COMÉDIE EN UNE SCÈNE ET EN VERS
1886.
PAR VICTOR HUGO.
Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2021
© Théâtre classique - Version du texte du 31/08/2023 à 16:11:59.
PERSONNAGES
LE ROI.
ÊTRE AIMÉ
LE ROI.
Sais-tu ce qui me manque et ce qui, nuit et jour,
Se refuse à ma soif ardente ? C'est l'amour !
Ah ! C'est vrai, je suis roi, cela doit me suffire ;
Roi, vous êtes heureux ! C'est bien facile à dire.
5 | Un roi n'a qu'à vouloir, un roi peut tout. Eh bien, |
Retiens ceci, je peux tout, mais je ne peux rien.
Hélas ! J'ai tout un peuple et je n'ai pas une âme.
Ce royaume, le coeur quelconque d'une femme,
Je ne l'ai pas. Je vois des gens s'aimer, je vois
10 | Des êtres s'appeler dans l'ombre à demi-voix, |
Je vois les coeurs, les seins, les passions fougueuses,
L'amour ! Je vois des gueux adorés par des gueuses ;
Eh bien, cet amour-là, même celui qui joint
Les coeurs les plus abjects, ô deuil ! Je ne l'ai point !
15 | Je puis tout, mettre avec un mot l'Europe en flamme, |
Tout, hors réaliser ce rêve qu'une femme
M'aime à cause de moi, parce que je suis moi,
Quelqu'un, un homme, et non parce que je suis roi !
Un roi n'est jamais sûr d'être aimé pour lui-même ;
20 | On l'aime pour le bruit qu'il fait, pour l'or qu'il sème, |
Pour le sceptre qu'il tient, pour le trône qu'il a,
Et non parce qu'il est le garçon que voilà !
Une belle aux yeux purs me dit : Je vous adore !
Parce qu'un diable d'homme, espèce de centaure,
25 | Est à ma porte, fier et la lance en arrêt ; |
Ôtez la sentinelle et l'amour disparaît.
L'amour, c'est l'humble aumône et la vaste largesse.
C'est toute la folie et toute la sagesse.
Dieu refusa ce don, aux rois en les créant.
30 | Ah ! Le nain est parfois nécessaire au géant ; |
Le colosse a besoin, qu'il soit lion ou mage,
Que l'atome soit près de lui dans cette cage,
Le destin. En amour personne n'est petit.
La barque aide un trois-ponts tonnant qui s'engloutit ; [ 1 Trois-ponts : Nom donné par synecdoque au vaisseau à trois ponts. [L]]
35 | La douce Inez soutient l'effrayant roi don Pèdre ; |
Un brin d'herbe devient le point d'appui d'un cèdre.
Ah ! L'enfant Cupidon, ce petit drôle-là,
Toujours au sort des grands et des dieux se mêla,
Et le titan, l'archange immense, le génie,
40 | Se meurt, si ce marmot ne lui tient compagnie. |
Je veux qu'on m'aime ! Hélas ! L'apparence se vend,
Des âmes au marché, cela se voit souvent,
Mais la réalité d'un coeur, ce diadème,
Ce sommet, cet olympe, être aimé, non, pas même
45 | Avec le don d'un astre on ne l'achète pas ! |
Un instinct inquiet qui vous nomme tout bas,
Un soupir ignoré qui songe et vous adore,
Un front qui d'un reflet d'aube pour vous se dore,
C'est la gloire, et rien n'est comparable à l'effroi
50 | De vivre sans un coeur pensif derrière soi. |
Un roi qu'on hait envie un va-nu-pieds qu'on aime ;
Se sentir dédaigné quand on se voit suprême
Est affreux ; plus on est grand, glorieux, puissant,
Superbe, couronné de lauriers, plus on sent
55 | Dans l'ombre autour de soi la glace inexorable, |
Et le plus triomphant est le plus misérable.
Soyez Marie, ayez Darnley, n'importe qui,
Rizzio ; soyez Christine, ayez Monaldeschi ;
Soyez Pierre le Grand, épousez des servantes ;
60 | Ayez tout de l'amour, même les épouvantes, |
Mais ayez l'amour. Dieu sans l'amour serait seul,
Et le ciel étoile ne serait qu'un linceul.
Les ténèbres mettraient sur Dieu leurs plis sans nombre.
L'oubli, c'est du silence et la haine est de l'ombre.
65 | Je veux, pour mon bonheur comme pour mon souci, |
Retrouver dans un autre un moi-même adouci.
Homme, être le premier, femme, être la première
Pour quelqu'un, c'est tout. L'homme a besoin de lumière,
D'aurore, de clarté, de rayons, et n'avoir
70 | Personne, pas une âme au monde en son pouvoir, |
N'avoir, dans cette foule où nul dieu n'est sans prêtres,
Pas un être parmi tant de millions d'êtres,
Que rien par votre aimant ne soit pris et séduit,
Que pas un coeur ne songe à vous, c'est de la nuit !
75 | Hélas ! est-il donc vrai qu'on puisse sur la terre |
Être beaucoup de coeurs que le deuil solitaire
Dévore, et qui n'ont rien que l'ennui, ce vautour !
Pourquoi ne pas vouloir de nous, ô sombre amour ?
Tout peut être accablant, mais Rien, c'est incurable.
80 | Rien ! Ah ! Le couple est saint, le nid est vénérable, |
Le fond de la nature est un immense Hymen ;
J'en veux ma part ! Je veux une main dans ma main.
Sans l'amour ce n'était pas la peine de naître,
Et cela ne vous sert à rien d'être le maître,
85 | L'empereur, le césar, l'homme unique et pensif. |
Être aimé, c'est avoir l'oeil clair et décisif,
Le front gai, l'esprit prompt, le coeur fort, l'âme haute.
Autrement, si les coeurs, sans que ce soit ma faute,
Me sont fermés, tout est ingrat, rien n'est vermeil ;
90 | Si l'on ne m'aime pas, qu'importe le soleil |
Avec sa grande flamme inutile ! Qu'importe
Le frais avril ouvrant aux papillons sa porte,
Le doux mai dont j'ai droit de nier la chaleur,
Et qu'est-ce que cela me fait que l'arbre en fleur
95 | Frissonne, et que le chant des oiseaux se confonde |
Avec l'hymne du vent dans la forêt profonde !
15 mars 1874.
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Notes
[1] Trois-ponts : Nom donné par synecdoque au vaisseau à trois ponts. [L]