MOLIÈRE EN VOYAGE

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS

1879

PAR BENJAMIN PIFTEAU

PARIS, LÉON WILLEM, LIBRAIRIE-ÉDITEUR, 2 rue des Poitevins, 2.


Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2019

publié par Paul FIEVRE, août 2019

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:23.


Inspiré par la vie nomade de Molière, j'ai composé un à-propos en un acte, en vers, pour la naissance du grand comique, sous le titre de Molière en voyage.

Cet à-propos n'est pas, paraît-il, arrivé à propos à l'Odêon, où je l'avais présenté.

Je ne l'en donnerai pas moins ici, à la suite de mon étude intitulée Molière en province.

On jugera cette petite pièce, qm a pour premier tort de n'avoir pas vu le jeu de la rampe.


PERSONNAGES

MOLIÈRE.

LE COMTE DE BARRIS.

JEAN.

LE BAILLI.

MATHURIN.

UN PAYSAN.

MADELEINE BÉJART.

LOUISETTE.

FRANÇOISE.

En Vendée, au printemps de 1648


MOLIÈRE EN VOYAGE

Le bord d'une rivière. Au fond, un rocher s'avançant et formant une grotte avec un banc naturel, la « grotte d'Héloïse i), De chaque côté des arbres. Entrée à droite et à gauche.

SCÈNE PREMIÈRE.

LOUISETTE, arrivant lentement par la gauche.

Je vais m'ensevelir dans mon dernier chagrin !

Il le faut, ce beau jour doit éclairer ma fin !

Montrant la grotte de la main.

C'est là, dans cette grotte, où l'on dit qu'Héloïse,

Loin dans les anciens temps, s'est bien souvent assise,

5   Qu'autrefois, avec Jean, je cherchais un abri,

Tandis que, dans le bois, notre troupeau chéri

Se dispersait au loin, courant à l'aventure.

Temps heureux ! Je disais : « Me voilà sa future ! »

Hélas ! Et cependant jamais un mot d'amour

10   Ne me fut dit par lui. C'est aussi...

Entre Jean, par la droite.

SCÈNE II.
LOUISETTE, JEAN.

JEAN, étonné.

  Tiens ! Bonjour !

LOUISETTE, de même.

Bonjour, Jean ! Vous ici ! Qu'est-ce qui vous amène ?

À part.

Il parlera peut-être !

JEAN, embarrassé.

Oh ! Rien je me promène.

LOUISETTE, lui montrant la ***gratte.

Voulez-vous sur ce banc vous reposer un peu ?

JEAN, à part.

C'est pourtant le moment ! Mais la force ! Mon Dieu !

Haut.

15   J'en aurais bien besoin ; seulement...

Il s'arréte.

LOUISETTE.

  Qu'est-ce à dire ?

Auriez-vous peur de moi ? C'est sûrement pour rire

Lui prenant la main.

Allons, venez ! Je veux !

JEAN, se laissant mener.

Vous le voulez ? c'est bien.

Tous deux s'asseyent sur le banc du rocher.

LOUISETTE, à part.

À son tour maintenant ; car tout cela n'est rien,

Et pourtant je ne puis aller plus loin, moi, fille !

JEAN.

20   Avez-vous ces deux jours travaillé de l'aiguille ?

LOUISETTE, à part.

Comme c'est donc aimable !

Haut.

Oui. Pourquoi ? Croyez-vous

Que je ne fasse rien quand je reste chez nous ?

JEAN.

Non, je ne le crois pas ; car, petite bergère,

On vous donnait déjà pour bonne ménagère.

LOUISETTE, ironiquement.

25   Cela m'a bien servi !

JEAN, continuant.

  Même je me disais.

LOUISETTE, interrompant.

Quoi donc, Jean ? Qu'à coup sûr, n'est-ce pas ? je serais

Une épouse passable ?

JEAN, naïvement.

Oh ! non. Qu'en votre armoire

Tout devait être en ordre et sans trou !

À part.

Quelle histoire !

Jamais je n'oserai lui conter mon tourment.

LOUISETTE, ironiquement.

30   Je vous sais vraiment gré de votre compliment !

Reprenant.

Cela ne me dit pas pourquoi, dans la semaine,

Vous faites promenade, ainsi qu'une âme en peine,

Au lieu d'être au travail.

À part.

Tâchons de le piquer.

JEAN.

C'est cruel ! Et pourtant je pourrais répliquer

35   Que vous faites de même et que j'ai pour excuse

Un chagrin qui me ronge et qu'il faut que j'abuse.

LOUISETTE, interrompant.

Pauvre ami ! Dites-moi quel est ce désespoir !

Peut-être qu'à nous deux nous pourrions bien y voir !

JEAN, continuant.

Tandis que vous, peut-être, avez dans cette affaire,

40   J'ai peur de tomber juste, une raison contraire.

LOUISETTE, à part.

Que veut. il donc me dire ? Est-ce qu'il est jaloux ?

Voyons un peu ! Voyons !

Haut.

Il est des rêves doux,

Comme il en est d'amers, et vous devez comprendre

Qu'il me serait permis...

JEAN, interrompant, se levant et venant en avant.

C'est assez vous entendre !

45   Les miens attristeraient ceux qu'on lit dans vos yeux !

À part.

Qui l'eût dit ! Louisette ! Ah ! C'est pour mes adieux !

Un rendez-vous ! Qui sait ? Avec le nouveau comte,

Venu déjà peut-être !

LOUISETTE, à part, se relevant et s'avançant aussi, avec tristesse.

Hélas ! Je lui fais honte !

Voilà le résultat de mon invention !

Haut.

50   Si ce n'était pas vrai !

JEAN.

  Je vois l'intention !

Ne prenez pas la peine ainsi de contredire

Votre premier aveu !

LOUISETTE.

Jean ! Laissez-moi tout dire !

JEAN.

Tout ? J'en sais bien assez pour ne douter de rien !

LOUISETTE.

De grâce, écoutez-moi ! Car ce triste entretien

55   Peut-être est le dernier !

JEAN.

  J'attendais la nouvelle

Depuis que, tout à l'heure, en me cherchant querelle,

Vous m'avez dit...

LOUISETTE, interrompant.

Oh ! Jean ! Vous ne voulez donc pas

Comprendre que si j'aime...

JEAN, de même.

On vient ! J'entends des pas !

On descend le coteau ! S'il allait nous surprendre,

60   Celui que vous aimez !

À part.

  Je ne dois plus attendre,

Puisque mon espérance est tuée à jamais !

Il sort précipitamment par la gauche.

SCÈNE III.

LOUISETTE, restée seule, courant après Jean.

Écoutez-moi ! Pitié !

S'arrêtant, accablée.

C'est fini désormais !

Il me fuit, me méprise ! et quand c'est lui que j'aime !

Mourir ainsi ! Pourquoi, dans ma douleur extrême,

65   Ai-je pu l'égarer !

Montrant le fond, à gauche.

  Allons, la Sèvre est là,  [ 1 La Sèvre est une rivière de l'ouest de la France.]

Prête à me recevoir !

Allant s'agenouiller à gauche de la grotte.

Prions d'abord !

Entre Molière, par la droite.

SCÈNE IV.
Louisette, Molière.

MOLIÈRE, s'arrêtent et montrant la grotte.

Voilà !

J'ai trouvé le premier cette grotte amoureuse.

Madeleine est perdante en bonne parleuse,

Elle tiendra, j'espère, à payer son enjeu :

70   Quatre jours de répit dans son humeur ! C'est peu ;

Mais j'en serai content si cela peut suffire

À trouver une pièce et surtout à l'écrire,

Et même, comme échange, elle aura mon pari :

Du vrai point d'Alençon, quand on l'eût enchéri,  [ 2 Le point d'Alençon est un point de couture spécifique à la dentelle d'Alençon.]

75   Pour se faire au plus tôt une ample collerette

Et border son corsage, un rêve de coquette !

LOUISETTE, se relevant.

Mon Dieu ! Pardonnez-moi de me donner la mort ;

Mais vous savez, hélas ! Que c'était dans mon sort !

MOLIÈRE, se retournant.

Arrêtez, malheureuse !

Il se précipite vers Louisette, la saisit et l'entraine en avant.

Ainsi, dans la rivière

80   Vous alliez vous jeter ! Vous êtes donc sans mère ?

Vous n'avez donc personne à qui ce fût un deuil ?

Personne pour pleurer près de votre cercueil ?

LOUISETTE, embarrassée.

Monseigneur, vos bontés me font toute confuse !

Pardon ! Si, j'ai mon père, et c'est ce qui m'accuse ;

85   Car il n'a plus que moi ; mais, dans mon désespoir.

Je n'aurais pas la force...

MOLIÈRE, interrompant.

Enfant ! Puis-je savoir

L'objet de vos chagrins ?

LOUISETTE.

Monseigneur, oh ! je n'ose !...

MOLIÈRE, interrompant.

Au «Monseigneur», d'abord, souffrez que je m'oppose.

Dites : monsieur tout court ; bien mieux encore ami.

90   Achevez maintenant : je devine à demi.

LOUISETTE, à part.

Pour le nouveau seigneur, et qui pourrait-il être

Si ce n'était pas lui ? Quelle bonté !

Haut.

Peut-être,

Si j'étais chez mon père.

MOLIÈRE, interrompant.

Oui, vous avez raison.

Venez ! je vous rendrai sauvée à la maison.

95   Montrez-moi le chemin.

Il lui offre le bras. Entrent, par la gauche, Madeleine Béjart et Jean.

SCÈNE V.
Les précédents, Madeleine, Jean.

JEAN, à part.

  C'était dans l'évidence

Ce doit être le Comte !

LOUISETTE, de même.

Ah ! Son indifférence

S'explique maintenant ! La dame du château !

Sans doute, c'est bien elle !

MOLIÈRE, voulant prendre la main de Madeleine.

Eh bien ! C'est moi !

MADELEINE, interrompant et le repoussant.

Tout beau

Je ne m'étonne pas que vous m'ayez fait faire

100   Tout à l'heure un pari ! C'était bien votre affaire

D'être seul à chercher !

S'inclinant ironiquement.

Sincères compliments !

MOLIÈRE.

Sur quoi ?

MADELEINE.

Sur votre goût ! Sur vos arrangements !

MOLIÈRE.

Ah ! Ceci maintenant ! Cessez, je vous en prie !

Je ne pourrais répondre à la taquinerie !

MADELEINE, continuant.

105   À Clisson, dans l'auberge, à notre déjeuner,  [ 3 Clisson est une petite commune entre Nantes et Montaigu.]

Vous sortez dans la cour, et j'entends ricaner.

C'était ce rendez-vous que vous donniez, je pense,

À quelque chambrière avec ou sans dépense !  [ 4 Chambrière : Femme attachée au service de la personne et des chambres. [L]]

MOLIÈRE.

Madeleine, de grâce ! Est-ce que vous rêvez ?

JEAN, qui s'est approché de Louisette.

110   Moi qui vous aimais tant !

LOUISETTE, aussi à demi-voix, avec reproche.

  Moi donc ! Mais c'est assez

De vous voir avec elle

MADELEINE, reprenant et montrant Jean.

Aussi bien, ce jeune homme,

Qu'au bois j'ai dépendu, me répétait...

MOLIÈRE, interrompant.

En somme,

Que prétendez-vous dire ?

MADELEINE, achevant.

« Elle l'attend là-bas ! »

MOLIÈRE.

Qui donc ?

MADELEINE.

Eh ! Son amant !

MOLIÈRE, impatienté.

Quel est tout ce fatras ?

115   Ainsi, vous m'accusez? vous me croyez coupable

D'être d'un rendez-vous? Soupçon bien regrettable !

Vous allez le comprendre !

MADELEINE.

Oh ! je vous sais très fort

En intrigues d'amour ; mais vous me faites tort

Si vous croyez aussi que votre comédie

120   Pourra m'abuser. Non !

MOLIÈRE.

  C'est une maladie !

Écoutez donc, au moins !

MADELEINE.

C'est juste ! À votre tour

J'ai donné la réplique. Un mot. Pas de détour.

C'est mauvais au théâtre !

MOLIÈRE, simplement.

Ainsi me faire injure,

Et gratuitement !

Reprenant.

Toute cette aventure

125   S'éclaircit fort pour moi par cette pendaison

Que vous m'avez apprise et dont avec raison,

Par vengeance d'abord, j'aurais pourtant pu faire,

Contre vous, à mon tour, un conte imaginaire.

MADELEINE.

Et pourquoi pensez-vous qu'il ait voulu mourir,

130   Ce malheureux garçon ?

MOLIÈRE.

  C'est pour ne plus souffrir

De l'amour qui l'étouffe, amour qu'il n'ose apprendre

À celle qui l'inspire et qui n'a su comprendre,

Comme, de son côté, la malheureuse enfant

Dans la rivière...

Entre, par la droite, le Bailli, en robe et en bonnet.

SCÈNE VI.
Les Précédents, Le Bailli.

LE BAILLI, s'avançant jusqu'à Molière et le saluant cérémonieusement.

Ave !

Se relevant et s'épongeant le front.

Le temps est étouffant !

MOLIÈRE, à part.

135   Que me veut ce bailli ?

LE BAILLI, s'inclinant de nouveau.

  Sachant votre passage,

Par vos gens, attablés dans l'auberge, au village,

À bien se rafraîchir.

À part.

Mon Dieu ! Qu'ils sont heureux !

Haut, continuant.

Je me suis empressé de savoir auprès d'eux

Où vous étiez allé.

MOLIÈRE, interrompant.

D'abord, je dois vous dire

140   Que ce sont des amis.

LE BAILLI.

  Monseigneur voudrait rire

D'un malheureux bailli N'ai-je pas entendu ?

De maître ils vous traitaient.

MOLIÈRE.

Vous avez confondu.

Enfin, que voulez-vous ?

LE BAILLI.

Vous faire une harangue,

Comme c'est mon devoir.

MOLIÈRE, à part.

Qu'il avale sa langue !

145   À quoi rime ceci ?

LE BAILLI, solennellement.

  Célèbre descendant

D'une illustre maison !

Il s'arrête, comme pour juger de l'effet.

MOLIÈRE, à part.

C'est un fâcheux pédant !

Haut.

Célèbre ! au jour peut-être où chacun n'est qu'une ombre ;

Et quant à ma maison.

LE BAILLI, continuant.

Comme, après la nuit sombre,

On voit naître l'aurore, annonçant le soleil,

150   Ainsi, pour le pays, vous êtes un réveil,

Que dis-je ? Une naissance au bonheur, à la joie,

À l'heureuse abondance, aux jours d'or et de soie.

Oui, nous sommes certains que votre seul désir,

Je puis ajouter même et votre seul plaisir,

155   En venant parmi nous, sont que chaque famille

Puisse... puisse...

Il s'arrête, cherchant son idée.

MOLIÈRE, plaisamment.

Achevez ! S'il faut que j'apostille  [ 5 Apostiller : Mettre une annotation en marge ou au bas d'un écrit. [L]]

Vos souhaits, dites-les ! Parlez !

LE BAILLI, reprenant, tout d'une haleine.

Puisse bientôt,

Cela me vient enfin, mettre la poule au pot !

Il s'essuie le front d'un air satisfait.

MOLIÈRE, avec une gravité comique.

Les voeux que vous formez n'obligent qu'Henri-Quatre,

160   Et je ne le suis pas il faut donc en rabattre.

Le saluant cérémonieusement.

Je n'en reste pas moins, dans mes humbles moyens,

Prêt à vous obliger pour vos concitoyens.

Venez à Fontenay, nous devons nous y rendre,  [ 6 Il s'agit probablement de Fontenay-le-Comte au sud de la Vendée, proche de Luçon.]

Et gratuitement, vous nous pourrez entendre,

165   Et mes amis et moi, de même que nous voir,

Dans une comédie.

LE BAILLI, stupéfait, à part.

Hein ! Que dit-il !

Haut, s'excusant.

Vouloir,

Pour moi, ne suffit pas. J'ai ma femme et ma charge

Je ne puis m'absenter.

MOLIÈRE, plaisamment.

C'est à votre décharge

Vous êtes excusé.

LE BAILLI, s'inclinant gravement.

Merci de vos bontés !

Reprenant.

170   Et puis, si Monseigneur, dans ses joyeusetés,

De retour au château, donne la comédie,

J'en pourrai profiter.

Entre vivement un paysan, par la droite.

SCÈNE VII.
Les précédents, Un Paysan.

LE BAILLI, au paysan, précipitamment.

Qu'est-ce ? Un grand incendie

A-t-il donc éclaté, que tu viens en coureur ?

LE PAYSAN, essoufflé.

Non ; mais c'est pis encore ! Oh ! Monsieur, quelle erreur ?

LE BAILLI.

175   Une erreur ? Et laquelle ? Et qui donc l'a commise?

LE PAYSAN.

Qui ? Pardi ! Vous !

LE BAILLI, interrompant.

Moi-même ?

LE PAYSAN.

En faisant la sottise

De chercher par ici notre seigneur nouveau !

LE BAILLI.

Insolent !

Reprenant.

Pas possible ! Il était au château ?

LE PAYSAN.

Non, voilà qu'il arrive ! Il est dans le village,

180   Où Madame a voulu goûter notre laitage.

LE BAILLI, perdant la tête.

Lui ? Lui ? Le vrai ? Mon Dieu !

À Molière.

Pour vous, triste imposteur,

S'il est des tribunaux !

Il achève par un geste de menace et sort follement.

LE PAYSAN, à part.

Quel bailli disputeur !

Le vin qu'on s'est versé, c'est clair, il faut le boire !

Il sort derrière le bailli.

SCÈNE VIII.
Les Précédents, moins le Bailli et le Paysan.

MOLIÈRE, à part, plaisamment.

Ah ! Bien ! Je comprends donc cette nouvelle histoire !

185   Tandis que je nageais en pleine illusion,

Et que mes seuls habits faisaient confusion,

J'étais seigneur et maître au fond de sa croyance !

Le plus bête des deux n'est pas celui qu'on pense !

Haut.

Madeleine, pardon ! Mais vous voyez comment

190   Je viens d'être berné pendant un long moment.

MADELEINE.

Borné, c'est bien le mot. Vous aviez cru peut-être

Que vous étiez connu de cet homme champêtre !

MOLIÈRE.

Je confesse humblement que le trompé, c'est moi.

Reprenant.

Maintenant, revenons. Perdu dans mon émoi,

195   J'avais tout oublié

Montrant Jean et Louisette.

  Vous et leur aventure.

Il faut pourtant sortir de cette affaire obscure ;

J'entends pour vous ; car, moi, je crois voir assez clair

Qu'ils s'aimaient sans la dire.

MADELEINE.

Encore un conte en l'air !

À Jean.

N'est-ce pas, mon garçon, que votre Louisette

200   Savait bien votre amour, quoiqu'elle fût muette

Sur le sien ?

JEAN.

Pardonnez ! si Louisette sait

Mon amour par quelqu'un, ce n'est pas de mon fait.

MADELEINE, à part.

Oh ! Le grand imbécile !

LOUISETTE, de même.

Il m'aimait sans le dire !

De même je l'aimais

MOLIÈRE, à Madeleine.

J'avais pu le prédire,

Montrant Louisette.

205   Et croyez sûrement qu'aussi, de son côté.

Entrent vivement, par la droite, Mathurin et Françoise.

SCÈNE IX.
Les précédents, Mathurin, Françoise.

LOUISETTE.

Mon père !

MATHURIN, allant à elle.

En quelle angoisse, enfant, tu m'as jeté !

FRANÇOISE, courant à Jean.

Mon cher fils ! D'où viens-tu ?

JEAN, embarrassé.

Pardon ! Pardon, ma mère !

Je ne le ferai plus !

MATHURIN, à Louisette.

Nicolas, mon compère,

Ce matin nous a dit que, sur le bord de l'eau.

210   Tu marchais en pleurant !

FRANÇOISE, à Jean.

  Toi, que, sur le coteau,

Le long de nos vieux bois, tu tenais une corde,

Comme un malheureux qui !... Mon Dieu ! Miséricorde !

Je n'ose pas y croire ! Oh ! Pourquoi donc mourir ?

MATHURIN, à Louisette.

Et pourquoi tous les deux ? C'était donc pour couvrir

215   Une honte, ma fille ?

LOUISETTE.

  Oh ! Mon père, un tel doute

Contre moi ! Contre lui !

Elle se cache la figure dans ses mains.

MOLIÈRE, à part.

D'après ce qu'il redoute,

Il connaissait l'amour de ces deux enfants-là

MATHURIN.

Vous étiez si naïfs, qu'à mettre le holà

Je n'ai pas pensé ; mais...

MOLIÈRE, interrompant, à Mathurin.

Mon ami, faites trêve

220   À de pareils soupçons, qui resteront un rêve.

Cédez-moi votre droit ; laissez-moi les gronder

Comme ils l'ont mérité, pour bien les amender.

MATHURIN.

Si je vous connaissais.

MOLIÈRE, interrompant.

Par l'oeuvre on connait l'homme.

La question n'est pas dans le mot qui nous nomme

225   Elle est dans l'action et surtout dans le but.

MATHURIN, à lui-même.

Je voudrais bien comprendre ! Enfin, c'est le début !

MOLIÈRE.

La suite dira tout.

À Louisette et à Jean.

Donc, pour vous, jeune fille,

Pour vous, pauvre jeune homme, en vain le soleil brille ?

En vain le gai printemps s'est couronné de fleurs,

230   Émaillant le gazon de leurs mille couleurs ?

Les parfums pénétrants qui flottent dans la brise,

Douce émanation dont toute l'âme est prise,

Vous ne les sentez pas ? Ce zéphir caressant

Qui, comme un divin souffle, à l'oreille, en passant,

235   Murmure les amours de toute la nature,

Vous ne l'entendez pas ? Là-haut, dans la ramure.

Ces artistes ailés, ces chanteurs gracieux,

Qui les traduisent tous en sons harmonieux,

Pour vous sont sans ramage ? Enfin, dans toute chose,

240   De la vie en ce monde ignorant chaque cause,

Vous voulez vous enfuir

Montrant la voûte du ciel.

De ce temple azuré ?

FRANÇOISE, à demi-voix, à Mathurin.

Il parle quasi mieux que monsieur le curé !

MOLIÈRE, continuant.

À votre âge béni les bonheurs vont par troupe.

Enfants, oh ! croyez-moi, ne brisez pas la coupe

245   Avant d'avoir, au moins, mis les lèvres aux bords,

Si vous ne voulez pas partir avec remords 1

Eh ! Quoi ! Jeunes amants, quand vous avez dans l'âme

Un amour saint et pur, cette céleste flamme

Qui de Dieu même émane et dans notre ombre luit,

250   Aveugles, vous voulez vous jeter dans la nuit !

Non ! Vos coeurs, pleins d'amour, s'élançaient l'un vers l'autre :

Que vos coeurs soient unis !

MADELEINE, à demi-voix, ironiquement.

On dirait un apôtre !

MOLIÈRE, aussi à demi-voix.

Puissé-je convertir !

Il cause bas avec elle.

MATHURIN, demi-voix, à Françoise, montrant Molière.

C'est sa religion !

FRANÇOISE, répondant de même.

Quoi ? Va-t-il nous donner sa bénédiction ?

MATHURIN, haussant les épaules de même.

255   Eh ! Non ! C'est un pasteur ! Il ne peut pas !

JEAN, qui a entendu, à part, en se pressant le coeur.

  N'empêche !

Tout ça m'a touché là mieux qu'à l'église un prêche !

LOUISETTE, aussi à part.

Pourvu que tout finisse au gré de mon désir !

MOLIÉRE -r~"nant, à Mathurin et à Françoise.

À vous deux à cette heure ! Il est temps de choisir,

Si vous ne voulez pas qu'on recommence encore

260   à vouloir se détruire ! Ici, je vous implore !

Vos enfants s'adoraient, sans se l'être avoué

Vite ! Marier-les ! Que tout soit dénoué !

MATHURIN.

Mais peut-être...

FRANÇOISE.

Il faudrait...

Entre par la droite, le comte de Barrin.

SCÈNE X.
Les précédents, LE Comte de Barrin.

LE COMTE, allant à Molière, avec reproche.

Ah ! Pardieu c'est aimable

À toi, mon cher poète.

MOLIÈRE.

En quoi suis-je coupable,

265   Cher Comte, ami très cher ?

LE COMTE.

  En me faisant courir

Après toi dans les champs.

MOLIÈRE.

Comte, je veux mourir

Si je comprends comment dans ses lointains parages

Je te trouve et pourquoi jusque dans ces bocages

Tu viens à ma recherche !

LE COMTE.

Eh bien ! Tu vas le voir

270   La chose est pourtant simple. Il venait de m'échoir,

Par la mort d'un cousin, le domaine où nous sommes,

Avec un vrai château, rêve des gentilshommes.

MOLIÈRE.

Je crois bien ! Le château d'Olivier de Clisson !  [ 7 Clisson]

De ce guerrier fameux pour être à l'unisson,

275   Il ne te manque plus que la connétablie !

LE COMTE, plaisamment.

Sois sûr que, pour me plaire, on l'aurait rétablie !

Continuant.

Or, la veille, on m'avait trahi chez Marion :

Il me fallait quand même une distraction.

Je la vis en venant dans ma gentilhommière

280   Me mettre au vert pendant la saison printanière.

Je pars à l'instant même. À Nantes, vingt discours

M'apprennent ton passage. On dit que ton parcours

T'amène par ici ; que tu n'as, comme avance,

Que peu d'instants sur moi ; que, selon l'apparence,

285   Je pourrai te rejoindre avant d'être arrivé

À destination. Je brûle le pavé.

J'arrive: tes amis, restés dans le village,

Me font savoir le but de ton pélerinage.

J'abandonne ma femme, et j'accours. Et voilà !

Reprenant plaisamment.

290   Hein ! La narration que je t'ai faite là

Est-elle assez rapide et comme, en rhétorique,

On nous en demandait, dans la noire boutique

Où pendant trop longtemps nous fûmes écoliers ?

MOLIÈRE, plaisamment aussi.

Les maîtres en discours ne sont que des bacheliers

295   Auprès de toi, mon cher !

Reprenant, simplement.

  Merci de ta poursuite

Merci du fond du coeur !

LE COMTE.

Maintenant, tout de suite

Je t'emmène chez moi, mon ami Poquelin.

Je veux dire Molière ! Ainsi donc tu mis fin

Au nom de tapissier pour un nom de théâtre,

300   Presque illustre déjà ?

MOLIÈRE.

  Si je m'opiniâtre,

Crois-moi, dans un chemin si pénible à gravir,

C'est la vocation.

LE COMTE, interrompant de la voix et du geste.

Tu parles à ravir ;

Mais, je t'arrêterai ; car, tout à l'heure, à table,

Le moment pour causer sera plus convenable.

305   Allons, vite

MOLIÈRE.

  À l'instant ; mais il te faut savoir

Qu'ici même, mon cher, j'achevais par devoir

Une pièce touchante et que ton équipée

Avant son dénouement l'a brusquement coupée.

Souffre donc...

LE COMTE, interrompant.

Une pièce ! Ah ! Ah ! Nous allons voir !

MOLIÈRE.

310   Et tu vas l'applaudir !

À Mathurin et Françoise.

  Ainsi le désespoir

De vos pauvres enfants va se changer en fête?

Au plus tôt, n'est-ce pas ? Leur union s'apprête ?

C'est convenu ?

Entre vivement, par la droite, le Bailli.

SCÈNE XI.
Les précédents, Le Bailli.

LE BAILLI, avec joie.

Merci ! J'ai donc trouvé, mon Dieu !

MOLIÈRE, à part.

Ô pauvre dénouement !

LE BAILLI, au Comte.

Je vous cherche en tout lieu,

315   Monseigneur notre Comte !

LE COMTE, avec hauteur.

  Et que me veut cette bête ?

LE BAILLI, à part.

Celui-là, c'est le vrai, car il est malhonnête !

Haut, humblement.

Je suis votre bailli ; je venais vous offrir.

LE COMTE, interrompant.

Quoi donc ? Achève vite ! Ou prends garde d'aigrir

Toute ma belle humeur !

LE BAILLI, s'empressant, solennellement.

Comme, après la nuit sombre,

320   On voit naître l'aurore.

LE COMTE, interrompant.

  Assez ! Je suis du nombre

De ceux qui n'aiment pas moutarde après diner.

Ta harangue a tardé : tu peux la rengainer !

MOLIÈRE, au Comte.

D'autant mieux, cher ami, qu'elle est déjà connue,

Ayant ici fêté mon humble bienvenue.

LE COMTE, à Molière.

325   Que me dis-tu donc là ?

MOLIÈRE.

  Qu'avant toi j'eus l'honneur

De ce discours brillant ; que j'en sais la teneur.

LE COMTE, avec une feinte gravité.

Tudieu ! Comment cela. Toi, Molière, faussaire !

Tu faisais le seigneur ! Oh ! Criminelle affaire !

Ces hommages pour moi, tu les volais !

MOLIÈRE.

Pour toi?

330   Le vrai, c'est qu'ils n'étaient ni pour toi ni pour moi,

Mais bien pour Henri-Quatre.

LE COMTE.

Ah ! bah ! Comment ?

MOLIÈRE.

La preuve

C'est qu'ils ont rappelé sa promesse, un chef-d'oeuvre

La poule au pot fameuse !

LE COMTE, riant.

Oh ! Je rirai dix ans !

MOLIÈRE, avec intention.

De ceux qui t'attendaient ?

Reprenant.

Ça ! Depuis trop longtemps

335   Tous ces sots quiproquos retardent de ma pièce

Le dénouement prévu !

À Mathurin et à Françoise.

De nouveau je m'adresse

À vos coeurs de parents ! Commandez en deux mots

À nos désespérés de cesser leurs complots

Vous fûtes bien heureux quand, dans votre jeunesse,

340   On sut vous marier, bénir votre tendresse

Unissez-les bien vite, afin qu'eux, à leur tour,

Ils en fassent autant pour leurs enfants un jour !

MATHURIN.

Tout ça, c'est bel et bon ! Pour entrer en ménage,

Il n'a jamais suffi de tendre au badinage :

345   Il faut quelques écus.

FRANÇOISE.

  Ces enfants-là n'ont rien !

LE COMTE.

C'est un léger détail, et, si vous voulez bien,

Je pourrai m'en charger.  [ 8 Le vers 347 a 15 syllabes.]

MATHURIN, s'inclinant.

Monseigneur !...

FRANÇOISE, de même.

Notre reconnaissance...

LE COMTE.

Attendez donc un peu pour que votre espérance

Ne soit pas trompée !

A à gui il fait signe d'approcher.

En dot, ma belle enfant,

Tirant sa bourse et la lui offrant.

350   Prenez ces cent écus !

MOLIÈRE, au Comte, en lui serrant la main.

  Dénouement triomphant.

LE COMTE.

Tu vois que, par moment, je puis être confrère !

LOUISETTE, émue, au Comte.

Pardonnez, Monseigneur ; mais, quand on désespère

Et qu'on se trouve heureuse ainsi subitement...

LE COMTE, interrompant.

Votre bonheur s'exprime assez éloquemment

355   Dans votre doux regard, pour que mon humble offrande

Vingt fois me soit payée !

LOUISETTE, à Jean, avec reproche.

Il faut qu'on vous commande !

Remerciez aussi !

JEAN, s'avançant et saluant le Comte.

C'est avec grand plaisir.

LE COMTE, interrompant.

Très bien.

JEAN, à Louisette.

Si vous saviez ! Toujours mon seul désir

Fut d'être votre époux !

LOUISETTE.

Ce n'est pas votre faute

360   Si je puis le savoir !

Ils se pressent les mains.

LE COMTE, à Molière.

  Maintenant, mon cher Plaute,

Qui n'auras pas de meule à tourner, je le crois,

Laissons à leur bonheur ces heureux villageois.

MADELEINE, à part.

Est bien qui finit bien !

À Molière.

Monseigneur vous invite ;

Mais vos amis et moi...

LE COMTE, interrompant et s'inclinant.

Madame, je mérite

365   Cette dure leçon pour n'avoir pas d'abord

Lui baisant les mains.

Su vous baiser les mains ; mais à tout mon grand tort

Vous ne pourrez vouloir me laisser en pâture !

Il lui offre son bras.

MADELEINE, le prenant et se dirigeant lentement, avec lui, vers la droite.

On ne peut plus gaiment guérir une blessure !

LE BAILLI, à lui-même.

Moi seul, je serai donc sans consolation !

MOLIÈRE.

370   Non pas, mon cher bailli ! Dans votre affliction,

Vous pourrez vous distraire en venant nous entendre

Au château dès demain.

LE BAILLI.

Plutôt aller me pendre !

Je suis assez joué !

MOLIÈRE, à lui-même, en suivant lentement le Comte et Madeleine.

Moi, je suis plus heureux !

J'ai trouvé mon sujet le Dépit amoureux.

 



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Notes

[1] La Sèvre est une rivière de l'ouest de la France.

[2] Le point d'Alençon est un point de couture spécifique à la dentelle d'Alençon.

[3] Clisson est une petite commune entre Nantes et Montaigu.

[4] Chambrière : Femme attachée au service de la personne et des chambres. [L]

[5] Apostiller : Mettre une annotation en marge ou au bas d'un écrit. [L]

[6] Il s'agit probablement de Fontenay-le-Comte au sud de la Vendée, proche de Luçon.

[7] Clisson

[8] Le vers 347 a 15 syllabes.

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