]]

Et ne lui restera pas un seul os entier.

CLÉANTHE.

Qu'a-t-il fait qui mérite une telle menace ?

LIDAMAS.

Une action, un trait d'insupportable audace,

Un rapport si perfide, un mensonge si noir

1510   Et si bien coloré que l'on n'y peut rien voir.

CLÉANTHE, à l'écart.

Cet intrigue inconnu conduit par mon organe,

Résulte de la montre et de la courtisane,

J'ai mieux été servi que je ne l'espérais ;

Mais ne feignons pas moins que si je l'ignorais.

LIDAMAS.

1515   Monsieur que dites vous ? Vous parlez ce me semble.

CLÉANTHE.

J'accuse et je défends mon valet tout ensemble,

Tantôt jusques à lui ma colère descend,

Puis je me ressouviens que c'est un innocent

Qui parle sans raison, sans cause, et sans mesure,

1520   Et qui croit obliger alors qu'il fait injure.

Ainsi votre courroux se pourrait assouvir

Du Sang d'un animal qui pensait vous servir.

LIDAMAS.

C'est donc un animal, bien cruel et bien traître,

Qui poursuit et qui mort les enfants de son Maître.

1525   Certes si je le puis rencontrer où je vais,

Je l'empêcherai bien de les mordre jamais.

SCÈNE VI.
Olimpe, Cléanthe.

OLIMPE.

Ô Dieux ! Je vais tomber, accourrez je vous prie.

Mon pied s'est enlacé dans la tapisserie.

CLÉANTHE.

Je suis à vous Madame, et vous craignez en vain,

1530   Qui donne bien le coeur, peut bien prêter la main.

OLIMPE.

Monsieur, j'étais sans vous de secours dépourvue,

Donc les cieux adoucis vous ont rendu la vue ?

CLÉANTHE.

N'en faites pas, Madame, un si bon jugement,

Je suis plus que jamais dedans l'aveuglement.

OLIMPE.

1535   Comment doncques d'un pas aussi ferme qu'habille,

M'avez-vous fait trouver votre présence utile ?

Certes nul ne pouvait s'offrir plus à propos,

Et je crois qu'il faut voir pour être si dispos.

CLÉANTHE.

Ah ! Madame, quittez cette vaine croyance,

1540   Et pour le vrai tout pur, laissez la vraisemblance.

Si j'ai paru si prompt à vous rendre un devoir,

Et fait ce qu'avec peine on peut faire sans voir

N'en jugez rien, sinon qu'en mes ardeurs parfaites,

Un naturel instinct me conduit où vous êtes.

1545   De ce sincère aveu concluez que vos yeux,

Sont encore des miens les astres et les dieux.

OLIMPE.

Je puis après le trait que vous venez de faire

Conclure encor qu'amour vous guide et vous éclaire.

Et qu'en tous vos besoins, sensible et pourvoyant,

1550   Quand il lui plaît d'aveugle il vous rend clairvoyant.

CLÉANTHE, bas.

Ce discours m'est suspect. Je confesse Madame,

Que ce Dieu se déclare en faveur de ma flamme,

Aussi reconnaît on quel que soit son excès,

Que mon coeur n'en ressent que d'honnêtes accès.

OLIMPE.

1555   Doncques puis qu'envers moi votre amour est si pure,

Tout intérêt à part, vengez moi d'une injure :

Un insolent m'a fait un affront signalé.

CLÉANTHE.

Quel qu'il soit autant vaut qu'il vous soit immolé,  [ 57 Autant vaut : Sans complément, également, semblablement. Valoir autant. Acheté autant. Je vous en rendrai mille fois autant. Autant vaudrait parler à un sourd. Cela vaut cent francs ; j'en veux tout autant. Cela est fini, ou autant vaut. [L]]

Son nom ?

OLIMPE.

C'est Lidamas.

CLÉANTHE.

Lidamas !

OLIMPE.

Oui lui-même.

CLÉANTHE.

1560   Vous a fait un affront, charmant objet que j'aime,

Oser se prendre à vous c'est s'attaquer à moi,

Mais apprenez m'en l'heure, et comment, et pourquoi ?

OLIMPE.

Il m'a fait par prière accepter une montre...

Juste Ciel à mes yeux permets-tu qu'il se montre,

1565   Il s'avance, le lâche, et marque son mépris

En maltraitant celui par qui j'ai tout appris.

SCÈNE VII.
Lidamas, tenant Sylvestre, Sylvestre, Cléanthe, Olimpe.

LIDAMAS.

Fais bien l'épouvanté.

SYLVESTRE.

Vous ne cessez de dire,

Je réussirai mieux que vous qui savez lire.

LIDAMAS.

Ah ! Madame au plus fort de mon cuisant souci,

1570   Je me répute heureux de vous trouver ici,

Voyez cet imposteur. Je veux que dessus l'heure

Il me fasse connaître innocent, ou qu'il meure,

Je veux qu'en ce lieu même il déclare à genoux

Que je n'ai jamais eu que des respects pour vous.

1575   Et s'il veut tout à fait apaiser ma colère,

Qu'il die alors qu'il ment, quel esprit le suggère.

CLÉANTHE, bas.

Prends garde sur ta vie à ne me pas nommer.

LIDAMAS.

Veux tu par ton silence encor me diffamer,

Parle donc malheureux, ou ma pitié lassée...

OLIMPE.

1580   Voulez-vous le contraindre à trahir sa pensée.

LIDAMAS.

Le perfide qu'il est par un motif couvert,

Craint de désavouer un rapport qui me perd.

Mais puisque par l'effet d'un respect qui le touche,

La vérité ne peut s'apprendre de sa bouche,

1585   Puissamment transporté de mon juste dessein,

Je m'en la vais chercher jusque dedans son sein.

Il feint de lui vouloir donner un coup de poignard. Cléanthe lui retient le bras.

CLÉANTHE.

Arrêtez, Lidamas, hé ! Que pensez-vous faire ?

LIDAMAS.

Depuis quand dites moi, voyez vous clair mon père ?

Qu'en cette nouveauté, je me sens réjoui,

1590   Et que je vois mon deuil bientôt évanoui.

CLÉANTHE.

Tout beau, tout beau mon fils, modérez votre joie,

C'est un abus à vous de croire que je voie,

Je n'ai quand j'ai retenu votre bras et ce fer,  [ 58 Le participe passé de retenir est retenu et non retint utilisé dans le texte original ; ce qui donne 13 pieds au vers 1593.]

Qu'entrevu seulement une lueur dans l'air,

1595   Au reste résistez à ces chaudes alarmes

Qui vous font sans sujet avoir recours aux Armes,

En quoi que ce maraud ait pu vous offenser,  [ 59 Maraud : Terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de faire toutes sortes de lâchetés. [F]]

La meilleure vengeance est de n'y plus penser.

Parler à contre temps n'est que son ordinaire,

1600   Comme de déclarer les choses qu'il faut taire,

L'innocent m'a bien dit, mais je ne le crois point,

Que votre coeur aimait Olimpe au dernier point,

Que vous brûliez pour elle, et qu'elle même encore,

Avait quelque pitié du feu qui vous dévore.

LIDAMAS.

1605   Sylvestre en ce rapport a dit la vérité,

Je ne le cèle point Olimpe m'a dompté,

Et bien que cet aveu vous choque et vous irrite,

Je n'ai pu sans l'aimer connaître son mérite.

Mais qu'une telle amour m'a fait souffrir de mal,

1610   J'ai mille fois rougi d'être votre rival,

Et mille fois encor ne sachant plus que faire,

Je me suis opposé que vous étiez mon père,

Ce vertueux combat d'amour et de respect,

Entre Madame et moi s'est fait à votre aspect,

1615   N'osant par le discours vous découvrir nos âmes,

Notre geste a tâché d'en mettre au jour les flammes,

Vous le savez, Monsieur, tout s'est fait devant vous,

Et vos yeux s'ils parlaient, le diraient mieux que nous.

CLÉANTHE.

Vous me venez de faire un discours bien étrange !

1620   Olimpe qui m'aima me néglige et me change,

Un fils que je croyais en vertu sans égal,

Son devoir en oubli, s'est rendu mon rival ?

Et ce qui plus encor me surprend et m'offense,

Si l'on croit vos discours, j'en ai pris connaissance.

1625   Mes yeux par plusieurs fois ont pu me rapporter,

Des feux que votre aveu n'osait manifester.

Fallait-il fils ingrat et plein de barbarie,

À la brutalité joindre la raillerie ?

Et d'un discours piquant, impie et concerté,  [ 60 Impie : l'impiété se dit aussi du manque de respect et du devoir envers ses père et mère. [F]]

1630   Vous rire insolemment de mon infirmité ?

LIDAMAS.

À d'autres désormais tenez un tel langage ;

Vous mettez hors de temps les feintes en usage,

Ne dissimulez plus, votre artifice est su,

Et qui pensait tromper, s'est lui-même déçu.  [ 61 Decevoir : Tromper adroitement. [F]]

1635   Nos traits divertissants, nos galantes adresses,

Prouvent que nous étions instruits de vos finesses.

Et si vous désiriez que je m'explique mieux,

Olimpe est sans attraits, ainsi que vous sans yeux.

CLÉANTHE à Sylvestre.

Lâche, tu m'as trahi.

SYLVESTRE.

Pardonnez-moi, mon maître.

LIDAMAS.

1640   La vérité de soi se fait assez connaître.

CLÉANTHE.

Cependant je vous puis justement accuser

De promettre beaucoup, et de tout refuser.

Je devais posséder votre corps et votre âme,

Lidamas toutefois en jouira, Madame.

1645   Mais dites pour excuse en proverbe commun,  [ 62 Proverbe commun : C'est à dire, selon que parle le peuple, une façon commune et ordinaire de parler. [F]]

Que le père et le fils, ne sont réputés qu'un.

OLIMPE.

Je dirai bien plutôt dedans la bienséance,

Que mon jugement seul a fait mon inconstance,

Sachant que vous feigniez d'être aveugle vers moi,

1650   J'ai cru que mon abord vous donnait de l'effroi.

Et que vous ne faisiez cette feinte imprévue,

Qu'afin de m'avertir d'éviter votre vue.

Donc si mon procédé vous a mal satisfait,

Blâmez-vous seul d'un mal que vous vous êtes fait.

CLÉANTHE.

1655   La réponse est adroite et l'excuse plausible,

Pour ce nouvel amant témoignez-vous sensible.

Je me répute heureux qu'ayant à me quitter,

Vos yeux dessus mon fils aient daigné s'arrêter,

Après ce sentiment de mon amour éteinte,

1660   Apprenez-moi de qui vous avez su ma feinte ?

SYLVESTRE, bas.

Ils me vont déclarer, je tremble de frayeur.

SCÈNE DERNIÈRE.
Thélame, Mélice, Nérine, Cléanthe, Olimpe, Lidamas, Sylvestre.

MÉLICE.

Le fils de Parménon est arrivé, Monsieur,

Et le voici qui vient vous offrir son service.

CLÉANTHE.

Ma fille il n'est plus temps, on sait mon artifice,

1665   Mon faux aveuglement a perdu son crédit

Et s'explique autrement que je ne l'eusse dit,

Laissons la feinte à part, et réglant mieux les choses,

Tirons de vrais plaisirs, de véritables causes,

Disposez-vous tous quatre à vous donner demain,

1670   Devant les saints autels le coeur avec la main.

OLIMPE.

Quoi donc l'aversion conçue envers Thélame ? ...

CLÉANTHE.

Ainsi que votre amour est dehors de mon âme.

OLIMPE.

Dites-nous quel remède a pu vous en guérir.

CLÉANTHE.

Son insigne vertu qu'on ne peut trop chérir,

1675   Mais vous, dites comment ma feinte est reconnue.

LIDAMAS.

Nous en ferons ailleurs l'histoire toute nue,

Qui vous obligera d'avouer en l'oyant,

Que nous avons joué, l'Aveugle Clairvoyant.

CLÉANTHE.

Entrons.

SYLVESTRE.

Tout beau, Monsieur, où courrez-vous si vite

1680   Vous arriverez bien, où vous irez au gîte,

Avez-vous oublié mon amour copieux ?

CLÉANTHE à Olimpe.

Votre suivante a pris mon valet par les yeux,

Madame consentez à ce beau mariage.

OLIMPE.

J'y consens.

SYLVESTRE à Nérine.

J'aurai soin de la paix du ménage,

1685   Et sans que je t'oblige à payer ma façon,  [ 63 Façon : signifie aussi, le salaire de l'artisan qui a fait l'ouvrage. [F]]

J'essaierai dés demain à te faire un garçon.

 


Extrait du Privilège du Roi.

Par grâce et privilège du Roi donné à Paris le 10 jour de Novembre 1649. Signé, Par le Roi en son Conseil, Le Brun. Il est permis à Toussaint Quinet Marchand Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer, vendre et distribuer une pièce de Théâtre intitulée, L'Aveugle Clairvoyant, Comédie, du sieur Brosse, pendant le temps de cinq ans entiers et accomplis. Et défenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires et autres, de contrefaire le dit Livre, ni le vendre ou exposer en vente d'autre impression que de celle qu'il a fait faire, à peine de trois mil livres d'amende, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu'il est plus amplement porté par lesdites Lettres, qui sont en vertu du présent extrait tenues pour bien et duement signifiées, à ce qu'aucun n'en prétende cause d'ignorance.

Achevé d'imprimer pour la première fois le 2 Mars 1650. Les exemplaires ont été fournis.


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Notes

[1] La graphie originale de la fin de vers est vève qui rime avec trêve.

[2] Vindrent : vinrent, du verbe venir

[3] Dunkerquois : Habitant de Dunkerque, ville des Pays-bas, assiégée puis investie le 19 septembre 1646 et se rendit le 11 octobre de la même année. Cette victoire

[4] Adréte : graphie de l'adjectif adroite conforme à la prononciation.

[5] Chere : Se dit aussi des repas qu'on donne à ses hôtes, à ses amis. [F]

[6] Centre : Se dit figurément du lieu où on a tous ses plaisirs, ses commodités. [F]

[7] Pistoles : Monnaie d'or étrangère battue en Espagne et en quelques endroits d'Italie. La pistole est maintenant de la valeur d'onze livres et du poids des louis » [F].

[8] Émoulu : Qui est aiguisé, pointu, affilé. [F]

[9] Enfant : on représente l'Amour comme un enfant, parce qu'il n'est jamais sage ; et qu'au contraire il est toujours badin, et indiscret. [F]

[10] Opiler : Boucher les conduits du corps, et empêcher le passage des humeurs nécessaire à faire ses fonctions. Il ne se dit que des obstructions qui se font dans le bas ventre. [F]

[11] Moult : Vieux mot qui n'a plus d'usage que dans le burlesque, et qui signifie Beaucoup, en grande quantité  [Acad.]

[12] Voir Le Menteur de Corneille : « Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome. » (Acte V, scène 5, v. 1658).

[13] Rustique : Signifie aussi, Grossier, mal poli. [F]

[14] Flamberge : Grosse épée du Chevalier Regnaut de Montauban, l'aîné des quatre fils Aymon [personnages romanesques du moyen-âge]. On dit proverbialement, "Mettre Flamberge au vent", pour dire, dégainer, tirer l'épée.[F]

[15] Driller : Courir vite. C'est un terme bas et populaire, qui se dit des laquais, des soldats, des gueux qui s'enfuient, ou qu'on fait courir. [F]

[16] Friser la corde : Approcher de bien près. Se dit aussi proverbialement : Cette affaire a frisé la corde, pour dire, Cet arrêt n'a passé que d'une voix. Ce criminel a frisé la corde, pour dire, a failli être pendu. [F]

[17] Prefix : Arrêté, déterminé. Jour prefix. temps prefix. heure préfixe. somme préfixe. [Acad.]

[18] Phoenix : Se dit figurément en Morale, lorsqu'on veut louer quelqu'un d'une qualité extraordinaire. [F]

[19] Brouillard : quelques-uns disent Brouillas. [F]

[20] Ciron : Insecte aptère qui se développe dans le fromage et dans la farine et qui est le plus petit des animaux visibles à l'oeil nu. Dans le XVIIe siècle, avant l'usage des microscopes pour étudier la nature, le ciron fut pris comme le symbole de ce qu'il y avait de plus petit au monde. [L]

[21] Nivelle, Jean de : né en 1423, embrassa le parti du Duc de Bourgogne et refusa de marcher contre ce prince, malgré les ordres de Louis XI. (...) et devenu en France un objet de haine et de mépris et le peuple lui donne le surnom injurieux de "chien". [B] syn. de traître méprisable.

[22] Penser : nom masculin au XVIIème pour « pensée ».

[23] L'original pour Lidamas au lieu de Thélame [S. Naudin].

[24] Confabuler : S'entretenir avec quelqu'un. Ce mot est bas, et ne se dit qu'en burlesque. [F]

[25] Le dessus : On dit aussi le dessus d'une lettre, pour dire la suscription, l'adresse. [F]

[26] Au prix : Façon de parler adv. dont on se sert en faisant comparaison. Ce que je vous ai dit jusqu'ici n'est rien au prix de ce que vous allez entendre. [Acad.]

[27] Parbieu : On dit aussi, Par bleu, et par bieu, en faisant semblant de jurer. [F].

[28] Maroufle : « Terme injurieux qu'on donne aux gens gros de corps, et grossiers d'esprit » [F]

[29] Falot : grosse lumière qu'on porte au bout d'un bâton, enfermée dans quelque vessie ou lanterne. [F]

[30] Sexe coiffé : les femmes en général.

[31] Âpre : Se dit aussi de celui qui est fort avide dans ses désirs et ses passions. [F]

[32] Renard : Fig. Un homme rusé. C'est un renard, un fin renard, un vrai renard. [L]

[33] Devers : Du côté de. Approchant. [L]

[34] Doute : parfois féminin au XVIIème.

[35] Accourcir : On dit aussi, Accourcir son chemin, quand on prend quelque faux fuyant qui abrège le chemin, qui le rend plus court. [F]

[36] Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]

[37] Quinze-vingts : Les Quinze-Vingts ou l'hôpital des Quinze-Vingts (avec deux majuscules), hôpital fondé à Paris par saint Louis pour trois cents aveugles. [L]

[38] Absinthe : Plante si amère, qu'on a de la peine à boire une liqueur dans laquelle elle aura trempé. [F]

[39] Bijares : Vaugelas dit que « bigearre » et « bizarre » sont « tous deux [...] bons » (Remarques, p. 330). [S. Naudin]

[40] Briser : Absolument et familièrement. Brisons là, brisez là-dessus, ne continuons pas ce discours, n'insistez pas sur ce point. [L]

[41] Dans l'édition originale, adroite est graphie adraitte et rime avec indiscrète.

[42] Colle : Populairement, bourde, menterie, ainsi dite, parce qu'une attrape est comparée à une chose qui colle. [L]

[43] Mauvais parti : On dit aussi qu'on a joué un mauvais parti à quelqu'un, lors qu'on l'a attrapé, qu'on lui a fait quelque vilain tour. [F]

[44] Amour est parfois féminin dans la langue classique.

[45] Pistole : Monnaie d'or étrangère battue en Espagne, et en quelques endroits d'Italie. [F]

[46] Se jeter sur la fripperie : Se dit proverbialement, de quelqu'un, pour dire, le battre, le tirailler, lui déchirer ses habits. [F].

[47] Galanterie : Agrément, politesse dans les manières. Cet homme a de la galanterie dans l'esprit. Il met de la galanterie dans tout ce qu'il fait. [L]

[48] Affaire est parfois masculin comme le signale Vaugelas.

[49] Caquet : Abondance de paroles inutiles qui n'ont point de solidité. [F]

[50] Pacquet : Se dit aussi de certaines accusations dont on charge quelqu'un. [F]

[51] Estocader :  Porter des estocades [qui est un] terme d'escrime. Botte, grand coup de pointe. Allonger une estocade. Parer une estocade. Estocade de seconde, botte semblable à la botte de tierce, sauf que la lame passe sous le bras de l'adversaire. [L]

[52] Interrogat : Ancien terme de pratique. Question faite par les juges ; l'ensemble des questions adressées devant le tribunal à l'une des parties. [L]

[53] Tout à plat : adv. Absolument, nettement. Je lui ai dit tout à plat et à son nez qu'il avait tort. [F]

[54] Le Palais où situait notamment trouver des libraires.

[55] Il s'agit du théâtre du Marais où La Suite du Menteur fut jouée à plusieurs reprises. [Saurin]

[56] Quartier : Vie sauve ou traitement favorable fait aux vaincus. [L]

[57] Autant vaut : Sans complément, également, semblablement. Valoir autant. Acheté autant. Je vous en rendrai mille fois autant. Autant vaudrait parler à un sourd. Cela vaut cent francs ; j'en veux tout autant. Cela est fini, ou autant vaut. [L]

[58] Le participe passé de retenir est retenu et non retint utilisé dans le texte original ; ce qui donne 13 pieds au vers 1593.

[59] Maraud : Terme injurieux qui se dit des gueux, des coquins qui n'ont ni bien ni honneur, qui sont capables de faire toutes sortes de lâchetés. [F]

[60] Impie : l'impiété se dit aussi du manque de respect et du devoir envers ses père et mère. [F]

[61] Decevoir : Tromper adroitement. [F]

[62] Proverbe commun : C'est à dire, selon que parle le peuple, une façon commune et ordinaire de parler. [F]

[63] Façon : signifie aussi, le salaire de l'artisan qui a fait l'ouvrage. [F]

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