CLARIMONDE

DÉDIÉE À LA REINE

M. DC. XLIII. Avec Privilège du Roi.

DE BARO.


publié par Paul FIEVRE, avril 2016

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 19:58:50.


À LA REINE, ANNE D'AUTRICHE

MADAME,

Si Clarimonde se va jeter à vos pieds, ce n'est pas tant pour implorer la protection de Votre Majesté contre les attaques de l'envie, que pour vous rendre très humbles grâces de l'accueil qu'elle eût autrefois l'honneur d'en recevoir, et de la favorable attention que vous daignâtes prêter au récit que je vous fis de ses aventures. Que s'il plaît à Votre Majesté de jeter sur elle quelques regards seulement, j'ose me promettre que cette Princesse, pour être moins jeune de quelques mois, ne lui paraîtra pas moins belle, et que les mêmes traits qui purent alors donner quelque satisfaction à vos oreilles pourront encore donner quelque contentement à vos yeux. Je sais bien, MADAME, que son Destin la soumet à la nécessité de courir tout le monde, mais ce qui la console dans cet accident qu'elle ne peut éviter, c'est que dans tous les climats où l'on voudra la forcer d'ouvrir la bouche, elle ne parlera jamais de la fortune, sans avoir parlé des mérites de Votre Majesté, et sans avoir publié hautement, que si la Terre n'avait point de Couronnes qui ne pussent être le prix de votre naissance, le Ciel n'en a point qui ne doive être le prix de votre vertu. En effet, MADAME, comme si c'était renfermer votre bonté dans des limites trop étroites que de ne la mettre qu'au-dessus des personnes qui tiennent un superbe rang, on veut que vous triomphiez généralement de tout votre sexe. Et ce n'est pas assez de dire que vous êtes la meilleure Princesse qui fut jamais, si l'on n'y ajoute en même temps que vous êtes la meilleure de toutes les femmes. Cette qualité toutefois n'est pas la seule qui vous fait estimer, elle est accompagnée des plus hautes perfections dont une âme puisse être enrichie ; et de quelques beautés que vous soyez redevable au Sang dont vous avez tiré votre origine, on remarque aisément que les avantages que vous possédez doivent être nommés des effets de votre esprit, aussi bien que des présents de la Nature. Parmi ceux-là, MADAME, votre insigne piété doit être particulièrement considérée : aussi voyons-nous bien que c'est à elle que le Ciel a été comme forcé de se rendre, et que pour accomplir les voeux que nous avons mêlés durant si longtemps aux prières de votre Majesté, il a fallu qu'il ait donné à la France deux Princes qui doivent sans doute après avoir été les sujets de votre joie, être les appuis de sa grandeur. J'espère, MADAME, que ces nouveaux Astres ne brilleront pas d'une moindre splendeur que ceux qui leur ont communiqué la lumière ; au contraire, je suis assuré que ces Princes, nés d'un Monarque aussi Juste que Puissant, et d'une Reine aussi Sage que Belle, ne conserveront pas seulement cet Empire dans l'État florissant où nous le voyons, mais qu'ils enrichiront nos Fleurs de Lys des dépouilles du Croissant, et mêleront leurs victoires aux fameux lauriers que nous avons autrefois cueillis sur le Infidèles. En attendant, Madame, que l'ordre des temps présente aux yeux de Votre Majesté l'ordre des miracles qu'ils doivent produire, je la supplie avec humilité de pardonner à la hardiesse que j'ai prise de lui consacrer cet Ouvrage, et de croire que je n'ai jamais eu de plus glorieuse ni de plus forte passion que d'être,

MADAME, de Votre Majesté,

Très humble, très obéissant et très fidèle sujet et serviteur,

BARO.


ACTEURS

CLARIMONDE, Prisonnière d'Almazan, et fille de Solimont.

LYDIANE, confidente de Clarimonde.

ALMAZAN, Roi d'Alger.

SOLIMONT, Roi de Tunis.

ALCANDRE, favori d'Almazan.

MELIDOR, Général d'armée.

ARGIRAN, confident d'Almazan.

LYCAS, Page.

CHEFS DE L'ARMÉE D'ALMAZAN.

La scène est proche d'Alger dans une maison de plaisance.


ACTE I

SCÈNE I.
Clarimonde, Lydiane.

CLARIMONDE.

Ah ne t'oppose plus au torrent de mes larmes,

Contre mes déplaisirs je n'ai plus d'autres armes,

Lydiane c'est trop, tes soins officieux

Gênent également mon esprit et mes yeux :

5   Dans l'horrible transport qui me presse à toute heure,

Si je ne puis mourir, souffre au moins que je pleure.

LYDIANE.

Mais comment les souffrir ces pleurs que vous versez,

Puisqu'ils font une injure aux traits dont vous blessez ?

Et détruisent en vous, par un trop long usage,

10   La force de l'esprit et celle du visage ?

CLARIMONDE.

Leur source toutefois n'est pas prête à finir,

Trop de fâcheux sujets viennent l'entretenir ;

Considère à quel point la fortune me brave

Si Tunis me vit libre, Alger me voit esclave,

15   Mais esclave d'un Roi lâche, injuste, brutal,

Et de notre couronne ennemi capital ;

Almazan ! Ah ce nom me fait frémir de crainte.

LYDIANE.

Pourquoi le nommez-vous ?

CLARIMONDE.

Hélas j'y suis contrainte,

Peut-être en ce moment nos États désolés

20   Sont avecque mon père à sa haine immolés :

Si le traître a forcé nos armes légitimes,

Combien à ses forfaits va-t-il joindre de crimes,

Que ne commettra point sa barbare fureur ?

D'y penser seulement je frissonne d'horreur.

LYDIANE.

25   Chassez de votre esprit ces funestes images,

Les Dieux et Solimont vengeront les outrages

Dont envers votre sang le Tyran s'est noirci,

Il perdra la bataille.

CLARIMONDE.

Et bien qu'il soit ainsi,

Que ne faut-il pas craindre en l'état où nous sommes ?

30   Crois que ce Roi d'Alger, le plus méchant des hommes,

Voudra boire mon sang pour être remplacé

De celui qu'au combat son corps aura versé.

LYDIANE.

S'il arrête ses yeux sur l'éclat de vos charmes,

Loin de vouloir du sang il donnera des larmes,

35   Il n'y peut qu'opposer des efforts superflus.

CLARIMONDE.

C'est ce que je méprise, et que je crains le plus,

Si je croyais toucher ce Monstre de notre âge

Sur mes coupables yeux j'exercerais ma rage,

Et ma main prévenant des malheurs éternels,

40   Éteindrait aujourd'hui ces flambeaux criminels.

LYDIANE.

Ce cruel attentat offenserait Alcandre,

Vous l'aimez.

CLARIMONDE.

Il est vrai, je n'ai pu m'en défendre,

Dès que ce jeune Mars parut dans notre Cour,

Mon âme jusqu'alors insensible à l'amour

45   Apprit l'art des soupirs et l'usage des larmes,

En effet si mes yeux ont pour lui quelques charmes,

L'éclat de ses vertus a pour moi tant d'appas,

Que je voudrais me perdre ou ne le perdre pas.

LYDIANE.

Toutefois être Reine est un grand avantage.

CLARIMONDE.

50   Pour acquérir un sceptre Alcandre a du courage,

Cet Amant généreux autant que fortuné

Pour mille exploits guerriers a le front couronné,

Et s'il faut qu'il soit Roi pour faire que je l'aime

Ses superbes lauriers seront son diadème.

LYDIANE.

55   Il combat contre vous, est-ce un trait d'amitié ?

CLARIMONDE.

C'est en quoi son destin est digne de pitié,

Il tâche toutefois d'accorder dans son âme

Les Maximes d'État, et celles de sa flamme ;

Et sais-tu ce qu'il fait dans l'horreur des combats ?

60   Il présente le coup, mais il retient le bras,

Et son coeur amoureux, où la pitié commande,

Craint de gagner un prix que sa gloire demande.

LYDIANE.

Cette étroite union contractée entre vous

A fait des envieux ou plutôt des jaloux,

65   Mélidor en ressent des atteintes mortelles.

CLARIMONDE.

Taisons-nous, il approche, et bien, quelle nouvelles

Mélidor répondez ?

SCÈNE II.
Mélidor, Clarimonde, Lydiane.

MÉLIDOR.

Madame plût au Cieux

Qu'en ce moment je fusse ou sans voix ou sans vos yeux,

Sans yeux, pour être exempt de l'ardeur violente,

70   Qui par eux dans mon sein d'heure en heure s'augmente ;

Et sans voix, pour couvrir sans être criminel

Vos malheurs et les miens d'un silence éternel.

CLARIMONDE.

Vous n'en dites que trop, les Dieux contre mon père

Ont sans doute lancé les traits de leur colère,

75   Solimont ne vit plus, et je dois l'imiter.

MÉLIDOR.

La raison vous défend de rien précipiter,

Solimont voit le jour, mais l'aveugle fortune

A rendu sa disgrâce à la vôtre commune,

Même sang, même sort.

CLARIMONDE.

Même sort, même fers,

80   Le Ciel n'est point lassé des maux que j'ai soufferts !

Donc sa rigueur fatale a tout ce que j'espère,

Ajoute à ma prison la prison de mon père ?

Solimont est captif et ce Roi généreux

A fléchi sous le joug d'un Prince plus heureux ?

85   Ô sort injurieux ! Ô fille infortunée !

MÉLIDOR.

On combat vainement contre sa destinée,

Solimont assailli, quelquefois assaillant,

A fait ce que peut faire un Chef sage et vaillant.

Prudence toutefois, adresse, ni courage

90   N'ont pu le garantir de ce dernier outrage.

Mais sans vous consommer en regrets superflus

Songez à l'intérêt qui vous touche le plus,

Madame vos malheurs ne sont point sans ressource,

Si des maux que je sens vous arrêtez la course,

95   Assez depuis longtemps mes soins vous ont fait voir

Les marques de ma flamme et de votre pouvoir,

Et si votre beauté qui voit ma servitude

Me traite sans mépris et sans ingratitude,

Je saurai vous tirer du gouffre dangereux

100   Où vous jette l'aspect d'un Astre malheureux.

Vous savez mon pouvoir, et combien dans l'armée

Mon nom est redoutable et ma charge estimée,

Ainsi que les soldats, les Chefs les plus fameux

Font gloire d'obéir à tout ce que je veux.

105   Nous fuirons vous et moi loin de cette contrée,

Et qui de vos États nous défendra l'entrée

Éprouvera l'effort d'un courroux allumé,

Et d'un bras dès l'enfance à vaincre accoutumé :

Je quitterai pour vous, parents, Prince et patrie,

110   Rien ne paraît injuste à mon Idolâtrie

Vous plaire est mon désir, et pour vous assister

Je puis tout entreprendre et tout exécuter.

CLARIMONDE.

Le bien que vous m'offrez est un bien inutile,

Où mon père n'est point trouverais-je un Asile ?

115   Non, je n'en cherche plus, ma gloire est de périr,

Et le bien où j'aspire est celui de mourir.

MÉLIDOR.

L'Occasion est chauve, et c'est être bien sage   [ 1 Occasion : Terme de mythologie. Divinité qu'on représente sous la forme d'une femme nue, chauve par derrière, avec une longue tresse de cheveux par devant, un pied en l'air, et l'autre sur une roue, tenant un rasoir d'une main, et de l'autre une voile tendue au vent.]

Quand elle vient s'offrir de la mettre en usage

Madame pensez-y.

CLARIMONDE.

Le conseil en est pris.

MÉLIDOR.

120   Ce conseil n'est donné que par votre mépris.

CLARIMONDE.

Nullement.

MÉLIDOR.

C'est assez je vois clair, dans votre âme,

Je connais quel secours votre bouche réclame

Alcandre, mais sans doute au bruit, que nous oyons,

C'est Almazan qui vient.

CLARIMONDE.

Lydiane fuyons,

125   Et si pour notre bien quelque désir nous reste,

Cachons-nous pour jamais à cet objet funeste.

SCÈNE III.
Almazan, Solimont, Alcandre, Mélidor.

ALMAZAN.

Enfin j'ai su ranger sous le joug de mes lois

Ce Monarque insolent attaqué tant de fois,

J'ai dompté son orgueil, et caché sous les herbes

130   La pompe et la beauté de ses Palais superbes.

Regarde Solimont où le sort t'a réduit,

De ta présomption ta défaite est le fruit,

Et ces chaînes sous qui je veux que tu gémisses

Sont le prix de ta haine et de tes injustices.

SOLIMONT.

135   Cesse de me noircir de tes propres forfaits,

Et ménage les biens qu'une aveugle t'a faits,   [ 2 Fortune : Terme du polythéisme gréco-romain. Divinité qui présidait aux hasards de la vie. [L]]

Il ne faut qu'un moment, et qu'un tour de sa roue

Pour te précipiter du trône dans la boue.

Souvent les plus beaux jours ont de fâcheuses nuits,

140   Songe à ce que je fus, et vois ce que je suis,

Même sort te regarde, et le Dieu des batailles

Peut mêler ton triomphe avec tes funérailles.

ALMAZAN.

J'aurai cet avantage et ce contentement

Que jamais Solimont n'en sera l'instrument,

145   Sa perte pour le moins devancera la mienne.

SOLIMONT.

N'importe de quel bras ta disgrâce provienne,

Puisqu'en l'adversité que mon âme ressent

On voit que le coupable opprime l'innocent

Crois que ta tyrannie, en malheurs si féconde,

150   Armera contre toi tout le reste du monde.

ALMAZAN.

Si ton malheur présent ne l'en peut retenir

J'ai de quoi me défendre et de quoi le punir,

Cependant tu mourras innocent ou coupable.

SOLIMONT.

Le trépas le plus rude et le plus effroyable

155   Ne saurait m'étonner, mon courage constant

Loin de le redouter le désire et l'attend ;

Décharge hardiment ta haine et ta colère,

Achève le destin de la fille et du père,

Et couvre cette horreur d'un prétexte apparent :

160   En l'état où je suis tout m'est indifférent.

ALMAZAN.

Indifférent ou non ta mort est assurée,

Mon coeur l'a résolue, et ma voix l'a jurée

Emmenez-le soldats et qu'on le garde bien,

Car votre propre sang me répondra du sien.

165   Cependant cher Alcandre il faut que je confesse

Que je dois mon salut à ta seule prouesse,

Ton insigne valeur a sauvé mes sujets,

Et de cet ennemi confondu les projets.

Le seul bruit de ta gloire et de ta renommée

170   Va forcer tout le monde à craindre cette armée,

Et je crois justement que pour tes faits guerriers

La terre désormais manquera de lauriers :

Donc après des exploits si remplis de merveilles,

Après tant de combats, de sueurs, et de veilles,

175   Compagnon de mon sort je ne veux plus penser

Qu'à trouver les moyens de te récompenser.

ALCANDRE.

Sire je ne saurais sans me rendre coupable

Du titre d'impudent, ou bien d'insatiable,

Désirer quelque chose au-delà des bienfaits

180   Dont votre bienveillance a comblé mes souhaits,

Au contraire je crains que le Ciel ne s'irrite

De voir que ma fortune excède mon mérite,

Et que par vos faveurs je tienne auprès de vous

Un lieu dont les plus grands ont droit d'être jaloux.

ALMAZAN.

185   Je sais que le pouvoir que ma faveur te donne

En mille occasions t'égale à ma personne,

Mais quoique la fortune ait voulu t'élever

Où nul autre que toi ne saurait arriver,

Ce qu'elle a fait pour toi n'est que trop peu de chose

190   Fais de nouveaux souhaits.

ALCANDRE.

  Grand Monarque je n'ose.

ALMAZAN.

Tu n'oses ! Quel sujet pourrait t'en retenir ?

Tu peux tout désirer pouvant tout obtenir.

ALCANDRE.

Prince dont le courage est craint par tout le monde,

J'ai suivi vos destins sur la terre et sur l'onde,

195   Et de tant de soldats qui vivent sous vos lois

Nul ne peut mieux que moi parler de vos exploits,

J'ai vu vos actions depuis l'heure première

Que tout plein de sueur et couvert de poussière

Vous avez commencé de tenter les hasards,

200   Et de couvrir de morts les campagnes de Mars :

Mon âme cependant d'intérêt dépouillée,

D'aucune avare faim ne fut jamais souillée.

Et si de quelque chose on n'a pu l'assouvir,

C'est de la passion qu'elle a de vous servir.

205   Que si par vos bontés dignes qu'on les adore

Je puis que quelque bien vous requérir encore,

Je ne demande pas la dépouille des morts,

Vos grâces m'ont comblé d'honneurs et de trésors,

Mon unique souhait, ah penser téméraire

210   Pardonnez grand Prince un tyran me fait taire.

ALMAZAN.

Quel tyran ?

ALCANDRE.

Le respect, ce fâcheux ennemi

Ne me laisse exhaler ma flamme qu'à demi

Clarimonde en un mot que j'aime et que j'adore

Est le juste sujet pour qui je vous implore,

215   Nous sommes deux captifs sous divers liens,

Son corps est vos fers, mon âme est dans les siens,

Et quand cette beauté qui vous est asservie

Devrait causer ma mort, je demande sa vie.

Assez de vos fureurs les tonnerres lancés

220   Ont vengé le courroux de vos Dieux offensés

Son père sent l'effort de la main qui le brave,

Ses peuples sont vaincus, elle-même est esclave,

Que voulez-vous de plus ? Il est temps d'arrêter

Le coup que votre haine est prête à lui porter :

225   Mêlant à la justice un acte de clémence,

D'une illustre Princesse épargnez l'innocence,

Grand Roi je vous en prie, et je ne veux cesser

De baiser vos genoux, et de les embraser

Jusqu'à tant...

ALMAZAN.

C'est assez, lève-toi cher Alcandre,

230   Tu sais qu'à tes désirs je ne puis rien défendre,

Mais contente en ce point mon esprit curieux

Depuis quand ressens-tu le pouvoir de ses yeux ?

ALCANDRE.

Bien que je sois certain, Monarque magnanime,

Que mon affection doit passer pour un crime,

235   Deux mots feront connaître à votre Majesté,

Et mon obéissance et ma témérité.

Trois ans sont expirés depuis l'heure fatale

Que malgré mes défauts votre grandeur royale

Auprès de Solimont voulut me députer

240   Sur des points importants qui s'offraient à traiter :

Là par d'extrêmes soins, je m'efforçai d'éteindre

Les malheurs que ce Prince avait sujet de craindre

Mais je vis Clarimonde et ses charmants attraits

Me livrèrent la guerre en parlant de la paix.

245   Cette beauté divine en charmes si puissante

Alluma dans mon coeur une flamme innocente,

Mais de qui le pouvoir est si juste et si fort

Qu'il vaincra la rigueur du temps et de la mort.

Je comparai cent fois ma fortune à la sienne,

250   Je mesurai mon sang à sa race ancienne,

Mais l'Amour se moqua de ces respects humains

Et pour lui résister mes combats furent vains.

ALMAZAN.

Si tu l'aimas Alcandre elle t'aima de même ?

ALCANDRE.

Pour ne commettre pas une impudence extrême,

255   Sire, je puis jurer que cette vanité,

Quelque éclat qu'elle ait eu ne m'a jamais flatté :

Il est vrai qu'ayant su mes amoureux supplices,

Cette jeune merveille a souffert mes services :

Mais c'est qu'elle a jugé que votre affection

260   M'élèverait plus haut que son ambition,

Et qu'être aimé de vous valait mieux qu'un Empire.

ALMAZAN.

À ta prospérité toute chose conspire

Esclave comme elle est te pouvoir posséder,

Est le bien le plus grand qu'elle osât demander.

265   Va donc rompre les fers de cette prisonnière,

Rends-lui puisqu'il me plaît sa liberté première,

Redonne son éclat à cet objet vainqueur,

Et délivre son corps, mais arrête son coeur :

Pourvu que son amour à la tienne réponde,

270   Un Dieu ne te saurait disputer Clarimonde,

Je l'immole à ta gloire.

MÉLIDOR, à part.

Ah Dieux qu'ai-je entendu ?

ALCANDRE.

Grand Roi, par qui j'obtiens ce que j'ai prétendu,

Que je baise cent fois ces mains victorieuses,

Puisque de vos faveurs les marques glorieuses

275   Ne me permettent pas d'exprimer autrement

Le véritable excès de mon ravissement :

Je vais puisqu'il vous plaît revoir cette captive,

Et lui rendre le bien dont sa beauté me prive,

Je vais, quoique malade, être sa guérison,

280   Et retirer des fers l'auteur de ma prison.

Il sort.

ALMAZAN.

Va le Ciel à tes voeux soit toujours favorable.

MÉLIDOR.

Ah parlons, il est temps, Monarque redoutable

Excusez mon erreur si j'ose contester

Sur l'Hymen inégal que l'on vient d'arrêter,

285   Alcandre vaut beaucoup, mais si l'on considère

Le sang de Clarimonde et le rang de son père,

On ne doit pas souffrir qu'il triomphe d'un bien

Digne plutôt d'un Dieu que non pas d'être sien.

L'astre dont la splendeur donne le tour au monde,

290   Ne voit rien sous le Ciel d'égal à Clarimonde,

Ce chef-d'oeuvre des Dieux, ce merveilleux objet

Mérite un Souverain et non pas un sujet.

Pensez-y mûrement grand Prince, et qu'on espère

Que la mort de la fille avec celle du père.

295   Devant qu'elle s'abaisse à souffrir un parti

Où son illustre sang puisse être démenti.

ALMAZAN.

À quel plus grand parti pourrait-elle s'attendre,

Que de ravoir un sceptre et d'épouser Alcandre ?

Sachez que Clarimonde esclave comme elle est

300   Doit ployer sous le joug de tout ce qui me plaît.

Mon bras et les malheurs dont elle est poursuivie,

Ont mis en mon pouvoir et sa mort et sa vie,

Ma seule volonté lui doit servir de loi,

Et son bien ou son mal ne dépend que de moi.

MÉLIDOR.

305   Oui, mais de ce pouvoir que son malheur vous donne

N'user pas comme il faut, blesse votre couronne,

Enfin elle est Princesse, et pour un sang Royal

Alcandre est un parti ce me semble inégal.

ALMAZAN.

Certain de son courage, et de ma bienveillance,

310   Il peut plus haut encor porter son espérance,

Cesse d'en murmurer, et ne le blâme point,

Si le titre de Prince à sa vertu n'est joint,

La différence entre eux me semble bien petite,

Car s'il ne l'est de sang, il en a le mérite.

MÉLIDOR.

315   Mais Sire.

ALMAZAN.

  C'est assez, le sort en est jeté,

En cela ses désirs règlent ma volonté,

Et je veux qu'aujourd'hui cet hymen s'accomplisse

Qu'on ne m'en parle plus.

Il sort.

MÉLIDOR.

Ô Ciel quelle injustice !

Mais avant que souffrir ce déplaisir mortel,

320   Mon coeur allons tenter le hasard d'un cartel,   [ 3 Cartel : Défi par écrit pour un combat singulier. [L]]

Allons mettre la plume et le fer en usage,

Clarimonde saura ce que peut mon courage,

Et le Roi pourra voir décider à ses yeux

Qui d'Alcandre ou de moi la mérite le mieux.

325   Toutefois ce dessein me paraît impossible,

Le Prince pour Alcandre est un peu trop sensible :

Si je veux étouffer ce Monstre qui me nuit,

Il le faut attaquer sans témoin et sans bruit.

ACTE II

SCÈNE I.
Clarimonde, Alcandre, Lydiane.

CLARIMONDE.

Tu me trompes Alcandre en tenant ce langage,

330   Ou s'il faut que j'espère un si grand avantage,

Sache que le destin ne m'élève bien haut,

Que pour me voir tomber d'un plus horrible saut.

De mon Astre malin la fatale influence

Rallumant mes désirs éteint mon espérance,

335   Le Dieu qui le régit se moque de mes voeux,

Et fait ce qui lui plaît non pas ce que je veux.

ALCANDRE.

Ce Dieu dont vous parlez amolli par mes larmes

N'a plus pour vous troubler de colère ni d'armes,

Mes pleurs ont détourné les traits de son courroux

340   Et je n'ai désormais à combattre que vous.

Je sais que pour le sang dont le Ciel vous fit naître,

Quand de tout l'univers je me rendrais le maître,

Je serais un objet indigne d'espérer

La gloire où mes désirs me forcent d'aspirer ;

345   Mais l'amour et la mort égalent tout le monde,

Si ce Dieu qui me blesse a blessé Clarimonde,

Cet obstacle fâcheux se verra surmonté,

Ou par votre infortune, ou par votre bonté :

Courez belle Princesse où ma foi vous convie,

350   Vous êtes aujourd'hui l'arbitre de ma vie,

Mon sort est dans vos mains, et mon contentement

Ne dépend désormais que d'un mot seulement.

CLARIMONDE.

Hélas ! As-tu besoin du secours de ma bouche

Pour savoir à quel point ton intérêt me touche ?

355   Tes désirs sont les miens, tu le sais, tu le vois,

Et mon coeur par mes yeux te l'a dit mille fois.

Pourquoi donc aujourd'hui veux-tu que je t'exprime

L'excès de mon amour ou plutôt de mon crime ?

Et que dans ce moment mon feu te soit connu

360   Par un mot que la honte a toujours retenu ?

Et bien, puisqu'il le faut, et que c'est pour ta gloire,

Écoute en ce seul mot l'arrêt de ta victoire.

Je t'aime.

ALCANDRE.

Heureux Alcandre entre tous les mortels,

Destins, Princesse, Amour, que je vous dois d'autels :

365   Mais pour bien m'acquitter d'une faveur si grande,

Quels voeux et quels devoirs faut-il que je vous rende ?

Je t'aime ! Ah que ce mot a de charmes puissants,

Il ôte à ma raison l'Empire de mes sens,

Et l'excès du plaisir dont mon âme est comblée

370   La rend également satisfaite et troublée.

Qu'une Princesse m'aime, ah quel abaissement !

Que j'ose la prétendre ah quel aveuglement !

Et qu'elle a de bonté voyant cette injustice

De ne m'imposer pas quelque étrange supplice.

375   Madame, pardonnez à ma témérité,

J'ai demandé beaucoup et bien peu mérité,

Mais si vous désirez qu'aux mains de Clarimonde

Tombent par ma valeur tous les sceptres du monde,

Je saurai couronner par mille exploits divers

380   La Reine de mon coeur, Reine de l'univers ;

La terre n'aura point d'assez puissant obstacle

Pour empêcher mon bras de faire ce miracle,

D'un monde d'ennemis je briserai l'effort,

Et j'y rencontrerai le triomphe ou la mort.

CLARIMONDE.

385   En pensant t'abaisser tu t'élèves Alcandre,

Je sais ce qu'envers moi ta vertu doit prétendre,

Je sais ce que ta peine a de moi mérité,

Et je vois ta grandeur dans ton humilité :

Tempère seulement les bouillons de ton âme,

390   Ta valeur m'est connue aussi bien que ta flamme,

Songe à d'autre desseins, et comblant mes souhaits ;

Dispose ton Monarque à nous donner la paix ;

Solimont tout courbé sous le faix des années

Bénira notre hymen comme nos destinées,

395   Et remettra l'éclat de son trône ancien

Sous l'Asile d'un bras plus jeune que le sien,

Donne-lui de ta flamme une marque bien forte,

Obtiens sa liberté, romps les chaînes qu'il porte,

Et par cette action d'amour et de pitié

400   De même que la mienne acquiers son amitié.

ALCANDRE.

Quoique de son trépas sensible et déplorable

Le funeste décret semble être irrévocable,

Mon amour toutefois hardie à le servir

Détournera le coup qui vous le dois ravir :

405   Mais voyons Almazan, il est temps de lui rendre

Les grâces et l'honneur qu'un bienfait doit attendre.

Je crois qu'il vient ici.

LYDIANE.

Pourquoi pâlissez-vous ?

CLARIMONDE.

Je crains que cet objet n'excite mon courroux,

J'en redoute l'abord.

LYDIANE.

Contenez-vous Madame,

410   Il est temps de calmer les troubles de votre âme,

Le voilà qui paraît.

SCÈNE II.
Alcandre, Almazan, Clarimonde, Lydiane.

ALCANDRE.

Délices de nos jours,

Grand Roi chez qui ma peine a trouvé son secours,

Puisque j'obtiens de vous cette rare merveille,

Voyez quelle faveur à la vôtre est pareille,

415   Me rendant possesseur d'un bien si glorieux,

Vous égalez ma gloire à la gloire des Dieux ;

Et si les immortels n'étaient exempts d'envie

Vous les rendriez jaloux du bonheur de ma vie.

ALMAZAN, considérant Clarimonde.

Jaloux avec raison, ses yeux ont des appas

420   Qui menacent les coeurs d'un amoureux trépas,

Sa grâce et sa beauté sont de puissantes armes.

ALCANDRE.

Sire, quoique ses yeux brillent de tant de charmes

Les vertus font en elle un amas de trésors,

Par qui l'âme fait honte aux richesses du corps.

ALMAZAN.

425   Je ne la croyais point de tant d'attraits pourvue,

Elle flatte, elle blesse, elle plaît, elle tue,

Et l'on peut mieux sentir, que non pas exprimer

Les rares qualités qui la font estimer.

ALCANDRE.

C'est d'où naquit en moi ce désir téméraire,

430   Qu'à votre Majesté ma bouche n'a pu taire,

Désir dont le succès produit en ce moment,

Et ma reconnaissance et mon contentement.

ALMAZAN.

Ne parle point si tôt de ta reconnaissance,

Je songe à te donner une autre récompense,

435   Cet objet dont le charme a de quoi me ravir,

Excite des ardeurs que je veux assouvir,

Pour elle mon amour étouffe ma colère,

Cherche d'autres beautés capables de te plaire

Immole Clarimonde aux plaisirs de ton Roi,

440   Si tu fus digne d'elle elle est digne de moi.

ALCANDRE.

Hélas que dites-vous par quel projet funeste

Voulez-vous me ravir la gloire qui me reste ?

Quelle cause produit un si fâcheux effet,

Et pour le mériter qu'ai-je dit ? Qu'ai-je fait ?

ALMAZAN.

445   Cesse de t'opposer à mon feu légitime,

Je ne t'impute rien ton malheur est ton crime.

ALCANDRE.

Est-ce être criminel, est-ce être malheureux,

Que d'avoir achevé tant d'exploits valeureux ?

Après avoir rendu vos victoires certaines,

450   Faut-il qu'un désespoir soit le prix de mes peines ?

Ah Sire ! N'accusez que le trouble où je suis,

Si j'ose vous nommer l'auteur de mes ennuis,

Et si près de souffrir un traitement si rude

Je puis vous soupçonner d'un peu d'ingratitude.

455   Je rougis d'alléguer mes travaux et mes soins,

Vos yeux sont de mes faits les illustres témoins,

Voyez mon sein ouvert, portez-les sur mes plaies.

ALMAZAN.

Tu penses me fléchir, mais en vain tu l'essaies ;

Le trait que dans le coeur je viens de recevoir

460   L'emporte sur les coups que tu veux faire voir :

Ta blessure à la mienne est du tout inégale,

Mais consultons un peu cette beauté fatale

Nous agitons un point qu'elle doit décider,

Mais pouvant prendre un bien pourquoi le demander ?

465   Clarimonde il me plaît que ta fortune change,

Et que par un prodige aussi juste qu'étrange,

D'esclave que tu fus tu prennes dans les mains

Le sceptre que j'emploie à régir les humains ;

J'efface pour jamais ce caractère infâme,

470   Et te faisant l'honneur de t'accepter pour femme,

Je veux que mes sujets puissent ouïr ta voix

Dessus le même trône où je donne des lois.

Admire ce bienfait et n'en soit pas ingrate

Songe aux prospérités dont ma grandeur te flatte,

475   Ta réponse sera ton naufrage ou ton port,

Et ta bouche est ici l'arbitre de ton sort.

CLARIMONDE.

Parmi les passions qui causent mon martyre,

Ne sachant que penser je ne saurais que dire,

Et dans le différend qui se vient d'agiter,

480   Je vois mon précipice, et ne puis l'éviter ;

Je sais ce que je dois aux bontés d'un Monarque

Qui donnant de sa flamme une superbe marque,

Prend soin de ma fortune, et me veut élever

Au trône où ma naissance est digne d'arriver ;

485   Mais j'ai d'autre désirs, d'autres sceptres m'attendent,

Et ce qu'il veut de moi, d'autres voeux le demandent.

Grand Prince pardonnez à ce juste refus,

Si j'étais aujourd'hui ce qu'autrefois je fus,

Si mon coeur était libre, et s'il pouvait sans honte

490   Effacer le portrait du vainqueur qui le dompte,

Je ferais vanité de vous rendre aujourd'hui

Les voeux et les respects que je reçois de lui,

Mais je ne le suis plus, il a ma foi pour gage.

ALMAZAN.

Tu peux ce qui te plaît il n'est rien qui t'engage,

495   Rien ne peut attacher les Princes ni les Rois,

Nous sommes au-dessus des serments et des lois.

CLARIMONDE.

Si de les observer votre âme se dispense,

La mienne ne prend point de semblable licence,

Mon coeur à mes serments ne peut contrevenir,

500   J'ai fait voeu d'être sienne et je le veux tenir.

ALMAZAN.

Je tiens comme ton corps ta volonté captive,

Quelques lois qu'aujourd'hui la mienne te prescrive,

Tu me dois obéir.

CLARIMONDE.

Qui voudra m'y forcer,

Verra sur son auteur l'outrage repousser,

505   Mais si pour obtenir la fin de mes supplices,

Il vous faut comme aux Dieux, faire des sacrifices,

Montrez qu'en ce moment votre désir soit tel,

Vous verrez la victime aussi tôt que l'autel.

Votre bras et mon corps feront cette partie,

510   L'un donnera le coup, l'autre sera l'hostie,

Et j'aimerai le fer qui m'ouvrira le flanc,

Si le feu qui vous brûle est éteint dans mon sang.

ALCANDRE.

Grand Monarque.

ALMAZAN.

Tais-toi ma colère s'allume,

Qu'est-ce que désormais ta vanité présume ?

515   Le bien que je prétends penses-tu l'emporter ?

Clarimonde en un mot cède sans disputer,

Reprends de ta raison la lumière et l'usage,

Si ma flamme une fois se convertit en rage,

Mille nouveaux tourments vengeront tes mépris.

CLARIMONDE.

520   Aux lâches actions les Tyrans sont appris,

Ils courent aveuglés où la fureur les guide ;

Mais au lieu d'être Amant soyez mon homicide,

Votre haine pour moi vaut mieux que votre amour,

Et si l'on m'ôte Alcandre, il faut m'ôter le jour.

ALMAZAN.

525   Si ma haine te plaît prépare-toi cruelle,

À l'éprouver extrême aussi bien qu'éternelle,

Mais avant que la mort succède à tes désirs,

Sache que ta beauté saoulera mes plaisirs,

Par ta propre rigueur mon triomphe s'apprête,

530   Et malgré tes refus tu seras ma conquête.

Qu'on l'enlève.

ALCANDRE.

À mes yeux plutôt.

ALMAZAN.

Ne branle pas,

Ou tu seras puni d'un horrible trépas.

CLARIMONDE.

À la force, au secours, ah quel acte barbare !

Je ne te verrai plus Alcandre on nous sépare.

LYDIANE.

535   Barbares arrêtez.

ALCANDRE.

  Arrêtez inhumains.

Ou tournez contre moi vos sacrilèges mains.

ALMAZAN.

Si tu perds le respect, tu vas perdre la vie.

ALCANDRE.

Ah c'est tout mon désir, qu'elle me soit ravie,

Après un tel affront je n'ai plus qu'à mourir.

ALMAZAN.

540   Cherche ailleurs qu'en la mort le moyen de guérir,

Fais quelque autre amitié, le change est ton remède.

Il sort.

ALCANDRE.

Justes Dieux quel remède au mal qui me possède

Que je change ah plutôt que de manquer de foi,

Le Ciel verse sa haine et ses foudres sur moi.

545   Perfide c'est à toi de manquer de promesse,

C'est à toi de trahir, c'est à toi que s'adresse

Ce coupable conseil puisque ta lâcheté

M'ose ravir un bien promis et mérité.

Respect dont j'ai senti l'injuste violence,

550   Que ne m'as-tu permis de punir l'insolence

Des complices cruels de ce rapt inhumain,

Je leur eusse porté le trépas dans le sein,

Ou mon coeur expirant sous leur vengeance prompte

N'eût pas eu le regret de survivre à ma honte.

555   Recours des affligés, funestes mouvements

Qu'un désespoir inspire aux malheureux amants,

Venez régner en moi, disposez ma pensée

À chercher le secours d'une fin avancée,

Et me représentez à ma faible raison,

560   Que fer, flammes, cordeaux, précipice, et poison.

Exploits mal reconnus, services inutiles,

Paroles sans effet, promesses infertiles,

Si vous me remplissez de regret et d'horreur,

Mêlez-y désormais la haine et la fureur :

565   Va mon coeur, va chercher celle qu'on t'a volée,

Fais honte à ce Tyran de sa foi violée,

Et puisque ton bonheur par sa perte est changé,

Meurs, mais n'expire point qu'après t'être vengé :

Labyrinthe confus.

SCÈNE III.
Mélidor, Alcandre.

[MÉLIDOR].

L'occasion est belle,

570   Il faut puisqu'il est seul qu'au combat je l'appelle,

Ma flamme à ma valeur demande cet effort ;

Mais Lydiane vient.

ALCANDRE.

Ô sensible transport !

MÉLIDOR, se cachant.

Que lui veut-elle dire ? Écoutons son message.

SCÈNE IV.
Alcandre, Lydiane, Mélidor.

[ALCANDRE].

Viens-tu pour m'annoncer quelque nouvel outrage ?

LYDIANE.

575   Je viens par l'ordre exprès que Madame a prescrit,

Pour arrêter d'Alcandre, et le bras et l'esprit,

De crainte que son mal plus fort que sa constance

Ne l'aveugle et le porte à quelque violence.

ALCANDRE.

Pour arrêter mon bras, ah que c'est bien en vain,

580   Que celle que j'adore a formé ce dessein,

Après ce qu'un respect m'a fait faire contre elle,

Après ma lâcheté suspecte ou criminelle

Craint-elle quelque chose ?

LYDIANE.

Elle craint justement

De quelque désespoir le fâcheux mouvement.

MÉLIDOR.

585   Approchons-nous plus près.

LYDIANE.

  Au reste, elle m'envoie.

Pour vous faire savoir qu'il faut qu'elle vous voie

Ne lui refusez pas ce moment de plaisir.

ALCANDRE.

Tu sais que lui complaire est mon plus grand désir,

J'achèterais ce bien par le prix de ma vie,

590   Mais hélas ! Mon destin cette gloire m'envie,

On la retient sans doute dans quelque appartement

Où son bel oeil n'est vu, que du jour seulement.

LYDIANE.

Le lieu qui la retient n'est point inaccessible,

Et puis à qui bien aime il n'est rien impossible,

595   Ce fameux cabinet où l'Art a surmonté

Tout ce que la nature eut jamais de beauté,

Où mille oiseaux mignards gazouillent à toute heure

Est sa faible prison, ou plutôt sa demeure,

Elle a pour promenoir un Jardin spacieux,

600   Dont les murs vont bien haut, mais non pas jusqu'aux Cieux

Et si vous conservez quelque soin de lui plaire

Vous les pouvez franchir.

ALCANDRE.

C'est ce que je veux faire,

Oui je m'acquitterai de ce juste devoir,

Elle en a le désir, j'en aurai le pouvoir,

605   Mais sous un autre habit que celui que je porte,

Le respect me contraint d'en user de la sorte,

Pour n'offenser le Roi, de qui l'esprit jaloux

Porterait jusqu'au bout sa haine contre nous,

Outre qu'il faut sauver l'honneur de la Princesse.

LYDIANE.

610   C'est mêler sagement la prudence à l'adresse,

Le Prince pour le moins ne vous connaîtra pas,

Et ne troublera point vos désirs ni vos pas.

Je vais de ce dessein la tenir avertie.

ALCANDRE.

Je vous suivrai bientôt.

MÉLIDOR, à part.

Pourquoi cette partie ?

615   Il le faut aborder.

ALCANDRE.

  Ah frivole dessein,

Qui ne sert qu'à nourrir un vautour dans mon sein,

Un vautour, mais qui vient ? Ô rencontre importune !

MÉLIDOR, l'abordant.

Tout comblé des faveurs d'Amour et de fortune.

Méditez-vous ici quelques exploits guerriers,

620   Sur le point d'ajouter le Myrte à vos lauriers ?

Je vous trouve pensif.

ALCANDRE.

Ceux que Mars favorise,

Doivent seuls méditer quelque grande entreprise,

C'est à vous de former ces desseins glorieux.

MÉLIDOR.

Je cède cet honneur aux plus ambitieux,

625   Et conserve pour moi le désir de bien faire.

ALCANDRE.

Ce désir Mélidor est assez ordinaire,

Chacun craint de faillir.

MÉLIDOR.

Ce noble sentiment,

Ne règne pas Alcandre en tous également,

J'en sais de criminels dont la haute espérance

630   Surpasse le mérite et dément la naissance.

ALCANDRE.

L'espérance est permise aux plus infortunés.

MÉLIDOR.

On blâme les désirs qui sont désordonnés.

ALCANDRE.

L'imprudent ose tout, et le sage au contraire,

Sans paraître jamais, lâche ni téméraire,

635   Sait tenir un milieu dans ces extrémités.

MÉLIDOR.

Si quelques-uns l'ont fait peu les ont imités.

ALCANDRE.

Vous le croyez ainsi.

MÉLIDOR.

J'en vois l'expérience.

ALCANDRE.

Ce discours embrouillé lasse ma patience,

Adieu quelques raisons m'appellent autre part.

MÉLIDOR.

640   Je les sais les raisons, qui causent ton départ,

Mais où que ton orgueil porte tes espérances,

Icare audacieux, tu n'es pas où tu penses,

L'approche du Soleil où tu mets ton bonheur,

Te coûtera bientôt, et la vie et l'honneur.

ACTE III

SCÈNE I.
Almazan, Argiran.

ALMAZAN.

645   J'ai, fidèle Argiran, quelque chose à te dire,

Fais qu'on nous laisse seuls.

ARGIRAN.

Que chacun se retire.

ALMAZAN.

Atteint également de colère et d'amour,

Je ne vois qu'à regret la lumière du jour,

Clarimonde est pour moi trop coupable et trop belle,

650   J'ai beau dire que j'aime, et que je meurs pour elle,

J'ai beau me faire craindre et beau la menacer,

Le trait de sa rigueur ne se peut effacer.

Dans ces extrémités je ne sais que résoudre,

Tantôt je me dispose à la réduire en poudre,

655   Et tantôt écoutant la voix de la pitié,

J'excuse son audace, et son peu d'amitié.

Argiran ? Si jamais tu ressentis dans l'âme

Quelque faible chaleur d'une pareille flamme,

D'un utile conseil soulage mon tourment,

660   Ne me déguise rien, parle-moi franchement,

Et si tu n'as dessein d'encourir ma disgrâce,

Dis ce que tu ferais étant mis en ma place.

ARGIRAN.

Ce que je ferais Sire ? Ayant de quoi dompter

Celle de qui l'orgueil ose vous résister,

665   Après avoir poussé tant de plaintes frivoles,

Je voudrais ajouter les effets aux paroles,

Je hasarderais tout, et pour la posséder,

Je ferais à l'amour la force succéder.

ALMAZAN.

Il est vrai que je puis, usant de violence,

670   Saouler mes appétits, vaincre sa résistance,

Et pour mettre en effet mes amoureux desseins,

Charger de fers pesants ses délicates mains.

Mais quel contentement ou plutôt quelle gloire,

D'acheter à ce prix une telle victoire ?

675   Le moyen d'assembler le plaisir et l'horreur,

Et d'accorder l'amour avecque la fureur ?

Je voudrais qu'aujourd'hui son âme combattue,

Pût ressentir l'effort du beau trait qui me tue,

Et qu'Amour ce Tyran, ce superbe vainqueur

680   Me voulût élever un trône dans son coeur.

Par le plaisir qui naît d'une ardeur mutuelle,

Il rendrait ma victoire et plus douce et plus belle,

L'ingrate dont l'orgueil m'attaque insolemment

Chercherait son bonheur dans mon contentement,

685   Et pleine de ce Dieu qui n'épargne personne,

Elle prendrait sa part du poison qu'elle donne.

ARGIRAN.

Certes si par douceur on pouvait la gagner,

Ce serait bien des pleurs, ou du sang épargner,

Mais que mon coeur ne fît cette conquête,

690   Et qu'un Myrte amoureux ne couronnât ma tête,

J'ajouterais sa perte à ses autres malheurs

Et je n'épargnerais ni son sang ni ses pleurs.

ALMAZAN.

J'ai formé ce dessein, injuste ou légitime,

Mon feu n'est allumé que pour cette victime,

695   Il faut que cet objet si cruel, mais si beau

Monte dessus le trône, ou descende au tombeau.

À moins que son humeur seconde mon envie,

Elle ne peut sauver son honneur ni sa vie,

Et quoi qu'elle ose dire ou qu'elle ose espérer,

700   Elle n'a que ce jour pour en délibérer.

Mais qui vient ?

ARGIRAN.

C'est Lycas.

SCÈNE II.
Almazan, Lycas, Argiran.

ALMAZAN.

Et bien ?

LYCAS.

Mélidor Sire,

Dit avoir un secret important à vous dire.

ALMAZAN.

Qu'il entre.

LYCAS.

Quelques chefs l'accompagnent ici.

ALMAZAN.

Il les faut écouter, va qu'ils entrent aussi.

705   Quelque noble dessein les pousse et les enflamme.

SCÈNE III.
Mélidor [suivi de quelques Chefs], Almazan, Argiran.

MÉLIDOR.

Que votre Majesté grand Prince ne me blâme,

Si j'ose l'interrompre, et d'un fâcheux discours

Mêler quelque amertume aux douceurs de ses jours,

Une puissante loi m'ordonne de le faire :

710   Et si quelque raison m'inspirait de me taire,

Cette raison légère offenserait les Dieux,

Et ferait d'un silence un forfait odieux.

ALMAZAN.

Parle.

MÉLIDOR.

Avant qu'exprimer ce qu'il faut qu'elle entende,

Que votre Majesté souffre que je demande,

715   Quel prix elle offrirait à l'un de ses sujets,

Qui d'un traître assassin confondrait les projets,

Et qui d'un parricide exemptant sa personne,

Sauverait tout d'un coup sa vie et sa couronne.

ALMAZAN.

Si d'un péril semblable on m'avait préservé,

720   Je voudrais me donner à qui m'aurait sauvé,

Je ferais vanité de lui rendre commune

Ma gloire, ma grandeur, mon sceptre, ma fortune,

Et pour l'avoir connu si fidèle à son Roi,

Quoi qu'il pût désirer, il l'obtiendrait de moi.

MÉLIDOR.

725   Rien ne peut mériter cette reconnaissance,

Mais Sire je vous tiens trop longtemps en balance,

C'est moi de qui l'esprit fidèle et vigilant,

A connu d'un ingrat le dessein violent,

Il veut borner le cours de vos belles années,

730   Mais j'ai su découvrir ses funestes menées,

Et rien ne m'est caché de l'horrible attentat,

Dont ce traître veut perdre et le Prince et l'État.

ALMAZAN.

Nomme cet impudent afin qu'un trait de foudre,

L'extermine, l'écrase, et le réduise en poudre,

735   Que sa mort soit le prix de sa témérité.

MÉLIDOR.

Je l'aurais déjà dit à votre Majesté,

Mais pour surprendre mieux ce perfide Adversaire,

Votre propre intérêt me force de le taire,

Il suffit que bientôt vos yeux justes témoins

740   Verront à découvert et son crime et mes soins,

Fût-il la force même ou la même finesse,

Il ne peut éviter les pièges qu'on lui dresse,

Je vous l'amènerai vif ou mort.

ALMAZAN.

C'est assez,

Ajoutant ce service aux services passés,

745   Sois certain Mélidor d'obtenir dans l'Empire

Quelque degré de gloire où ton humeur aspire,

Songe donc à ma vie, et ne perds point de temps.

Il sort.

MÉLIDOR.

Enfin, chers Compagnons, mes désirs sont contents,

J'aurai de mes travaux la juste récompense,

750   Et le Roi m'a promis beaucoup plus qu'il ne pense.

Aidez à mon dessein, et si j'obtiens jamais

Le bien que je souhaite, et que je me promets,

J'élèverai si haut vos fortunes prospères,

Qu'on vous méconnaîtra par le nom de vos pères.

CHEF.

755   Proposez hardiment, et nous oserons tout,

Quoi qu'il faille tenter nous en viendront à bout,

Notre destin au vôtre est joint de telle sorte,

Qu'on ne peut voir de noeud ni de chaîne plus forte.

MÉLIDOR.

Mon dessein chers amis, mais quelqu'un peut venir,

760   Ce lieu n'est pas commode à vous entretenir,

Écartons-nous un peu, l'affaire le mérite,

Et le secret importe au coup que je médite.

SCÈNE IV.
Clarimonde, Lydiane au Jardin.

CLARIMONDE.

Si quelque impatience agite mon esprit,

Ma raison la fait naître, et mon feu la nourrit,

765   Je crois qu'à m'obliger Alcandre se dispose,

Mais hélas ! Penses-tu qu'il le puisse ou qu'il l'ose ?

Quelque respect humain, quelque lâche devoir

Le pourra détourner du dessein de me voir ;

Dures extrémités ! Importune contrainte !

770   Faut-il brûler d'espoir faut-il geler de crainte,

Et ne dois-je pas dire en l'état où je suis,

Qu'il n'est point de supplice égal à mes ennuis ?

LYDIANE.

Céder à la douleur c'est manquer de courage,

Le Nocher qui se trouble au milieu de l'orage,

775   Loin de le surmonter et de surgir au port,

Trouve dans son naufrage et la honte et la mort.

Espérez mieux Madame ; et soyez assurée

D'une foi si connue et si souvent jurée,

Eût-il toute la terre et les cieux ennemis,

780   Il ne saurait manquer à ce qu'il a promis,

Il le veut, il le peut, vous n'avez point de garde

De qui l'oeil défiant jour et nuit vous regarde.

Rien ne vous est suspect, puisque dans ce moment

Vous êtes sous la foi d'une Clef seulement,

785   Vous le verrez bientôt.

CLARIMONDE.

  Ah c'est ce qui me trouble.

Par l'espoir de ce bien ma disgrâce redouble

De quel front, de quel oeil verrai-je devant moi

Celui qui m'abandonne au triomphe du Roi ?

Si ma perte le touche il doit cesser de vivre,

790   Et s'il meurt pour m'aimer c'est à moi de le suivre.

Ainsi qu'il soit coupable, ou qu'il ne le soit pas,

Je ne puis Lydiane éviter le trépas :

Car pour son innocence, ou bien pour son outrage,

Il faudra que je meure ou d'amour ou de rage.

LYDIANE.

795   Si les Dieux protecteurs d'une sainte amitié,

Ne jetaient sur la vôtre un regard de pitié,

Je les accuserais d'une injustice extrême ;

Mais j'aperçois quelqu'un.

CLARIMONDE.

Est-ce lui ?

LYDIANE.

C'est lui-même.

CLARIMONDE.

Lydiane je sens un frisson me saisir,

800   Et ma crainte à ce coup surmonte mon désir.

SCÈNE V.
Alcandre déguisé en Jardinier, Clarimonde, Lydiane.

ALCANDRE.

C'est avec raison belle et grande Princesse,

Que mon funeste abord vous étonne et vous blesse,

Je ne suis plus qu'un Monstre à qui le juste sort

Refuse également et la vie et la mort,

805   Monstre de lâcheté, prodige de faiblesse,

De qui le coeur sans coeur vit tomber sa maîtresse

Sous le joug rigoureux d'un pouvoir étranger,

Sans mourir à ses yeux comme sans la venger.

CLARIMONDE.

Alcandre si je crains, ce n'est pas ta présence,

810   Comme elle est mon désir, elle est mon espérance,

Mais ce qui peut ma peine et ma crainte causer,

C'est l'extrême péril où tu viens t'exposer,

Cesse de t'accuser, je connais ton courage,

Si ton coeur offensé n'a repoussé l'outrage,

815   C'est que ta prévoyance a jugé sagement ;

Que la force manquait à ton ressentiment ;

Répare ce défaut, songe à quelque artifice

Qui trompe du tyran l'amour ou la malice,

Détruis par ta prudence un injuste pouvoir,

820   Et ce qu'il t'a ravi tâche de le ravoir.

ALCANDRE.

Je vois dans mes malheurs un excès qui m'étonne,

Mon espoir me trahit, ma raison m'abandonne,

Et je souffre un ennui qui me fait condamner

Les plus sages conseils qu'elle puisse donner :

825   Je pense toutefois qu'une fuite soudaine

Serait un prompt moyen de vous tirer de peine.

Je suis prêt de vous suivre, et de verser mon sang

Pour rendre à Clarimonde et sa gloire et son rang,

Confondant sa justice avecque mon courage,

830   L'univers subjugué sera notre partage,

Dans la flamme et le fer on me verra courir,

Également heureux de vaincre ou de mourir.

CLARIMONDE.

Cher Alcandre un mal trop rude et trop sensible

Oppose à ce conseil un obstacle invincible,

835   Quel moyen de laisser mon père dans les fers ?

Almazan plus démon, que tous ceux des enfers,

Exercerait sur lui pour assouvir son ire,

Tout ce que peut la haine et que la rage inspire :

Je vois déjà son corps percé de mille coups,

840   Je vois ce fier tyran enflammé de courroux,

Qui veut qu'en cent morceaux ses membres on découpe ;

Des bourreaux préparés je vois l'infâme troupe,

Qui le fer à la main, et le bras retroussé,

Foulant d'un pied superbe un vieillard terrassé,

845   Va, par une fureur de mille autres suivie,

Tirer le même sang à qui je dois la vie.

Parmi tant de tourments, et de morts à la fois,

Ce Prince malheureux hausse sa faible voix,

Et touché de mon crime autant que de sa peine,

850   Me nomme courageuse, hélas ! Mais inhumaine.

ALCANDRE.

Ce funeste penser vous dérobe des pleurs,

Mais c'est trop accorder à de fausses douleurs,

Le corps de Solimont ne baise point la poudre,

Et votre éloignement est encore à résoudre.

CLARIMONDE.

855   Cette crainte à mon sexe est un vice fatal,

Je suis ingénieuse à me faire du mal,

Mais de quelque douleur que la mienne te blesse,

Ton amour doit souffrir ou vaincre ma faiblesse.

Quittons mon cher Alcandre un si fâcheux discours,

860   Dans quelque autre projet cherchons notre secours,

Il faut exécuter en faveur de mon père,

Celui qu'un désespoir aujourd'hui me suggère :

Mais pour ce qu'Almazan pourrait bien survenir,

Et qu'il me faut du temps pour t'en entretenir,

865   Fais le guet Lydiane, et veille en telle sorte

Quel le Roi sans ton su ne puisse ouvrir la porte.

LYDIANE.

Et s'il vient ?

CLARIMONDE.

Hâte-toi de nous en avertir.

Afin qu'au moins Alcandre ait le temps de sortir.

LYDIANE.

Reposez-vous sur moi j'y veillerai sans cesse.

ALCANDRE.

870   Qu'avez-vous résolu belle et sage Princesse ?

CLARIMONDE.

De perdre le coupable et sauver l'innocent,

Ton amour le commande, et la mienne y consent,

En un mot, d'Almazan l'injuste violence

Mérite un châtiment égal à son offense,

875   Ce Tyran contre nous n'a que trop entrepris,

J'ai connu sa fureur, comme toi son mépris,

Et j'appelle ton bras pour seconder l'envie,

Qui veut qu'à ma vengeance on immole sa vie.

ALCANDRE.

Sa vie ? Ah qu'ai-je ouï ! Parlez-vous sainement,

880   Cet arrêt me remplit d'un juste étonnement.

Sa vie ?

CLARIMONDE.

C'est à tort qu'Alcandre s'en étonne,

Tu dois perdre ce Monstre, et le Ciel te l'ordonne.

ALCANDRE.

Le Ciel condamnerait cet acte violent.

CLARIMONDE.

Le Ciel veut qu'on châtie un parjure insolent.

ALCANDRE.

885   Madame je connais jusqu'où va son offense,

Mais l'en oser punir excède ma puissance,

Les Dieux sur les Rois ont un juste pouvoir,

Et son crime n'est point plus grand que mon devoir.

CLARIMONDE.

Pour les Princes cléments, justes et magnanimes,

890   L'amour et le respect sont toujours légitimes,

Mais ce traître a pour nous des titres différents,

Et l'on doit distinguer les Rois et les Tyrans.

ALCANDRE.

C'est le Ciel qui les fait, lui seul les peut détruire,

Quand ces Astres vivants sont indignes de luire,

895   C'est à lui d'en connaître, et non pas aux mortels.

CLARIMONDE.

Lâche pourquoi crains-tu d'abattre ses autels ?

ALCANDRE.

On doit trop ma Princesse aux têtes couronnées,

Leur seule volonté règle nos destinées,

Qu'un Monarque se montre ou barbare ou clément,

900   Ses sujets contre lui s'arment injustement :

Il apporte en naissant de sacrés privilèges,

La main qui les détruit commet des sacrilèges ;

Car son impiété par un acte odieux

S'attaque insolemment à l'image des Dieux.

905   Madame à ses pareils toute chose est permise,

Quelque mal qu'il m'ait fait son sceptre l'autorise.

CLARIMONDE.

Tu peux exécutant ce que j'ai médité,

Te servir mieux que lui de cette autorité,

Cruel tu n'as donc plus d'amour ni de mémoire,

910   Doncques cette action si récente et si noire,

Qui t'a volé ton bien et soustrait mes appas,

Est hors de ton esprit ou ne te touche pas ?

ALCANDRE.

Ah si vous ignorez combien elle me touche,

Ma main vous l'apprendra beaucoup mieux que ma bouche,

915   Je veux par mon trépas achever mes douleurs,

Et verser désormais plus de sang que de pleurs

Ce fer.

Il met la main à un poignard.

CLARIMONDE.

Arrête Alcandre et pardonne à ma flamme,

Si j'ai voulu jeter ce dessein dans ton âme,

Excuse mon offense, excuse mon amour,

920   Et n'abandonne point ni mes yeux ni le jour.

N'ayant pu d'un coupable étouffer l'insolence,

Au moins en ma faveur épargne l'innocence,

Et garde que ta main ne commette un forfait,

Trop injuste en sa cause aussi bien qu'en l'effet,

925   Je te soumets Alcandre, à deux lois qu'il faut suivre.

ALCANDRE.

Quelles ? Prononcez-les.

CLARIMONDE.

De m'aimer et de vivre.

ALCANDRE.

Que je vive, et qu'un autre à ma honte, à mes yeux,

M'arrache de la main un bien si précieux !

CLARIMONDE.

Pour finir d'un coup sa gloire et ta misère,

930   Il ne faut que forcer la prison de mon père,

Je te propose Alcandre un projet hasardeux,

Mais si tu peux d'ici nous retirer tous deux,

Les Dieux que ce Tyran par ses crimes irrite

T'accorderont le bien que ta vertu mérite.

935   Nos peuples reprendront sous l'appui de ton bras,

Leur espérance éteinte en leurs derniers combats

Et secouant le joug d'une puissance indue

Recouvreront sous toi leur liberté perdue.

ALCANDRE.

Je vais forcer Madame, à faire cet effort,

940   Détournez cependant votre perte et ma mort,

Que ce Prince amoureux...

CLARIMONDE.

N'en dis pas davantage,

Si tu doutes de moi tu me fais un outrage,

Je jure encore un coup de ne trahir jamais

L'amitié qui t'est due, et que je te promets :

945   Prends le soin seulement de conserver entière,

L'illustre pureté de ta flamme première,

Et jusqu'à ce qu'Alcandre apprenne mon trépas,

Qu'il aime Clarimonde, et qu'il ne meure pas.

Mais Lydiane accourt, va-t'en l'heure nous presse,

950   Il faut te retirer.

ALCANDRE.

  J'obéis ma Princesse.

CLARIMONDE.

Est-ce Almazan qui vient ?

LYDIANE.

Non ce n'est point le Roi.

CLARIMONDE.

Qu'est-ce donc ?

LYDIANE.

Un grand bruit qui venu jusqu'à moi,

Parmi des mots confus m'a souvent fait entendre

Le nom de Clarimonde avec celui d'Alcandre,

955   J'ai cru de mon devoir de vous en informer.

CLARIMONDE.

C'est bien fait Lydiane, allons nous renfermer,

Et si le Ciel s'oppose à l'espoir qui nous reste,

Allons d'une prison faire un tombeau funeste.

ACTE IV

SCÈNE I.
Mélidor, Alcandre arrêté.

MÉLIDOR.

Murmure contre moi, fais ce que tu voudras,

960   Je doute aussi peu ta langue que ton bras.

ALCANDRE.

Si tu ne crains mon bras, assassin exécrable,

Si mon coeur à ton coeur n'est plus si redoutable,

C'est que ta trahison trouve sa sûreté

Sous l'asile des fers dont je suis arrêté :

965   Mais pour ne point ternir le lustre de ta gloire,

Désiste de poursuivre une action si noire,

Si ma bonne fortune a pu blesser tes yeux,

Use pour l'offusquer d'un moyen glorieux ;

Sans trahir ton honneur, sans trahir ton courage,

970   Si ton esprit jaloux cherche quelque avantage,

Fais que Mars te le donne, et crois que les guerriers

Doivent cueillir le Myrte où naissent les lauriers.

MÉLIDOR.

Mesurer mon épée à celle d'un infâme !

Folle prétention, je ne le puis sans blâme,

975   Sa mort serait trop douce et son destin trop beau.

Alcandre doit périr par la main d'un bourreau,

De tout autre dessein son crime me dispense.

ALCANDRE.

Au lieu de me noircir cette injure t'offense,

Puisqu'au point où ta haine a voulu me ranger,

980   Je ne puis te punir non plus que me venger.

Mais où se doit borner la fureur qui te dompte ?

MÉLIDOR.

Tu le sauras tantôt.

ALCANDRE.

Oui peur être à ta honte ;

Car cet oeil pénétrant qui ne saurait dormir,

Ne peut voir qu'à regret l'innocence gémir.

985   Mais le Roi vient à nous.

SCÈNE II.
mélidor, Almazan, Alcandre, Argiran.

MÉLIDOR.

  Sire, voici les marques

Des soins qu'on doit donner au salut des Monarques,

Voici de ma promesse et la cause et l'effet.

ALMAZAN.

Est-ce le parricide ?

MÉLIDOR.

Oui Sire, et son forfait,

Demande à vos bontés comme à votre justice

990   Pour moi la récompense, et pour lui le supplice.

ALMAZAN.

Commande qu'il approche.

MÉLIDOR.

Avancez.

ALMAZAN.

Justes Cieux,

Alcandre sous des fers se présente à mes yeux.

Ô de son désespoir témoignage sensible !

Alcandre parricide ! Ô Dieux est-il possible ?

MÉLIDOR.

995   Pour voir s'il est coupable, ou s'il est innocent,

Sire, l'habit qu'il porte est un témoin pressant :

Il jette aux pieds du Roi un poignard et une échelle de corde.

Quoi qu'allègue le traître, il faudra qu'il accorde,

Que saisi d'un poignard, d'une échelle de corde,

Et passant au Jardin par un endroit caché,

1000   Il n'a pu comme lui déguiser son péché.

ALMAZAN.

Je crois ce que tu dis, cette preuve puissante

Tend son dessein visible, et sa faute évidente,

Perfide Scélérat que dis-tu sur ce point ?

Confesse ton offense, et ne t'excuse point,

1005   Quel démon t'inspira cette damnable envie

D'usurper mes États, d'attenter à ma vie ?

ALCANDRE.

Moi Sire, ah si jamais d'une infidèle main

J'ai tracé le projet de cet acte inhumain,

Que la terre s'entrouvre, et qu'elle m'engloutisse,

1010   L'Enfer n'aurait point vu de pareille injustice,

Et j'aurais mérité les flammes que vomit

Le gouffre dans lequel Encelade gémit.   [ 4 Encelade : Un des Géants qui firent la guerre à Jupiter. [L]]

Tous ces témoins produits contre mon innocence,

Paraissent éloquents au milieu du silence,

1015   Ils disent que ce lâche est indigne du jour,

Et que mon crime seul est d'avoir trop d'amour

Mais Sire c'est en vain que je défends ma cause,

En vain pour me laver du forfait qu'on m'impose,

Je déploie à l'endroit d'un Monarque irrité,

1020   La force du langage et de la vérité ;

Si d'être aimé de vous la gloire m'est ravie,

Que ne dois-je donner à qui m'ôte la vie ?

La mort est le seul bien qui me peut soulager,

Et ce traître m'oblige au lieu de m'affliger.

1025   Donc, Sire, d'un regard faites mes destinées,

Prolongez ou coupez le cours de mes années.

Un trait de votre grâce ou de votre mépris

Suffit à décider le débat entrepris.

Si je puis espérer d'obtenir Clarimonde,

1030   Déjà mon innocence est claire à tout le monde,

Et je vois sur le front de qui m'ose accuser,

La honte de me nuire et de vous abuser :

Mais si de vos désirs la fureur continue,

Si comme vos faveurs mon espoir diminue,

1035   Et si vous n'écoutez en me manquant de foi,

Ni raison ni pitié qui vous parlent pour moi,

Sire, je suis coupable, il n'est rien dans l'histoire

De lâche, de cruel, d'horrible à la mémoire,

Qui ne soit au-dessous de ce que j'ai commis :

1040   J'ai méprisé les Dieux, j'ai trahi mes amis,

Plaignez-vous, il est temps, familles désolées,

Prêtres assassinés, Vestales violées,

Et vous faibles vieillards, dont j'ai percé le flanc,

Afin d'en tirer l'âme, et d'en boire le sang.

1045   Sire...

ALMAZAN.

  Ne dis plus rien âme ingrate et traîtresse,

Je connais ton dessein, et malgré ton adresse,

Qui veut m'envelopper dans quelque obscurité,

Je vois ton insolence et ta témérité :

Te voilà convaincu par trop de conjectures,

1050   Va honte de ton siècle et des races futures,

Qu'on l'emmène.

ALCANDRE.

Souffrez Sire.

ALMAZAN.

Ne parle plus.

ALCANDRE.

Qu'un combat.

ALMAZAN.

Ah c'est trop tes discours superflus

M'importunent l'oreille.

ALCANDRE, en s'en allant.

Ô coeur inexorable !

ALMAZAN.

Qu'on l'enferme, et pour toi dont le soin favorable

1055   A de cet assassin détourné l'attentat,

Auteur de mon salut, protecteur de l'État,

S'il n'est rien qu'on ne doive à ton mérite extrême,

Tu peux tout désirer jusqu'à l'empire même ;

Je t'accorderai tout, demande seulement.

MÉLIDOR.

1060   Sire, on me blâmerait de trop d'aveuglement,

Si mon âme, aujourd'hui riche de votre estime,

Se flattait d'un espoir qui ne fût légitime.

Puisqu'Alcandre abusant de vos rares bienfaits,

De son ingratitude a fait voir les effets,

1065   Et que par ma conduite et l'ardeur de mon zèle

J'ai trompé, j'ai détruit son projet infidèle,

Grand Prince, rendez-moi possesseur fortuné,

Du trésor qu'à ce traître on avait destiné :

Si votre Majesté désire que je vive,

1070   Elle doit m'accorder cette belle captive.

ALMAZAN.

Clarimonde ?

MÉLIDOR.

Elle-même.

ALMAZAN.

Ô faible ambition !

Est-ce là tout l'effort de ta présomption,

Et le prix suffisant à payer tes services ?

MÉLIDOR.

Oui, c'est elle qui fait ma peine et mes délices,

1075   C'est elle qui me plaît, c'est elle que je veux,

Et comme ses appas sont l'objet de mes voeux,

Ils sont de mes désirs les plus justes limites.

ALMAZAN.

Je crois qu'elle te plaît, et que tu la mérites,

Mais en vain ton esprit se flatte sur ce point,

1080   C'est elle que tu veux et que tu n'aura point.

MÉLIDOR.

Qui pourra l'empêcher ?

ALMAZAN.

Moi.

MÉLIDOR.

Vous Sire ?

ALMAZAN.

Moi-même.

MÉLIDOR.

Vous m'avez tout promis.

ALMAZAN.

Oui jusqu'au diadème,

Prends le Trône.

MÉLIDOR.

C'est trop, je la veux et rien plus.

ALMAZAN.

Tu ne peux l'obtenir.

MÉLIDOR.

D'où naîtra ce refus ?

ALMAZAN.

1085   N'en cherche pas la cause, et souffre sans murmure,

La rigueur d'une loi si fâcheuse et si dure,

Apprends ce que je puis, apprends ce que tu dois,

Et que la volonté c'est la raison des Rois.

MÉLIDOR.

Mais cette volonté, Sire, étant engagée,

1090   Sans blesser la raison ne peut être changée,

Et s'il n'est de sa gloire ennemi conjuré,

Un Roi doit observer tout ce qu'il a juré.

ALMAZAN.

En vain dans ce désir ton âme est obstinée,

Celle que tu prétends est ailleurs destinée,

1095   De cette passion tâche de te guérir,

Je le veux, tu le dois, mais qu'on l'aille quérir.

MÉLIDOR.

La colère du Ciel est fatale aux parjures.

ALMAZAN.

Que ton ambition prenne mieux ses mesures,

Cherche quelque autre prix à te récompenser.

MÉLIDOR.

1100   Clarimonde est le seul où je pouvais penser.

ALMAZAN.

Clarimonde est le seul qu'Almazan te refuse,

Ne m'en parle jamais ta vanité s'abuse,

De croire l'emporter contre mon sentiment.

MÉLIDOR, se retirant.

Quand j'ai cru l'emporter je l'ai cru justement,

1105   Mais s'il est ordonné qu'un autre la possède

Il faudra qu'à l'amour le désespoir succède,

Que je rendrai funeste à qui ne le croit pas.

ALMAZAN.

Tu murmures encor ? Va, mais sors de ce pas.

ARGIRAN.

Sire, il est déjà loin, et Clarimonde approche.

SCÈNE III.
Almazan, Clarimonde, Lydiane, Argiran.

ALMAZAN.

1110   Et bien âme de fer, coeur de bronze cou de roche,

N'est-il rien sous le Ciel qui te puisse amollir ?

Ce corps que la Nature a pris soin d'embellir,

Doit-il sous les appas d'une grâce infinie

Cacher tant de rigueur et tant de tyrannie,

1115   Et faire sous l'éclat d'un charme décevant,

Régner la cruauté dans un trône vivant ?

Parle, beauté fatale, au plus grand des Monarques,

Pour ton propre intérêt fais l'office des Parques,

Et sache qu'aujourd'hui par l'arrêt de ton sort

1120   Tu tiens en ton pouvoir et ta vie et ta mort.

Si ton coeur adouci contribue à ma joie,

Tu couleras des jours filés d'or et de soie,

Et dans le cours égal de tes prospérités,

Tu verras par l'effet tes désirs surmontés.

1125   Mais si malgré mes voeux ta rigueur persévère,

Tu verras à ta honte éclater ma colère,

Oui, crois que je mettrai pour punir ton erreur,

Dans un même degré ta haine, et ma fureur.

CLARIMONDE.

En l'état déplorable où le Ciel m'a réduite,

1130   Je crains votre faveur moins que votre poursuite ;

Je n'aime point la vie, et de m'en voir priver,

Naîtra le plus grand bien qui me pût arriver.

Quel moyen d'adorer une main violente,

Du sang de mes sujets encor toute sanglante,

1135   Et qui pour redoubler les maux qu'ils ont soufferts

Tient leur Princesse esclave, et leur Roi sous les fers.

ALMAZAN.

De leur captivité veux-tu rompre les chaînes ?

Montre-toi favorable et sensible à mes peines,

Un seul trait de tes yeux si charmants et si doux

1140   Peut aujourd'hui briser les traits de mon courroux.

CLARIMONDE.

À vos contentements mes disgrâces résistent,

De votre hostilité trop de marquent subsistent,

Quel moyen d'étouffer ce fâcheux souvenir,

Et de récompenser celui qu'on doit punir ?

ALMAZAN.

1145   Cesse de m'accuser, ô beauté que j'adore,

De tes Palais brûlés la cendre fume encore,

Mais sois mienne un moment et je te les promets

Plus riches et plus beaux qu'ils ne furent jamais.

Cet or dont ils brillaient, ces dômes, ces portiques,

1150   Ces superbes Lambris, et ces tours magnifiques,

Pourront de ma grandeur les effets éprouver,

Et qui les abattit les saura relever,

Aussi bien c'est en vain que tu voudrais prétendre,

Que ma flamme céda à la flamme d'Alcandre,

1155   Puisque par son orgueil cet ingrat s'est perdu,

Tu n'en saurais tirer le secours attendu.

CLARIMONDE.

Alcandre s'est perdu, quelle étrange nouvelle ?

ALMAZAN.

Oui je tiens sous mes fers cette âme criminelle,

De qui le désespoir condamnant mon amour,

1160   A voulu me priver de la clarté du jour,

De son déguisement la cause m'est connue.

CLARIMONDE.

Ô Sainte vérité montre-toi toute nue,

Viens Déesse immortelle, et donne à l'innocent,

Contre la calomnie un Asile puissant,

1165   Sire, n'imputez rien au généreux Alcandre,

Bien loin de vous trahir il a su vous défendre,

Et s'il n'eût aujourd'hui mes désirs combattus,

Solimont serait libre et vous ne seriez plus.

ALMAZAN.

Tu veux de cet ingrat détourner l'infortune,

1170   Par une invention trop faible et trop commune,

Et c'est insolemment de ma grâce abuser,

Que te feindre coupable afin de l'excuser.

Ce forfait avéré mérite le supplice,

S'il n'en est pas l'auteur il en est le complice,

1175   Il mourra Clarimonde, et ne te flatte pas,

Tu n'as qu'un seul moyen d'éloigner son trépas.

CLARIMONDE.

Quels ?

ALMAZAN.

De souffrir la loi que ma flamme t'impose.

CLARIMONDE.

Ce remède et sa mort seraient la même chose.

ALMAZAN.

Il peut sous ta faveur ma clémence éprouver.

CLARIMONDE.

1180   Ma faveur le perdrait au lieu de le sauver.

ALMAZAN.

Tu me refuses donc ? Ô barbare !

CLARIMONDE.

Ô parjure !

ALMAZAN.

Rentre dans ton devoir, soulage ma blessure,

Et pour n'être à toi-même ingrate extrêmement,

Exempte du tombeau ton père et ton Amant.

CLARIMONDE.

1185   Peut-être ils ne sont plus.

ALMAZAN.

  Ils vivent, Clarimonde.

CLARIMONDE.

Oui dans mon souvenir, mais non pas dans le monde.

ALMAZAN.

Qu'on les amène ici, je veux te présenter

Ces objets que ton âme a droit de consulter,

Quand tu les auras vus j'apprendrai de ta bouche,

1190   Si comme leur salut ma passion te touche,

Je veux aujourd'hui même ou les perdre ou guérir,

Résous-toi d'être mienne ou de les voir mourir.

Il sort.

CLARIMONDE.

Dures conditions où je suis engagée,

Justes Dieux si l'état de mon âme affligée,

1195   D'un seul trait de pitié touche vos sentiments

Inspirez dans mon coeur de justes mouvements,

Et toi ma Lydiane aide-moi, je te prie,

Viens guider ma raison dans l'aveugle furie,

Où ce lâche Tyran la voudrait abîmer.

LYDIANE.

1200   Le chemin le plus court ce serait de l'aimer.

CLARIMONDE.

Ce conseil est injuste aussi bien qu'impossible.

LYDIANE.

Le mal de Solimont vous doit rendre sensible,

Il faut sauver un père.

CLARIMONDE.

Il faut perdre un époux ?

LYDIANE.

Le sang et le devoir combattent contre vous.

CLARIMONDE.

1205   Mon amour et ma foi s'arment à ma défense.

LYDIANE.

Où serait votre honneur ?

CLARIMONDE.

Où serait ma constance ?

LYDIANE.

Par des larmes de sang Solimont aujourd'hui

Vous demande le jour que vous tenez de lui.

CLARIMONDE.

Par des soupirs de flamme Alcandre me conjure

1210   D'égaler pour le moins l'Amour et la Nature.

LYDIANE.

Que résoudrez-vous donc dans un combat si grand ?

CLARIMONDE.

Ma mort décidera ce fâcheux différend.

Mais j'aperçois mon père, ô douleur sans seconde,

Ses fers me font mourir.

SCÈNE IV.
Solimont suivi de quelques gardes, Clarimonde, Lydiane.

SOLIMONT.

Approche Clarimonde,

1215   Mais si tu n'as dessein d'augmenter mes douleurs,

Retiens pour quelque temps tes soupirs et tes pleurs ;

J'excuse d'Almazan l'extrême tyrannie,

Puisque malgré l'excès de sa haine infinie,

Au moins avant ma mort il m'accorde ce bien

1220   D'unir encor un coup ton beau corps et le mien.

Ouvre tes bras chéris, embrasse hélas, embrasse

Ce père infortuné, dont la fameuse race,

Est prête de s'éteindre, et n'a plus aujourd'hui

Que ta seule vertu d'espérance et d'appui.

CLARIMONDE.

1225   Je connais mon devoir, et sais bien qu'il m'ordonne

D'observer quelques lois que mon père me donne,

Mais un ressentiment que je ne puis trahir

Me force pour ce coup à lui désobéir.

Pourrais-je m'en défendre et refuser des larmes,

1230   Au funeste succès de vos dernières armes.

Et n'accompagner pas de sanglots redoublés

La mort de vos Sujets sous la foudre accablés ?

Laissez-moi soupirer.

SOLIMONT.

Ah ta douleur m'outrage,

C'est démentir ton sang que manquer de courage,

1235   Regarde nos malheurs d'un oeil ferme et constant,

Pour les voir terminer il ne faut qu'un instant.

CLARIMONDE.

Quoi celui de la mort ?

SOLIMONT.

Oui dans cette espérance,

Les maux les plus cruels perdent leur violence.

CLARIMONDE.

Un remède pourtant, mais Alcandre paraît.

SCÈNE V.
Alcandre suivi de quelques gardes, Clarimonde, Solimont, Lydiane.

ALCANDRE.

1240   Je viens belle Princesse exécuter l'Arrêt,

Par qui l'injuste Ciel veut que je vous présente

D'un homme déjà mort la dépouille vivante.

Que recherche Almazan ? N'est-ce point son dessein

Que vous plongiez vous-même un poignard dans mon sein ?

1245   Veut-il que dans mon sang votre main soit lavée ?

Et qu'arrachant ce coeur où vous êtes gravée,

Vous donniez à sa flamme ou bien à son courroux,

Le portrait le plus beau qu'on fît jamais de vous ?

CLARIMONDE.

Chasse cette pensée, Alcandre si tu m'aimes,

1250   Souviens-toi toutefois que les rigueurs extrêmes

Qu'excite dans son âme un feu continuel,

N'ont pas contre ta vie un dessein moins cruel.

Sire il faut qu'entre trois mots, ah ce penser me tue !

SOLIMONT.

Achève, sais-tu bien d'où vient cette entrevue,

1255   Et quel en est l'objet ?

CLARIMONDE.

  Trop pour ma guérison.

En un mot le Tyran qui vous tient en prison ;

Me présente ses voeux, me menace, et me presse,

Il me traite en esclave, il me traite en maîtresse,

Et dans sa passion, résolu de guérir,

1260   Il veut me posséder ou vous faire périr.

Mais je ne puis l'aimer ce Tyran, ce perfide,

Qui du sang et de l'or également avide,

Ayant par son bonheur le vôtre surmonté,

Triomphe insolemment de notre liberté.

SOLIMONT.

1265   Tu peux briser les fers de ce dur esclavage,

S'il adore l'éclat qui brille en ton visage,

Et plus forte qu'un Camp de bataillons épais

Nous rendre par tes yeux la victoire, et la paix.

C'est à toi d'y penser.

CLARIMONDE.

Cette paix criminelle

1270   Produirait dans mon âme une guerre immortelle.

SOLIMONT.

Tu serais notre port.

CLARIMONDE.

Je serais mon écueil.

SOLIMONT.

J'irais dans mes États.

CLARIMONDE.

Et moi dans le cercueil.

SOLIMONT.

Ah n'y pensons donc plus ! Ce n'est pas mon envie

De racheter mon sceptre aux dépends de ta vie :

1275   Quoi que souffre ce corps accablé de liens,

J'aime encore tes jours beaucoup plus que les miens,

Laisse-moi donc mourir ma fille, et considère

Qu'aussi bien t'immolant pour conserver ton père,

Tu ne conserverais qu'un sépulcre mouvant,

1280   Une mort animée, un squelette vivant,

Je sens déjà sur moi les rigueurs de la Parque,

Pour passer l'Achéron j'ai le pied dans la barque,

Et puisque je suis prêt de descendre aux Enfers,

Qu'importe de partir du trône ou de mes fers.

CLARIMONDE.

1285   Hélas que dites-vous, ce penser est coupable,

De tant d'impiété je ne suis point capable,

Dans cette opinion votre esprit s'est déçu :

Regardant tantôt son père et tantôt Alcandre.

Non non je vous rendrai le bien que j'ai reçu,

Mais l'étrange combat que je sens dans mon âme,

1290   Devoir, Nature, honneur, foi, services et flamme,

Respect, Amour, ô Dieux !

ALCANDRE.

Ah ne contestez plus.

Votre coeur fait pour moi des efforts superflus,

C'est trop délibéré, c'est trop de résistance,

La nature s'en plaint, le devoir s'en offense,

1295   Et c'est à mon avis peser trop longuement

Le mérite d'un père et celui d'un Amant.

Cédez à la pitié, ce vieillard vous implore,

Les traces de ses pleurs qui paraissent encore,

Par un discours muet semblent vous conjurer,

1300   De hâter le secours qu'il a droit d'espérer,

Prononcez donc Madame, un arrêt équitable,

Préférez votre gloire aux soins d'un misérable,

Qui dans le précipice où le sort l'a jeté,

Est puni justement de sa témérité.

CLARIMONDE.

1305   Ton courage me plaît, mais ce conseil me tue,

Et malgré les respects dont je suis combattue,

Dans l'excès de ma flamme, et de mon désespoir,

Je suis prête à trahir le sang et le devoir.

ALCANDRE.

Ah ne le faites pas, généreuse Princesse,

1310   Un sceptre vous attend et Solimont vous presse

De joindre à ses soupirs les charmes de vos yeux,

Pour lui rendre le trône où régnaient ses Aïeux.

Vous tenez trop longtemps son esprit en balance,

Quoi qu'exigent de vous l'Amour et la constance

1315   Il n'est rien si pressant que de le secourir.

Je ne mérite pas...

CLARIMONDE, l'interrompant.

Ah tu me fais mourir !

Dures extrémités, nécessité cruelle,

De me noircir du nom d'impie, ou d'infidèle.

Et bien je vais trahir mes plaisirs et ma foi,

1320   Lydiane ? Mais non.

LYDIANE.

  Que voulez-vous de moi ?

CLARIMONDE.

Rien, toutefois approche, en vain je le diffère,

Mon honneur s'intéresse au salut de mon père,

Va trouver Almazan.

LYDIANE.

Pour lui dire ?

CLARIMONDE.

Bons Dieux !

Faut-il que je m'explique autrement que des yeux ?

1325   Que pourvu qu'il nous rende et la paix et l'Empire,

Mon âme est disposée à tout ce qu'il désire.

SOLIMONT.

Ô favorable Arrêt, crois ma fille qu'un jour

Le Ciel reconnaîtra cette marque d'amour,

Il sort.

Adieu j'ose espérer que ton obéissance,

1330   Avant qu'il soit longtemps aura sa récompense.

CLARIMONDE.

Et bien es-tu content ?

ALCANDRE.

Oui si vous permettez

Qu'au milieu de la pompe et des prospérités,

Et parmi les grandeurs où vous devez prétendre,

Votre coeur pousse encore un soupir pour Alcandre.

CLARIMONDE.

1335   C'est le moins que je dois.

ALCANDRE.

  C'est le plus que je veux,

Ce faible souvenir me rendra trop heureux,

Jusqu'à ce que l'ennui de perdre Clarimonde,

M'ait privé d'une vie en malheurs si féconde.

CLARIMONDE.

Ne hâte point ce temps, Adieu, console-toi.

1340   Et ne m'accuse pas de te manquer de foi :

Tu sais que j'obéis.

ALCANDRE.

Vous n'avez rien à craindre

Quand il faudra mourir, je mourrai sans me plaindre.

ACTE V

SCÈNE I.
Almazan, Solimont.

ALMAZAN.

Ne renouvelons plus ce fâcheux souvenir,

Cherchons d'autres sujets à nous entretenir.

1345   Qu'aussi bien Solimont m'accuse ou me soupçonne

D'avoir sans fondement usurpé sa couronne,

S'il veut de ses malheurs la cause divertir,

Il doit être content de voir mon repentir.

Je suis prêt de lui rendre et son sceptre, et sa gloire,

1350   Présents que j'ai reçus des mains de la victoire,

Et de jurer ici, mais solennellement,

Une paix dont le cours dure éternellement.

Puisque cette Beauté qui vous doit sa naissance

Veut bien de mes exploits être la récompense,

1355   C'est le prix que je cherche, et sa possession

Peut assouvir ma flamme et mon ambition.

SOLIMONT.

Clarimonde eût paru doublement criminelle,

De mépriser l'ardeur dont vous brûler pour elle,

Et je suis trop heureux de voir que sa vertu,

1360   Relève la splendeur de mon trône abattu :

À vos contentements toutes choses sont prêtes,

Je cède à vos désirs ainsi qu'à vos conquêtes,

Et suis prêt comme vous de jurer une paix,

Que la suite des temps n'interrompe jamais.

ALMAZAN.

1365   Ne différons donc plus ce merveilleux ouvrage,

Étouffons dans l'oubli l'insolence et l'outrage,

Pardonnons toute chose, et faisons à ce jour

Ils mêlent leurs mains l'une dans l'autre.

D'une haine mortelle une immortelle amour.

J'atteste de mes Dieux la puissance suprême.

SOLIMONT.

1370   J'appelle tous les miens et les jure de même.

ALMAZAN.

Que de ma volonté.

SOLIMONT.

Ni de la mienne aussi.

ALMAZAN.

Cet accord ne rompra.

SOLIMONT.

Le Ciel le veuille ainsi.

ALMAZAN.

Argiran prends le soin d'enchaîner les furies,

Va faire en ses États cesser nos barbaries,

1375   Puisque de tant de maux dont ce peuple est atteint

Le sujet importun est à jamais éteint.

ARGIRAN.

C'est trop récompenser mes services fidèles,

Que me rendre porteur de si bonnes nouvelles.

ALMAZAN.

Tu partiras demain.

ARGIRAN.

S'il vous plaît dès ce soir.

ALMAZAN.

1380   Souviens-toi d'ajouter à ce premier devoir

Le soin de publier sur la terre et sur l'onde,

Le coup que j'ai reçu des yeux de Clarimonde.

Dis que ma patience a vaincu son courroux,

Et qu'enfin de Tyran je deviens son époux,

1385   Va mettre à ton départ les ordres nécessaires.

Argiran sort.

Mais je les vois briller ces puissants adversaires :

Ces beaux yeux dont l'éclat rayonnant de splendeur,

Confond la modestie avecques la grandeur,

Ils viennent s'éjouir d'avoir brisé vos chaînes. On le regarde comme nouveau.  [ 5 S'éjouir : se réjouir. [FC]]

SCÈNE II.
Solimont, Clarimonde, Lydiane, Almazan.

SOLIMONT.

1390   Nous voici Clarimonde à la fin de nos peines,

Et ton obéissance à mes justes désirs,

Nous va combler tous deux de gloire et de plaisirs ;

Reprends ta gaieté, fais montre de tes charmes,

Laisse enfin épuiser la source de tes larmes,

1395   Et voyant ton bonheur et mon contentement,

Admire la bonté d'un vainqueur si clément.

CLARIMONDE.

Dans le bien de vous voir hors de la servitude,

Je sais que je ne puis sans trop d'ingratitude,

Ne bénir pas la main par qui le juste sort

1400   Vous porte du naufrage aux délices du port.

Mais certes je le dis, et sans doute à ma honte,

Si de vos intérêts je tenais moins de compte,

La gloire et le bonheur dont vous flattez mes sens,

Auraient pour me toucher des charmes impuissants,

1405   C'est pour vous seulement que je les considère,

En vous je les chéris, et si j'étais sans père,

Je rirais des desseins que l'on a résolus,

Et vivrais innocente ou je ne vivrais plus.

ALMAZAN.

Qu'est ceci ma Princesse et d'où vient ce nuage

1410   Dont la sombre vapeur couvre ce beau visage ?

Quel orage nouveau trouble mal à propos

Le calme de ma joie et de votre repos ?

D'où vient que ces beaux yeux veulent parmi les larmes

Éteindre la puissance et le feu de leurs charmes ?

1415   Ah c'est trop soupiré, commencez à juger,

Qu'il n'est rien aujourd'hui qui vous doive affliger ;

Vous n'entendrez jamais l'effroyable tonnerre,

Dont nos bras se servaient dans l'horreur de la guerre,

Puisque par des serments qui ne sont point suspects,

1420   Nous avons fait un voeu d'alliance et de paix :

Chassez donc ce regret dont vous semblez atteinte,

Et faisant succéder l'espérance à la crainte,

Préparez-vous Madame, à vous voir couronner

Des titres les plus beaux qu'un Roi puisse donner.

CLARIMONDE.

1425   Ces titres éclatants, ces qualités pompeuses

Ne sont qu'une chimère aux âmes généreuses,

Et qu'un fantôme vain dont l'éclat suborneur

N'a jamais pu donner un solide bonheur.

Ah ! S'il m'était permis d'expliquer ma pensée,

1430   Je dirais que l'ennui dont je me sens pressée

Demande pour guérir des remèdes meilleurs.

ALMAZAN.

S'ils dépendent de moi n'en cherchez point ailleurs,

Pourvu que mon amour ne souffre point d'injure,

J'atteste en ce moment les Dieux et la nature,

1435   De ne rien épargner pour votre guérison.

CLARIMONDE.

S'il est vrai, retirez Alcandre de prison :

Quoi qu'on ait allégué contre son innocence,

Il n'a d'aucun forfait souillé sa conscience,

Il n'a jamais trahi son Roi ni son devoir,

1440   Et quand on l'a surpris il venait de me voir.

S'il perd pour ce sujet l'honneur de votre estime,

Il faut que sa vertu soit prise pour un crime,

Puisque son respect seul, et mon commandement

Ont fait notre entrevue, et son déguisement.

1445   Grand Roi, ne souffrez pas si je lui dois la vie,

Que pour me trop aimer la sienne soit ravie,

C'est le moindre devoir où m'engage sa foi,

Que de faire pour lui ce qu'il a fait pour moi :

Soyez enfin sensible au remords qui vous pique,

1450   Rendez, rendez l'honneur à cette âme héroïque,

Et si vous le privez du fruit de son amour,

Laissez-lui pour le moins l'innocence et le jour.

Quoique pour vous toucher ce soient de faibles armes,

J'appelle à son secours mes soupirs et mes larmes,

1455   Pardonnez...

ALMAZAN.

  Clarimonde hélas que faites-vous ?

CLARIMONDE.

Grand Prince je présente Alcandre à vos genoux,

Celle qui vous implore est en lui transformée,

Et cette faible voix par la sienne animée,

Ose vous conjurer de finir son malheur

1460   Par le ressouvenir qu'on doit à sa valeur :

Armez votre bonté contre son infortune,

C'est la seule faveur dont je vous importune,

Si votre Majesté peut m'accordez ce point,

Possédez, triomphez, je ne résiste point.

ALMAZAN.

1465   Madame, c'est assez, quand il serait coupable

Des crimes les plus noirs dont l'Enfer est capable,

Et quand j'aurais cent fois résolu son trépas,

Les pleurs que vous versez désarmeraient mon bras :

Ne vous affligez plus, je cède à votre envie,

1470   Avec sa liberté je vous donne sa vie,

Et bien loin de songer à le vouloir punir,

Quelque mal qu'il ait fait j'en perds le souvenir.

Mais sans nous amusez à des discours frivoles,

Il faut que les effets succèdent aux paroles,

1475   Je vais vous l'envoyer, cependant permettez

Que je hâte le temps de mes prospérités,

Et que de vos rigueurs ayant eu la victoire

Cette prochaine nuit soit le jour de ma gloire.

Ils sortent.

CLARIMONDE.

Déplorable moment, fatale obscurité,

1480   Abîme où mon bonheur sera précipité,

Que ne m'est-il permis au lieu d'être infidèle,

De prévenir ta nuit d'une nuit éternelle ?

Mais qui peut l'empêcher ? Est-il rien d'assez fort ?

Pour détourner mes pas du chemin de la mort ?

1485   Non, non, si je le veux, le fer, les précipices,

La flamme et le poison finiront mes supplices.

Quoique fasse le sort pour étendre mes jours,

Il est en mon pouvoir d'en terminer le cours.

Par pitié Lydiane, use d'un peu d'adresse,

1490   Pour armer d'un poignard la main de ta maîtresse

Afin que mon trépas et juste et généreux

Prévienne du Tyran le triomphe amoureux.

LYDIANE.

Quelle commission, quelle étrange pensée

Pouvez-vous bien me croire à ce point insensée,

1495   Que de favoriser ce coupable dessein ?

Plutôt je plongerais ce poignard dans mon sein.

CLARIMONDE.

Tu m'abandonnes donc ?

LYDIANE.

Pardonnez-moi Madame.

CLARIMONDE.

Aux extrêmes douleurs qui travaillent mon âme,

Refuser un secours que tu peux me prêter,

1500   N'est-ce pas me trahir ? N'est-ce pas me quitter ?

LYDIANE.

Ne pouvoir consentir à faire une injustice

D'un aveugle transport n'être pas le complice,

Et de vos désespoirs la fureur arrêter,

Ce n'est point vous trahir, ce n'est point vous quitter.

CLARIMONDE.

1505   L'office que tes soins refusent de me rendre

T'accuse ; mais c'est trop je vois venir Alcandre,

Va, fais ce que j'ai dit, si tu veux m'obliger.

LYDIANE, en s'en allant.

Feignons-le pour le moins de peur de l'affliger.

SCÈNE III.
Alcandre, Clarimonde.

ALCANDRE.

Affranchi de prison et libre en apparence,

1510   Je viens rendre les voeux de ma reconnaissance

À la divinité, qui d'un oeil généreux

A daigné regarder le sort d'un malheureux,

Je viens vous présenter sous des fers invisibles,

Un coeur pour qui les Cieux paraissent insensibles,

1515   Et sur qui le destin répand à pleines mains

Tout le mal dont sa haine accable les humains :

Dans cet état mêlé de faveur, de disgrâce,

À quoi m'a-t-on soumis ? Que faut-il que je fasse ?

Pour rendre mon malheur plus horrible et plus noir,

1520   Veut-on point que mes yeux fassent mon désespoir,

Et que ma propre main bâtisse les trophées,

Où mes félicités doivent être étouffées ?

Enfin pour me combler d'un regret immortel,

N'a-t-on point résolu que je pare l'autel,

1525   Où l'on doit immoler l'adorable victime,

Qu'on avait destinée à mon feu légitime ?

Ah funeste moment !

CLARIMONDE.

Ah cruel souvenir !

Mais ce triomphe Alcandre est encore à venir,

Crois que si j'ai forcé ta prison importune,

1530   Je l'ai fait, pour mêler à ta triste fortune

Le plaisir de savoir qu'en voyant ton malheur,

Je meurs également d'amour et de douleur.

Je t'aime, cher Alcandre, et le Ciel qui m'écoute

Sait bien qu'en cet instant tu me possèdes toute :

1535   Plût aux Dieux seulement que ton front fût orné

Des myrtes dont le Roi veut être couronné.

Mais puisqu'il ne se peut, console-toi, ma vie,

Au bonheur qu'il prétend ne porte point d'envie,

Puisque ma passion triomphant de ma foi

1540   Ne lui laisse qu'un corps de qui l'âme est à toi.

Son amour de la mienne aura de faibles marques,

Son prix sera le prix et des vers et des Parques,

Mais le tien surmontant mille siècles divers,

Verra vivre sa flamme, et mourir l'univers.

ALCANDRE.

1545   Cette faveur, Madame, excède mon mérite,

Mais celle dont mon coeur vos bontés sollicite,

Si vous me l'accordez me rendra désormais

Le plus heureux Amant qui soupira jamais.

CLARIMONDE.

Que veux-tu mon Alcandre ?

ALCANDRE.

Hélas je ne désire

1550   Ni de voir dans mes mains les rênes d'un empire,

Ni de monter au trône où je vous vois courir,

Tout ce que je demande est de pouvoir mourir.

CLARIMONDE.

Mourir ! Ah ne crois pas que mon coeur y consente,

Quelques fâcheux ennuis que ton âme ressente,

1555   Ton courage plus fort que ton adversité,

Doit faire une vertu de la nécessité,

N'attente rien sur toi, cherche dans les batailles,

Après un beau trépas, d'illustres funérailles,

Ou si tu veux mourir par un coup violent,

1560   Attends que je t'en donne un exemple sanglant.

ALCANDRE.

Madame, je vais donc aux deux bouts de la terre

Chercher quelques Climats où l'on fasse la guerre,

Glorieux si je puis tomber en même jour,

Victime tout ensemble et de Mars et d'Amour.

1565   Ainsi pour une absence éternelle et funeste,

Prendre congé de vous est tout ce qui me reste

Adieu donc ma Princesse, adieu tous mes plaisirs,

Adieu le seul objet de mes chastes désirs ;

Si ma flamme chez vous trouve encore quelque grâce,

1570   Excusez son ardeur, excusez mon audace,

Vous voyez que le Ciel justement irrité

Ne vous venge que trop de ma témérité.

Vivez, régnez heureuse.

CLARIMONDE.

Alcandre tu me quittes,

Que le gouffre est profond où tu me précipites,

1575   Tu me quittes Alcandre, ô triste et dure loi !

ALCANDRE.

Vous l'ordonnez Madame.

CLARIMONDE.

Hélas ce n'est pas moi,

C'est de nos fiers destins l'arrêt irrévocable,

Qui fait de ton départ un mal inévitable.

ALCANDRE.

Je pourrais l'éviter en achevant mon sort.

CLARIMONDE.

1580   N'importe j'aime mieux ton départ que ta mort.

ALCANDRE.

L'un et l'autre pour moi sont une même chose,

Mais puisqu'il faut fléchir sous le joug qu'on m'impose :

Je vais loin de vos yeux soupirer mes ennuis,

Dites-moi seulement un Adieu.

CLARIMONDE.

Je ne puis.

ALCANDRE.

1585   Ah transport !

CLARIMONDE.

Ah douleur !

ALCANDRE.

Madame.

CLARIMONDE.

  Mon Alcandre,

Mais c'est trop résister, il est temps de se rendre,

Tu connais par ma voix bien moins que par mes yeux,

Ce que souffre mon âme en ces derniers Adieux.

Va, songe aux déplaisirs que ton départ me laisse,

1590   Adieu ! Mon cher Alcandre.

ALCANDRE.

  Adieu belle Princesse.

CLARIMONDE, seule.

Tu pars cher objet que j'adore,

Tu pars délices de mes yeux :

Respect tyran pernicieux,

N'es-tu point satisfait encore,

1595   Vois l'état déplorable où ta loi me réduit,

Et parmi les transports que ma rage produit :

Permets que je contente une fois mon envie,

Alcandre tu sauras par ce dernier effort,

Que comme ta présence était toute ma vie,

1600   Ton absence sera la cause de ma mort,

Je te perds, mais que vois-je ?

SCÈNE IV.
Lydiane, Clarimonde.

LYDIANE.

Ah bons Dieux.

CLARIMONDE.

Lydiane ?

LYDIANE.

Tout est perdu.

CLARIMONDE.

Comment ?

LYDIANE.

Un perfide, un profane,

Également poussé d'amour et de fureur

Fait du Palais Royal un théâtre d'horreur,

1605   En un mot Mélidor suivi de ses cohortes

A pu se faire jour dans les première portes,

Les chefs qu'en sa faveur le traître a corrompus

Ont si bien combattu qu'on ne les attend plus,

À peine de nos gens ce qui reste en défense,

1610   Au bas de l'escalier fait quelque résistance,

Almazan repoussé ne sait où recourir,

Solimont comme lui ne s'attend qu'à mourir,

Le tonnerre est tout prêt d'éclater sur leur tête.

Et si vous ne fuyez vous serez la conquête

1615   De ce désespéré ; qui pour vous seulement

A porté son esprit dans ce dérèglement.

CLARIMONDE.

Où fuir Lydiane ?

LYDIANE.

Où fuir ? Il n'importe.

Mais j'entends un grand bruit on force cette porte,

Ne délibérez plus cherchons où nous cacher.

SCÈNE V.
Almazan, Solimont.

ALMAZAN.

1620   Enfin puisqu'il n'est rien qui le puisse toucher,

Et que sa trahison en meurtres si féconde

Ne se peut assouvir qu'en m'ôtant Clarimonde,

Attendons en ce lieu ce rebelle sujet,

Et mourons ou vengeons son coupable projet.

SOLIMONT.

1625   Se venger ? Ah dessein tout à fait inutile !

Ce nombre de soldats forcerait une ville,

À plus forte raison ce Palais écarté,

Ou d'être secouru l'espoir vous est ôté,

Nous devions achever d'exposer nos personnes,

1630   Peut-être qu'à la fin l'éclat de nos couronnes

Eût touché de respect leur courage inhumain,

Et leur eût fait tomber les armes de la main.

ALMAZAN.

Que tarde leur fureur, que ne vient cet infâme

Achever par ma mort son infidèle trame ?

1635   Mais d'où vient qu'Argiran paraît tout réjoui ?

SCÈNE VI.
Argiran, Almazan, Solimont.

ARGIRAN.

Sire, ne craignez plus, un miracle inouï

Vient de sauver l'État.

ALMAZAN.

Ah Dieux quelles nouvelles ?

ARGIRAN.

Mélidor tout percé de blessures mortelles

N'a plus pour vous troubler ni force ni vigueur,

1640   Ses gens sont dissipés, ils ont manqué de coeur,

Et sa chute aujourd'hui fatale à ses complices,

Leur laisse pour butin la honte et les supplices.

ALMAZAN.

Quelle divinité nous a donc assistés ?

ARGIRAN.

Sire le seul Alcandre a ces Monstres domptés.   [ 6 Dans l'édition originale on lit "ses" au lieu de "ces".]

ALMAZAN.

1645   Alcandre ?

ARGIRAN.

  Oui sa valeur a brisé tous obstacles,

Et pour vous garantir il a fait des miracles.

Déjà dans le degré Mélidor triomphait,

Quand ce jeune vainqueur que le deuil étouffait,   [ 7 Deuil : Affliction, tristesse, longue douleur. ]

Paraissant tout à coup, et nous donnant courage

1650   Parmi vos ennemis s'est ouvert un passage.

Vous raconter ici les exploits qu'il a faits,

Ce serait un discours à ne finir jamais,

Il suffit qu'affrontant cet ingrat, et ce traître,

Après un dur combat il s'en est rendu maître ;

1655   De sorte que l'ayant à ses pieds terrassé

L'exemple de sa mort tout le reste a chassé.

SOLIMONT.

Ô courage admirable ! Ô valeur non pareille !

ALMAZAN.

Ô récit qui me flatte, et l'esprit et l'oreille !

Donc si j'ai du repos Alcandre en est l'auteur,

1660   Donc qui devrait me perdre est mon libérateur ?

ARGIRAN.

Mélidor tout mourant montre d'avoir envie

D'exhaler devant vous les restes de sa vie,

Vous plaît-il mais il vient.

SCÈNE VII.
Mélidor, Almazan, Solimont.

MÉLIDOR.

Accablé de remords,

Et blessé dans mon âme aussi bien qu'en mon corps,

1665   Sire, je viens ici pour mettre en évidence

Un tort que l'imposture a fait à l'innocence,

Alcandre devant vous faussement accusé

M'a lui-même puni du forfait imposé,

Et son bras me couvrant de mortelles blessures

1670   A voulu que mon sang expiât mes injures :

Pardonnez, punissez, tout m'est indifférent,

Je ne saurais souffrir de supplice bien grand

Puisque je sens le trait dont la fatale atteinte

Affranchit les mortels et de peine et de crainte.

1675   Je n'en puis plus, je meurs.

ALMAZAN.

  Ôtez-le de mes yeux

Ce traître qui naquit à la honte des Cieux,

Qu'on en fasse un spectacle horrible à la Nature

Qu'il n'ait ni larmes ni voeux, devoir ni sépulture,

Et qu'au lieu de cercueil le dévorant corbeau,

1680   Et le loup affamé lui servent de tombeau.

Cependant qu'on me cherche Alcandre et Clarimonde,

Que mon ressentiment à sa faveur réponde,

Il m'a sauvé la vie, il m'a sauvé l'honneur,

Je lui dois mon salut, je lui dois mon bonheur ?

1685   Ah rentre dans toi-même, et repens-toi mon âme

D'avoir fait une injure à sa pudique flamme.

SCÈNE VIII.
Almazan, Clarimonde, Lydiane, Solimont, Argiran.

ALMAZAN.

Mais voici Clarimonde, ah ne soupirez plus,

Les pleurs et les regrets sont enfin superflus,

Le Ciel et ma raison vous redonnent Alcandre.

CLARIMONDE.

1690   Ô Dieux quel changement ! Et que viens-je d'entendre ?

ALMAZAN.

La même vérité, mais je le vois venir.

SCÈNE IX.
[Alcandre, Almazan, Clarimonde, Lydiane, Solimont, Argiran].

[ALMAZAN].

Embrasse-nous Alcandre, et perds le souvenir

Des ennuis importants dont j'ai troublé ta vie,

De mille repentirs mon offense est suivie,

1695   Et tu me vois tout prêt à te rendre ton bien,

Grand Prince permettez que mon prix soit le sien

Qu'aujourd'hui Clarimonde à mes voeux destinée

Contracte avec Alcandre un plus doux hyménée

Pour le récompenser de m'avoir conservé,

1700   Je lui donne après moi l'État qu'il a sauvé,

Je l'adopte à l'empire, et veux qu'en sa personne

Le Ciel unisse enfin l'une et l'autre couronne,

N'y consentez-vous pas ?

ALCANDRE.

Ah Sire.

SOLIMONT.

C'est assez,

Alcandre il faut payer vos services passés

1705   Vos vertus dont le bruit va charmer tout le monde

Mériteraient un prix plus grand que Clarimonde,

Je vous donne avec elle et mon sceptre et ma foi.

ALCANDRE.

Madame.

CLARIMONDE.

Mon Alcandre.

ALCANDRE.

Est-ce vous ?

CLARIMONDE.

Est-ce toi ?

ALMAZAN.

Laissons les Solimont enivrer de délices.

Ils sortent.

ALCANDRE.

1710   Hélas qu'à vos bontés je dois de sacrifices,

Mais dans ce doux transport où vous m'avez jeté

Je manque de respect et de civilité :

Sire...

LYDIANE.

Ils ont disparus.

ALCANDRE.

Ah c'est trop de paresse,

Pour les remercier, suivons-les ma Princesse.

CLARIMONDE.

1715   Suivons-les mon Alcandre, et de voeux immortels

Allons remplir la terre et charger nos autels.

 


EXTRAIT du PRIVILÈGE DU ROI.

Par grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le 8. Jour de Juillet 1642. Signé par le Roi en son Conseil MATHAREL, il est permis à BALTHASAR BARO de faire imprimer une pièce de Théâtre de sa composition, intitulée CLARIMONDE, durant l'espace de cinq ans. Et défenses à tous autres d'en vendre ou distribuer sinon ceux qui auront droit de lui, sur les peines portées par ledit Privilège.

Et ledit Sieur BARO a cédé et transporté le présent Privilège à Antoine de Sommaville et Augustin Courbé Marchands Libraires à Paris, pour en jouir selon la teneur, ainsi qu'il a été accordé entre eux.

Achevé d'imprimer le 22. Février 1643.


Warning: Invalid argument supplied for foreach() in /htdocs/pages/programmes/edition.php on line 606

 

Notes

[1] Occasion : Terme de mythologie. Divinité qu'on représente sous la forme d'une femme nue, chauve par derrière, avec une longue tresse de cheveux par devant, un pied en l'air, et l'autre sur une roue, tenant un rasoir d'une main, et de l'autre une voile tendue au vent.

[2] Fortune : Terme du polythéisme gréco-romain. Divinité qui présidait aux hasards de la vie. [L]

[3] Cartel : Défi par écrit pour un combat singulier. [L]

[4] Encelade : Un des Géants qui firent la guerre à Jupiter. [L]

[5] S'éjouir : se réjouir. [FC]

[6] Dans l'édition originale on lit "ses" au lieu de "ces".

[7] Deuil : Affliction, tristesse, longue douleur.

 [PDF]  [TXT]  [XML] 

 

 Edition

 Répliques par acte

 Caractères par acte

 Présence par scène

 Caractères par acte

 Taille des scènes

 Répliques par scène

 Vers par acte

 Vers par scène

 Primo-locuteur

 

 Vocabulaire par acte

 Vocabulaire par perso.

 Long. mots par acte

 Long. mots par perso.

 

 Didascalies


Licence Creative Commons