MÉDÉE

TRAGÉDIE

1694

Hilaire-Bernard de LONGEPIERRE

Représenté pour la première fois 13 février 1694 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain par la troupe de la Comédie française.


Texte établi par Paul FIEVRE, avril 2006

publié par Paul FIEVRE, Mai 2006, revu juillet 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:23.


ACTEURS

MÉDÉE.

JASON.

CRÉUSE.

IPHITE.

CYDIPPE.

RHODOPE.

CRÉON.

Premier enfant de Médée.

Second enfant de Médée.

Suite.

[La scène est en Grèce.]


ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE.
Jason, Iphite.

JASON.

Je sais ce que je dois à l'amour de Médée.

Cesse, Iphite, à mes yeux d'en retracer l'idée.

Ce qu'elle a fait pour moi, dans la Grèce, à Colchos,

Ne traverse que trop ma joie et mon repos ;

5   Mais du sort, de l'amour, la fatale puissance

Fait taire mes remords et ma reconnaissance ;

Et de ces deux tyrans les violentes lois

Ne laissent ni l'amour, ni la haine à mon choix.

Oui, de leur joug pressant l'invincible contrainte

10   Fixe enfin mes destins et mes voeux à Corinthe.

En vain Médée, en proie à ses transports jaloux,

Se livre à la douleur, s'abandonne au courroux :

Je la plains ; mais, ami, j'adore la Princesse.

Du destin de Jason souveraine maîtresse,

15   Elle asservit mon âme à son pouvoir vainqueur :

L'éclat de ses beaux yeux triomphe de mon coeur ;

Et ce coeur embrasé d'une ardeur violente,

Ne saurait s'affranchir du charme qui l'enchante.

IPHITE.

De ce nouvel amour, la trompeuse douceur

20   Séduit votre raison par son appât flatteur.

Votre âme toute entière avidement s'y livre,

Mais si, fuyant, Seigneur, le plaisir qui l'enivre,

Vous vouliez repousser un dangereux poison ;

Si vous daigniez encor consulter la raison,

25   Vous banniriez bientôt Créuse de votre âme,

Et vous étoufferiez une funeste flamme.

JASON.

Non, la raison ici, d'accord avec mon coeur,

Autorise ma flamme et soutient mon ardeur.

Exilés, fugitifs, le trépas de Pélie

30   Soulève contre nous toute la Thessalie.

Ce tyran, de mon trône injuste usurpateur,

De ses crimes enfin a lavé la noirceur.

Tu sais comme Médée, ardente à la vengeance,

Sur le flatteur appas d'une vaine espérance,

35   De ses propres enfants en a fait ses bourreaux.

Ses filles, à l'envi, le mirent par morceaux ;

Et leur crédule amour armant leur bras timide,

Commit par pitié cet affreux parricide.

Son fils Acaste, armant, pour venger son trépas,

40   J'obéis au destin, je quittai ses États ;

Et Créon seul osant plaindre notre disgrâce,

Lorsque d'un fier Tyran la haine nous menace,

M'a reçu dans son sein, moi, Médée et mes fils,

D'une triste maison infortunés débris.

45   Seul, il pouvait me tendre une main salutaire ;

Et le Ciel de mon sort le rend dépositaire.

En vain je chercherais en de nouveaux climats,

L'asile et le repos qu'il m'offre en ses États.

Pour moi son amour brille et son estime éclate.

50   Il me regarde en père ; il m'applaudit, me flatte.

Cependant, trop instruit par mes malheurs divers,

Toujours du sort jaloux je crains quelques revers.

Mon ennemi demande et Médée, et ma tête :

Irrité d'un refus, à la guerre il s'apprête.

55   Créon m'aime, il est vrai : Créon est généreux ;

Mais on porte à regret le poids des malheureux :

Quelque noble penchant qui pousse à les défendre,

Iphite, on craint de voir ses États mis en cendre,

Ses peuples asservis, et son trône ébranlé.

60   Souvent même Créon flotte et paraît troublé.

D'ailleurs, trop prévenu d'une haine secrète,

À Médée, à regret, il donne une retraite ;

Et contr'elle avec peine il retient un courroux

Qui pourrait retomber jusques sur son époux.

65   Je dois donc, profitant d'un rayon favorable,

M'assurer en Créon un appui ferme et stable ;

Et, l'attachant à moi par le noeud le plus fort,

Prévenir et fixer l'inconstance du sort.

Pour sa fille, avec joie il voit briller ma flamme ;

70   Elle règle ses voeux, et peut tout sur son âme :

Créüse seule, enfin, peut m'assurer Créon...

Eh bien ! L'amour, Iphite, aveugle-t-il Jason ?

IPHITE.

C'est ainsi que l'amour, trop fertile en excuses,

Aveugle par son charme, et séduit par ses ruses.

75   Même en nous égarant, il feint de nous guider.

De ses pièges flatteurs songez à vous garder.

Eh quoi ! D'un autre amour votre âme possédée,

Trahira, les bienfaits et l'espoir de Médée ?

Ni les droits de l'hymen, ni sa fidèle ardeur.

JASON.

80   Qu'un tel secours est faible, et défend mal mon coeur,

Iphite. Ah ! Quand l'amour règne avec violence,

Que peut la faible voix de la reconnaissance ?

Il est vrai que Médée a tout osé pour moi.

Je m'accuse et rougis de ce que je lui dois.

85   Mais, transporté d'amour en voyant ce que j'aime,

J'oublie et mon devoir, et Médée, et moi-même ;

Je m'enivre à longs traits d'un aimable poison :

L'amour devient alors ma suprême raison ;

Et d'un feu violent l'impérieuse flamme

90   Étouffe tout le reste, et triomphe en mon âme.

Je sens, je sens alors que mon trépas certain,

Les bontés de Créon, le courroux du Destin,

M'arrêtent moins ici que ne fait la Princesse ;

Qu'animé du beau feu qui m'échauffe et me presse,

95   Je mourrais, s'il fallait m'éloigner de ses yeux ;

Et qu'enfin leur éclat m'enchante dans ces lieux.

Ces beaux yeux plus puissants que Médée et ses charmes,

Sitôt que je les vis, m'arrachèrent les armes.

Et quel coeur soutiendrait leurs feux éblouissants,

100   Leur éclat dangereux, leurs regards languissants ?

Cette jeune pudeur sur son visage peinte,

Et sur son front serein cette noblesse empreinte ;

Cette douce fierté, cette aimable langueur ;

Un je ne sais quel charme innocent et flatteur,

105   Ce souris dont l'appât réveille la tendresse,

Et ce maintien auguste, et cet air de Déesse ?

Enfin, en la voyant, ébloui, transporté,

Je crus voir, et je vis, une Divinité.

IPHITE.

Mais quels sont vos projets ? Que pouvez-vous prétendre ?

JASON.

110   D'écouter ma tendresse, et de tout entreprendre.

L'amour se flatte, Iphite, et se croit tout permis.

Que n'ose point un coeur à son pouvoir soumis ?

Le Roi me veut pour gendre ; et ma belle Princesse

Semble favoriser mes soins et ma tendresse :

115   Il offre sa couronne et Créüse à mes voeux ;

M'opposerais-je au sort qui veut me rendre heureux ?

Je ne puis résister à ces douces amorces,

Et n'ai point oublié comme on fait les divorces.

N'abandonnai-je pas Hypsipile à Lemnos,

120   Pour chercher la toison et voler à Colchos ?

Et cependant, ami, cette grande conquête,

Valait-elle le prix qu'ici l'amour m'apprête ?

IPHITE.

Dieux ! Que fera Médée, et quel affreux courroux

Ne l'enflammera point contre un parjure époux ?

125   Si vous l'abandonnez, redoutez sa vengeance.

Vous savez de son art jusqu'où va la puissance.

La nature est soumise à ses commandements :

Elle trouble le Ciel, l'Enfer, les Éléments ;

Elle arrête, à son gré, les Astres dans leur course.

130   Les torrents les plus fiers remontent vers leur source.

La Lune sort du Ciel, les Mânes des tombeaux :

Elle lance la foudre, et change en sang les eaux.

Vous savez. ...

JASON.

Je le sais ; cesse de me le dire.

Mais de l'amour aussi je sais quel est l'empire.

135   Plus puissant est son art, plus fort que son courroux,

De Médée en fureur il suspendra les coups.

Elle m'aime, il suffit ; et sa tendresse extrême

Parlera puissamment pour un ingrat qu'elle aime.

Je saurai la fléchir ; je saurai l'apaiser

140   Mais à tout son courroux dussai-je m'exposer,

Je n'écoute et ne suis que l'ardeur qui me presse.

IPHITE.

De grâce, examinez....

JASON.

Ah ! Je vois ma Princesse.

Considère, à loisir, contemple tant d'appas.

Peut-on la voir, Iphite, et ne l'adorer pas ?

145   Rien n'est à redouter, à fuir que sa colère.

SCÈNE II.
Jason, Créuse, Iphite, Cydippe.

CRÉUSE.

Je croyais, en ces lieux, trouver le Roi mon père.

On vient de m'assurer qu'il vous cherche, Seigneur.

JASON.

Je n'ai point vu le Roi, Madame ; mais mon coeur,

Par de profonds respects, par l'amour le plus tendre,

150   Ne pourra-t-il jamais mériter et prétendre

Que vous daigniez aussi me chercher quelque jour ?

Cet espoir n'est-il pas permis à mon amour ?

Jamais, vous le savez, ardeur si violente

Ne régna dans un coeur et n'en fut triomphante.

155   Tout le jure à vos yeux : soins, voeux, empressements ;

Mes remords immolés, mes transports, mes serments ;

Et mes tendres respects, et mes ardents hommages,

Vous sont, de cet amour, d'inviolables gages.

Je sens un feu si vif s'accroître à chaque pas :

160   Madame, à tant d'amour vous ne répondez pas ?

CRÉUSE.

Eh ! Le puis-je, Seigneur ? Une jeune Princesse

Ne doit qu'à son époux déclarer sa tendresse.

Il est vrai que le Roi, qui doit régler mes voeux,

Estime vos vertus, applaudit à vos feux.

165   Il m'a même ordonné d'écouter votre flamme.

Si j'ose, après cela, vous découvrir mon âme,

J'estime, ainsi que lui, cet illustre Jason,

Qui surmonta Neptune et conquit la Toison ;

De la gloire amoureux, prodigue de sa vie ;

170   L'ornement de la Grèce, et l'effroi de l'Asie ;

Le Chef de nos Guerriers, la fleur de nos Héros,

Dont le nom est vanté de Corinthe à Colchos.

Peut-être un doux penchant m'entraînerait sans peine,

Mais un fatal obstacle et m'arrête et me gêne.

175   Médée est votre épouse, et des noeuds si puissants

Mettent un frein trop juste à mes voeux innocents.

Pourrais-je, à ce penchant, abandonner mon âme,

Tandis qu'un autre hymen vous attache ?...

JASON.

Ah ! Madame,

Cessez, cessez de craindre un hymen odieux,

180   Condamné par les Grecs, réprouvé par les Dieux ;

Dès demain, dès ce jour, faut-il briser ses chaînes ?

CRÉUSE.

Mais qui m'assurera qu'insensible à ses peines,

Vous puissiez soutenir sa vue et sa douleur,

Sans lui rendre bientôt vos voeux et votre coeur ?

185   Je crains un long penchant, sa tendresse, ses larmes ;

Je redoute ses yeux, je redoute ses charmes :

Son art est au-dessus de tout l'effort humain,

Seigneur, et de votre âme elle sait le chemin.

Tant que vous la verrez, que vous pourrez l'entendre,

190   Je crains tout d'un amour et si long et si tendre.

Je crains ...

JASON.

Ah ! Dissipez une indigne frayeur.

Quel outrage ! Ainsi donc jugez-vous de mon coeur ?

Connaissez mieux ce coeur, Madame, et ma tendresse.

Rien ne peut m'enlever à ma belle Princesse.

195   Je défie, à la fois, les Mortels et les Dieux,

Et tout l'art de Médée, et l'Enfer, et les Cieux.

Si sa présence ici vous alarme et vous blesse,

Il faut vous délivrer du soupçon qui vous presse.

Un véritable amour éclate avec plaisir.

200   Commandez seulement, je suis près d'obéir.

Je donnerais mon sang, j'immolerais ma vie.

Trop heureux que pour vous le sort me l'eût ravie !

CRÉUSE.

J'entends le Roi, Seigneur : il paraît à vos yeux.

SCÈNE III.
Jason, Créuse, Créon, Suite.

CRÉON.

Je vous cherchais, Seigneur. Savez-vous qu'en ces lieux

205   Un nouvel envoyé du Roi de Thessalie

Vient demander raison du meurtre de Pélie ?

De mes refus, Acaste offensé justement,

Veut bien suspendre encor son fier ressentiment,

Et jurer avec nous une étroite alliance,

210   Si je livre en ce jour Médée à sa vengeance ;

Ou qu'au moins, la chassant du sein de mes États,

Je refuse un asile à ses assassinats.

Il me presse ...

JASON.

Ah ! Seigneur, votre coeur magnanime

Pourrait-il lui livrer une triste victime ?

215   Pourrait-il ...

CRÉON.

  En faveur de vos fils et de vous,

Je ne veux point livrer Médée à son courroux.

Mais est-il juste, aussi, Jason, que de ses crimes,

Mes sujets innocents deviennent les victimes ;

Et que d'une étrangère appuyant les forfaits,

220   De mes heureux États je trouble ainsi la paix ?

Non ; il faut qu'elle parte, et qu'une prompte fuite

Nous délivre des maux qu'elle traîne à sa suite :

Je le veux. Cet exil est nécessaire à tous ;

Pour Acaste, pour moi, pour ma fille, pour vous,

225   Pour Médée elle même. Il faut purger Corinthe

De ce funeste objet qui la glace de crainte.

Il faut nous épargner ses cris et sa fureur.

Je hais jusqu'à sa vue ; elle me fait horreur.

Des songes effrayants, des présages sinistres,

230   Des redoutables Dieux les augustes ministres,

M'annoncent de leur part le plus affreux malheur,

Si je ne l'abandonne à leur courroux vengeur.

Rompez avec éclat le charme qui vous lie :

Expiez un hymen qui tache votre vie.

235   Assez et trop longtemps ces liens mal tissus

Ternissent votre gloire et souillent vos vertus.

Assez et trop longtemps, avec douleur, la Grèce

Voit gémir, sous le joug de cette enchanteresse,

Le plus grand des Héros qu'elle conçut jamais.

240   Séparez vos vertus d'elle et de ses forfaits.

Justifiez ainsi l'appui que je vous donne.

Possédez à ce prix ma fille et ma couronne.

Je veux que dès demain l'astre brillant du jour,

Ait vu partir Médée en commençant son tour ;

245   Et que Corinthe ainsi n'étant plus profanée,

Il se prête avec joie à ce doux hyménée.

JASON.

Je cède à vos raisons ; j'obéis. Mais, Seigneur,

Daignez par vos bontés adoucir ses malheurs ,

Par tout ce qui pourra rendre son sort moins rude,

250   Consolez ses ennuis, flattez sa solitude.

CRÉON.

Quoiqu'elle ait mérité des maux plus rigoureux,

Je consens à remplir vos désirs généreux :

Et pour mieux adoucir son déplaisir extrême,

Je veux à cet exil la préparer moi-même.

255   Mais allons publier cet hymen, ce départ ;

Qu'au bonheur de leurs Rois nos sujets prennent part.

Allons avec éclat annoncer à Corinthe

La source de sa joie et la fin de sa crainte.

Que des chants d'hyménée et d'aimables concerts

260   Commencent cette fête et remplissent les airs.

Que du Dieu de l'hymen les feux sacrés s'allument ;

Qu'on pare les autels, et que les temples fument.

Jason trouve une épouse enfin digne de lui.

Daignent les justes Dieux, m'exauçant aujourd'hui,

265   Marquer de leur faveur cette grande journée,

Et la rendre à jamais célèbre et fortunée !

ACTE II

SCÈNE I.

MÉDÉE, seule.

Où suis-je malheureuse ? Où portai-je mes pas ?

Qu'ai-je vu ? Qu'ai-je ouï ? Je ne me connais pas.

Furieuse, je cours, et doute si je veille.

270   Quel bruit, quels chants d'hymen ont frappé mon oreille ?

Corinthe retentit de cris et de concerts.

Ses autels sont parés ; ses temples sont ouverts.

Tout à l'envi prépare une odieuse pompe.

Tout vante ma rivale, et l'ingrat qui me trompe.

275   Jason, il est donc vrai, jusque-là me trahit !

Jason honteusement me chasse de son lit !

Il m'ôte tout espoir ! Épouse infortunée !

Que dis-je, épouse ? Hélas ! Pour nous plus d'hyménée !

L'ingrat en rompt les noeuds ... Dieux justes, Dieux vengeurs !

280   De la loi conjugale augustes protecteurs,

Garants de ses serments, témoins de ses parjures,

Punissez son forfait, et vengez nos injures !

Toi surtout, ô Soleil ! J'implore ton secours !

Toi, qui donnas naissance à l'auteur de mes jours ;

285   Tu vois, du haut des Cieux, l'affront qu'on me destine !

Et Corinthe jouit de ta clarté divine !

Retourne sur tes pas, et dans l'obscurité

Plonge tout l'univers privé de ta clarté ;

Ou plutôt, donne-moi tes chevaux à conduire.

290   En poudre dans ces lieux je saurai tout réduire.

Je tomberai sur l'isthme avec ton char brûlant.

J'abîmerai Corinthe et son peuple insolent.

J'écraserai ses Rois ; et ma fureur barbare

Unira les deux mers que Corinthe sépare...

295   Mais où vont mes transports ! Est-ce donc dans les cieux,

Que j'espère trouver du secours et des Dieux ?

Déités de Médée, affreuses Euménides,

Venez laver ma honte et me servir de guides.

Armons-nous. De notre art déployons la noirceur.

300   Que toute pitié meure et s'éteigne en mon coeur.

Que de sang altéré, que de meurtres avide,

À l'isthme il fasse voir ce qu'a vu la Colchide.

Que dis-je ! De bien loin surpassons ces forfaits ;

De ma tendre jeunesse il furent les essais.

305   J'étais et faible et simple, et de plus innocente.

L'amour seul animait ma main encore tremblante.

La haine avec l'amour, le courroux, la douleur,

M'embrasent à présent d'une juste fureur.

Que n'enfantera point cette fureur barbare ?

310   Le crime nous unit ; il faut qu'il nous sépare.

SCÈNE II.
Médée, Rhodope.

MÉDÉE.

Eh bien ! Tu vois le prix que me gardait Jason ?

L'ingrat couronne enfin sa noire trahison.

Il épouse Créüse, et la pompe s'apprête ;

Tout m'annonce ma mort. Mais à quand cette fête ?

RHODOPE.

315   Madame, cet hymen se célèbre demain.

MÉDÉE.

Demain ! Le temps est court, et le terme prochain ;

Il faut en profiter.

RHODOPE.

Quel funeste hyménée !

Hélas ! À quels malheurs êtes-vous condamnée ?

MÉDÉE.

Ah ! Rien n'est comparable aux horreurs de mon sort.

320   Rhodope, qui l'eût cru ? Jason jure ma mort.

Au plus honteux destin son mépris me ravale :

Il m'attache en esclave au sort de ma Rivale.

J'ai tout osé pour lui ; pour lui j'ai tout quitté,

Pays, trône, parents, gloire, félicité.

325   Il me coûte, l'ingrat ! Jusqu'à mon innocence.

Je n'ai voulu que lui. Cruelle récompense !

Pour prix de cet amour, qui n'a voulu que lui,

Il me laisse sans rang, sans honneur, sans appui,

Sous un ciel étranger, criminelle, accablée,

330   Proscrite, fugitive, odieuse, exilée ;

Et seule à la merci d'un monde d'ennemis,

Que m'ont fait les forfaits que pour lui j'ai commis.

RHODOPE.

Trop indigne de vous après sa lâche injure,

Oubliez un ingrat, dédaignez un parjure.

335   D'un généreux orgueil vous armant en ce jour ...

MÉDÉE.

Eh ! Puis-je triompher de mon fatal amour ?

Malheureuse ! Tout cède à mon art redoutable.

La nature se trouble à ma voix formidable.

Tout tremble, tout fléchit sous mon pouvoir vainqueur,

340   Et je ne puis bannir un ingrat de mon coeur.

L'amour brave ma force et méprise mes charmes ;

Il rit de ma fureur, et m'arrache des larmes.

Pour un perfide encore il trouble ma raison.

J'aime ; que dis-je, aimer ? J'adore encor Jason.

345   Pour lui je trahirais encor père et patrie ;

Pour lui j'immolerais mon repos et ma vie.

D'un tyrannique amour, trop barbare rigueur,

Cesse pour un ingrat de déchirer mon coeur !

RHODOPE.

En ce funeste état, que vous êtes à plaindre !

MÉDÉE.

350   Il est vrai, je le suis ; mais plus encore à craindre.

On n'offensa jamais Médée impunément.

Mais, que dit ma rivale ? Et que fait son amant ?

RHODOPE.

Ah ! Madame, il soupire aux pieds de la Princesse,

Et n'est plus occupé que du feu qui le presse.

MÉDÉE.

355   Ton sang va me venger, lâche et perfide époux !

Tu mourras ... Quelle horreur vient glacer mon courroux ?

Et depuis quand Médée est-elle si timide ?

Son coeur n'est-il hardi que pour un parricide ?

Après tant d'innocents, immolés sans remords,

360   Je respecte un ingrat digne de mille morts.

Ah ! Qu'il meure ... Où m'emporte une jalouse rage ?

Qu'il meure ! Ce héros, ton amour, ton ouvrage ;

Le fruit de tant de soins, de périls, d'attentats,

L'objet de tant de voeux ... Non, il ne mourra pas.

365   Quelque juste fureur dont je sois possédée,

Qu'il vive, et, s'il se peut, qu'il vive pour Médée ;

Ou, si de mon bonheur le destin est jaloux,

Qu'il vive, s'il le faut, pour d'autres que pour nous".

C'est Créon qui le force à l'hymen qui m'accable" ;

370   Créon mérite seul mon courroux implacable.

Lui, qui de son pouvoir enivré follement,

Me ravit mon époux, m'arrache mon amant,

Fait régner en tyran le crime et le divorce,

Et ne connaît de droit que l'injure et la force.

375   Qu'il périsse et sa sa race. Accablons son orgueil ;

Mettons son insolence et sa gloire au cercueil.

RHODOPE.

Ah ! Modérez, de grâce une douleur si forte.

Étouffez, ou cachez l'ardeur qui vous emporte.

J'entends du bruit. On vient. Domptez ce fier courroux,

380   Madame ; c'est Créon qui s'avance vers Vous.

SCÈNE III.
Médée, Créon, Rhodope, Suite.

CRÉON.

Jason avec ma fille unit sa destinée.

Vous entendez déjà chanter leur hyménée.

Madame, à ce divorce, il faut vous préparer.

De Jason et de nous il faut vous séparer.

385   Leur bonheur ne ferait qu'aigrir votre infortune ;

Fuyez ces lieux ; fuyez une pompe importune ;

Obéissez au sort, et, quittant mes États,

Cherchez un sûr asile en de nouveaux climats.

Acaste le demande, et Corinthe m'en presse ;

390   À ce prix, entre nous, la guerre affreuse cesse ;

Votre exil est le sceau d'une éternelle paix.

En vain m'opposerais-je aux voeux de mes sujets.

Leur haine contre vous chaque jour s'envenime.

Malgré tout mon pouvoir vous seriez leur victime.

395   Quel joug ne brise point un peuple audacieux ?

Quel frein arrêterait ce monstre furieux ?

À ses cruels transports dérobez votre tête,

Et par un prompt exil prévenez la tempête.

Le sort, la paix, vos jours, tout semble y conspirer.

400   J'ai voulu vous l'apprendre et vous y préparer.

MÉDÉE.

Qu'à ces rares bontés j'ai de grâces à rendre !

Vous m'ôtez mon époux, vous le prenez pour gendre,

Vous me chassez enfin. Dites-moi seulement

Quel attentat m'attire un si doux traitement ?

CRÉON.

405   Quoi ! Médée est surprise et demande ses crimes !

MÉDÉE.

A-t-on, pour m'opprimer, quelques droits légitimes ?

Un Tyran, par la force, agit dans ses États ;

Un Roi juste, au coupable apprend ses attentats.

Parlez donc ; ou du moins forcez-vous à m'entendre,

410   Si jusqu'à m'accuser vous ne daignez descendre.

J'ignore quel forfait vers vous peut me noircir :

Voici les miens, Créon. Vous n'avez qu'à choisir.

J'ai sauvé ces héros que vous vantez sans cesse,

Le plus pur sang des Dieux, et la fleur de la Grèce.

415   Sans moi, pour conquérir la superbe toison,

Qu'auraient pu ces héros, et ce fameux Jason ?

Leur bouche a-t-elle osé m'en dérober la gloire ?

S'ils vous l'ont déguisé, apprenez-en l'histoire.

Dans une forêt sombre, un dragon furieux

420   Conservait du Dieu Mars le dépôt précieux.

Ses yeux étincelaient d'une affreuse lumière ;

Jamais le doux sommeil ne charma leur paupière ;

Et veillant nuit et jour, ses terribles regards

Portaient l'effroi, l'horreur, la mort de toutes parts.

425   Farouches défenseurs de la forêt sacrée,

Deux Taureaux menaçants en occupaient l'entrée.

Il fallait mettre au joug ces Taureaux indomptés.

Des fureurs de Vulcain ministres redoutés,

Ils vomissaient au loin une brûlante haleine,

430   Et de torrents de flamme ils inondaient la plaine.

Il fallait à leur aide ouvrir d'affreux sillons ;

Voir des dents de serpent naître des bataillons ;

Et vaincre ces soldats, enfantés de la Terre,

Qui tous ne respiraient que le sang et la guerre.

435   Parmi tant de périls, quel Dieu, sans mon secours,

De vos tristes Héros eût conservé les jours ?

Sur le destin jaloux j'emportai la victoire :

J'empêchai leur trépas ; je les couvris de gloire ;

Et leur sacrifiai, remords, crainte, pudeur,

440   Mon père, mon pays, ma gloire, mon bonheur.

Je n'ai voulu qu'un d'eux pour toute récompense.

Vous jouissez du reste, et par mon assistance.

Pour les avoir sauvés, je ne demande rien.

Je vous les laisse tous ; mais laissez-moi mon bien.

CRÉON.

445   Ainsi donc, à louer, Médée est innocente.

On devrait consacrer sa vertu bienfaisante.

La Grèce ...

MÉDÉE.

Me doit tout, et ne saurait jamais

D'un assez digne prix couronner mes bienfaits.

Toutefois que sert-il d'affecter un faux zèle ?

450   J'ai tout fait pour Jason, et n'ai rien fait pour elle.

Il me coûte assez cher, l'ingrat ! Pour être à moi.

Si l'on veut m'exiler et me manquer de foi,

De quel droit osez-vous séparer nos fortunes ?

Même sort nous est dû ; nos causes sont communes.

CRÉON.

455   Ah ! De grâce, avec vous ne le confondez pas ;

Jason est innocent de tous vos attentats.

MÉDÉE.

Non ; il est criminel, ce Héros magnanime.

En tirer tout le fruit, c'est commettre le crime.

Tyrannique pouvoir qui cherche à m'offenser ...

CRÉON.

460   Ma patience enfin commence à se lasser,

Et pourrait ...

MÉDÉE.

Ah ! Tyran ! La mienne est déjà lasse.

Va, je ne veux de toi ni clémence ni grâce.

Ordonne mon exil, ravis-moi mon époux :

Tu le peux ; mais, Tyran ! Redoute mon courroux.

465   Crains ...

CRÉON.

  Ah ! C'est trop longtemps contraindre ma colère.

Va, sors de mes États ; sors, barbare étrangère.

Abandonne Corinthe, et cours en d'autres lieux

Porter tes attentats et le courroux des Dieux".

D'un monstre tel que toi délivre mon empire,

470   Cesse d'infecter l'air qu'en ces lieux on respire ;

De ton horrible aspect ne souille plus mes yeux,

Et n'empoisonne plus la lumière des Cieux.

Va semer à Colchos l'horreur et l'épouvante :

Vas y hâter des Dieux la justice trop lente.

475   Demain, dès que l'aurore allumera le jour,

Précipite tes pas ; fuis loin, fuis sans retour" ;

Ou, contentant les Dieux las de tes injustices,

Tu périras, barbare ! Au milieu des supplices.

Tu peux choisir. Adieu.

Il sort.

SCÈNE IV.
Médée, Rhodope.

MÉDÉE.

Tyran, n'en doute pas ;

480   Mon choix est fait. Demain je sors de tes États.

Mais, malgré ton orgueil, je veux fuir avec gloire !

Et forçant l'avenir d'en garder la mémoire,

Je veux lancer la foudre avant que de partir,

Et voir Corinthe en cendre, avant que d'en sortir.

485   Mais, Rhodope, l'ingrat que j'aime et qui m'offense,

A-t-il pu consentir ?...

RHODOPE.

Je le vois qui s'avance.

MÉDÉE.

Ô toi ! Qui vois mon trouble et causes ma douleur,

Amour ! Daigne amollir l'ingrat en ma faveur ;

Remets-le dans mes fers , efface son injure ;

490   Rends-moi, Dieu tout-puissant ! Le coeur de ce parjure :

Tout mon art n'y peut rien : seul tu peux le fléchir.

Prête un charme à mes pleurs, qui puisse l'attendrir.

SCÈNE V.
Médée, Jason, Rhodope.

MÉDÉE.

Enfin, c'en est donc fait, mon époux m'abandonne.

Il consent qu'on m'exile, ou plutôt il l'ordonne.

495   L'exil, vous le savez, n'est pas nouveau pour moi.

J'ai su pour vous, Jason, m'en imposer la loi.

Sa cause est ce qui fait ma peine et ma disgrâce ;

Je fuyais pour Jason, et c'est lui qui me chasse.

N'importe ; obéissons aux lois de mon époux.

500   Partons, puisqu'il le veut. Mais où m'envoyez-vous ?

Reverrai-je Colchos ! Irai-je en Thessalie,

Implorer les bontés des filles de Pélie ?

Irai-je sur le Phase, où mon père irrité

Réserve un juste prix à mon impiété ?

505   Hélas ! Du monde entier pour Jason seul bannie,

Ai-je encor quelque asile en Europe, en Asie ?

Et, pour vous les ouvrir, me fermant tous chemins,

Contre-moi n'ai-je pas armé tous les humains ?

Fille d'un Roi fameux qui règne sur le Phase,

510   Dont l'empire s'étend du Bosphore au Caucase ;

Dans ces riches climats, où ses heureux sujets,

De l'or le plus brillant parent jusqu'aux forêts

Trésors, sceptre, parents, j'ai tout quitté sans peine,

Pour suivre d'un banni la fortune incertaine.

515   Vous le savez, Jason ; pour vous j'ai tout quitté.

Est-ce donc là le prix que j'avais mérité ?

JASON.

Ne me reprochez point un malheur nécessaire,

Où des Dieux, contre nous, me réduit la colère.

Je partage vos maux, je ressens vos douleurs,

520   Sans pouvoir qu'à ce prix détourner nos malheurs.

Votre perte, autrement, devient inévitable

Vos périls, nos enfants, le destin qui m'accable,

Les bontés de Créüse et les bienfaits du Roi,

Me font ...

MÉDÉE.

Oses-tu bien en parler devant moi,

525   Ingrat ? Quel vain détour ! Quelle odieuse excuse !

Les bienfaits de Créon, les bontés de Créüse !

Que sont-ils près des miens ; et quel prix doit jamais

Balancer dans ton coeur le prix de mes bienfaits ?

J'ai conservé cent fois et ta vie et ta gloire.

530   Ressouviens-t-en, ingrat ! Rappelle en ta mémoire

Ces temps, où vil rebut du destin et des flots,

Tu vins chercher ta perte et la mort à Colchos.

En vain de la Toison tu tentais la conquête ;

Songe à tous les périls qui menaçaient ta tête.

535   Remets devant tes yeux ce fatal champ de Mars ;

Sous cent formes la mort offerte à tes regards :

Ces enfants de la terre affamés de carnage ;

Ces tourbillons de feu ; ces monstres pleins de rage.

Alors, ingrat ! Alors, qu'eut fait Créon pour toi ?

540   En butte à tant de morts, qu'aurais-tu fait sans moi ?

Pour toi je déployai tout l'effort de mes charmes ;

J'immolai les guerriers, et par leurs propres armes ;

Je domptai les taureaux, j'assoupis le dragon ;

Enfin, je te livrai la fatale Toison.

545   Je fis plus ; je quittai ma patrie et mon père ;

J'étouffai la nature, je déchirai mon frère ;

J'affrontai le naufrage et la mort pour Jason.

J'immolai ton Tyran, je rajeunis Æson :

Ta vie est un tissu des bienfaits de Médée.

550   Créüse, ingrat ! Peut-elle en effacer l'idée ?

JASON.

Jusques dans le tombeau, rempli de vos bienfaits,

Jason en gardera la mémoire à jamais.

Dans le fond de mon coeur, si vos yeux pouvaient lire,

Hélas vous plaindriez l'horreur qui le déchire.

555   Mais, quand le sort conspire à vous faire périr,

Que pouvais-je pour vous en ce péril ?

MÉDÉE.

Mourir.

Pour toi n'était-ce pas une gloire assez ample ?

Je t'en aurais donné le courage et l'exemple ;

Et, me perçant le flanc pour enhardir ta main,

560   Je t'eusse encor ouvert ce glorieux chemin.

Je ne te parle plus du prix que tu me coûtes,

Pour attendrir ton coeur n'est-il point d'autres routes ?

Oublie, oublie, ingrat ! Mes bienfaits en ce jour ;

Mais souviens-toi, du moins, de mon fidèle amour.

565   Vois Médée à tes pieds gémir, verser des larmes.

Au nom de notre amour, jadis si plein de charmes,

Au nom de notre hymen et de ses sacrés noeuds,

Au nom des tendres fruits d'un hymen malheureux ;

Si tes fils te sont chers, ne trahis point leur mère.

570   Dans ces portraits vivants on reconnaît leur père.

Prends pitié, non de moi, mais de ces innocents,

Et te laisse toucher à des traits si puissants.

Hélas ! Dans les malheurs dont le sort les menace,

Plus que jamais sensible à leur âge, à leur grâce,

575   Croyant te voir, de pleurs je sens baigner mes yeux,

Et ton amour encor m'en est plus précieux.

Sauve-moi, sauve-les, et plains leur destinée.

Suivant dans leur exil leur mère infortunée,

Quels maux ...

JASON.

Cesse pour eux de craindre un tel malheur.

580   Moi, bannir mes enfants ! J'en mourrais de douleur.

Ah ! D'un trésor si cher mon coeur est trop avare,

Pour craindre que jamais le destin m'en sépare.

Rien ne peut les ravir à mes embrassements.

MÉDÉE.

Quoi ! Tu prétends aussi m'arracher mes enfants ?

585   Tu prétends Me ravir le seul bien qui me reste ?

Je ne jouirai pas de la douceur funeste

De voir leur innocence apaiser mes fureurs ?

Et de si chères mains n'essuieront point mes pleurs ?

Tu m'ôtes des objets que mon coeur idolâtre.

590   Veux-tu les immoler, cruel ! À leur marâtre ?

JASON.

Je veux leur faire un sort, leur assurer un rang,

Qui les comble de gloire, et réponde à leur sang.

Près du trône élevés à l'ombre de leur père,

Ils trouveront ici plus d'un Dieu tutélaire.

595   Créon fera pour eux plus qu'il ne m'a promis,

Et les confondra même avec ses petits-fils.

MÉDÉE.

Périr plutôt cent fois qu'essuyer cet outrage !

Lâche ! Souiller mon sang par un vil assemblage !

Voir les fils du Soleil sous le joug abattus,

600   Avec ceux de Sisyphe unis et confondus !

JASON.

Enfin, tel est pour eux ma tendresse infinie,

Que vouloir m'en priver, c'est m'arracher la vie.

Je ne puis les quitter, et l'amour paternel ...

MÉDÉE.

Eh bien, n'en parlons plus ! Ôte-les moi, cruel !

605   Mais crains mon désespoir, crains mon courroux funeste.

Tu perds, me les ôtant, tout l'appui qui te reste.

Leur vue et leurs soupirs suspendaient ma fureur ;

Rien ne me parle plus, perfide ! En ta faveur.

JASON.

Je croyais modérer la douleur qui vous presse.

610   Cependant je l'aigris ; ma présence vous blesse.

Le temps et la raison ouvrant enfin vos yeux,

Vous me rendrez justice, en me connaissant mieux.

Il sort.

SCÈNE VI.
Médée, Rhodope.

MÉDÉE.

Oui, je te la rendrai, cruel ! Je m'y prépare.

Tu m'ôtes mes enfants, tu me ravis, Barbare,

615   Le seul bien qui pouvait adoucir mon malheur.

Ah ! Je t'en punirai ; j'en jure ma douleur.

Tremble, ingrat ! C'en est fait. Ma haine inexorable

Te va rendre jaloux de mon sort déplorable.

ACTE III

SCÈNE I.
Jason, Créuse, Iphite.

JASON.

Madame, c'en est fait. Médée, après ce jour,

620   Abandonne Corinthe, et quitte cette Cour.

En menaces en vain elle ose se répandre.

Dans un terme si court, que peut-elle entreprendre ?

Et d'ailleurs pour ses fils tremblante dans son coeur,

Des otages si chers retiennent sa fureur.

625   Je fais même observer ses pas et sa colère ;

Ainsi rien ne s'oppose à l'hymen que j'espère.

Tout m'annonce un bonheur infaillible et prochain,

Et les Dieux, de mon sort, seront jaloux demain.

Que ce cruel délai me fait de violence ;

630   Et que ce jour est long à mon impatience !

J'accuse sa lenteur de moment en moment ;

Elle irrite ma flamme et mon empressement.

L'heureux Jason languit. Mais, ma belle Princesse,

Partagez-vous du moins ma joie et ma tendresse ?

635   Aimez-vous des transports dont vous causez l'ardeur ?

Sentez-vous du plaisir à faire mon bonheur ?

Vous ne me dites rien. Quelle raison secrète,

Dans ces heureux moments vous peut rendre muette ?

Une sombre langueur, que vous cachez en vain,

640   De votre front troublé ternit l'éclat serein.

Que vois-je ! À vos yeux même il échappe des larmes !

D'où viennent vos frayeurs ? D'où naissent vos alarmes ?

Ai-je pu, ma Princesse, offenser vos beaux yeux ?

Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ? Et vous suis-je odieux ?

CRÉUSE.

645   Moi, vous haïr, Seigneur ! Quelle injustice extrême !

Et ma bouche et mes yeux ont avoué que j'aime.

Mon coeur suit mon devoir. Tous mes soins, tous mes voeux,

N'aspirent qu'à vous plaire et qu'à vous rendre heureux.

Mais de notre bonheur, je ne sais quelle crainte

650   M'alarme malgré moi, tient ma joie en contrainte".

N'a-t-on pas vu cent fois les Dieux mêmes jaloux,

Traverser un bonheur pour des mortels trop doux ?

Je plains même, je plains le destin de Médée,

Et ce funeste amour dont elle est possédée.

655   Daignent les justes Dieux, soulageant sa douleur,

Ne pas faire sur nous retomber son malheur !

Hélas ! Si quelque jour leur fatale colère

Empoisonnait le cours d'un destin si prospère !

JASON.

Ah ! Calmez ces frayeurs. Les Dieux, justes toujours,

660   De vos prospérités feront durer le cours.

CRÉUSE.

Mais quand des Dieux, Seigneur, je n'aurais rien à craindre,

De vous n'aurai-je pas quelque jour à me plaindre ?

Vous me répondez d'eux ; répondez-moi de vous.

Hélas ! Si vous brisiez un jour des noeuds si doux,

665   Et si vous m'immoliez à quelque ardeur nouvelle,

Que deviendrais-je, ô Ciel ! Dans ma douleur mortelle ?

JASON.

Vous pleurez, ma Princesse, et vous pouvez penser

Que jamais votre Amant puisse vous offenser ?

Quel outrage cruel vous faites à ma flamme !

670   Lisez-vous donc si mal dans mes yeux, dans mon âme ?

Ah ! Rien ne peut jamais éteindre un feu si beau.

On verra son ardeur durer jusqu'au tombeau.

Que n'en puis-je exprimer toute la violence !

Vos yeux ne sont-ils pas garants de ma constance ?

CRÉUSE.

675   Hypsipyle et Médée, objets de vos amours,

Se sont laissés surprendre à de pareils discours ;

Et de nouveaux objets votre âme possédée,

A laissé cependant Hypsipyle et Médée.

JASON.

Leur exemple inégal vous trouble sans raison,

680   Madame ; bannissez un injuste soupçon.

Hypsipyle et Médée, en prévenant mon âme,

Avaient su m'engager à répondre à leur flamme.

Touché de leurs bienfaits, sensible à leur amour,

Mon coeur crut leur devoir quelques soins à son tour ;

685   Et d'y répondre, au moins, ne pouvant me défendre,

La crainte d'être ingrat me força de me rendre.

Mais dès que je vous vis, un trouble impérieux

Asservit tout mon coeur au pouvoir de vos yeux.

D'une pressante ardeur l'extrême violence

690   Surmonta ma raison, força ma résistance ;

Et je sentis enfin que jusques à ce jour,

Je n'avais pas connu le pouvoir de l'amour.

Un si parfait amour bravera la mort même.

J'en atteste des Dieux la puissance suprême.

695   Puissent ces Dieux vengeurs, si je trahis ma foi,

Épuiser leur courroux et leurs foudres sur moi !

Si votre coeur m'aimait, il prendrait ma défense.

Un véritable amour bannit la défiance.

CRÉUSE.

Un véritable amour est-il jamais sans soins ?

700   Je ne craindrais pas tant, hélas, si j'aimais moins.

JASON.

Si vous sentez mes feux, ah ! Sentez donc ma joie ;

Et que dans vos transports votre amour se déploie.

Si près de rendre heureux votre fidèle amant,

Prenez part, s'il se peut, à son ravissement.

CRÉUSE.

705   Vous le voulez ; je cède, et ma tristesse change.

Je ressens votre joie et pure et sans mélange.

Oui, Jason, je me rends, et l'amour est vainqueur.

Il comble tous mes voeux, m'assurant votre coeur.

Adieu, je vais aux pieds des autels de ma mère,

710   Implorer ardemment son secours tutélaire ;

La presser d'augmenter nos fidèles ardeurs,

Et de verser sur nous ses plus tendres faveurs.

Elle sort.

SCÈNE II.
Jason, Iphite.

IPHITE.

Avec quel air charmant cette aimable princesse

Répond à vos transports, et sent votre tendresse !

715   Tout flatte votre espoir ; tout conspire à vos voeux,

Et vous semblez toucher au sort le plus heureux.

JASON.

Que je serais heureux, je le confesse, Iphite,

Si je pouvais calmer un trouble qui m'irrite ;

Et si, goûtant en paix un si parfait bonheur,

720   J'étouffais à mon gré tout remords en mon coeur !

Mais je ne puis bannir une importune idée.

À mes yeux, malgré moi, partout s'offre Médée.

Ce souvenir cruel m'afflige et me poursuit.

Jusqu'aux pieds de Créüse il me trouble et me suit.

725   Grands Dieux ! Quel sort fatal, quelle loi trop sévère

Des plaisirs les plus grands rend la douceur amère ?

Quel noir poison se mêle au sort le plus charmant ?

Et ne saurait-on être heureux impunément ?

Votre bonté jalouse avec caprice enchaîne

730   Les biens et les tourments, les plaisirs et la peine.

Au faîte du bonheur on pousse des soupirs,

Et l'amertume naît dans le sein des plaisirs.

Ah ! C'est trop. De mon sort soyons enfin le maître.

Déjà je sens le calme en mon âme renaître.

735   Déjà ... Je vois Médée. Ô Dieux ! Trop justes Dieux !

Ne peut-on un moment se soustraire à vos yeux ?

Quand je crois être heureux, soudain votre justice

Confond tous mes projets et m'offre mon supplice.

Que lui dire ? Fuyons.

SCÈNE III.
Jason, Médée, Iphite, Rhodope.

MÉDÉE.

Seigneur, où fuyez-vous ?

740   Je ne viens point, brûlant d'un injuste courroux,

Vous accabler, sans fruit, de cris et de reproches.

Cessez de redouter ma vue et mes approches.

Mes yeux s'ouvrent enfin ; je connais mon erreur.

L'amour et la raison ont vaincu ma fureur.

745   Oui ; je sens que mon coeur, dans ces vives alarmes,

Vous excuse, vous plaint, et vous prête des armes.

Je vois que le destin vous force à me bannir ;

Que le Ciel rompt les noeuds dont il sut nous unir ;

Et, cédant sans murmure au revers qui m'accable,

750   Je n'impute qu'au sort un coup inévitable.

Je viens donc réparer, par un prompt repentir,

Des fureurs où mon coeur ne pouvait consentir,

Effacer mes transports, expier mes menaces.

Par votre vue encore adoucir mes disgrâces ;

755   Et, condamnant l'éclat d'un mouvement jaloux,

Pour la dernière fois pleurer auprès de vous.

Oubliez mes transports, oubliez ma colère ;

Pardonnez à l'amour un crime involontaire ;

Et, ne vous souvenant que d'un si tendre amour,

760   Recevez mes adieux en ce funeste jour.

JASON.

C'en est trop. Ah ! De grâce, épargnez-moi, Madame.

Aimez moins un ingrat qui trahit votre flamme.

N'offrez point à ses yeux cette tendre douleur.

C'est augmenter mon trouble et déchirer mon coeur.

765   C'est redoubler l'horreur du destin qui m'accable.

Pour moi, votre fureur était moins redoutable.

Reprenez votre haine et vos transports jaloux.

Ah ! Je crains votre amour plus que votre courroux.

MÉDÉE.

Ah ! Laissez-moi l'amour dont je suis possédée.

770   C'est lui seul qui m'anime ; et la triste Médée

Ne peut, tel est son sort, cesser de vous chérir.

Elle vous aimera jusqu'au dernier soupir.

Vivez ; régnez heureux. Mais pour grâce dernière

Ne me refusez pas une juste prière.

775   Souffrez que j'ose encor vous presser en ce jour

De m'accorder les fruits de notre tendre amour.

Ils suffiront, Seigneur, pour consoler leur mère.

Je croirai, les voyant, revoir encor leur père ;

Et pour ces doux objets mon amour affermi,

780   Vous possédant en eux, ne vous perd qu'à demi.

Ce n'est pas pour longtemps que je vous les demande ;

Et je jouirai peu d'une faveur si grande.

Vous reverrez bientôt ces gages précieux.

Bientôt, au lieu de vous, m'ayant fermé les yeux,

785   Ils reviendront, Seigneur, jouir de votre gloire

Et vous conter la fin de ma funeste histoire.

JASON.

Hélas ! Qu'exigez-vous ? Pourquoi me demander

Le seul bien qu'à vos voeux je ne puis accorder ?

Demandez-moi plutôt et mon sang et ma vie,

790   Que la Parque sans eux m'aurait bientôt ravie ;

Mais ne m'enlevez pas ces fruits de nos amours.

MÉDÉE.

Eh bien ! Jouissez-en ; possédez-les toujours.

Oui ; l'amour maternel, se faisant violence,

Cède enfin à vos voeux, et s'impose silence.

795   Conservez chèrement un si précieux bien.

Témoins de vos grandeurs, qu'ils en soient le soutien.

Jouissez de leur vue, et goûtez leurs caresses.

Sans jalousie, entre eux, partagez vos tendresses.

Faites-leur un destin illustre et glorieux.

800   Rendez-les, s'il se peut, dignes de leurs ;lieux.

Enfin, qu'en les voyant, la tendresse de père

Vous fasse quelquefois souvenir de leur mère ;

Et que, pour adoucir les maux que je prévoi,

Le bruit, dans mon exil, en vienne jusqu'à moi.

JASON.

805   Qu'avec joie à vos voeux j'accorde cette grâce

Est-il rien que pour eux ma tendresse ne fasse ?

Les grandeurs, les plaisirs vont les environner ;

Et je ne me fais Roi que pour les couronner.

MÉDÉE.

Seigneur, je pars contente après cette assurance.

810   Mais de Créon tantôt j'ai bravé la clémence.

Je tremble avec raison que ses ressentiments

Ne punissent mes fils de mes emportements ;

Et que, pour m'accabler, sa trop juste colère

Ne se venge sur eux du crime de leur mère.

815   À Créüse bientôt je vais les envoyer.

Pour eux, au nom des Dieux, allez vous employer.

Adoucissez Créon, attendrissez Créüse.

L'amour a fait mon crime, il fera mon excuse :

C'est lui, c'est la douleur qui m'a fait égarer ;

820   Et par un prompt exil je vais tout réparer.

JASON.

Que vous connaissez mal Créon et sa clémence !

Un si prompt repentir, désarmant sa vengeance,

Sensible à vos malheurs, ses soins et ses bienfaits

Adouciront vos maux, combleront mes souhaits.

825   Je vais remplir vos voeux et calmer sa colère.

MÉDÉE.

Peignez-lui bien, Seigneur, mon repentir sincère.

Je veux dès ce soir même abandonner ces lieux.

Pour la dernière fois recevez mes adieux.

JASON.

Puisse le juste Ciel à mes voeux favorables,

830   Vous accorder, Madame, un repos désirable !

Jason à son destin, cédant avec regret,

Nourrissant loin de vous un déplaisir secret,

Gardera chèrement dans le fond de son âme,

Le tendre souvenir d'une si belle flamme.

835   L'absence ni le temps n'effaceront jamais

De son coeur affligé, le prix de vos bienfaits.

Jason sort.

SCÈNE IV.
Médée, Rhodope.

MÉDÉE.

Va, quand tu le voudrais, il y va de ma gloire ;

Je t'empêcherai bien d'en perdre la mémoire.

Je sais, quand il me plaît, dans l'âme des ingrats,

840   Graver des souvenirs qui ne s'effacent pas.

Que j'ai souffert, Rhodope, à cacher ma colère !

Quelle horrible contrainte il a fallu me faire !

Ma rage en est accrue ; et ce torrent fougueux

Va plus rapidement se déborder contre eux.

845   Il ne me reste plus que d'évoquer Hécate,

Et tous ces Dieux cruels dont la fureur me flatte.

Mes plus mortels poisons, mes charmes sont tous prêts.

Hâtons-nous de lancer nos redoutables traits.

Rhodope, tu connais cette robe éclatante,

850   De rubis lumineuse et d'or étincelante,

Parure inestimable, ornement précieux,

Où l'art et la richesse éblouissent les yeux.

Le Soleil, mon aïeul, favorisant mon père,

Pour présent nuptial en fit don à ma mère ;

855   Et semble avoir mêlé, pour enrichir ses dons,

Le feu de sa lumière à l'or de ses rayons.

C'est de tous les trésors où je pouvais prétendre,

L'unique qu'en fuyant Médée ait daigné prendre.

Tu sais qu'en arrivant en ces funestes lieux,

860   De Créüse éblouie elle enchanta les yeux.

Admirant son éclat, et vantant sa richesse,

Elle a tout employé, prières, dons, promesses,

Pour pouvoir posséder ce superbe ornement.

Il faut qu'à ma vengeance il serve d'instrument.

865   Je vais l'empoisonner, et, par mon art funeste,

Mêler un prompt venin à son éclat céleste ;

Mille sucs empestés, mille charmes divers,

Et la rage et la mort, et l'horreur des Enfers.

Je veux que mes enfants, pour cacher ma vengeance,

870   En feignant d'implorer ses soins et sa clémence,

Ministres non suspects de mon courroux affreux,

Portent à leur Marâtre un don si dangereux.

Mais allons engager mes Dieux dans ma querelle.

J'entends déjà leur voix qui m'anime et m'appelle.

875   Terribles Dieux du Styx, je marche sur vos pas :

Dans ce pressant besoin, ne m'abandonnez pas.

ACTE IV

SCÈNE I.
Médée, Rhodope.

MÉDÉE.

Il est temps d'achever le charme et ma vengeance.

Hécate, viens pour moi signaler ta puissance.

Hécate, triple Hécate, exauce enfin mes voeux.

880   Viens ; je vais consommer mes mystères affreux.

J'ai mis mon art en oeuvre ; et ma robe empestée

A bu les sucs mortels dont elle est infectée.

Aux poisons, j'ai mêlé mes charmes les plus forts.

Mais que pourraient sans toi mes impuissants efforts ?

885   Grande Divinité, tu rends mon art terrible.

Irrite les poisons et la flamme invisible

Que j'ai su confier à ce don précieux.

Surtout cache-la bien aux regards curieux ;

Et qu'au gré de mes voeux, impuissante ou fatale,

890   Elle dévore seuls Créon et ma Rivale.

Qu'elle épargne tout autre et ne consume qu'eux.

Hécate, entends ma voix, et viens remplir mes voeux.

Elle vient. Je la sens qui m'échauffe et m'entraîne.

Tout mon coeur en frémit et je respire à peine.

895   Une soudaine horreur fait dresser mes cheveux.

Mes yeux percent la nuit du séjour ténébreux.

Je vais me faire ouïr dans l'Empire des Mânes.

Je vais les évoquer ... Loin d'ici, loin, profanes.

Rhodope sort.

SCÈNE II.
Médée, seule.

MÉDÉE.

Ministres rigoureux de mon courroux fatal,

900   Redoutables Tyrans de l'Empire infernal,

Dieux ! Ô terribles Dieux du trépas et des ombres ;

Et vous, Peuple cruel de ces royaumes sombres,

Noirs enfants de la Nuit, Mânes infortunés,

Criminels, sans relâche, à souffrir condamnés,

905   Barbare Trisiphore, implacable Mégère ;

Nuit, Discorde, Fureur, Parques, Monstres, Cerbère ;

Reconnaissez ma voix et servez mon courroux !

Dieux cruels ! Dieux vengeurs ! Je vous évoque tous.

Venez semer ici l'horreur et les alarmes.

910   Venez remplir ces lieux et de sang et de larmes.

Rassemblez, déchaînez tous vos tourments divers ;

Et, s'il se peut, ici transportez les Enfers...

On m'exauce. Le Ciel se couvre de ténèbres.

L'air au loin retentit de hurlements funèbres.

915   Tout redouble en ces lieux le silence et l'horreur.

Tout répand dans mon âme une affreuse terreur.

Ce Palais va tomber. La terre mugit, s'ouvre ;

Son sein vomit des feux, et l'enfer se découvre.

Quel est ce criminel qui cherche à se cacher ?

920   Je reconnais Sisyphe à ce fatal rocher.

Témoin des maux cruels qu'on prépare à sa race,

Il se cache de honte, et pleure sa disgrâce.

Son désespoir commence à soulager le mien.

Le crime de ta race est plus noir que le tien,

925   Audacieux Sisyphe, et le Roi du Tartare

Ne saurait vous trouver de peine assez barbare.

Mais quels fantômes vains sortent de toutes parts ?

Que de spectres affreux s'offrent à mes regards ?

Quelle ombre vient à moi ? Que vois-je ? C'est mon père !

930   Quel coup a pu si tôt lui ravir la lumière ?

Chère ombre apprends-le moi ? Ma fuite et ma fureur,

Hélas ! T'ont fait sans doute expirer de douleur.

Tends-moi les bras du moins... Mais quelle ombre sanglante

Se jette entre nous deux, terrible et menaçante ?

935   De blessures, de sang, couvert, défiguré,

Ce spectre furieux paraît tout déchiré.

C'est mon frère. Oui, c'est lui ; je le connais à peine.

Ah ! Pardonne, chère ombre, à ma rage inhumaine.

Pardonne ! L'amour seul a causé ma fureur.

940   Il fut ton assassin ; il sera ton vengeur,

Et saura t'immoler de si grandes victimes,

Qu'il obtiendra de toi le pardon de ses crimes.

Le sang ... Tout disparaît ; tout fuit devant mes yeux.

Tisiphone avec moi reste seule en ces lieux.

945   Noire fille du Styx, Furie impitoyable,

Ah ! Cesse d'attiser mon courroux effroyable ;

Calme de tes serpents les affreux sifflements.

Tu ne peux ajouter à mes ressentiments.

Ne songe qu'à servir une fureur si grande.

950   Hécate le désire, et je te le commande !

Nuit, Styx, Hécate, Enfers, terribles Déités

J'ordonne. Obéissez, sourdes Divinités !...

Le charme a réussi, poursuivons ma vengeance.

SCÈNE III.
Médée, Rhodope.

MÉDÉE.

Viens, Rhodope ; mon art ne craint plus ta présence.

955   Le charme est consommé. C'en est fait, et jamais

Un espoir plus certain ne flatta mes souhaits.

Apporte promptement ma robe précieuse.

Pour mes ennemis seuls elle est contagieuse.

Ne crains pas de toucher ce don pernicieux.

960   Puis, cherche mes enfants ; conduis-les en ces lieux.

Je veux les préparer à servir ma vengeance ;

Et, feignant d'obéir au Tyran qui m'offense,

Leur cacher mes desseins, afin qu'ils trompent mieux

De leurs maux et des miens les auteurs odieux.

Rhodope sort.

SCÈNE IV.

MÉDÉE, seule.

965   Enfin, de mes Tyrans je vais punir les crimes.

Il ne me reste plus qu'à parer mes victimes.

Le sacrifice est prêt. L'heure approche ; et mon coeur

Triomphe et s'applaudit déjà de son bonheur...

Rhodope apporte la robe de Médée et sort pour amener ses enfants.

Cours chercher mes enfants ... Ô superbe parure,

970   Présent qui va servir à venger mon injure,

Cache bien le trésor que mon art t'a commis.

Mes plus chers intérêts à toi seul sont remis.

Que j'aime en ce moment l'éclat qui t'environne !

Ah ! Seul tu me tiens lieu d'Empire et de couronne.

SCÈNE V.
Médée, ses enfants, Rhodope.

MÉDÉE.

975   Approchez, approchez, jeunes infortunés.

Qu'aux maux presqu'en naissant le Ciel a condamnés.

On va nous séparer, par une loi sévère.

C'en est fait, mes enfants, vous n'avez lus de mère.

Je ne jouirai plus de vos transports charmants.

980   Le sort cruel m'arrache à vos embrassements.

Votre vue est un bien que sa rigueur m'envie.

Vous n'adoucirez point les malheurs de ma vie ;

Et mes yeux, loin de vous, aux pleurs accoutumés

Par vos mains, en mourant, ne seront point fermés.

985   Il vous est interdit d'accompagner ma fuite.

Sous un joug étranger le Ciel vous précipite ;

Et vous asservissant à de cruelles lois,

Il vous donne des fers dont je sens tout le poids.

Soumettons-nous, mes fils ; cédons à la Fortune.

990   Quittez cette fierté près des Rois importune :

Votre sort a changé ; changez aussi de voeux :

L'abaissement, mes fils, convient aux malheureux.

Oubliez votre sang ; oubliez vos ancêtres ;

Esclaves, apprenez à ménager vos Maîtres,

995   Et leur immolant tout, ainsi qu'à vos vrais Dieux,

Essayez de trouver grâce devant leurs yeux.

Portez, pour commencer, ma robe à la Princesse.

Offrez-la de ma part ; peignez-lui ma tristesse ;

Qu'un juste repentir surmonte ma fureur :

1000   Que j'implore pour vous ses bontés, sa faveur.

Allez ; de vos destins à présent souveraine,

Mes fils, c'est votre mère, et, de plus, votre Reine.

Sans rougir, à ses pieds, d'abord prosternez-vous.

Baisez avec respect sa robe et ses genoux ;

1005   Et par vos soins flatteurs, par vos tendres caresses,

Appuyez vivement la foi de mes promesses.

Qui peut vous retenir ? Mes fils vous soupirez ;

Et vous n'osez lever vos yeux mal assurés.

Je le vois. Votre sang répugne à ces faiblesses.

1010   Les neveux du Soleil ont horreur des bassesses.

Mais c'est l'arrêt du sort. Vous pouvez, sans rougir,

Imiter mon exemple, à mes lois obéir.

À Rhodope.

Tu pourras au besoin leur servir d'interprète,

Rhodope ; conduis-les : fais ce que je souhaite ;

1015   Et reviens avec eux m'informer promptement,

Comme on aura reçu ce fatal vêtement.

Rhodope et les enfants sortent.

SCÈNE VI.

MÉDÉE seule.

Tout succède à mes voeux , et mon dessein s'avance.

Ne m'abandonnez pas, remplissez ma vengeance,

Dieux, redoutables Dieux ! Qu'avec ardeur je sers,

1020   Qui venez de m'ouïr du plus creux des enfers.

Dans le piège fatal faites tomber ma proie.

Aveuglez mes Tyrans enivrés de leur joie.

Que Médée asservie à tant d'abaissement,

N'ait pas été réduite à feindre impunément.

1025   Montrez qu'on vous offense au moment qu'on m'outrage.

Déjà je crois vous voir remplir toute ma rage.

Déjà je vois tomber et Créüse et Créon ...

Mais comment nous venger du perfide Jason ?

Comment punir assez son crime détestable ?

1030   De tous mes ennemis, il est le plus coupable.

Enfantons quelque monstre ; inventons quelque horreur,

Qui de tous mes forfaits surpasse la noirceur.

Dieux ! Que m'inspirez-vous ? Quelle barbare image,

Quel horrible attentat offrez-vous à ma rage ?

1035   Moi-même je frémis à cet objet affreux.

Ce crime m'épouvante et surpasse mes voeux.

SCÈNE VII.
Médée, ses enfants, Rhodope.

RHODOPE.

Votre présent, Madame, a charmé la Princesse.

Ne pouvant se lasser d'en vanter la richesse,

Dès ce soir, sans soupçon, elle s'en veut parer.

1040   Créon même, Créon s'empresse à l'admirer.

Jason et vos présents les assurent, Madame,

Que la raison éteint la colère en votre âme ;

Que pour vous, pour vos fils, vous faisant un effort,

Vous cédez, par devoir, à la rigueur du sort.

1045   Enfin, tous deux comblant vos enfants de caresses,

Ont témoigné pour eux les dernières tendresses ...

Que vois-je ! Vous pleurez. Si près de vous venger,

Quel trouble vous saisit et vient vous affliger ?

MÉDÉE.

Hélas !

RHODOPE.

Vous gémissez ; d'où naissent ces alarmes ?

1050   Attachant sur vos fils vos yeux baignés de larmes,

Vous frémissez, Madame ; et changeant de couleur

Vous détournez soudain la vue avec horreur.

MÉDÉE.

Quelque vive douceur qu'ait pour moi la vengeance,

Un trouble violent en secret la balance.

1055   Je pleure avec raison ces enfants malheureux.

Quel crime les condamne, et qu'ont-ils fait aux Dieux ?

Dans un âge si tendre ils vont perdre leur mère ;

Et les infortunés n'ont déjà plus de père.

Esclaves, étrangers, sans appui, sans secours,

1060   Quelle suite de maux va marquer tous leurs jours !

C'est en vain que je vais leur ravir leur marâtre ;

De quelque objet nouveau mon perfide idolâtre,

Les remettra bientôt sous un joug odieux,

Et les accablera d'un poids injurieux.

1065   Quel astre empoisonnant votre triste naissance,

Mes fils, versa sur vous sa cruelle influence ?

Languissant sous le joug, gémissant dans les fers,

Le destin vous condamne à cent malheurs divers.

Vous vous consumerez dans un vil esclavage,

1070   Essuyant chaque jour quelque nouvel outrage.

Quel sort ! ... Ah ! Cette idée irrite ma douleur,

Et l'amour maternel redouble ma fureur !

Pour les fils du Soleil, quel indigne partage !

Quel coup ! Mon amour meurt, et se transforme en rage.

1075   C'en est fait ... Innocents vous me tendez les bras.

Ces regards caressants, ce souris plein d'appas,

Réveillant la nature, augmentant ma faiblesse,

Jusqu'au fond de mon coeur vont chercher la tendresse.

Hélas ! En souriant vous répandez des pleurs.

1080   Infortunés ! Déjà sentez-vous vos malheurs ?

Que voulez-vous de moi par ces douces caresses ?

Il nous faut renoncer à toutes ces tendresses.

De votre triste mère il faut vous détacher ;

À de si doux plaisirs il faut nous arracher.

1085   En vain j'avais sur vous fondé mon espérance.

En vain je me flattais d'élever votre enfance ;

Il nous est interdit de nous voir désormais ;

Ô mes fils ! Il nous faut séparer pour jamais.

RHODOPE.

Épuisez vos transports, Madame. La Princesse,

1090   Pour un temps assez court, s'en prive et vous les laisse.

Elle leur a prescrit de venir en ces lieux

Recevoir promptement vos pleurs et vos adieux.

MÉDÉE.

L'orgueilleuse déjà leur commande et m'outrage !

Ô ma lente douleur ! Ô mon faible courage !

1095   À quels affronts cruels, à quel sort odieux,

Livres-tu lâchement le plus beau sang des Dieux !

Ma fureur se réveille, et l'amour les ranime.

Osons les affranchir du joug qui les opprime.

Couronnons ma vengeance et bornons leur malheur.

1100   Que dis-tu, misérable ! Et que veut ta fureur ?

Non, pour finir leurs maux, il n'est plus d'autre voie.

Un moment de douleur va me combler de joie.

Frappons ... Frappons ...

UN DES ENFANTS.

Ah ! Dieux ! Ma mère, qu'avez-vous ?

L'AUTRE ENFANT.

Pourquoi nous menacer, et d'où vient ce courroux ?

1105   Je tremble...

MÉDÉE.

  Je frémis. Leurs regards et leurs larmes

Me troublent, et de mes mains me font tomber les armes.

Ô mon sang ! Ô mes fils, si chers à mes désirs !

Objets de ma tendresse et de mes déplaisirs,

Infortunés auteurs de ma douleur amère ;

1110   Approchez, mes enfants, embrassez votre mère.

Empressez-vous encor d'obéir à mes lois ;

Et baisez-moi, du moins, pour la dernière fois.

Rhodope, conduis-les dans la chambre prochaine.

Leur vue accroît mon trouble, et redouble ma peine.

1115   Qu'ils me coûtent de pleurs ! Qu'ils me sont chers ! Hélas !

Mon lâche amours mes pleurs, ne les soulagent pas.

Les enfants sortent avec Rhodope.

SCÈNE VIII.

MÉDÉE, seule.

Tu les aimes, cruelle ! Et tu les laisses vivre !

Aux malheurs les plus grands ta faiblesse les livre ;

Et ta pitié barbare, en respectant leurs jours,

1120   Du plus affreux destin leur prépare le cours.

Ah ! Lâche ! Suis-tu donc un faible amour pour guide ?

Sauve-les ; tu fais bien. Leur père, moins timide,

Pour venger tes tyrans leur percera le flanc...

Quoi ! Leur père à Créüse immolerait mon sang !

1125   Non ; mes enfants jamais ne seront sa victime :

Ils mourront de ma main. Tous me force à ce crime.

Qu'ils meurent ces enfants d'un infidèle époux :

Adoptés par Créüse, ils ne sont plus à nous.

Ah ! S'ils sont innocents, aussi l'était mon frère !

1130   J'immolerais mes fils ! Ô trop barbare mère !

Ah ! Plutôt ... L'heure approche ; un exil rigoureux,

Un divorce cruel va me séparer d'eux.

Ils n'adouciront point me fuite et mes alarmes.

S'attachant à leur mère, et tout baignés de larmes,

1135   De mes bras, de mon sein, on va les détacher :

À l'amour maternel on va les arracher.

Non, ne l'endurons pas. Qu'ils meurent pour leur père ;

Qu'ils meurent. Aussi bien ils sont morts pour leur mère...

Ô Jason ! Ô mes fils ! Amour, haine, fureur,

1140   Cessez par vos combats de déchirer mon coeur !

Pour le percer, ce coeur, trop de rigueur s'assemble.

Le temps fuit ; le mal presse. Accordez-vous ensemble.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.
Médée, Rhodope.

RHODOPE.

Ah ! Madame, fuyez un peuple furieux.

Fuyez, sans différer, de ces funestes lieux,

1145   Tandis qu'avec le trouble y règne l'épouvante.

Votre présent fatal a passé votre attente ;

Et vos fiers ennemis mourants, désespérés,

Succombent au poison dont ils sont dévorés.

À peine, à peine encor votre aveugle Rivale

1150   Portait avec plaisir cette robe fatale,

Qu'un feu sombre et cruel, une invisible ardeur

Embrase tout son corps, et consume son coeur.

Un funeste poison courant de veine en veine,

Allume dans son sang une flamme inhumaine,

1155   Qui pénètre avec force et s'attache à ses os.

C'est en vain qu'on s'empresse à soulager ses maux.

La robe dévorante à son corps attachée,

Y nourrit le venin de sa flamme cachée ;

Et du charme cruel, l'impitoyable ardeur

1160   Triomphe sans obstacle et règne avec fureur.

Qui veut la secourir, de sa perte complice,

Loin de la soulager, redouble son supplice.

On ne peut de ce feu calmer l'embrasement.

On ne peut arracher le fatal vêtement.

1165   Créon, saisi d'horreur, à l'arracher s'empresse.

Mais du charme aussitôt la flamme vengeresse,

Dans son sein embrasé porte les mêmes feux :

Il se sent consumer d'un poison rigoureux.

Chacun s'occupe encor du péril qui les presse.

1170   Servez-vous des moments que ce trouble vous laisse.

Profitez de l'horreur qui règne dans ces lieux,

Et fuyez pour jamais leur aspect odieux.

MÉDÉE.

Que je fuie ! Ah ! Rhodope, au comble de la gloire,

Quand sur mes ennemis j'emporte la victoire,

1175   Que je fuie ! Ah ! Le sort m'eût-il réduite à fuir,

D'un spectacle si beau je reviendrais jouir ;

Je viendrais assister à ce grand hyménée.

Laisse-moi contempler sa pompe fortunée ;

Et d'un objet si doux, d'un coup si glorieux,

1180   Repaître avidement mes regards curieux.

Mes odieux Tyrans deviennent mes victimes !

Ah ! Je cueille en ce jour le fruit de tous mes crimes.

Mon courroux triomphant ne peut trop s'applaudir ;

Et mon nom, désormais, ne saurait plus périr...

1185   Ce n'est pas tout. Rentrons ; et, perdant l'innocence

Couronnons ce grand jour, et comblons ma vengeance.

Elle sort avec Rhodope.

SCÈNE II.
Jason, Iphite.

JASON, en entrant.

En vain, pour la trouver, je cours de toutes parts.

Ah ! Sans doute son art la cache à mes regards.

Elle croit éviter le courroux qui m'enflamme.

1190   Mais qui l'en peut sauver ?

SCÈNE III.
Jason, Iphite, Créuse, Cydippe.

CRÉUSE.

Ah ! Seigneur !

JASON.

  Ah ! Madame.

Quel est mon désespoir ! Où portez-vous vos pas ?

CRÉUSE.

Ah ! Seigneur, le Roi vient de mourir dans mes bras.

Ce dernier coup manquait au tourment qui m'accable.

Jouet infortuné, du sort impitoyable,

1195   Prête enfin d'assouvir son rigoureux courroux,

Je viens du moins, je viens mourir auprès de vous.

Vous fermerez mes yeux.

JASON.

Dieux ! Qu'entends-je ? Ah ! Madame,

On peut éteindre encore une cruelle flamme.

Les Dieux, les justes Dieux, pour vous s'intéressant,

1200   Prendront soin, par pitié, de vos jours innocents ;

Et vous verrez Médée à vos pieds expirante,

Y servir de victime à ma fureur sanglante.

J'en atteste ces Dieux. J'en jure mon amour.

CRÉUSE.

En vain vous prétendez me rappeler au jour.

1205   Médée à se venger est trop ingénieuse.

Mon sang doit assouvir sa rage furieuse ;

Et vos soins, votre amour, loin de me secourir,

Irritent le poison dont je me sens mourir.

Envieux du plaisir que m'offre votre vue,

1210   Son art hâte l'effet du charme qui me tue,

Et l'amour seul, plus fort que ses enchantements,

M'anime et me soutient encor quelques moments.

Écoutez-moi, Seigneur. Mes maux, ni ma faiblesse

Ne sauraient ralentir l'ardeur de ma tendresse.

1215   La mort même ne peut éteindre un feu si beau.

Je l'emporte avec moi dans l'horreur du tombeau ;

Mon amour y vivra. La Fortune jalouse

N'a pu souffrir, Jason, de me voir votre épouse ;

Mais la cruelle, au moins, me laisse la douceur,

1220   De mourir près de vous, possédant votre coeur.

Je goûte en mes tourments cette douceur secrète.

La vie et les grandeurs n'ont rien que je regrette.

Unique et tendre objet de mes voeux les plus doux,

Je ne plains, en mourant, ne regrette que vous.

1225   Trop heureuse, en effet, si, comblant mon attente,

Les Dieux... Ah ! Quel tourment ! Quelle ardeur dévorante !

Mon supplice s'accroît ; je me sens déchirer :

Je brûle ... Adieu, Jason, il faut nous séparer.

JASON.

Nous séparer ! Ô Dieux ! Ah ! Rigueur qui me tue.

1230   Nous séparer ! Quel coup pour mon âme éperdue !

Ah ! Je souffre à la fois mille horribles tourments.

Quoi ! Tous les Dieux sont sourds à mes gémissements !

Je vous perds pour jamais ; en vain je les implore ;

Et j'ai seul allumé ce feu qui vous dévore !

1235   Non, je ne verrai point un si cruel malheur ;

Et, par un prompt trépas, j'en préviendrai l'horreur.

CRÉUSE.

À trop de désespoir votre âme s'abandonne.

Vivez, Jason, vivez. C'est moi qui vous l'ordonne.

Ne me refusez pas, dans mon sort rigoureux,

1240   L'unique et dernier bien qui flatte encor mes voeux.

Gardez le souvenir d'une triste Princesse.

Conservez-lui, Jason, toute votre tendresse.

Elle meurt votre épouse. À la face des Dieux,

Recevez donc ma main et mes derniers adieux.

1245   Que ne puis-je employer ces vains restes de vie,

À vous prouver l'amour dont mon âme est remplie ?

Hélas ! On n'a jamais aimé si tendrement,

Et jamais je n'aimai plus que dans ce moment.

J'en atteste les Dieux. Mes forces s'affaiblissent :

1250   Ma voix, mon sang se glace, et mes yeux s'obscurcissent.

Malgré le sort cruel qui va nous désunir,

Mon coeur vous aime encore à son dernier soupir.

CYDIPPE.

Elle expire, Seigneur.

JASON.

Destin impitoyable !

Elle est morte ; et je vis ! Ô tourment effroyable !

Cydippe emporte Créüse.

1255   Ah ! Mon bras, au défaut de ma lente douleur,

De ce supplice affreux doit m'épargner l'horreur

Meurs, lâche ! Meurs enfin ... Mais ma douleur m'abuse.

Je dois un sacrifice aux Mânes de Créüse

Pour apaiser son ombre et ses ressentiments,

1260   Je veux livrer Médée aux plus cruels tourments ;

Et mon âme aussitôt, sur le rivage sombre,

De ce sang assouvie, ira trouver son ombre...

La soif de te venger seule arrête mon bras.

Belle ombre, attends ; j'y cours et vais suivre tes pas.

1265   Médée en vain me fuit ; en vain son art la cache.

À ma juste fureur, il n'est rien qui l'arrache.

Je suivrai la barbare au bout de l'univers,

Et je la trouverai même au fond des enfers.

Mon amour furieux me servira de guide.

SCÈNE IV.
Jason, Médée, Iphite.

MÉDÉE.

1270   Tu n'iras pas si loin pour me trouver, perfide !

C'est Médée. Oui ; c'est elle.

JASON.

Ah ! Crains mon désespoir,

Barbare ...

MÉDÉE, le frappant de sa baguette.

Arrête, ingrat ! Et connais mon pouvoir.

JASON.

Quel prodige étonnant ! Dieux ! Ma fureur est vaine !

Je me sens retenu par une étroite chaîne.

1275   Je demeure immobile, et malgré mes efforts,

Le pouvoir de son art s'oppose à mes transports.

MÉDÉE.

Juge, si c'est à moi de craindre ta vengeance.

Un sort comme le mien n'est pas en ta puissance ;

Magnanime Héros, ne songe plus à moi ;

1280   Trop indigne aussi bien d'un époux tel que toi.

Laisse une infortunée, oublie une étrangère,

Sans appui, sans couronne, errante et solitaire.

Un hymen plein d'appas, un trône glorieux

T'attendent en ce jour dans ces superbes lieux.

1285   Est-il temps de rester auprès d'une jalouse !

Va soupirer aux pieds de ta nouvelle épouse.

Vante-lui ton ardeur, assure-lui ta foi :

Tu lui voles le temps que tu perds avec moi.

Dois-tu pas à son sort unir ta destinée ?

1290   Hâte-toi de conclure un si doux hyménée,

Le sacrifice est prêt, et le Temple est orné ;

On n'attend plus que toi. Cours, époux fortuné.

JASON, à part.

Quoi ! La barbare encore et m'insulte et m'outrage !

Faut-il que par son art elle brave ma rage ?

1295   Je ne puis l'immoler à ma juste fureur !

Son sang apaiserait Créüse et ma douleur !

MÉDÉE.

Oui, Jason, à Créüse il faut quelque victime ;

Et mon sang répandu doit effacer mon crime.

Sois content. J'ai versé le plus pur de ce sang.

JASON.

1300   Comment ?

MÉDÉE.

  À tes deux fils j'ai su percer le flanc.

Regarde ce poignard et cette main sanglante ;

C'est de mon sang, du tien qu'elle est teinte et fumante.

Mon bras, pour dernier coup, vient de les égorger.

Crois-moi, sans t'occuper du soin de te venger,

1305   Si déjà ton ardeur languit pour la Princesse ;

Si tu fuis, inconstant, ta nouvelle maîtresse ;

Cours, du moins, père heureux, à tes fils expirants :

Rends-leur les derniers soins, embrasse-les mourants.

JASON.

Ah ! Barbare !

MÉDÉE.

En est-ce assez, et connais-tu Médée ?

1310   De son affreux pouvoir garderas-tu l'idée ?

Oublieras-tu sa haine, ainsi que son amour ?

JASON.

Monstre, à tes propres fils avoir ravi le jour !

Pourquoi sacrifier d'innocentes victimes !

MÉDÉE.

Ils étaient nés de toi, demandes-tu leurs crimes ?

1315   Ma trop juste fureur a dû les en punir.

J'ai dû finir leurs maux, j'ai dû les prévenir ;

Te délivrer du joug que ton esprit abhorre ;

Rompre ces derniers noeuds qui nous serraient encore,

Et, pour mieux t'oublier, effacer, sans retour,

1320   Jusqu'aux traces, ingrat, de notre affreux amour

Ce n'est pas sans remords que je m'y suis forcée.

Tu m'en as inspiré l'audace et la pensée ;

Tu m'as seul enhardie à ce cruel dessein,

Infidèle ! Et c'est toi qui leur perce le sein.

JASON.

1325   Quoi ! Les Dieux irrités, pour te réduire en poudre,

Sur ta tête, à mes yeux, ne lancent point la foudre ?

MÉDÉE.

Vengeurs des trahisons, ennemis des ingrats,

Les Dieux, pour t'accabler, ont employé mon bras ;

La foudre était trop peu pour punir ton offense.

1330   J'ai servi leur justice, et rempli leur vengeance.

Médée monte dans un char traîné par des dragons.

C'en est fait. Pour repaître et mes yeux et mon coeur,

Moi-même j'ai voulu jouir de ta douleur.

Un spectacle si doux met le comble à ma gloire :

Je savoure à longs traits ta peine et ma victoire

1335   Et je recouvre enfin, ma gloire, mon repos,

Mon Sceptre, mes parents, la Toison et Colchos.

Je pars ; puisque ma fuite a pour toi tant de charme,

Lève encor jusqu'à moi tes yeux chargés de larmes.

Ingrat. Vois ces Dragons qui soumis à ma loi,

1340   Et plus reconnaissants, plus fidèles que toi,

Par des chemins nouveaux vont guider leur maîtresse.

Tes voeux sont satisfaits, pour jamais je te laisse.

Adieu ; je t'abandonne aux horreurs de ton sort.

Ingrat ! Je te hais trop, pour te donner la mort.

Le char s'envole.

SCÈNE DERNIÈRE.
Jason, Iphite.

JASON.

1345   Elle fuit ; et ce char, l'élevant dans les nues,

Ouvre à sa cruauté des routes inconnues.

La barbare à mes yeux disparaît pour jamais ;

Elle brave ma haine après tant de forfaits ;

Et m'enlève, enfuyant, malgré ma rage extrême,

1350   Beau-père, enfants, maîtresse, et ma vengeance même.

Je ne la puis punir de tant de cruauté.

Le Ciel offre un asile à son impiété.

C'en est trop. Terminons ma vie et mon supplice.

Je ne puis me venger ; il faut que je périsse.

1355   Trop malheureux objets de l'amour de Jason,

Déplorable Créüse ! Infortuné Créon !

Ô mes fils ! Jouissez de la seule vengeance

Que les Dieux inhumains laissent en ma puissance.

Il se tue.

IPHITE.

Ah ! Seigneur... Il n'est plus. Quels horribles malheurs,

1360   Ô trop funeste amour, produisent tes fureurs.

 



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