MARIE STUARD

REINE D'ÉCOSSE.

TRAGÉDIE

1691

Edme Boursault

Antoine de Sommavile

Représenté pour la première fois le 17 décembre 1683 au Théâtre de l'Hôtel Guénégaud.


publié par Paul FIEVRE, Septembre 2006, revu janvier 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:21:08.


Acteurs

MARIE STUARD, reine d'Écosse.

ELISABETH, reine d'Angleterre, fille d'Henri VIII et d'Anne de Boleyn

Le Duc de NORFOLK, autrefois favori d'Élisabeth

Le Comte de MORRAY, frère naturel de Marie Stuart

Le Comte de NEWCASTLE.

LANCASTRE, confident d'Elisabeth

MELVIN, écuyer de Marie Stuard.

KENEDE, suivante de Marie Stuard.

ALBIONE, suivante de Marie Stuard.

KILLEGRE, capitaine des gardes d'Elisabeth.

EURIC, lieutenant des gardes d'Elisabeth

Gardes.

La scène est à Londres.


ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE.
Le Comte de Newcastle, Euric.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Euric, dans ce palais ne m'accompagnez pas,

Un ordre exprès du Duc conduit ici mes pas.

Son coeur brûle en secret d'une nouvelle flamme ;

Ou quelque grand dessein doit rouler dans son âme.

5   Pour me le confier il m'a mandé trois fois :

Mais toujours quelque obstacle a retenu sa voix.

Quoique l'ambition ou l'amour entreprenne

Ce secret de son coeur n'échappe qu'avec peine.

Il me rappelle encore avec empressement ;

10   Et je veux profiter de cet heureux moment.

S'il me parle en ce lieu, quoiqu'il puisse m'apprendre

Le Comte de Morray peut aisément l'entendre

Dans l'endroit concerté j'ai déjà pris le soin,

De conduire moi-même un fidèle témoin.

15   Pour le bien de l'État, le comte y devrait être.

EURIC.

Seigneur, en ce moment il nous entend peut-être.

Je viens vous répéter les serments qu'il a faits,

De porter votre sort plus loin que vos souhaits.

Si jusqu'à son hymen Elisabeth l'élève,

20   Si par la mort du Duc cette action s'achève,

Sans cesse de son trône infatigable appui ;

Vous douterez qui règne ou de vous ou de lui.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Je me fie à sa loi. Qu'il se fie à mon zèle.

Vaincu par ses raisons je lui serai fidèle.

25   Un serment solennel après de grands combats,

Vient de m'associer à tous ses attentats

Je vous l'ai déjà dit ; c'est avec violence

Que j'embrasse le crime et quitte l'innocence :

Mais en vain ma vertu révolte ma raison ;

30   Les remords désormais ne sont plus de raison.

Le duc dont la conduite est suspecte à la Reine,

Se creuse un précipice où j'ai peur qu'il m'entraîne :

Quoique de ma fortune il ait été l'appui,

J'aime mieux l'y pousser qu'y tomber avec lui.

35   Pour essai d'injustice, insensible à la gloire,

Déjà de cent bienfaits j'ai perdu la mémoire ;

Et lorsqu'on est ingrat, et ne savez-vous pas bien,

Que les autres forfaits ne coûtent presque rien ?

Quelqu'un vient : c'est le Duc. Soit qu'il aime ou qu'il conspire,

40   Allez prêter l'oreille à ce qu'il va me dire.

SCÈNE II.
le Duc de Norfolk, le Comte de Newcastle.

LE DUC DE NORFOLK.

Comte.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur ?

LE DUC DE NORFOLK.

De grâce employez tous vos soins

À voir si dans ce lieu nous sommes sans témoins.

Haï d'Elisabeth, je ne fais point de doute

Que je ne sois perdu si quelqu'un nous écoute.

45   Depuis déjà longtemps ce palais malheureux

Pour les gens de ma sorte est un lieu dangereux.

Il faut près de la reine être flatteur et traître :

Jusqu'ici tout mon crime est de n'avoir pu l'être ;

Mais puisque de mon zèle on s'ose défier

50   Il faut l'être une fois pour ma justifier.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur, nous sommes seuls. Tout paraît favorable?

LE DUC DE NORFOLK.

D'un effort généreux vous sentez-vous coupable ?

Avant que de répondre interrogez-vous bien,

Et si vous héritez ne me promettez rien.

55   Pour peu que la fortune à mes voeux soit contraire

Vos jours sont en danger, je ne puis vous le taire :

Et pour tout privilège, en un degré si haut,

Je vous traîne avec moi sur un même échafaud.

Un coeur tel que le mien n'a point l'art de surprendre.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

60   Seigneur, me voilà prêt. Que faut-il entreprendre ?

Quelque soit le péril où je dois m'exposer

Mon zèle, et vos bienfaits me le font mépriser.

Que le sort à son gré vous flatte ou vous outrage,

Je n'oublierai jamais que je suis votre ouvrage ;

65   Et que par vos bontés je me vois dans un rang

Digne d'un plus grand home, et d'un plus noble sang.

Je n'examine point la main que vous opprime :

Pour défendre vos droits je crois tout légitime :

Rien n'est plus sacré que ce que je vous dois ;

70   Et la reconnaissance est ma première loi.

Ainsi que vos bontés mon zèle est sans limites.

LE DUC DE NORFOLK.

Puis-je me reposer sur ce que vous me dites ?

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Oui, Seigneur : Et bientôt par mes soins empressés

Vous connaîtrez à quel point ?

LE DUC DE NORFOLK.

C'est assez.

75   Comte de Newcastle, je vous ouvre mon âme.

Je suis las d'obéir aux ordres d'une femme.

Depuis qu'Elisabeth règne sur les anglais

L'injustice triomphe, et fait taire ses lois.

Pembroc, qui le premier la fit proclamer reine,

80   Ne fut pas à couvert de son injuste haine :

Dès qu'il l'eut affermie en son auguste rang

Pour le prix de son zèle elle eut soif de son sang ;

Et d'un si ferme appui priva son diadème,

Si tôt que sur sa tête il l'eut posé lui-même.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

85   Seigneur, des maux passes perdons le souvenir :

Il en est des présents, et qu'il faut prévenir.

Depuis combien de temps une reine innocente

Dans les fers, dans l'opprobre est-elle gémissante ?

Verrons-nous sans horreur un ouvrage si beau

90   Achever ses destins par la main d'un bourreau ?

La fière Elisabeth, princesse illégitime,

Qui n'eut point vu le jour sans le secours d'un crime,

Peut-elle assujettir la majesté des rois

À l'injuste rigueur des ses injustes lois ?

95   Que dira l'avenir d'une audace si grande ?

Donnons à la vertu l'appui qu'elle demande.

Des maux dont on l'accable interrompons le cours.

C'est de notre valeur qu'elle attend du secours.

LE DUC DE NORFOLK.

J'aurais moins tardé à lui montrer mon zèle

100   Si j'avais cru trouver un ami si fidèle :

Mais dans une occurrence où tout doit m'effrayer,

À quel homme à la cour pouvais-je me fier ?

Pour me rendre coupable on met tout en usage :

Il n'est point là d'ami qui n'ait plus d'un visage :

105   Tel qui m'offrait son sang me refuse son bras

Et mes plus grands bienfaits n'ont fait que des ingrats.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Suivons les mouvements que le ciel nous inspire.

D'une reine odieuse il veut finir l'empire.

Injuste aux étrangers, cruelle à ses sujets,

110   Elle est d'intelligence à remplir nos projets :

Et pour nous dérober au joug qui nous opprime

S'il faut que malgré nous il nous échappe un crime,

De quoi que notre esprit puisse être combattu,

C'est une crime force qu'approuve la vertu.

115   S'il vous manque, Seigneur, un bras pour le commettre,

Pour le bien de l'état je puis tout me permettre :

Ne laissez point languir mon zèle impatient.

L'esprit d'Elisabeth, inquiet, défiant,

Tend des pièges secrets que jamais on n'évite

120   À moins qu'on n'entreprenne aussitôt qu'on médite.

En de plus dignes mains transmettons son pouvoir,

Avant qu'elle ait le temps de s'en apercevoir.

Enfin prescrivez-moi ce qu'il faut que je fasse.

LE DUC DE NORFOLK.

Non, non, je ne veux point mériter sa disgrâce.

125   Les plus heureux forfaits ne sauraient me tenter.

Si de votre secours j'ose ici me flatter,

Dans l'auguste Stuard l'aime la vertu même,

Et tout semble d'accord pour perdre ce que j'aime.

Son frère (si ce nom lui doit être permis)

130   Est le plus dangereux de tous ses ennemis.

Pour ne pas offenser la beauté que j'adore

Mon coeur n'exhale point le feu qui le dévore :

Quoiqu'il porte en tous lieux les traits qui l'ont frappé,

Jamais de mon amour rien ne m'est échappé :

135   Entre une reine et moi le ciel met tant d'espace,

Que je n'ose à ses yeux étaler mon audace ;

Et n'était le secours que j'attends de vos soins

Jamais un feu si pur n'aurait eu de témoins.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Vous ne pouviez, Seigneur, dans un sein plus fidèle

140   Déposer le secret d'une flamme si belle.

Tout mon sang répandu pour vous prouver ma foi

Ne s'acquitterait pas de ce que je vous dois.

Offrez-moi le moyen de vous faire paraître?

LE DUC DE NORFOLK.

Gouverneur des Cinq-Ports, vous en être le maître.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

145   Oui, Seigneur, je le suis ; Et c'est par votre choix

Que puis-je ? Commandez. Et quoi que je hasarde?

LE DUC DE NORFOLK.

De l'illustre Stuard j'ai corrompu la garde.

Et sûr du prompt secours que vous m'avez offert

J'attends que pour sa fuite un port me soit ouvert.

150   Ma vie est enchaînée à cette confidence :

Avec tant de zèle et de reconnaissance,

Avec tant de bontés, tant d'ardeur, tant de foi,

Mes déplorables jours vous sont plus chers qu'à moi.

Je ne les risque point quand je vous les confie.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

155   Je ne puis condamner une si noble envie :

Mais de ce grand dessein l'événement douteux

Expose votre tête au sort le plus honteux.

Souvent de tels projets ont des suites cruelles ;

Des soldats corrompus sont rarement fidèles ;

160   Et vous n'ignorez pas, Seigneur, que sur ce point

La reine est inflexible et ne pardonne point.

À la cour, où la foi n'ose presque paraître,

L'espoir de s'agrandir fait aisément un traître.

Si vous êtes surpris vous vous perdez.

LE DUC DE NORFOLK.

Hélas !

165   Tout est perdu pour moi si je ne me perds pas.

Des juges dévoués, sans honneur, sans naissance,

D'une reine adorable ont proscrit l'innocence :

L'injuste Elisabeth, maîtresse de son sort,

Dans ses cruelles mains tient l'arrêt de sa mort.

170   Dès demain la clarté lui peut être ravie :

La temps presse. Un moment décide de sa vie.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur, à ces raisons je n'ose m'opposer :

La grandeur du péril les doit autoriser.

Pour dérober sa vie au sort qui la menace

175   Dites-moi quel effort vous voulez que je fasse.

Encore un coup, Seigneur, je suis prêt ?

LE DUC DE NORFOLK.

Qu'il m'est doux

D'avoir dans mon malheur un ami tel que vous !

Comte, puisque pour moi votre ardeur est si grande,

L'effort dont j'ai besoin, et que je vous demande,

180   C'est d'aider à mon zèle à mettre en liberté

La plus haute vertu qui jamais ait été :

C'est d'aider à mon zèle à sauver une reine,

Qui par les droits du sang est votre souveraine.

Celle qui sur son trône ose imposer ses lois

185   À la force pour titre, et ses crimes pour droits.

Si je sors d'Angleterre, et qu'on vous y retienne,

Je sais que votre tête y répond de la mienne ;

Mais sous un ciel plus doux accompagnez nos pas :

Suivez notre fortune en de meilleurs climats :

190   Vous ne laissez ici ni maîtresse ni femme :

Et si l'ambition est sensible à votre âme

Quel rang n'aurez-vous point dans la paisible cour

De l'adorable objet qui vous devra le jour ?

A la sombre clarté qui tombe des étoiles

195   De ce port cette nuit doivent sortir vingt voiles ;

Et sans doute le ciel nous offre ce secours,

Pour mettre en sûreté de si précieux jours.

Pendant l'obscurité, le calme et le silence,

Du Comte de Morray trompons la vigilance :

200   Pour être de l'Écosse l'injuste possesseur,

À son ambition il immole sa soeur.

Le criminel amour dont il a reçu l'être,

Le condamne ?

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur, je crois le voir paraître :

Laissez-moi de son coeur pénétrer les secrets.

205   Pour remplir vos désirs je vous suivrai de près.

SCÈNE III.
le Comte de Newcastle, le Comte de Morray.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Hé bien, Seigneur?

LE COMTE DE MORRAY.

Souffrez que mon coeur se déploie

Et que j'étale ici la grandeur de ma joie.

Rien ne s'oppose plus au succès de mes feux :

Mon plus grand ennemi met le comble à mes voeux

210   À l'hymen où j'aspire une voie est ouverte :

Et mon rival lui-même aide à hâter sa perte.

Un sincère témoin de tout ce qu'il a dit,

En va faire à la Reine un fidèle récit.

Nous triomphons.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur, j'ai toujours le même zèle

215   Mais prêtez de la force à mon coeur qui chancelle ;

Et puisque le silence est encore à mon choix,

Laissez-moi vous parler pour la dernière fois.

J'entreprends une route où j'ai peu d'habitude :

J'y marcherai, Seigneur, avec incertitude.

220   Au milieu du chemin que vous m'avez trace,

Je puis me repentir de l'avoir commencé.

Quand je songe à l'horreur qui suit le nom de traître,

Des retours d vertu me font craindre de l'être.

Quoique par vos conseils vous m'avez inspire,

225   J'ai peur d'avoir promis plus que je ne ferai.

Mon âme chancelante, incertaine, confuse,

Tantôt s'offre à la honte, et tantôt s'y refuse ;

Et je vois trop de risque à vous y confier,

Si je n'ai votre appui pour me fortifier.

230   Avez-vous vers le crime un penchant si rapide,

Que rien ne vous arrête ou ne vous intimide ?

Votre soeur immolée, il ne sera plus temps

D'honorer sa vertu de regrets impuissants.

Quoique de sa rigueur Elisabeth l'accable,

235   Nous savons vous et moi qu'elle n'est point coupable ;

Et si quelque tendresse excitait vos remords,

Jugez en quel péril je me verrais alors.

Il faudrait que mon sang ?

LE COMTE DE MORRAY.

Moi, des remords ! Moi, Comte !

D'un soupçon qui m'outrage épargnez-moi la honte.

240   Quelle peur vous alarme ? Et par quel sort fatal

Ai-je pu mériter qu'on me traite si mal ?

Depuis qu'à mes desseins j'ai vu le crime utile,

J'ai secoué le joug de la vertu stérile

Pour acquérir un trône il n'est point de forfaits,

245   Qui ne changent de nom quand ils ont du succès.

Tant qu'un lâche devoir a réglé ma conduite,

En quel rang ma fortune a-t-elle été réduite ?

Et lorsque sans effroi je me suis écarté,

À quel degré d'honneur suis-je d'abord monté ?

250   Pour m'exclure à jamais de la toute-puissance,

Ma soeur m'oppose en vain les droits de la naissance.

L'Angleterre exceptée, en tous les autres lieux,

Le règne d'une femme est un règne odieux :

La plus ferme couronne un moment sur sa tête,

255   Dans l'État le plus calme excite une tempête :

Un sceptre ne sied bien quand dans la main des rois ;

Et le trône chancelle à moins qu'il n'ait son poids.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur, d'elle et de vous la naissance inégale.

Décide en sa faveur de la grandeur royale :

260   Et si j'ose, entre nous, vous le dire tout bas,

La vôtre a des défauts que la sienne n'a pas.

LE COMTE DE MORRAY.

Et quels défauts ? Allez, ce n'est qu'une manie.

Il y manque, il est vrai, quelque cérémonie ;

Mais un roi m'a fait naître ; et pour l'être aujourd'hui

265   Il suffit que je sois, et que je sois de lui.

De quelque doux espoir dont ma soeur s'entretienne,

S'il épousa sa mère, il adorait la mienne ;

Et par l'ordre du ciel il nous donna le jour,

A l'une par devoir, à l'autre par amour.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

270   Il est vrai. Mais, Seigneur, par une loi sévère,

Aucun de vos pareils ne succède à son père.

Et d'ailleurs, le feu roi, quoiqu'on ait entrepris,

N'a jamais avoué que vous fussiez son fils.

Qui justifiera ?

LE COMTE DE MORRAY.

Qui ? Ma valeur, mon audace :

275   Mon ardeur de régner et de remplir sa place :

Si le ciel m'eut fait naître en un degré plus bas,

De si beaux mouvements ne me dureraient pas.

Pour m'en convaincre mieux, s'il faut encore plus faire,

J'en crois jusqu'à l'amour que je n'ai pu vous taire.

280   Si j'étais né d'un sang qui fut moins glorieux,

Aurais-je sur la reine osé porter les yeux ?

Non que vers ses appas un fol amour m'entraîne ;

Ce qui m'est plus sensible Elisabeth est reine

À tous les rois voisins elle impose ses lois,

285   Étonne l'univers du bruit de ses exploits ;

L'Écosse où je commande, unie à l'Angleterre,

Je ne craindrai au plus qu'un éclat de tonnerre ;

Et lorsque sur le trône on ne trouve monté,

Qui ne craint que la foudre est bien en sûreté.

290   Vos fidèles conseils à qui je m'abandonne,

Ne peuvent balancer l'amour qu'elle me donne,

Et je ne réponds pas qu'avant la fin du jour,

Je ne trouve le temps d'expliquer mon amour.

Ne me détournez point si vous me voulez plaire.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

295   Et concevez-vous bien ce que vous allez faire ?

D'un amour qui lui plût son coeur encore frappé,

Pour écouter le vôtre est trop préoccupé.

Pour faire de son trône une heureuse conquête,

Attendez que du Duc elle ait proscrit la tête ;

300   Et gardez-vous, Seigneur, de laisser entrevoir?

LE COMTE DE MORRAY.

Et pourquoi plus longtemps différer mon espoir ?

Si l'union des coeurs n'ait de la ressemblance,

Quel parti sous le ciel a moins de différence ?

Elle n'épargnera rien dans l'espoir de régner ;

305   Et qu'est ce qu'à mon tour on me voit épargner ?

Pour affermir son trône, et lui donner du lustre,

Elle le cimenta du sang le plus illustre :

Mais du sceptre d'Écosse avide ravisseur,

Je cherche à l'acquérir par la mort de ma soeur.

310   Outre l'appas flatteur de cette ressemblance,

Pour rendre nécessaire une telle alliance,

La sort d'intelligence avec nos attentats,

A déjà pris le soin de joindre nos états.

Quel prince dans l'Europe a la même avantage ?

LE COMTE DE NEWCASTLE.

315   Mais l'Écosse, Seigneur, n'est pas votre héritage.

Le roi votre neveu, quoique jeune et soumis?

LE COMTE DE MORRAY.

Et si je perds la mère aurais-je soin du fils ?

Je lui laisse le jour tant qu'il m'est nécessaire ;

Mais enfin, ce fut moi qui m'immolais son père :

320   Et lorsqu'au premier crime on s'est autorisé

Un second à commettre est beaucoup plus aisé.

On va hardiment affronter l'infamie.

Le main d?jà coupable en est plus affermie ;

Et je n'ignore pas ce précepte si beau,

325   Que l'asile d'un crime est un crime nouveau.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur, c'en est assez. Surpris de vous entendre,

Je ne consulte plus quel parti je dois prendre.

Quoique fasse le sang, il faudra peu d'effort

Pour mettre un si grand coeur au dessus des remords.

330   Je vais trouver le Duc, et servir votre haine.

Et pour hâter sa perte allez trouver la reine :

Et faite avec art entrer dans vos discours,

Que de ses jours sacrés il veut borner le cours

Enfin, pour la contraindre à la reconnaissance,

335   Du zèle le plus pur empruntez l'apparence.

Accoutumez son soeur?

SCÈNE IV.
Lancastre, le Comte de Morray, le Comte de Newcastle.

LANCASTRE .

Ah ! Seigneur, hâtez-vous

Et venez de la Reine apaiser le courroux

Je ne puis deviner qui conspire contre elle ;

Mais elle est résolue à punir un rebelle,

340   Un perfide, un ingrate digne de sa fureur

Et pour qui son estime est changé en horreur.

Venez par vos conseils dissiper vos alarmes,

Qui d'un si beau destin empoisonnent les charmes ;

Pour détourner l'orage, ou pour le prévenir,

345   Elle vous fait chercher pour vous entretenir.

Dans cette occasion montrez-lui votre zèle.

LE COMTE DE MORRAY.

Et quelle âme assez basse ose être encore rebelle ?

Vous a-t-on dit le nom du coupable ?

LANCASTRE.

Seigneur,

Je n'ose en soupçonner le Reine votre soeur.

350   Mais un des officiers qui doit répondre d'elle,

A sans doute à la Reine appris quelque nouvelle.

Il l'a vu en secret, et même en ce moment

Elle lui parle encore en son appartement.

Votre avis est le seul que la Reine veut suivre.

LE COMTE DE MORRAY.

355   Qui trouble son repos est indigne de vivre.

Voilà mon sentiment que rien ne peut changer.

De quelque part qu'il vienne écartons le danger.

Allons trouver le Reine, et lui faisons entendre

Qu'il faut exécuter l'arrêt qu'elle a fait rendre.

360   La nature outrage a beau s'en émouvoir,

Sa voix est impuissante où parle mon devoir.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.
Elisabeth, Le Comte de Morray, Lancastre, Gardes.

ELISABETH.

Auriez-vous jamais cru qu'insensible à mes grâces,

De tant de conjures il eût suivi les traces ?

Lui, que j'ai tant de fois comblé d'honneurs, de biens,

365   Prodigue de ses jours attente sur les miens !

En quelque rang qu'il soit je lui ferait connaître;

Que je sais du plus haut précipiter un traître ;

Que jamais un sujet qui viole sa foi,

Ne dérobe sa vie aux rigueurs de la loi ;

370   Que plus à mes bontés il était redevable,

Plus son crime est énorme et ma haine équitable.

Et qu'après l'injustice où l'ingrat se résout,

Ma tendresse irritée est capable de tout.

LE COMTE DE MORRAY.

Madame, quelque horreur que le Duc vous imprime;

375   Elle n'égale pas la grandeur de son crime.

Il voulait, le perfide, attenter à vos jours,

Pour faire réussir ses nouvelles amours.

ELISABETH.

Ses amours ! Juste ciel, que m'apprend-on encore ?

Et pour qui ?

LE COMTE DE MORRAY.

Pour ma soeur.

ELISABETH.

L'aime-t-il ?

LE COMTE DE MORRAY.

Il l'adore.

ELISABETH.

380   Il l'adore : Qu'entends-je ?

LE COMTE DE MORRAY.

  Et quel autre motif

D'un ministre d'État serait un fugitive ?

ELISABETH.

Quoi ! Pour mon ennemie il a l'âme obsédée !

Eh faut-il que si tard j'en soit persuadée !

Depuis plus de dix mois confus, sombre, interdit,

385   Son infidèle coeur m'en avait assez dit :

Mais le mien trop facile à se laisser surprendre,

À ce langage obscure ne voulait rien comprendre

Enfin, voyant l'ingrat m'éviter tous les jours,

De ma faveur pour lui j'interrompts le cours.

390   Si d'un coup si cruel il eût senti l'atteinte,

Il l'aurait recouvrée à sa première plainte.

À ceux qui la briguaient ne pouvant l'accorder,

Je lui laissais le temps de la redemander.

Dans la crainte où j'étais de la trouver coupable,

395   Tout ce qui l'excusais me semblait véritable ;

Et mon coeur de concert avec sa trahison,

De parti de mes sens avait mis ma raison.

À moins que cette nuit sa fureur me prévienne,

Je jure que sa mort devancera la mienne,

400   Et que pour lui porter de plus sensibles coups,

Mais yeux se repaîtrons d'un spectacle si doux.

J'aurais plus de rigueur qu'il n'a d'ingratitude.

LE COMTE DE MORRAY.

On ne peut lui trouver un supplice trop rude.

Par un crime si grand il viole à la fois,

405   Tout ce qu'ont de plus saint les plus augustes lois.

Il trahit son devoir, vos bienfaits, sa naissance ;

Il est sans foi, sans zèle et sans reconnaissance :

Et l'on peut, Madame, en cette occasion,

Prendre contre un ingrate trop de précaution.

410   Ne souffrez près de vous que ceux dont le pur zèle?

ELISABETH.

Et les rois savant-ils quand on leur est fidèle ?

Environnés partout de gens intéressés

Ils n'ont point de défauts qui ne soient encensés :

À tous leurs mouvements une foule importune>

415   D'un pas précipité court près la fortune ;

Et ceux qui devant eux se présentement le plus,

Le font moins pour les voir que pour en être vus.

Si je choisis quelqu'un j'éprouverai peut-être,

Qu'au lieu du plus zélé ce sera le plus traître.

420   De ce devoir vous-même acquittez-vous si bien,

Que de la pat du Duc il ne m'arrive rien.

Je vous en donne l'ordre, et e soin vous regarde.

Hola !

EURIC.

Madame ?

ELISABETH.

Euric, pour commander ma garde,

Du Comte de Morray je viens de faire le choix :

425   Ayez soin cette nuit d'obéir à sa voix.

Je l'ordonne.

LE COMTE DE MORRAY.

Charmé de cette confiance,

Je jure que vos jours sont en pleine assurance,

Et que vos ennemis n'iront point jusqu'à vous,

Qu'on ne m'ait vu, Madame, expirer sous leurs coups.

430   Si l'on ne m'a trompé, nous touchons presqu'à l'heure,

Que pour sa trahison le Duc croit la meilleure.

Pour flatter ses désirs Newcastle est d'accord,

De lui faire en secret ouvrir le premier port ;

Et moi, pour découvrir ses injustes pratiques,

435   Je me dois assurer de tous ses domestiques.

Je vais pourvoir à tout. Pour vous, qui tant de fois

Parûtes consommé à l'étude des rois :

Qui dès vos jeunes ans réduite à vous contraindre;

Avec tant de succès apprîtes l'art de feindre ;

440   Jusqu'à ce que du Duc le sort soit éclairci,

Songez que le silence est nécessaire ici.

Il sort.

ELISABETH, le rappelant.

Comte, pour cet ingrat la mort aura des charmes.

Des yeux qui l'ont séduit il obtiendra des larmes.

Pour lui faire un destin qui soit plus rigoureux,

445   Ne donnons le trépas qu'à l'objet de ses feux.

Ce sera pour ce traître une douleur mortelle,

D'adorer votre soeur, et de vivre sans elle :

Et ce qu'aura d'horrible un si funeste sort,

Lui seul de ce qu'il aime aura hâté la mort.

450   Ainsi ma cruauté, sans permettre qu'il meure,

Forcera le perfide à mourir à toute heure.

Et je l'accablerai par l'horreur de ma voir

Jouir de ma vengeance et de son désespoir.

LE COMTE DE MORRAY.

À languir dans la honte on pourrait le contraindre

455   Si de sa perfidie on n'avait rien à craindre.

Pour nous rendre le joug et le culte romain,

La Flandre est toute prête à lui tender la main.

Peut-être est-ce pour lui que le prince de Parme,

Aux ravages d'Ostende a cent voiles qu'on arme :

460   Et vous n'ignore pas que pendant une nuit,

Un peu de vent en poupe en ce lieu les conduit.

Pour éteindre en son sang le fureur qui l'anime,

Laissez-moi le surprendre en commettant son crime :

Vous n'hésiterez plus à vouloir son trépas,

465   Quand de la trahison vous ne douterez pas.

SCÈNE II.
Elisabeth, Lancastre.

ELISABETH.

Hé bien, Lancastre, hé bien ; tu vois ce qui se passe :

Dirait-on que le Duc eût une âme si basse ?

Parle sans me flatter ; jet e fais le témoin,

Si mes bontés pour lui pouvaient aller plus loin.

470   Je croyais sur son coeur ma puissance absolue.

Le traître.

LANCASTRE.

À quoi, Madame, êtes-vous résolue ?

ELISABETH.

À quoi, Lancastre ? Apprends que plus j'ai de bontés,

Plus je lui dois de haine et de sévérité.

Je ne lui devais pas tant de marques d'estime,

475   Qui sans doute en secret lui reproche son crime ;

Et plus de mes bienfaits, il fut favorisé,

Plus il est criminel d'en avoir abuse.

Je sais quelle justice à ses forfaits est due ;

Je la lui rendrai mieux qu'il ne me l'a rendue,

480   Et doublement coupable il me fera raison,

De son ingratitude et de sa trahison.

LANCASTRE.

Croyez-vous de votre âme être assez la maîtresse,

Pour en banner d'abord ce qu'elle eut de tendresse ?

Et pour peu qu'il en reste à vous parler de lui,

485   Pour fléchir votre coeur est-ce un trop faible appui ?

Quand vous la sentirez vous demander sa grâce,

Prompte à le garantir du sort qui le menace,

La main qui l'éleva le soutiendra toujours :

Il vous dois sa fortune, et vous devra ses jours.

ELISABETH.

490   Non, Lancastre, ma haine est due à son outrage.

Il fait de ma tendresse un trop mauvais usage

Plus je lui fais du bien, plus je m'en fais haïr ;

Et ce qu'il tient de moi, lui sert à ma trahir.

Te représentes-tu combien de fois le traître,

495   Que de mon lâche coeur j'avais rendu le maître

S'est avec ma rivale insolemment joué

De l'indiscret amour que j'avais avoué ?

Combien d'heureux moments, dont je leur tiendrai compte

Ont-ils passé tous deux à jouir de ma honte ?

500   Et tous deux de concert abusant de ma foi,

Combien de fois le jour triomphaient-ils de moi ?

Mais je mérite assez le tourment qui me gêne :

J'ai moi-même en ces lieux attire cette reine ;

Chacun pour la sauver faisant des voeux secrets

505   Je la voulus moi-même observer de plus près :

Je la fis amener, sure d'en mieux répondre,

Plutôt dans ce palais que dans la Tour de Londres ;

Et c'est là que le Duc la voyant chaque jour,

Pour ses yeux criminels à conçu tant d'amour.

510   Prisonnière, c'est peu : coupable, condamnée,

Qui croirait que pour elle on m'eut abandonnée,

Et qui, Lancastre, et qui ? Tu le sais, un ingrat,

Préféré par moi-même à plus d'un potentat

LANCASTRE.

Si le Duc de Norfolk, que peut-être on opprime,

515   N'est peut être envers vous que de ce dernier crime,

Jamais aucune loi n'a fixé de tourments,

Dont on ait vu punir les crimes des amants.

Cependant pour sa mort j'aperçois qu'on affecte,

Une si grande ardeur qu'elle est un peu suspecte.

520   Quand d'un crime d'état on se croit assure,

On a fait son devoir dès qu'on l'a déclaré :

Empêcher qu'au coupable on ne laisse la vie,

C'est trop montrer, Madame, ou de haine ou d'envie ;

E t pour sauver le Duc si les remords sont vains,

525   Vous verrez que le Comte a de plus hauts desseins,

Il est jeune et sensible : et vos charmes ...

ELISABETH.

Arrête.

Mes charmes ne font point de honteuse conquête.

S'il osait me tenir les discours que tu tiens,

Je lui vendrais bien cher de pareils entretiens.

530   Ton soupçon est injuste, et cela ne peut être.

Il sait trop quel il est pour s'oser méconnaître

LANCASTRE.

Madame, pardonnez si j'ai cru que sa foi?

ELISABETH.

Voici le Duc. Euric, demeurez avec moi.

Ma vie aux mains d'un traître est trop mal assurée.

SCÈNE III.
Le Duc de Norfolk, Elisabeth, Euric, Lancastre, Gardes.

LE DUC DE NORFOLK.

535   Quoi ! Madame, si tard n'être pas retirée ?

Pendant qu'un plein repos règne dans vos États ;

Vous qui le procurez, vous n'en jouissez pas !

Donnez quelque relâche aux soins qui vous dévorent.

Vous exposez des jours que l'univers adore.

ELISABETH.

540   L'intérêt de l'État m'impose cette loi.

Je me dois toute à lui puisqu'il est tout à moi.

Quelque soin que je prenne, il est toujours des traîtres

Qui suivent à grands pas leurs coupables ancêtres.

Tous qui ne craignez point qu'on vous manque de foi,

545   Sans avoir mes raisons, vous veillez comme moi.

Avez-vous eu du ciel un plu grand privilège ?

LE DUC DE NORFOLK.

Aux rigueurs du destin quelle vis exposai-je ?

Madame, et que m'importe, enfin, par quel secours,

Du malheur qui me fuit je termine le cours ?

550   À qui depuis six mois mes jours sont-ils utiles ?

Je donne à l'État que des désirs stériles.

Depuis que ma conduite est suspecte vos yeux,

Partout où je me vois je me trouve odieux :

Et poursuivi partout du remord qui me gêne,

555   De ne plus mériter les bontés de ma reine,

On doit peu s'étonner, quand tout m'ose trahir,

S'il n'est point de repos dont je puisse jouir.

Pour vous, de qui les jours tous rayonnants de gloire,

De tant d'heureux succès embellirons l'histoire

560   Vous ne pouvez, Madame, en avoir trop de soin

Conservez-les longtemps, le trône en a besoin.

Plus un règne si doux nous étale de charmes,

Plus à notre tendresse il en coûte d'alarmes.

La mal le plus léger que vous puissiez avoir,

565   Sur nos front désolés peint notre désespoir.

Préférez le repos à vos soins politiques.

Demain vous vous rendrez aux affaires publiques.

Demain ?

ELISABETH.

C'est assez, Duc. Votre zèle est si grand.

Qu'on ne peut résister à ce qu'il entreprend.

570   Je viens de reconnaître à ce conseil sincère,

Que malgré mes soupçons je vous suis toujours chère :

Et que je ne pouvais pour mon propre bonheur,

En de plus dignes mains déposer ma faveur.

Je vous la rends. Demain, pour jouir de ma grâce,

575   Reprenez aux Conseil la principale place.

Je vous fait après moi le premier en tout lieu.

Méritez mes bienfaits par votre zèle. Adieu.

En sortant.

Le perfide est contraint, ma présence le gêne.

SCÈNE IV.

LE DUC DE NORFOLK, seul.

Ma trompez-vous mes sens ? Ai-je entendu la Reine ?

580   Quelle profusion fait-elle en ma faveur !

Et que lui reste-t-il à m'offrir que son coeur ?

Pour prix de ses bienfaits faut-il être infidèle ?...

Pardon, belle Stuard, si mon âme chancelle :

Et si pour un moment ébloui d'un faux jour,

585   Le devoir dans mon coeur a fait taire l'amour.

Eh ! n'ai-je pas juré que je perdrais la vie,

Avant que de souffrir qu'elle vous fut ravie ?

Je vous tiendrai parole ; ou mon sang répandu

Aura fait pour le moins tout ce qu'il aura dû.

590   Heureux si par ma mort la vôtre différé?

SCÈNE V.
Le Duc de Norfolk, Euric.

EURIC.

Dans son appartement la reine est retirée,

Seigneur ; et tout conspire à remplir vos souhaits.

Nous sommes assurés des portes du palais.

D'écossais généreux une troupe intrépide,

595   Doit servir à sa reine, et d'escorte et de guide.

Ces moments fortunes ne se retrouvent pas.

LE DUC DE NORFOLK.

De la reine captive allez hâter les pas.

Je vous attends.

SCÈNE VI.

LE DUC DE NORFOLK, seul.

Ô ciel ! Vois pour qui je t'implore.

Avant que de ce lieu tu ramène l'aurore,

600   Attends qu'un long espace entre la reine et nous,

Ait mis ce que j'adore à couvert des coups.

Sauve de sa fureur une reine si belle.

Je suis trahi sans doute, Euric revient sans elle.

SCÈNE VII.
Le Duc de Norfolk, Euric.

LE DUC DE NORFOLK.

À la reine d'Écosse a-t-on manqué de foi ?

605   Parlez, Euric.

EURIC.

  Seigneur, elle vient après moi.

Touché de la frayeur dont son âme est atteinte,

Je devance ses pas pour dissiper sa crainte.

Un peu d'émotion mêlée à ses attraits,

Vous le va faire voir plus belle que jamais.

SCÈNE VIII.
Le Duc de Norfolk, Marie Stuard, Euric, Gardes.

LE DUC DE NORFOLK.

610   Venez, venez, Madame ?

MARIE STUARD.

  Ah ! Duc, que j'appréhende

De vous rendre funeste une bonté si grande !

Si la reine en secret fait observer nos pas,

En voulant me sauver ne vous perdez-vous pas ?

LE DUC DE NORFOLK.

Vos jours en sûreté, quoique je puisse craindre,

615   Mon sort sera plus beau pour chercher à m'en plaindre.

Profitons du secours que nous offre la nuit.

Sortons, Madame? Ô Ciel ! D'où vient un si grand bruit ?

MARIE STUARD.

Quelle disgrâce ! Ah ! Duc, votre perte est certaine.

SCÈNE IX.
Killegre, Marie Stuard, Le Duc de Norfolk, Euric, Gardes.

KILLEGRE.

Hola, Gardes ? À moi : l'on veut trahir la reine.

LE DUC DE NORFOLK.

620   Ouvre les yeux, de grâce, et vois ce que tu fais.

Le bras que tu saisis t'a comblé de bienfaits.

C'est le duc de Norlfolk qui cent fois ?

KILLEGRE.

Il m'importe.

Je suis sujet, Seigneur, et ce devoir l'emporte.

SCÈNE X.
Elisabeth, Marie Stuard, Le Duc de Norfolk, Lancastre, Killegre, Euric, Gardes.

ELISABETH.

Quel désordre, si tard, ose-t-on faire ici ?

625   C'est vous, Duc ! Juste ciel ! Mon ennemie aussi !

MARIE STUARD.

Qui ? Moi, votre ennemie ? Eh, Madame ?

ELISABETH.

Ah le traître !

Enfin, ingrate, enfin, tu t'es donc fait connaître ?

À démentir mes yeux ose appliquer tes soins.

Ce sont, pour ton malheur, de fidèles témoins.

630   Ils ont vu ton faux zèle, et combien ma présence

Coûtait d'inquiétude à ton impatience:

Ces yeux qui pour le tiens n'ont jamais eu d'appas,

Ont vu ta perfidie, et verront ton trépas.

Je t'avais averti que je savais des traîtres,

635   Qui suivaient à grand pas leurs coupables ancêtres :

Et c'en était assez pour te faire sentir,

Que je voulais ta mort moins que ton repentir

Gardes, sans balancer, entraîner ce perfide.

Il faut que de son sort ma vengeance décide.

MARIE STUARD.

640   Songez-vous aux remords que vous vous préparez ?

ELISABETH.

Qu'on les mette tous deux en des lieux séparés.

Ces coupables amants trouveraient trop de charmes,

À pouvoir l'un de l'autre adoucir les alarmes :

Jusqu'au moment fatal où l'on doit les punir,

645   Laissons au désespoir à les entretenir.

À Euric.

Vous dont le zèle ardent vient ici de paraître,

Qui pour m'être fidèle avez trahi ce traître,

Ayez soin d'assembler demain à mon réveil

Les Pairs accoutumés à tenir mon conseil.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.
Elisabeth, Lancastre.

LANCASTRE.

650   Non, Madame, les Pairs ne viennent pas encore.

Vous vous êtes levée aussitôt que l'aurore.

Tant qu'a duré la nui votre esprit agité,

N'a laissé nul repos à votre majesté.

ELISABETH.

A-t-on donné mon ordre ? Amène-t-on le traître ?

LANCASTRE.

655   Oui, Madame ; vous l'allez voir paraître.

ELISABETH.

Et les Comtes !

LANCASTRE.

Madame, ils vont entrer tous deux.

ELISABETH.

Pour immoler le Duc je veux m'assurer d'eux.

Ils ont pour ce perfide une haine mortelle.

SCÈNE II.
Elisabeth, Le Comte de Morray, Le Comte de Newcastle, Lancastre.

ELISABETH.

Comtes, depuis longtemps je connais votre zèle.

660   Vos voeux les plus ardent vont au bien de l'État ;

Et d'un ingrat sujet vous savez l'attentat.

Content de vos soins, et princesse équitable,

Je vous fais tous deus pairs, et juges du coupable :

Il vient. Souvenez-vous que ce billet fatal

665   L'accuse, le convainc d'un crime capital :

Et que traître une fois, il est de la justice

D'empêcher désormais que l'ingrat me trahisse.

Allez.

SCÈNE III.
Elisabeth, Le Duc de Norfolk.

ELISABETH.

Elle fait signe aux gardes de se retirer.

Approchez, Duc. Si le ciel l'eut permis,

Vous alliez contre nous servir nos ennemis.

670   Si le Duc de Norfolk nous déclarait le guerre,

Contre un héros si grand que ferait l'Angleterre

Qui prendrait son parti dans un pareil malheur,

La voyant attaquée avec tant de valeur ?

Le ciel, qui des États prend toujours la conduite

675   A vu trop de péril à souffrir votre fuite.

Il a mis un obstacle avec juste raison?

LE DUC DE NORFOLK.

Madame, un tel discours n'est guère de raison.

Cette faible valeur dont je vois qu'on se joue,

N'a rien fait jusqu'ici que la gloire n'avoue,

680   Et pour nous épargnez des discours superflus,

Votre État chancelait, et ne chancelle plus

La mort qu'on ma prépare est le digne salaire?

ELISABETH.

Et qu'as-tu fait, ingrat, qu'un autre eut pu faire ?

Quel autre encore plus loin eut porté ses exploits,

685   Si je l'eusse honoré de tes mêmes emplois ?

Ne me reproche point quelque faible victoire,

Dont je faisais du bruit pour te combler de gloire :

Tant je goûtais de joie à trouver un moyen

De t'acquérir un nom qui fut digne du mien.

690   Tout autre que toi, aurait plus fait peut-être,

Et n'aurait pas acquis l'infâme nom de traître.

LE DUC DE NORFOLK.

Au gré de votre haine avancez mon trépas ;

Mais de noms odieux ne me noircissez pas.

En quelque lieu du monde où l'on m'ait vu paraître,

695   Jamais à mon devoir on ne m'a vu traître :

C'est un crime trop bas au rang où je me vois,

Pour tenter la vertu d'un home tel que moi.

ELISABETH.

Et quand d'une princesse odieuse, coupable,

Jet e nommai le juge, et te crus équitable,

700   Séduit par le pouvoir de ses honteux appas,

Pour lui sauver le jour ne ma trahis-tu pas ?

Les Pairs qui depuis toi l'ont mieux examinée,

D'une commune voix l'ont d'abord condamnée.

En donnant cet arrêt n'ont-ils pas consulté ?

LE DUC DE NORFOLK.

705   Oui, Madame, vos voeux et non pas l'équité.

Pour moi, qui ne cherchais qu'à vous montrer mon zèle

Dans le funeste emploi que je reçus contre elle,

Et qui par vos discours instruit de sa fureur,

Avait conçut pour elle une invincible horreur ;

710   Contre tous ses appas m'étant mis en défense,

Sa beauté sur mon coeur n'eut aucune puissance ;

Et ma sévérité repoussant tous ses traits,

Envisageait son crime et non pas ses attraits.

Pour mieux le découvrir, vous le savez, Madame,

715   Je voulus pénétrer dans le fond de son âme :

Mes souhaits sur ce point furent tous accomplis,

Et j'en développais jusqu'au moindre replis.

Qui trouvai-je ? Parlons : la vérité l'ordonne.

Loin d'aucun attentat contre votre couronne ;

720   Loin d'une avidité à verser votre sang

Pour s'ouvrir une voie à votre auguste rang ;

Je trouvais dans l'opprobre une reine incapable.

De former un d?sir qui put être coupable.

Je trouvai la vertu que l'on tyrannisait

725   Sans se plaindre un moment des maux qu'on lui faisait.

Je vis la cruauté, le mensonge, la haine

Poursuivre le trépas de l'innocente reine,

Qui préférant la gloire à de fragiles biens,

Pour conserver vos jours eut donné tous les siens.

730   Enfin, je fus surprise dans cette conjoncture

De voir tant d'injustice, et si pue de murmure ;

Et mon coeur de retour de sa prévention,

Ne put se refuser à la compassion.

Je ne présumais pas qu'une princesse illustre

735   M'eut confier son nom pour en tenir le lustre,

Et par quelle raison l'aurais-je présumer ?

À flatter l'injustice étais-je accoutumé ?

J'ai tâché, les effets ont dû vous en instruire,

D'augmenter votre gloire, et non de la détruire.

740   Mon corps percé de coups vous est un sûr garant

Qu'entre vos pairs et moi le zèle est différent.

Ces pairs, qui vers le crime ont des pentes rapides,

De votre sang peut-être un jour seront avides.

Quel exemple, Madame, allez-vous effrayer ?

745   Et quel affreux chemin leur faites-vous frayer ?

Assassins d'une reine, à la moindre querelle,

Ils feront contre vous ce qu'ils ont fait contre elle :

Et ce crime impuni va suffire aux anglais

Pour les autoriser à proscrire leurs rois.

ELISABETH.

750   Va ? Tu noircis en vain de juges équitables.

Jamais de perfidie ils n'ont été coupables.

Animés d'un pur zèle ils périraient pour moi

Si j'avais fait pour eux ce que j'ai fait pour toi.

Est-il quelque grandeur que je t'ai interdite ?

755   Jusques dans tes défauts je trouvais du mérite.

Si le trône à tes yeux eut offerts des appas

Pour t'y faire monter jet e tendais les bras.

Mon coeur que tu charmais, avide de te plaire,

Te montrais le chemin qui te restais à faire.

760   Je t'aimais : je fis plus, je t'en fis un aveu

Qui me coûta beaucoup, et qui te touché peu.

Vois maintenant, vois, lâche, où tu te précipites !

Vois quel était ton choix, et vois ce que tu quittes !

Envisages de près, pour t'accabler d'ennuis

765   L'échafaud qui t'attend et le trône où je suis.

Quel indigne beauté vient de te rendre traître !

Proscrite, abandonnée ?

LE DUC DE NORFOLK.

Et devrait-elle l'être ?

Quel spectacle à nos yeux allez-vous étaler,

Madame ? Et que de droits faites-vous violer ?

770   De quelles nations obtiendrez vous l'estime ?

On opprime une reine, et vous souffrez ce crime ?

D'une injuste poursuite on n'est pas à couvert

Dans l'asile sacré que vous avez offert !

Lorsqu'à quitter son trône elle se vit réduite,

775   Étais-ce en Angleterre où l'adressait sa fuite ?

Pour l'attirer à vous ne jurâtes-vous pas ?

De la rendre paisible au sein de ses États ;

Et de faire à l'Écosse une guerre immortelle

Si jamais à sa reine elle était infidèle ?

780   Qui de votre injustice aurait eu du soupçon ?

Vous avez oublié cette auguste leçon,

Que si la vérité si souvent violée

Pour le malheur du monde en était exile,

Il faudrait qu'en tout temps par un glorieux choix

785   Elle se retrouvât dans le bouche des rois.

ELISABETH.

Laisse-là mon devoir, et songe au tien, perfide.

Ton trépas ?

LE DUC DE NORFOLK.

Son aspect n'a rien qui m'intimide :

Souvent pour votre gloire ou pour vois intérêts

Contre vos ennemis je l'ai vu d'assez près.

790   Et pour la vérité qui m'est cent fois plus chère,

Quelque honteux qu'il soit il ne m'alarme guère.

C'est elle qui m'oblige à jurer à vos yeux

Que sans trahir l'État j'abandonnais ces lieux.

Arracher au supplice une reine innocente

795   Ce n'est pas un forfait dont mon coeur se repente/

Je jure que tranquille en son funeste sort

Sans se plaindre de vous elle attendait la mort :

Que touché du malheur où vous l'avez réduite,

Sans avoir son aveu je ménageai sa fuite ;

800   Qu'à ce dessein fatal, que le ciel a rompu

Elle s'est oppose autant qu'elle a pu :

Que jamais de mon coeur un désir téméraire

N'a fait connaître au sien qu'il cherchait à lui plaire !

Que mon respect pour elle égale ses appas ;

805   Et qu'enfin si je l'aime, elle ne le sait pas.

ELISABETH.

Du plus énorme crime avoir été capable,

C'est donc envers l'État ne pas être coupable ?

Et de mon coeur tranquille avoir troublé la paix,

Ce n'est pas à ton gré le plus noir des forfaits ?

810   De ton sang odieux tu me vois plus avide

Que tu ne fus ingrat, que tu ne fus perfide ;

Deux fois digne de mort, que n'est-il à mon choix

De te faire à mes yeux mourir autant de fois !

Au moins ma volonté, qu'il faut qu'on accomplisse

815   Est que pour chaque crime on invente un supplice ;

Et que par des tourments dont tu n'expires pas,

Tu tentes à loisir les horreurs du trépas.

LE DUC DE NORFOLK.

Hé bien, assouvissez votre cruelle envie.

Au milieu des tourments laissez durer ma vie.

820   Par l'espoir du salaire animez vos bourreaux

À me faire éprouver des supplices nouveaux.

Je n'ai pas attendu que ma mort fut si proche,

Pour m'avouer ingrate et m'en faire un reproche ;

Mais né votre sujet, nourri dans votre cour,

825   Mon respect, malgré moi, m'interdisait l'amour.

Tandis que de mon sang j'ai pu payer vos grâces,

Partout où l'on m'a vu j'en ai laissé des traces :

Et ma reconnaissance écrite en tant de lieux,

Assure à ma mémoire un destin glorieux.

830   Si mon coeur qu'avec soin vous cherchez à confondre,

À vos tenders bontés n'a pu si bien répondre ;

Si par d'autres attraits il s'est laissé toucher,

C'est tout ce qu'à ma foi vous pouvez reprocher.

ELISABETH.

C'est tout ce qu'à ta foi je puis reprocher, traître !

835   Vois cette lettre, vois. Peux-tu la méconnaître.

Elle lit.

Sauvez le sang de tant de rois

Que s'apprête à répandre une main odieuse :

Pour s'immortaliser on ne peut faire un choix

D'une action plus glorieuse.

840   Résolus de prêter la main

À votre généreux dessein,

De nos meilleurs vaisseaux la mer sera couverte ;

Et s'il faut dans la suite un puissant secours,

Nous finirons la paix, et ferons guerre ouverte,

845   Pour assurer de si beaux jours.

Elle continue.

Tu pâlis, malheureux, et ton crime t'alarme.

Cette coupable lettre est du prince de Parme.

Ridolf, ce confident par toi-même choisi,

Arrêté de ma part s'en est trouvé saisi.

850   Que peux-tu m'opposer pour détruire ce crime ?

LE DUC DE NORFOLK.

Rien. Ce billet surpris rend ma mort légitime.

Non que prêt à mourir en victime d'État

Je puisse être accusé d'aucun autre attentat,

Que d'avoir essayer d'obtenir un asile,

855   Où la reine d'Écosse eut un abri tranquille.

Examinez l'écrit qui paraît à vos yeux :

Examinez ?

LE DUC DE NORFOLK.

Les Pairs l'examineront mieux.

Ils doivent s'assembler dans la sale prochaine.

Comme ta trahison ma vengeance est certaine.

860   Pour en jouir plus tôt je veux dès ce moment,

Exposer ma rivale au plus cruel tourment.

Aux gardes.

Hola ? Faites venir la reine prisonnière

Ma joie en t'accablant ne serait pas entière,

Si le même courroux qui termine ton sort

865   Lui laissait ignorer ma vengeance et ta mort.

C'est un plaisir pour moi qu'aucun autre n'égale,

De trouver cette voie à punir ma rivale ;

Et puisqu'on ne peut rompre un si honteux lien,

De te percer le coeur pour mieux trouver le sien.

870   Je sais que ton malheur va lui coûter des larmes ;

Que c'est à ton amour offrir de nouveaux charmes ;

Mais de ma cruauté ce sont les derniers traits :

Plus tu seras sensible à ce qu'elle a d'attraits,

Plus au gré de mes voeux la mort qui t'en sépare,

875   À ton coeur attendri va paraître barbare.

Voici cette beauté si digne de ton choix :

Montre-lui ton amour pour la dernière fois.

Gardes, laissez-les seuls ; et maîtres de la porte.

Empêchez seulement qu'aucun d'entre ou ne sorte,

880   Il y va de vos jours à répondre des leurs.

SCÈNE IV.
Marie Stuard, Le Duc de Norfolk.

MARIE STUARD.

Hé bien, Duc ! Vos bontés augmente mes malheurs.

Quelle fatalité vous inspirera l'envie,

De prodiguer vos jours pour conserver ma vie ?

J'ai fait ce que j'ai pu pour vous en empêcher ;

885   Et tout ce que j'ai fait ne vous a pu toucher.

LE DUC DE NORFOLK.

J'attendrai le trépas l'âme ferme et tranquille,

Si mon sang répandu vous devenait utile ;

Mais tel est de mon sort l'inflexible courroux,

Que je me sacrifie, et ne fais rien pour vous.

890   Que dis-je ? C'est moi seul dont le secours funeste

Fait que dans ce moment nul espoir ne vous reste,

Si jamais de vos jours je n'avais pris soin,

Peut-être votre mort serait-elle encore loin.

Le ciel qui dans nos coeurs voit tout ce qui se passé,

895   Du zèle qui m'anime a condamné l'audace ;

Et n'a pu consentir que vous dussiez vos jours

Aux efforts impuissants d'un si faible secours.

MARIE STUARD.

Si le ciel équitable à ma fuite s'oppose,

De son juste courroux je suis la seule cause :

900   Innocente à vos yeux de meurtres, d'attentats,

Il est d'autres forfaits dont je ne le suis pas.

Pour vous, qui renoncez au rang le plus auguste

Lorsqu'il faut y monter par une voie injuste.

Vous qui de la faveur si longtemps revêtu,

905   N'eûtes pour ennemi que ceux de la vertu ;

Qui de tous les bienfaits dispensateur fidèle,

Des ministres d'État devîntes le modèle ;

Et laissâtes à tous l'exemple généreux,

De répandre les dons qu'ils retiennent pour eux ?

910   Vous, enfin, qui sans fraude ayant été mon juge

Vouliez à l'innocence assurer un refuge,

Quel crime avez-vous fait pour souffrir le trépas ?

LE DUC DE NORFOLK.

Madame, j'en sais que je ne vous dis pas,

Si vous aviez appris ce crime qui vous touché,

915   Il serait condamné de votre propre bouche :

Et j'ai peur qu'avec moi vous ne fussiez d'accord,

Que l'on me rend justice en me donnant le mort.

Tant que votre bonté présume qu'on m'opprime,

Je me flatte en mourant d'emporter votre estime ;

920   Et si j'avais parlé, vos mépris éclatants,

Joindraient trop d'amertume au trépas que j'attends.

MARIE STUARD.

Moi, des mépris ! Ah ! Duc, qu'un tel soupçon m'offense !

Je puis manquer de tout, hors de reconnaissance.

C'est moi qui vous expose aux mouvements jaloux?

LE DUC DE NORFOLK.

925   Et qu'est de plus beau que de mourir pour vous,

Madame ? À quel affront qu'Elisabeth me livre,

Pour un plus grand sujet puis-je cesser de vivre ?

Des peuples à venir votre nom respecté

Va mettre pour jamais le mien en sûreté.

930   Heureux si le destin qu'il faut que je subisse,

Quand mes tristes jours je fais un sacrifice,

Me peut faire expier pour un trépas si doux,

Le crime que j'ai fait de soupirer pour vous !

MARIE STUARD.

Ô ciel !

LE DUC DE NORFOLK.

Vous jugez qu'il m'eut été facile,

935   De supprimer l'aveu d'une ardeur inutile,

Si je n'eusse espéré que d'un crime si grand,

J'obtiendrai le pardon au moins en expirant.

Le temps que je choisis pour parler de ma flamme,

Montre qu'aucun dessein n'est entré dans mon âme ;

940   Et que de vos appas le pouvoir absolu,

A fait aller mon coeur plus loin qu'il n'a voulu.

J'ai brûlé, j'ai languis ; j'ai plus fais, j'ai su taire

Cet amour malheureux, ce crime involontaire :

Et j'attends pas respect à vous le faire voir,

945   Qu'un trépas assuré m'interdise l'espoir.

MARIE STUARD.

À quelque ignominie où l'on m'ait condamnée,

Je n'ai point oublié de quel sang je fus née

Pour en trouver la source en mes premiers aïeux,

Il faudrait remonter au temps des faux dieux.

950   Et le reste d'un sang dont le force féconde,

A depuis deux mille ans donné des rois au monde,

Au rang le plus sublime a d'assez justes droits,

Pour devoir n'écouter que les soupirs de rois.

Je ne m'attendais pas, pour surcroît de misère,

955   Au surprenant aveu que vous venez de faire :

Pour essuyer du sort les plus rigoureux coups

Il ne me restait plus qu'à me plaindre de vous.

Si votre coeur sensible au malheur qui m'opprime

A pris en ma faveur des sentiments d'estime ;

960   Si des attraits proscrits vous ont fait soupirer ;

Quel moment prenez-vous pour me le déclarer !

Si d'un feu qui me perd j'eusse été mieux instruite

Me serais-je avec vous exposée à la fuite ?

Ce que la médisance osera publier

965   Chez tous les rois voisins va me calomnier.

On dira que le juge épris de la coupable

À l'objet de ses feux s'est montré favorable ;

Et que dans un arrêt qu'un tel juge a dicté

L'amour eut plus de pratique n'en eut l'équité.

970   Ah Duc, qui de mes maux avez vu la constance,

Quel indice cruel contre mon innocence !

Quelque juste envers moi qu'ait été votre arrêt

L'amour auprès d'un juge est un grand intérêt.

Que ne chassiez-vous, Duc, cet amour de votre âme ?

975   Que ne bannissiez-vous?

LE DUC DE NORFOLK.

  Et l'ai-je pu , Madame ?

Si les hautes vertus ont droit de tout charmer

Était-il de mon choix de ne pas vous aimer ?

Tant que j'ai de la reine ignorer l'injustice

De sa haine pour vous on m'a vu le complice :

980   Ennemi des forfaits qu'on vous ose imputer

Je trouvais de la gloire à vous persécuter.

Enfin, Madame, enfin, s'il faut parler sans feindre,

D'un juge prévenu vous aviez tout à craindre ;

Et pour être innocente à des yeux corrompus

985   Il ne fallait pas moins que toutes vos vertus.

D'abord de leur éclat eut défile ma vue

D'une secrète horreur j'eus longtemps l'âme émue ;

Et contre Elisabeth un violent courroux

Ma déguisa l'ardeur que je sentais pour vous.

990   Plus entre vous et moi le ciel mit de distance

Moins à vous offenser je voyais d'apparence :

Sur la foi d'un respect qui ne me quittait pas,

J'adorais vos vertus, j'admirais vos appas :

Si j'eusse osé prévoir qu'ils pouvaient me surprendre,

995   En fuyant le péril j'aurais su m'en défendre ;

Mais votre auguste rang, et mon cruel devoir

Semblaient me dispenses de craindre et de prévoir.

Je croyais être sûr en cherchant à vous plaire,

Que mon zèle tout seul m'obligeait à la faire :

1000   Et j'ignorais, Madame, en prenant ce parti,

L'amour le plus puissant qu'on ait jamais senti.

Tout pur qu'est cet amour mes désirs ne prétendent?

SCÈNE V.
Killegre, Marie Stuard, Le Duc de Norfolk.

KILLEGRE.

Les pairs sont assemblés, Seigneur, et vous attendent.

On me vient d'ordonner dans le même moment

1005   De vous faire rentrer dans votre appartement,

Madame.

LE DUC DE NORFOLK.

Adieu, Madame. Une autre destinée

Termine de vos jours la course infortunée.

Quels que soient les tourments qui me sont préparés

Mes maux les plus cruels sont ceux que vous aurez,

1010   Que la mort qui m'attend serait digne d'envie

Si le jour que je perds vous conservait la vie !

Mais du sort le plus rude éprouvant le courroux

Pour tout fruit de mes soins je meurs haï de vous.

Ne me condamnez pas au plus grand des supplices :

1015   Vos vertus de mon crime ont été les complices :

En vain à mon respect je m'étais confié ;

Séduit pas leur pouvoir je me suis oublié.

Peut-être que la reine après mon sort funeste

De vos jours précieux épargnera le reste.

1020   Puisse le juste ciel en finissant les miens

Vous affranchir de maux et vous combler des miens.

MARIE STUARD.

Puisse du juste ciel la sagesse profonde

Qui vous ôte avant moi des misère du monde,

Pour remplir mon attente, et mes voeux les plus doux,

1025   M'appeler à la mort un moment après vous.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.
Le Duc de Norfolk, Le Comte de Newcastle, Gardes.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Oui, Seigneur, je vous plains, une chute si prompte?

LE DUC DE NORFOLK.

D'un home tel que toi la pitié me fait honte.

Retire-toi.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

La reine attend l'ordre sacré

Dont sa main autrefois vous avait honoré.

1030   Cette pompeuse marque, en ce lieu si chérie,

Sous le fer d'un bourreau lui semblerait flétrie.

Elle m'envoie exprès pour vous la demander.

LE DUC DE NORFOLK.

Mon sort est d'obéir, le sien de commander.

Pour en faire un présent que l'avenir abhorre,

1035   De cette illustre marque il faut qu'elle t'honore.

Ton zèle pour l'État la rend digne de toi :

Tu lui viens d'immoler ton honneur et ta foi :

Après ce coup d'essai, ton penchant pour le crime

Te peut faire prétendre au rang le plus sublime ;

1040   Toi qui né dans la boue y serait demeuré

Si ma compassion ne t'en eut retiré.

Tiens, reporte à la reine un présent, qui sans doute,

Devait m'appartenir par le sang qu'il me coûte :

Et pour jouir en paix de ton malheureux sort

1045   Hâte, si tu le peux, les moments de ma mort.

Tout méchant que tu sois, quelque effort que tu fasses,

Tu ne peux en un jour oublier tant de grâces :

De mes bienfaits passez le souvenir présent

Est un bourreau secret dont tu n'es as exempt.

1050   Encore un coup, crois-moi, fais hâter mon supplice.

Je t'en cause un trop grand si tu te rends justice.

Des crimes de ta vie achèves le plus noir ;

Et ne m'expose plus à l'horreur de te voir.

Gardes, je voudrais bien dans mon malheur extrême,

1055   Pouvoir quelques moments réfléchir sur moi-même.

Dans un lieu plus tranquille accompagnez mes pas.

Sa présence est pour moi pire que le trépas.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Ô ciel ! À quelle honte aujourd'hui je m'expose !

SCÈNE II.
Le Comte de Morray, Le Comte de Newcastle, Gardes.

LE COMTE DE MORRAY.

À prévenir vos voeux la reine se dispose

1060   Tantôt dans la chaleur d'un aveugle courroux,

Pour condamner le Duc elle a fiat le choix de nous :

Sûre que notre voix à ses désirs propices

Suivrait sa passion plutôt que la justice.

Quatre autres vieillards, consommez dans les lois,

1065   Dont jamais la faveur n'a corrompu la voix,

Auraient pu le soustraire à ce destin funeste

Si je n'avais eu l'art de séduire le reste ;

Et de leur arracher leurs suffrages douteux

Par de légers bienfaits que j'ai verse sur eux.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

1070   Je ne puis plus, Seigneur, faire un pas en arrière.

Il faut que malgré moi j'achève ma carrière.

Après mille bienfaits honteusement déçus,

J'assassine un héros dont je les ai reçus.

Avant que de vous voir je détestais le crime ;

1075   Vous m'avez fait braver la honte qu'il imprime ;

Un appas de grandeur a corrompu ma foi :

Et si vous l'oubliez lors que vous serez roi,

De méchant à méchant, quoique l'on se promette,

L'union la plus forte est toujours imparfaite,

1080   Et jusques sur le trône où vous serez assis

Vous me feriez raison des mes forfaits trahis.

Une belle action offre au moins pour salaire

À celui qui la fait, la plaisir de la faire :

Mais des crimes perdus ne laissent après eux

1085   À qui les a commis qu'une désespoir affreux.

LE COMTE DE MORRAY.

Quelle indigne pitié vous émeut, vous alarme ?

Quoi dès le premier crime un remords vous désarme !

Est-ce le prix trop abject pour vous encourager

Que l'espoir glorieux d'un trône à partager ?

1090   Ne donnons pas à l'amour de la reine

D'examiner l'arrêt qu'a fait rendre sa haine.

Pendant que son courroux l'aveugle, et la séduit,

Assurons notre crime, et cueillons-en le fruit.

Pour immoler le Duc la hache est déjà prête.

1095   Allez secrètement faire tomber sa tête ;

Pendant que de ma soeur, sujette aux mêmes lois,

J'irai sonder l'esprit pour la dernière fois.

Quand je perds mon rival, une fureur égale

Semble animer la reine à perdre sa rivale ;

1100   Et peut-être ce jour ne se passera pas

Sans être signalé par un double trépas.

J'ai déjà fait?

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Seigneur, je vois venir la reine.

SCÈNE III.
Elisabeth, Le Comte de Morray, Le Comte de Newcastle, Gardes.

ELISABETH.

Ne vous opposez pas au penchant qui m'entraîne,

Comtes. Quelque fierté que m'inspire mon sang

1105   Le repos de mon coeur m'est plus cher que mon rang.

Pour éteindre une ardeur que j'ai laissé trop croître,

À de nouveaux mépris je veux forcer une traître.

Faites venir le Duc, Gardes.

LE COMTE DE MORRAY.

Que faites-vous,

Madame ?

ELISABETH, aux gardes.

Obéissez ou craignez mon courroux.

LE COMTE DE MORRAY.

1110   Vous frémissez pour lui du sort qui le menace :

Et s'il pousse un soupir il obtiendra la grâce,

Madame.

ELISABETH.

S'il l'obtient, vous saurez à quel prix,

Et peut-être tous deux en serez-vous surprise.

Jamais contre l'ingrat je ne fus plus émue.

1115   Je demande à le voir, et j'abhorre sa vue.

Tantôt à ma douleur ne pouvant résister

De con coupable amour je cherchais à douter :

Je l'ai joint à l'objet pour qui son coeur soupire,

Dans l'espoir que la mort l'allait faire dédire ;

1120   Ou que dans un palais plein d'un nom redouté

L'infidèle, du moins, craindrait d'être écouté.

Mais, méprisant la mort, et bravant ma puissance,

Rien n'a pu le contraindre à garder le silence.

De l'air tendre et touchant dont il s'est exprimé,

1125   Jamais de plus d'amour on ne fut enflammé.

L'ingrat, qui me préfère une indigne rivale,

Trouvait-il dans ses fers une fortune égale ?

Elle le fait mourir : et je l'aurais fait roi,

Si ce qu'il sent pour elle il l'eût senti pour moi.

1130   Le voici. Demeurez. Quoi que son air menace,

Je veux de ce perfide humilier l'audace :

Et pour peu qu'il s'échappe à braver mon courroux,

Pour me venger de lui j'aurai besoin de vous.

SCÈNE IV.
Elisabeth, Le Duc de Norfolk, Le Comte de Morray, Le Comte de Newcastle, Gardes.

ELISABETH.

Un reste de bonté dont s'indigne mon âme,

1135   Ma faire faire des pas que j'ai peur qu'on ne blâme.

Ceux que noircit le crime, et qu'ont proscrit les lois

Souillent de leur aspect la majesté des rois.

Je passe en ta faveur par dessus ces maximes,

Quelque horreur que pour toi m'aient inspiré tes crimes :

1140   Et pour récompenser d'assez faibles exploits

Je veux fermer les yeux sur ce que je me dois.

Conçois-tu, malheureux, une infamie égale

À l'ardeur criminelle où ton Coeur se ravale ?

Comblé par mes bontés et de gloire et de biens

1145   Pouvais-tu choisir de plus honteux liens ?

Depuis deux mois entiers que des lois légitimes

Dans le reine d'Écosse ont puni tant de crimes,

Qu'offrait-elle à tes yeux que d'indignes attraits ?

Le jour qu'elle respire est un de mes bienfaits.

1150   J'ai pu deux mois plus tôt trancher sa destine ;

Et tu n'ignores pas qu'elle était condamnée.

LE DUC DE NORFOLK.

Condamnée ! Eh Madame, ayez soins de vos droits ;

Ce mot injurieux n'est point fait pour les rois.

Dans le gloire suprême où la gloire les fait naître,

1155   Maître de tout le monde, il n'ont que Dieu pour maître.

La reine qu'on opprime, et dont il est l'appui,

De tout ce qu'elle a fait n'est comptable qu'à lui.

Mais fut-elle sujette, et non reine absolue,

De quels crimes, Madame, est-elle convaincue ?

1160   Pour noircir sa mémoire apprenez-moi les tous !

ELISABETH.

D'avoir fait lâchement massacrer son époux.

D'avoir dans mes états, où tout était tranquille,

Attenté sur mes jours, violé son asile,

Attiré l'étranger, corrompu mes sujets.

1165   Voilà quelle est ma plainte, et quels sont ses forfaits.

LE DUC DE NORFOLK.

On vous trompe, Madame, elle a l'âme trop belle :

Son plus austère juge est plus coupable qu'elle.

Vous souffrez, cependant, qu'on l'envoie au trépas

Pour des crimes forgés, que vous ne croyez pas.

1170   à des pairs corrompus dont la vue épouvante

Vous livrez sans scrupule une reine innocente.

Votre haine obstinée à finir ses destins

Érige un tribunal d'un amas d'assassins.

Il en est un, Madame, où règne un autre juge

1175   Qui donne à l'innocence un éternel refuge :

La plus grand roi du monde y paraît sans appui ;

Et s'il n'a des vertus, rien n'y parle pour lui.

Comme il est de son dieu la plus parfaite image,

Dans ce degré sublime il lui doit avantage ;

1180   Et devient responsable, après tant de bienfaits,

Et des crimes qu'il souffre, et de ceux qu'il a faits.

Si vous pouviez, Madame, oublier votre haine,

Et voir sans passion une adorable reine,

À de lâches sujets sous le vice abattus,

1185   Devenue odieuse a force de vertus :

Si par vos propres yeux vous vouliez la connaître,

Et non sur le rapport que vous en fait un traître,

Qui pour essai de crime a conçu sans effroi

L'exécrable dessein d'assassiner son roi?

LE COMTE DE MORRAY.

1190   Imposteur ! Le respect qu'ici vous devez rendre?

ELISABETH.

C'est un désespéré qui ne sait où se prendre.

Pour se venger de vous, qui l'avez condamné,

Il voudrait avec lui vous avoir entraîné.

Effrayé du péril qui son crime lui montre

1195   Il s'attache en coupable à tout ce qu'il rencontre,

Et loin que le perfide implore ma pitié

Il croit pas un mensonge être justifié.

LE DUC DE NORFOLK.

Et de quelle pitié vous croirais-je coupable

En faveur d'un sujet que vous trouvez coupable,

1200   Si d'une reine auguste à qui le sang vous joint,

L'innocence est connue, et ne vous touche point ?

Prêt à perdre le jour, si je parle pour elle

Ce n'est point en amant, c'est en sujet fidèle,

Qui voudrait en mourant vous pouvoir dérober

1205   Au crime où malgré vous on vous force à tomber.

Jusqu'ici votre règne heureux de l'Angleterre,

A porté votre nom aux deux bouts de la Terre ;

De l'aurore au couchant les plus augustes rois

Briguent votre alliance, ou craignent vos exploits :

1210   Pour rendre désormais votre gloire immortelle

D'une reine opprimée embrassez la querelle :

Elle est de même rang, de même autorité,

Enfin de même sang que votre majesté.

De vos sacrés aïeux laissez en paix la cendre :

1215   C'est leur sang le plus pur qu'on s'apprête à répandre :

Du fond de leur cercueil ils empruntent ma voix

Pour vous représenter qu'on viole leurs droits.

Méprisez les conseils des ces petites âmes

Que le courroux du ciel a voulu rendre infâmes :

1220   Le soin de s'agrandir par d'injustes moyens?

ELISABETH.

Je les veux suivre, Traître, et mépriser les tiens.

Si je prends leur conseil, j'en connais le justice,

Ils m'animent tous deux à hâter ton supplice :

Leur zèle impatient en presse d'appareil ;

1225   Et je n'hésite point à suivre ce conseil.

Va, lâche, va périr par une main infâme :

Va prouver ta confiance à l'objet qui t'enflamme ;

En te précipitant du degré le plus haut,

Va de ton sang impur rougir un échafaud.

1230   Ce sang qu'en divers temps ont noirci tant de crimes,

Ce sang toujours rebelle à ses rois légitimes,

S'est vu par ses forfaits par l'acier d'un bourreau

Privé plus d'une fois des honneurs du tombeau

Tu serais le premier de ta race odieuse

1235   Qu'eut rendu mémorable une mort glorieuse :

Ton père et aïeul, dont tu sais le destin,

De la honte où tu cours t'ont frayé le chemin :

C'est sur un échafaud qu'ils ont cessé de vivre ;

Tu dégénérais en manquant à les suivre,

1240   Et le remords vengeur qui suit la trahison

Fut toujours insensible à ceux de ta maison.

LE DUC DE NORFOLK.

Madame, je ne puis, à ce torrent d'injures,

De mon coeur qu'on déchire étouffer les murmures :

Tant que votre courroux m'a pris seul pour objet

1245   Je ne suis point sorti du devoir d'un sujet :

Mais quand de mes aïeux on terni la mémoire,

Quand de leur destinée on déguise la gloire ;

Leur sans qui sans opprobre est venu jusqu'à moi,

Me défend de manquer à ce que je leur dois.

1250   Mon père et mon aïeul, dont vous taisez les crimes,

De leur religion volontaires victimes,

Préférèrent les fers, la torture, la mort,

Aux appas séducteurs dont on flattait leur sort.

Voilà les grands forfaits dont ils furent coupables.

1255   Voilà les trahisons dont nous sommes capables.

Voilà pour quel sujet le glaive d'un bourreau

A privé mes aïeux des honneurs du tombeau.

Qui voudrait d'aussi près examiner de plus justes causes.

Vous m'entendez.

ELISABETH.

Oui, traître, et tu ne peux jamais

1260   Faire aller plus avant ma haine et tes forfaits.

Je ne sais rien en moi susceptible d'outrage

Qui ne ton lâche coeur n'ait éprouvé la rage.

Quand j'aurais oublié tes autres attentats,

Ta dernière insolence est digne du trépas :

1265   Mais, perfide, ta reine est assez magnanime

Pour porter sa clémence aussi loin que ton crime :

T'en laisser malgré toi le honteux souvenir

C'est la tourment affreux dont je veux te punir.

Ma bonté fatigue autant qu'elle doit l'être,

1270   Pour la dernière fois va parler, va paraître ;

Si tu peux concevoir que effort je me fais

Par un effort pareil mérite mes bienfaits.

Prêt à voir par ta mort ma vengeance assouvie :

Veux-tu ta grâce ?

LE COMTE DE MORRAY.

Ô ciel !

LE DUC DE NORFOLK.

Je ne hais point le vie.

1275   Si vous me la laissez, il me sera bien doux

De pouvoir de nouveau la prodiguer pour vous.

D'un fidèle sujet l'infatigable zèle?

ELISABETH.

Et qui me répondra que tu me sois fidèle ?

Pour le justifier que ton zèle soit grand

1280   Une fois violée est un mauvais garant.

C'est par un grand effort qu'un grand crime s'efface ;

Et j'en veux un de toi qui mérite ta grâce.

Je ne te la promets qu'à ce prix.

LE DUC DE NORFOLK.

Commandez.

ELISABETH.

Les pairs, dont l'équité s'est acquis tant d'estime,

1285   Eux, qui dans aucun sang n'autorisent le crime,

Pour rendre à l'Angleterre un plus tranquille sort

De la reine d'Écosse ont tous signé la mort.

Ton nom manqué à l'arrêt qu'on a donné contre elle :

Et je ne croirai point que tu me sois fidèle

1290   Qu'en qualité de pair, zélé pour les États,

Tu ne signe, comme eux l'arrêt de son trépas.

Un refus échappé rend ta perte certaine.

Réponds sans balancer.

LE DUC DE NORFOLK.

Gardes, qu'on me ramène.

C'est ma réponse.

SCÈNE V.
Elisabeth, Le Comte de Morray, Le Comte de Newcastle, Suite.

LE COMTE DE MORRAY.

Ah ciel ! L'ingrat n'hésite pas !

1295   Ma rivale à la mort va devancer tes pas,

Traître. Dès ce moment pour contenter ma haine

Allez y préparer cette coupable reine.

Tant que ma lâcheté lui laissera le jour

L'ingrat qu'elle a charmé gardera son amour.

1300   Dût sa tête en tombant armer toute la terre

Pour venir à grands pas fondre sur l'Angleterre,

Comte de Newcastle, ne me revoyez pas

Que vous n'ayez été témoin de son trépas.

SCÈNE VI.
Le Comte de Morray, Le Comte de Newcastle.

LE COMTE DE MORRAY.

Ses ordres sont précis pour perdre sa rivale,

1305   Mais sa haine pour l'autre en paroles s'exhale :

Elle veut faire grâce à l'objet de ses feux ;

Et s'il rendre en faveur il nous perdra tous deux.

Un amour sans espoir dure peu dans une âme :

Sa maîtresse en mourant fera mourir sa flamme ;

1310   Et l'ayant condamné, s'il échappe au trépas

A son ressentiment nous n'échapperons pas.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Ainsi, Seigneur, ainsi pour toute récompense

Nous aurons la douleur d'opprimer l'innocence.

Ne vaudrait-il pas mieux faire un plus noble effort,

1315   Et chercher des moyens pour détourner leur mort ?

Le Duc avec plaisir épouserait la Reine

S'il voyait votre soeur à couvert de sa haine :

Et dans leurs intérêt les nôtres confondus?

LE COMTE DE MORRAY.

Ah ! Perdons-les, vous dis-je, ou nous sommes perdus.

1320   Après de tels affronts, quelque effort qu'on se fasse,

Il en reste une horreur qui jamais ne s'efface :

C'est par des flots de sang que l'on doit s'en laver ;

Et nous avons trop fait pour ne pas achever.

Puisqu'au trône où j'aspire une voie est ouverte

1325   De la reine d'Écosse allez hâter la perte ;

Et laissez-moi le soin, dût-il m'être fatal,

D'aller secrètement immoler mon rival.

Que la reine en courroux tonne, éclate, foudroie,

Il faut que de ma haine il devienne la proie ;

1330   Et dût-elle sur moi le venger aujourd'hui,

Je mourrai sans regret si je meurs après lui.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.
Marie Stuard, Killegre, Melvin, Kenede, Albione, Gardes.

MARIE STUARD, à Killegre.

Quand il faudra partir je n'ai rien qui m'arrête.

Allez dire à vos Pairs que leur victoire est prête,

Et qu'à leur premier ordre ils seront obéis,

1335   Quoique par mon trépas tous les droits soient trahis.

Killegre sort.

À Melvin.

Le Comte de Morray viendra-t-il ?

MELVIN.

Oui, Madame.

MARIE STUARD.

Votre zèle, Melvin, est gravé dans mon âme.

Vous avez de mon sort partagé le courroux,

Et je vais au trépas sans rien faire pour vous.

1340   Je meurs, vous le savez, femme, soeur, fille et mère

Des plus augustes rois que l'Europe révère :

Et de ce rang suprême il ne m'est rien resté

De quoi récompenser votre fidélité.

Victime d'un arrêt qu'a dicté l'injustice,

1345   L'état où je vous laisse augmente mon supplice :

Après un sort si rude il m'eut été bien doux

De combler de bienfaits? Et quoi, vous pleurez tous !

Témoins infortunés des malheurs de ma vie,

En voyez la fin avec un oeil d'envie ?

1350   Dans un long voyage ai-je trop peu souffert ?

Faut-il verser des pleurs quand un port m'est offert ?

Si vous aimez ma gloire épargnez ma faiblesse,

Et ne m'accablez point à force de tendresse.

MELVIN.

Madame, vos bontés, mon devoir, votre rang,

1355   Ne demandent ici que des larmes de sang.

Plut au ciel que le mien, plus ardent que tout autre,

À vos persécuteurs pût arracher le vôtre !

Que votre injuste mort nous a coûté de pleurs !

Et qu'un jour?

MARIE STUARD.

Quelqu'un vient. Contraignez vos douleurs.

SCÈNE II.
Marie Stuard, Le Comte de Morray, Melvin, Kenede, Albione.

MARIE STUARD.

1360   Approche, ingrate sujet, dont la haine m'accable,

Viens me dire du moins que quoi je suis capable.

Apprends-moi quel outrage et quels maux je t'ai faits.

Cruel, mon souvenir n'est plein que de bienfaits.

Quoi que l'on doute encore de qui tu reçus l'être,

1365   Pour enfant du feu roi je t'ai fait reconnaître ;

Et sans approfondir si tu sors de son sang

Je t'ai fait dans ma cour tenir le premier rang.

Tu ne fais que trop voir que tu n'es pas mon frère

Par les soins que tu prends à m'être si contraire.

1370   Si le sang qui t'anime était le sang d'un roi,

Serais-tu sans honneur, sans tendresse, sans foi ?

Élevé dans ma cour, ta criminelle audace

Entre le trône et toi ne put souffrir d'espace :

Pour m'en faire tomber par de sanglants effets

1375   La mort de mon époux fut un de tes forfaits :

Mais, ce qui de l'enfer est la plus noir ouvrage,

Tu me fis imputer ce qu'avait fait ta rage ;

Et par des trahisons, conduits avec art,

J'expire pour un crime où je n'ai point de part.

1380   Tu sais, toi qui l'as fait, que j'en suis innocente.

LE COMTE DE MORRAY.

Un trône prêt à choir n'offre rien qui me tente.

Du ciel qui le foudroie appuyant le courroux

C'est son intérêt seul que je prends contre vous.

Pour détruire une erreur dont j'abhorre le culte.

1385   Les liens les plus doux n'ont rien que je consulte :

Et ce que votre haine appelle ambition

Est un zèle épuré pour ma religion.

MARIE STUARD.

Si ta religion l'acquiert le privilège

D'être envers une soeur perfide et sacrilège,

1390   La mienne, si contraire à celle où tu t'es mis,

M'apprends à pardonner à tous mes ennemis.

Killegre revient.

On vient avertir qu'il faut quitter le vie.

Séparons-nous en paix, c'est moi qui t'en convie

Insensible aux affronts où l'on m'expose ici,

1395   Je pardonne à la reine, et ta pardonne aussi.

Puisse mon sang verse par vos brigues secrètes

Vous retirer bientôt de l'erreur où vous êtes !

Si par le juste ciel mes voeux sont écoutés

J'en vais faire pour vous qui me persécutez.

1400   Adieu.

SCÈNE III.

LE COMTE DE MORRAY.

  Je sens dans mon coeur qui s'émeut, qui chancelle,

La voix de la nature au repentir m'appelle.

Silence, indigne voix, qui me veux attendrir :

Qu'importe pour régner que je sache périr ?

Un prince ambitieux que la raison éclaire

1405   Doit faire une vertu d'un crime nécessaire ;

Et préférer toujours, sans en être confus,

Les utiles forfaits aux ingrates vertus.

SCÈNE IV.
Elisabeth, Le Comte de Morrya, Lancastre, Gardes.

ELISABETH.

Comte, j'allais vous voir. Malgré toute ma haine

Je ne puis résister au remords qui me gêne.

1410   En vain ma politique en veut rompre le cours :

Quelque effort que je fasse il me revient toujours.

Je crois de toutes parts entendre le tonnerre ;

Je crois voir contre moi tous les rois de la terre ;

De qui la majesté, violée à mes yeux,

1415   Rendrait mon nom infâme, et mon règne odieux.

Quoi qu'ait fait votre soeur je lui donne sa grâce.

LE COMTE DE MORRAY.

La clémence sied bien à qui tient votre place.

Cette grande vertu, la plus digne des rois,

Est le plus glorieux, le plus saint de leurs droits.

1420   Mais je doute, Madame, et ne puis vous le taire,

Qu'on approuve jamais ce que vous allez faire.

ELISABETH.

Et peut-on approuver l'implacable fureur

Qui vous fait avec joie immoler votre soeur ?

Est-ce l'injuste espoir de régner après elle

1425   Qui vous rend frère ingrate, et sujet infidèle ?

Quand j'impose silence à mon juste courroux

Si je suis à blâmer, devrait est-ce par vous ?

LE COMTE DE MORRAY.

Pour peu qu'à mon devoir je demeure fidèle

Quels sacrilèges voeux puis-je faire pour elle ?

1430   C'est ma soeur, il est vrai ; mais périsse ma soeur

Sis a vie en ces lieux fait revivre l'Erreur.

Si de vos jours sacrés le ciel bornait la course

D'un déluge de maux elle ouvrirait la source :

Vos sujets qu'elle hait, devenus ses sujets,

1435   Seraient de sa fureur les funestes objets.

Ce trône qu'avec soin vos vertus affermissent,

Où vous donnez des lois dont les méchants frémissent,

Deviendrait pas son ordre un lieu d'impunité

Où l'Erreur pour jamais serait en sûreté.

1440   On verrait sous ses lois par des mains étrangères

Arracher les enfants du tendre sein des mères,

Pour leur faire sucer, éloignés de ces murs

Avec un lait moins cher des préceptes moins purs.

En vous parlant ainsi je trahis la nature ;

1445   Mon sang qui se révolte en soupire, en murmure ;

Je me sens comme vous accablé de remords ;

Et pour les étouffer je fais de vains efforts.

À lui sauver le jour je trouverais des charmes.

Sa mort que je poursuis me coûtera des larmes :

1450   Mais si de ces desseins elle venait à bout

Le carnage et l'horreur triompheraient par tout.

Je prévois des malheurs qui seraient sans limites.

ELISABETH.

Comte, je me suis dis ce que vous me dites.

Si ma main secourable ose briser ses fers

1455   Sa haine pour me perdre armera l'univers :

Mais pour venger la mort, honteuse aux diadèmes,

Tous les rois offensez m'accableront eux-mêmes ;

Et pour le bien commun oubliant leurs débats

Viendront d'intelligence envahir mes États.

LE COMTE DE MORRAY.

1460   Ma crainte sur ce point égalerait la vôtre,

Si les princes voisins se fiaient l'un à l'autre.

Un roi qui s'affaiblit offre une occasion

Qui de ses ennemis tente l'ambition.

De peur de la flatter par de telles amorces

1465   Pour ses propres États chacun garde ses forces ;

Et vous verrez de loin leur impuissant courroux

Borner sa violence à se plaindre de vous.

Quoiqu'il en soit, Madame, il est temps de résoudre

Si vous voulez lancer ou retenir la foudre.

1470   Ma soeur touché à son terme, et dans quelques instants

On voudrait la sauver qu'il ne serait plus temps.

Suivez votre penchant sans aucune contrainte.

ELISABETH.

Vos dernières raisons ont dissipé ma crainte.

Qu'elle meure. Et pourquoi me ferai-je un effort

1475   Pour conserver la vie à qui cherche ma mort ?

Qu'elle meure. Le Duc, qui me fut si fidèle,

Si je lui rend le jour me rendra tout son zèle.

LE COMTE DE MORRAY.

Le Duc, Madame ? Ô Ciel !

ELISABETH.

Tout coupable qu'il est,

Il est assez puni de savoir mon arrêt :

1480   Et s'il faut m'expliquer, quoi qu'ait fait son audace,

Ce qu'a fait sa valeur sollicite sa grâce.

Un pardon généreux ma l'acquiert à jamais.

LE COMTE DE MORRAY.

Madame? Croyez-moi, placez mieux vos bienfaits.

Plus fidèle que lui, s'il faut prendre les armes,

1485   Je mettrai votre trône à l'abri des alarmes.

La Duc dont vos bontés ont voulu faire un roi,

Ingrat à votre amour vous a manqué de foi.

Que tout autre que lui vous eût montré son zèle !

Aimé comme il l'était, que j'eusse été fidèle !

ELISABETH.

1490   Insolent ! Vous sauriez jusqu'où va mous courroux

Si je pouvais sans honte éclater contre vous.

Si je laisse impuni l'affront que vous me faites,

Comte, remerciez la bassesse où vous êtes :

L'intervalle est plus grand, quoiqu'il manqué de foi,

1495   Entre vous et le Duc, qu'entre le Duc et moi.

Pour joindre à ce mépris de plus sensibles peines,

D'un criminel si cher allez rompre les chaînes :

Je lui cause des maux où je prends trop de part.

Portez-lui le pardon ?

LE COMTE DE MORRAY.

Madame, il est trop tard.

1500   Il est mort.

ELISABETH.

  Il est mort ! Ah, perfide, qu'entends-je !

LE COMTE DE MORRAY.

Un si juste trépas le punit et vous venge.

Coupable envers l'État si lâchement trahi,

Condamné par ses pairs, haï de vous ?

ELISABETH.

Haï !

Ah traître ! Dans mon coeur tu sais ce qui se passe.

1505   À la reine d'Écosse allez porter sa grâce,

Lancastre. Ce perfide, ennemi de sa soeur,

M'a peut être engagée à servir sa fureur.

Qu'on la ramène. Et toi je veux que tu périsses.

SCÈNE V.
Le Comte de Newcastle, Elisabeth, Le Comte de Morray, Lancastre, Gardes.

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Madame, à mes forfaits préparez des supplices.

1510   Interdit, pénétré d'une juste douleur,

Je ne paraît ici que pour vous faire horreur.

Je ne m'offre à vos yeux que pour grossir la foudre

Dont il faut vous armer pour me réduire en poudre.

Je me serai puni, mais mon sang répandu,

1515   L'exemple que je dois aurait été perdu ;

Et pour voir avec fruit ma trahison punie,

Il faut que je périsse avec ignominie.

ELISABETH.

Quel sujet vous anime à tenir ce discours ?

LE COMTE DE NEWCASTLE.

D'une reine innocente on a tranché la jour.

1520   Par les crimes d'autrui la vertu malheureuse

A de toutes les morts souffert la plus affreuse.

J'ai vu ce que le ciel avait fait de plus beau

Tendre sa tête auguste à l'acier du bourreau :

Et mes remords trop lents n'ont point formé d'obstacle

1525   Au barbare succès d'un si triste spectacle.

Eussai-je pour tout crime approuvé son trépas

Ma main à m'en punir ne balancerait pas :

Jugez, par cette loi que l'équité m'impose;

Ce que je dois souffrir puisque j'en suis la cause.

ELISABETH.

1530   Vous, ô ciel !

LE COMTE DE NEWCASTLE.

  Moi, Madame. Un aveu si honteux

Vous anime à ma perte, et c'est ce que je veux.

J'offre à votre justice une digne matière.

Ne la trahissez point, faites-la toute entière.

Ce monstre dont la vue infecte vos regards,

1535   Cet ennemi public, haï de toutes part,

Jusqu'à vous aimer a porté son audace,

Plus coupable que moi mérite moins de grâce.

C'est lui qui par l'appas d'une criminel espoir

A séduit ma vertu, corrompu mon devoir,

1540   Imprimé dans mon coeur l'effroyable maxime

Qu'un crime couronné perdait le nom de crime.

Assassin de son roi, sa rapide fureur

A par une autre voie assassiné sa soeur ;

Et si l'on ne prévient sa détestable envie

1545   Leur fils en son pouvoir doit trembler pour sa vie.

ELISABETH.

Hola, Gardes.

EURIC.

Madame.

ELISABETH, en montrant le Comte de Morray.

Assurez-vous de lui.

Traître, qui de mon trône as fait tomber l'appui,

Ton sang, pour le venger, répandu goutte à goutte ?

LE COMTE DE NEWCASTLE.

Pour commencer sa peine ordonnez qu'il m'écoute.

1550   La douloureuse mort de son auguste soeur,

Tout barbare qu'il est, va lui percer le coeur.

Si de mes trahisons le repentir extrême

Peut vous autoriser à m'écouter vous-même,

Vous n'avez plus à craindre aucun trouble intestine ;

1555   Tout cède à l'ascendant de votre heureux destin.

Faites que la pitié succède à votre haine :

Des larmes d'une reine honorés une reine :

L'adorable Stuard vient de finir son sort ;

Et vous allez frémir au récit de sa mort.

1560   Au funeste appareil de son cruel supplice

Elle arrête le ciel qu'on lui fait injustice :

Que pendant sa prison, quoiqu'elle ait enduré,

Jamais contre vos jours elle n'a conspiré ;

Et que du fond des coeurs ayant seul connaissance

1565   Dieu, qu'on ne trompe point, savait son innocence.

Là, de tendres soupirs s'étant joints à sa voix,

Seigneur, écoutez-moi pour la dernière fois,

Dit-elle. Je suis mère, et mon coeur qui soupire

Croit que pour vous toucher ce nom seul doit suffire.

1570   Un fils que de mes pleurs j'ai souvent arrosé,

Au plus grand des malheurs est peut-être exposé :

Ce sang de tant de rois le déplorable reste,

Est peut-être élevé dans un culte funeste.

Dans un péril si grand devenez son appui.

1575   Contre ses ennemis déclarez-vous pour lui.

Montrez-vous en le père ; et pour faveur insigne

Avant que de régner faites qu'il en soit digne.

J'implore pour tous deux votre divin secours :

Et je vous recommande et mon âme et ses jours.

1580   Pendant que de son coeur la tendresse s'explique,

L'abominable objet de la haine publique,

Par une indignité qu'elle n'attendait pas,

Ose se présenter pour lui lier les bras.

Sensible à cette opprobre, une modeste plainte

1585   A trahi la douleur qu'elle tenait contrainte :

Réserve, a-t-elle dit, cet infâme lien

Pour fléchir quelque nom moins fameux que le mien :

Quoique jusqu'au tombeau la fortune me brave

Je veux mourir en reine et non pas en esclave ;

1590   Et malgré le silence où s'obstinent les rois

Jusqu'au dernier soupir je soutiendrai leurs droits.

Ses filles, cependant, les yeux baignés de larmes,

De son pudique sein font entrevoir les charmes.

Pour ouvrir un passage à l'acier criminel

1595   Dont la reine innocente attend le coup mortel,

Par un cruel devoir, dont la rigueur les tue,

Quelques moments après elles voilent sa vue,

Et cachent pour jamais les malheureux appas

Qui sans l'aveu du coeur ont fait tant d'attentats,

1600   Leur zèle consommé par ce dernier service,

Et la victime prête à ce grand sacrifice,

Plus on est attentif à ce lugubre aspect,

Plus on sent de pitié, de terreur, de respect.

Tous les coeurs sont touchés ; tous les yeux sont humides ;

1605   Et tous les gens de bien plaignant son triste sort

D'un éloge funèbre accompagnent sa mort.

Enfin, Madame, enfin, humblement prosternée

Je pardonne, dit-elle, à qui m'a condamnée ;

Fasse le juste ciel que ces juges pervers

1610   Aient le coeur plus austère, et les yeux mieux ouverts ;

Et que leur cruauté sur moi seule épuisée,

L'innocence à la mort ne soit plus exposée.

Pendant ces derniers mots le ministre inhumain

Qui d'un glaive funeste avait armé sa main,

1615   Fidèle exécuteur de votre injuste haine,

A tranché le destin de cette grande reine.

Mais, ô prodige affreux ! Qui me vient de troubler !

Prodige, dont vous-même avez lieu de trembler !

Deux fois sur l'échafaud la tête bondissante

1620   A répété deux fois qu'elle était innocente ;

Et dans tous les esprits répandu tant d'effroi

Que tous les spectateurs ont frémi comme moi.

Pour venger son trépas l'ardeur qui les anime

A choisi son bourreau pour première victime ;

1625   Et si votre pouvoir n'arrête ce transport,

Tous ses juges, sans doute, auront un même sort.

Pour moi qui désormais aurai honte de vivre,

Il faut qu'à leur fureur mon désespoir me livre ;

Et pour mieux me punir, s'ils épargnent mes jours,

1630   C'est à votre justice où sera mon secours.

Je l'attends.

Il sort.

ELISABETH.

Qu'on le suive, et que l'on m'en réponde.

SCÈNE VI.
Elisabeth, Le Comte de Morray, Lancastre, Gardes.

ELISABETH.

Hé bien, sens-tu, méchant, que ton coeur se confonde ?

Te sens-tu dans le crime assez bien affermi,

Monstre, que dans ces lieux les enfers ont vomi ?

1635   De tes lâches projets la fortune se joue.

LE COMTE DE MORRAY.

On ne vous a rien dit que mon coeur désavoue.

À qui veut que le crime éternise ses ans

Les forfaits les plus noirs sont les plus éclatants.

Le roi que fit ma soeur par son hymen funeste,

1640   A péri par mon bras, et vous savez le reste.

Fier de ce premier crime, et sûr de votre appui,

Je n'ai rien oublié pour la perdre après lui.

La mort qu'elle a soufferte est mon dernier ouvrage ;

Et son fils, à son tour eut assouvi ma rage :

1645   J'en avais donné l'ordre, et j'allais être roi

Si le sort inconstant ne m'eut manqué de foi.

Vos droits à l'Angleterre étant peu légitimes,

Et les miens à l'Écosse étant crimes sur crimes,

Pour les mieux affermir je cherchais les moyens

1650   D'unir mon sceptre au vôtre, et vos crimes aux miens.

La ciel cruel aux uns, et favorable aux autres

S'oppose à mes desseins, et secondes les vôtres :

Tous deux enfants de roi par un semblable sort

Il vous élève au trône, et me livre à la mort.

1655   Mais s'il croit la choisir son attente est trompée.

Quoiqu'on ait par son ordre arraché mon épée,

Son aveugle colère a manqué de prévoir

Que j'avais, malgré lui, ma mort en mon pouvoir.

Lorsqu'on tombe d'un trône où l'on a dû prétendre,

1660   Voilà sans balancer le parti qu'on doit prendre.

Il s'enfonce un poignard dans le sein.

ELISABETH.

Faites tous un effort pour tromper ses projets.

Il est trop peu puni pour de si grands forfaits.

Il mérite, le traître, une plus longue peine.

LE COMTE DE MORRAY.

L'endroit où j'ai frappé rend votre attente vaine :

1665   Et j'ai la gloire, au moins, dans un sort si fatal,

De mourir autrement que n'est mort mon rival.

J'expire.

SCÈNE DERNIÈRE.
Elisabeth, Lancastre.

ELISABETH.

Juste ciel ! Quelle suite de crimes !

Que la haine et l'amour ont d'injustes maximes !

Et qu'un coeur déréglé, qui suit leurs mouvements

1670   Se condamne soi-même à de cruels tourments !

Héros trop malheureux ! Trop malheureuse reine !

Victimes tout ensemble et d'amour et de haine,

Ne vous reprochez point votre injuste trépas :

Vous goûtez un repos dont je ne jouis pas.

 


14 novembre 1693


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