COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS
Représentée pour la première fois au Théâtre du Gymnase de Marseille, le 17 Janvier 1879
Suivie d'une Poésie à MOLIÈRE lue par M. Ortel au nom des artistes du Gymnase après la première représentation de la Suite de Molière.
1879. Tous droits réservés.
CLOVIS HUGUES
MARSEILLE, LAVEIRARIÉ LIBRAIRE-ÉDITEUR Rue Grignan, 54.
Marseille. - Imp. E. CHATAGNIER et Cie, rue Paradis, 42
Texte établi par Paul Fièvre en décembre 2018
Publié par Paul FIEVRE, avril 2019
© Théâtre classique - Version du texte du 26/10/2024 à 20:16:11.
À MOLIÈRE
POÉSIE LUE PAR M. ORTEL AU NOM DES ARTISTES DU GYMNASE après la première représentation d'Une Nuit de Molière.
Ô Molière ! Ô puissant maître ! Je te salue
Dans ton oeuvre où le rire est fait avec des pleurs !
Je te salue au nom des peuples qui l'ont lue
Et qui, sans le savoir, ont vécu tes douleurs !
Je le salue au nom des vieux Aristophanes
Qui, couronnés de myrte et barbouillés de vin,
Parodiaient, devant les pâles courtisanes,
Les célestes amours, l'adultère divin !
Je te salue au nom des tristesses hautaines
Que laisse voir Alcesle à Philinte surpris !
Je te salue au nom des Ephèbes d'Athènes !
Je le salue au nom des gamins de Paris !
Je le salue au nom de tous ceux qu'on révère !
Je te salue au nom de les comédiens
Qui, réhabilités par la muse sévère,
Ont reconquis le droit d'être des citoyens !
Nous n'étions, avant toi, que des porte-guitare,
Des passants à l'étroit sous l'horizon vermeil,
Des bohèmes, des gueux à l'allure bizarre,
Qui n'avaient point leur part de gloire et de soleil.
Mais, tu fis retentir de sublimes paroles,
Tes lauriers partagés ombragèrent nos fronts,
Tu récitas les vers, tu déclamas les rôles,
Et nous fûmes vengés de vingt siècles d'affronts.
Grâce à toi, le poète et l'artiste sont frères,
Quel que soit ici-bas leur destin hasardeux :
Ils ont la même ivresse et les mêmes misères ;
Le même piédestal les attend tous les deux.
Et maintenant regarde, ô Molière ! Ô Poète !
L'idéal éternel rallume son flambeau,
Térence est ébloui, Plaute lève la tête
Et se tourne vers toi du fond de son tombeau.
Laisse-les l'applaudir, laisse-les le sourire !
Laisse-les deviner le secret de tes pleurs !
Laisse-les s'étonner des sanglots de ta lyre !
Et, pendant que sur toi nous jetterons des fleurs,
Pendant que notre main écartera les voiles
Qui cachaient son sourire à ce peuple joyeux,
Ils iront dans le ciel moissonner des étoiles
Pour couronner ton front pareil au front des Dieux !
CLOVIS HUGHUES
PERSONNAGES.
MOLIÈRE, Monsieur Duchesnois.
LA MUSE, Madame Andrini.
UNE NUIT DE MOLIÈRE
Le théâtre représente le cabinet de travail de Molière. - Une porte au fond. - Au-dessus de la porte, le portrait d'Armande Béjart. - Sur un guéridon, un volume ouvert des oeuvres de Molière. - Au lever du rideau, Molière, assis devant une table, écrit.
SCÈNE PREMIÈRE.
MOLIÈRE
Allons, Molière, allons, travaille, fais ton oeuvre !
L'homme est tigre ou lion, l'homme est singe ou couleuvre :
Guerre aux bêtes qui sont dans l'homme ! Tout l'enfer
Rugit, bave et se tord sous ma plume de fer.
5 | Bravo ! J'aime à tenir à l'étroit dans mes rimes |
Les faiseurs de pathos et les faiseurs de crimes,
Le scélérat heureux et l'hypocrite vil,
Et je fais volontiers danser au bout d'un fil
Tous ces pauvres pantins de chair.
Il se lève.
Quelle torture !
10 | Rire et souffrir ! Cacher aux hommes la blessure |
Qu'ils vous ont faite au coeur ! Ne la leur laisser voir
Qu'à travers les ennuis des autres ! Ne pouvoir
Être qu'un mannequin qui souffre et qu'on admire !
N'être jamais soi-même un instant ! Faire rire
15 | Des princes, des marquis, quand on sent en dedans |
La douleur vous ouvrir le coeur avec les dents !
Être un Scapin fouetté sur le théâtre, à l'heure
Où l'on écoute en soi quelque chose qui pleure !
Railler son propre deuil pour amuser des fous !
20 | Créer un type humain qui souffre comme vous ! |
Le jeter tout vivant ensuite sur la scène,
Pour le faire accueillir par quelque rire obscène,
Et pourtant être fier de le voir accueilli
Par ce rire brûlai, fait de gloire et d'oubli !
Un silence.
25 | Qu'ai-je donc fait à Dieu pour avoir du génie ? |
Feuilletant un volume de ses oeuvres.
Je suis ma propre honte et ma propre ironie !
Ce livre que j'abhorre et qui pourtant m'est cher,
C'est mon coeur répandu, c'est la chair de ma chair,
C'est toute la douleur dont mon âme est remplie,
30 | C'est ma souffrance avec un bonnet de folie, |
C'est ma tristesse avec un masque grimaçant !
Ces feuillets à mes doigts devraient laisser du sang
Lorsque ma main les touche. Ah ! Comme ils sont Molière !
Alceste a comme moi l'humeur fantasque et fière ;
35 | Mais la Cour me fait peur, quelquefois je suis las, |
Et j'ai fait de Tartuffe un hypocrite, hélas !
Revenant sur le devant de la scène.
Comme ils pèsent sur moi ces courtisans infâmes,
Ces hobereaux sucrés, ces enjôleurs de femmes
Qui font de grands saluts et qui ne veulent pas
40 | Qu'on leur dise tout haut ce qu'on pense tout bas ! |
Palsambleu ! Je les hais d'une robuste haine,
Tous ces serpents ayant une figure humaine,
Tous ces jolis galants au corsage élancé,
Qui mettent leur esprit dans un jabot plissé,
45 | Tous ces bruyants faiseurs de choses ridicules, |
Tous ces nains chamarrés, plus fiers que des Hercules,
Tous ces fats qu'au théâtre on voit aux premiers bancs
S'abattre chaque soir dans des flots de rubans,
Tous ces petits vieillards, familiers des coulisses,
50 | Qui de leurs billets doux poursuivent les actrices, |
Tous ces beaux soupirants qui font par un valet
Présenter leurs respects aux dames du ballet,
Et qui, stupidement enfoncés dans leur boue,
Ne s'aperçoivent pas que Molière les joue !
55 | Ô misère ! Ils sont là, riant affreusement, |
Quand une femme trompe, hélas ! pour un amant,
Avant le deuxième acte, un pauvre Sganarelle
Qui ne demanderait qu'à pouvoir croire en elle,
Et pourtant, ô douleur ! Sganarelle, c'est moi !
Se tournant vers le portrait d'Armande Béjart.
60 | Pourquoi ne pas m'aimer, moi qui n'aime que toi ? |
Pourquoi ne pas vouloir être, ô coquette Armande,
La femme du devoir, l'épouse fière et grande
Qui sourit au poète en lui tendant la main ?
L'amour ne peut-il pas persister dans l'hymen ?
65 | Une femme qu'on aime et qu'on défend sans cesse |
Ne peut-elle pas être une douce maitresse ?
Et ne peut-on l'aimer, sans craindre quelque affront ?
Qui sait ? Peut-être un jour les hommes se diront,
En détournant les yeux de mon oeuvre immortelle :
70 | « Ce Molière, après tout, n'était qu'un Sganarelle ! » |
J'ai bien souffert, ce soir. Que fait-elle à présent ?
Ce marquis lui contait des fadeurs en passant,
Je sentais tout mon sang me monter à la face,
Les dames autour d'eux se parlaient à voix basse,
75 | Je causais, je riais, n'osant pas laisser voir |
Mon ridicule ennui. J'ai bien souffert ce soir !
Il ouvre une fenêtre.
Ô peuple de Paris, ô grand peuple qui m'aimes,
Toi qui comprends si bien mes angoisses suprêmes
Chaque fois que je l'ouvre un côté de mon coeur,
80 | Ô peuple fraternel, si doucement moqueur, |
Ô toi qui m'applaudis avec un saint délire,
Viens voir pleurer Molière, après l'avoir vu rire !
Il tombe sur une chaise.
SCÈNE II.
Molière, La Muse.
LA MUSE, entrant lentement.
Essuie, ô mortel, les pleurs de tes yeux !
Vivre, c'est souffrir. Accomplis la tâche
85 | Qu'à ton noble orgueil imposent les dieux. |
Qui souffre le plus, travaille le mieux
Et qui ne sait pas souffrir est un lâche.
Des jours moins amers peut-être viendront.
La douleur humaine est comme une armure :
90 | Il faut la porter en levant le front. |
Poète, la gloire est faite d'affront
Et toute la tienne est dans ta blessure !
Tout homme n'est grand que par ses douleurs,
C'est aux rameaux noirs, aux troncs sans racines,
95 | Que l'été suspend les nids querelleurs. |
La rose n'est belle au milieu des fleurs
Que parce qu'elle a de tristes épines.
MOLIÈRE.
Que me veut celle voix ? J'ai déjà trop souffert.
LA MUSE.
Que t'importent les maux, si ton malheur te sert ?
100 | Le bonheur est du moins au fond de l'espérance. |
MOLIÈRE.
Puisqu'un grand nom s'achète au prix de la souffrance,
Que n'ai-je eu le destin d'un mortel ignoré !
LA MUSE.
Tu le mens à toi-même, ô poète inspiré !
Vous êtes tous pétris dans une même argile ;
105 | Vous redoutez la mort, vous craignez l'inconnu, |
Vous êtes stupéfaits devant un glaive nu
Et votre coeur est faible autant qu'il est fragile ;
Mais, vous le mettriez de vos mains en lambeaux,
Vous boiriez votre sang, le sang pur de vos veines,
110 | Afin de conquérir dans les luttes humaines |
L'inutile laurier qui croît sur les tombeaux.
MOLIÈRE.
Qui donc es-tu pour lire au fond de ma pensée
Comme en un livre ouvert qu'on mettrait sous les yeux ?
De quel droit comprends-tu que mon âme est blessée ?
LA MUSE.
115 | Ami, je suis la Muse et j'arrive des cieux. |
C'est moi qui recueillis ta première caresse !
C'est moi qui fus plus tard la première maîtresse
Lorsque ton coeur battit sans deviner pourquoi !
Celle qui consola la première tristesse,
120 | Ô poète oublieux, ce fut encore moi ! |
Je t'enseignai le monde et je le fis connaître
Ton coeur, ton propre coeur plus troublé que les flots ;
Je t'appris à chanter les douleurs de ton être ;
Je t'appris à pousser de lyriques sanglots.
Tu n'étais qu'un enfant ignoré de l'envie,
125 | Un rêveur qui s'assied aux bornes du chemin : |
Je me penchai sur toi, je te pris par la main
Et j'ouvris dans ton sein la source de la vie.
Elle jaillit avec des clameurs de torrent
Jusque sur les pieds nus meurtris par les épines :
130 | Quand tu te fus lavé dans ses ondes divines, |
Tu regardas ton ombre et tu te trouvas grand !
Pendant que tu rêvais, je tendis sur la lyre
La sombre corde humaine où vibrent les douleurs.
La nature n'était qu'un immense sourire ;
135 | Le vent portail au ciel l'âme errante des fleurs. |
MOLIÈRE.
Je te reconnais trop, ô Muse impitoyable !
C'est toi qui pour toi-même aux Dieux m'as immolé.
LA MUSE.
J'ai fait encore plus, poète : j'ai foulé
Tes chimères d'amour comme des grains de sable ;
140 | Je t'ai montré le masque et la réalité ; |
Je t'ai fait dépenser une infertile sève ;
Dans le gouffre éternel j'ai moi-même jeté
La clé d'or qui t'ouvrait les portes d'or du rêve.
MOLIÈRE.
Tu m'as désespéré, tu m'as vêtu de deuil.
LA MUSE.
145 | J'ai fait encore plus : j'ai soulevé la haine |
Autour de ton génie et de ton noble orgueil.
MOLIÈRE.
Que suis-je sous ton souffle ? Un peu de cendre humaine.
LA MUSE.
Si tu n'avais été qu'un vulgaire passant,
Tu te serais courbé sous le vent de mon aile
150 | Sans même avoir compris que je suis grande et belle. |
MOLIÈRE.
Tu ne m'aurais pas fait pleurer des pleurs de sang !
LA MUSE.
Si tu n'avais été que ce passant stupide,
Tu douterais des Dieux, de ta mère et de toi.
MOLIÈRE.
Si le bonheur existe et si tout n'est pas vide,
155 | Le souvenir du moins devrait s'éteindre en moi. |
LA MUSE.
Oublier et souffrir, c'est espérer sans croire,
C'est couper la racine aux dépens des rameaux.
MOLIÈRE.
Tu ne m'as rien appris.
LA MUSE.
J'ai fécondé tes maux.
MOLIÈRE.
Tu ne m'as rien donné,
LA MUSE.
Je t'ai donné la gloire.
MOLIÈRE.
160 | La gloire n'est qu'un nom écrit sur un linceul. |
LA MUSE.
La gloire est le lever d'une étoile dans l'homme.
MOLIÈRE.
Eh ! Que m'importe à moi que mon siècle me nomme,
Si je suis malheureux, si je suis triste et seul ?
LA MUSE.
Lorsque sous le pressoir on met les grappes mûres,
165 | Le vin, le vin sacré coule en sillons vermeils, |
Tel que le sang de l'homme aux lèvres des blessures :
Ô poète, la gloire et le vin sont pareils !
Ils versent tous les deux l'ivresse aux créatures ;
Ils sont nés tous les deux du baiser des soleils.
MOLIÈRE.
170 | Je ne veux pas connaître une nouvelle ivresse : |
J'ai déjà trop connu l'ivresse de l'amour.
LA MUSE.
Pourquoi de ton amour souffrirais-tu sans cesse ?
L'espoir est éternel, les regrets n'ont qu'un jour.
MOLIÈRE.
Cette femme, vois-tu, je l'aime ! Elle est si belle
175 | Que pour un seul regard, pour un sourire d'elle, |
J'effeuillerais au vent mon immortalité.
Lorsque je sais le mieux qu'elle m'est infidèle,
Tout me défend de croire à la réalité.
LA MUSE.
Laisse parler ton coeur, sublime Sganarelle !
MOLIÈRE.
180 | Elle n'était encor qu'une rieuse enfant, |
Un oiseau qui gazouille au lever de l'aurore,
Une petite fée au rire triomphant,
Quand elle m'inspira l'amour qui me dévore.
Je mis toute ma gloire, hélas ! à ses genoux :
185 | Je crus lire en ses yeux qu'elle était simple et bonne ; |
Mais, elle me donna son coeur comme une aumône :
Elle ne m'aima plus quand je fus son époux.
Je travaillais, courbé sur mon oeuvre éternelle :
Elle ne comprit pas l'angoisse de mes nuits,
190 | Mon sévère idéal, mes tragiques ennuis, |
Et les rôles plus doux que j'écrivais pour elle.
Elle ne rêva plus qu'aux fêtes de la Cour,
Qu'au triomphe bruyant des femmes de théâtre,
Et ce fut quelque drôle à la face de plâtre
195 | Qui me vola ma part de bonheur et d'amour, |
Quelque fou qui portait le feutre sur l'oreille,
Un pourpoint de velours, un jabot tuyauté,
Quelque marquis bavard, quelque duc éventé,
Quelque fat que mes vers avaient fouetté la veille !
200 | Je les maudis tous deux, et je l'aime pourtant, |
Et je suis attiré vers sa beauté suprême.
À quoi bon évoquer l'avenir éclatant ?
Ô Muse, tu vois bien que je souffre et que j'aime !
Tu vois bien que mon coeur ne s'est jamais fermé,
205 | Que l'amour de la gloire en entrant dans mon âme |
Ne peut pas effacer le nom de celle femme
Et qu'il est bien cruel d'aimer sans être aimé !
LA MUSE.
Ne désespère pas. La Muse t'est fidèle :
Je suis ta grande amante et j'arrive à mon tour.
210 | La femme qui n'a pas compris ton noble amour |
Est indigne des pleurs que lu verses pour elle.
Elle eût été sublime en s'immolant à toi
Et sur les lyres d'or elle eût été chantée ;
Mais, le génie humain est fils de Prométhée :
215 | Elle n'a pu t'aimer qu'en t'immolant à moi ! |
MOLIÈRE.
Puisque mon triste coeur n'a plus le droit de croire,
Puisque de cet amour je suis déshérité,
Muse, raconte-moi quelle sera ma gloire
Sous les lointains soleils de la postérité !
220 | Muse, soulève un peu pour moi les sombres voiles |
Qui cachent l'avenir et les décrets du sort !
LA MUSE.
Ta gloire éblouissante ira jusqu'aux étoiles
Quand on t'aura couché dans la paix de la mort.
Les pleurs mal déguisés sous ta verve comique,
225 | On les recueillera comme des diamants, |
Et tous retrouveront dans ton rire tragique
Quelqu'un de tes sanglots, quelqu'un de les tourments.
Tu seras le soldat et l'apôtre du juste,
Aux yeux des fiers penseurs sur ton oeuvre inclinés,
230 | Et les comédiens couronneront ton buste |
Dans le recueillement des peuples prosternés.
Des poètes viendront, des poètes sublimes !
André Chénier, enfant d'Athènes et de Paris,
Fera claquer son fouet dans la clameur des rimes,
235 | Après avoir chanté l'aube et les prés fleuris |
La Muse au profil grec, la belle Muse antique
Lui dictera le chant doux et mélancolique,
Chanté par le captif à l'ombre des barreaux,
Et debout dans les plis de sa blanche tunique,
240 | Elle ne se taira que devant les bourreaux. |
Pour dire à son pays ses colères hautaines,
Byron découpera les fibres de son coeur
Et sur son luth puissant, implacable et moqueur,
Il les fera vibrer comme des voix humaines.
245 | Schiller déchaînera les brigands sur les monts. |
Goethe, mêlant l'aurore et la nuit dans on livre
Fera flotter sur Faust, étonner de revivre,
L'amour de Marguerite et l'aile des démons.
Lamartine, aux accords d'une vivante lyre,
250 | Ira sur les lacs bleus chanter le nom d'ELvire |
Et pendant que ses chants, dans l'espace emportés,
Éveilleront au loin de longs cris d'espérance,
Les rames dans la nuit frapperont en cadence
Sur la rondeur des flots par la lune argentés.
255 | Léopardi mourra, pleurant pour l'Italie. |
Musset aux jeunes gens contera ses douleurs
Et de quel vin amer sa coupe était remplie,
Alors qu'il souriait pour leur cacher ses pleurs.
Victor Hugo fera dans sa strophe superbe
260 | Murmurer les ruisseaux et gazouiller les nids ; |
Les roses, les sillons, les forêts, les brins d'herbe,
Les astres, tout vivra dans ses vers infinis.
Il chantera la grâce auguste de la femme,
La tombe et le berceau, la pourpre et les haillons ;
265 | Il aura sous ses pieds ces quatre fiers lions : |
L'Histoire et le Roman, l'Épopée et le Drame.
Il interprétera l'énigme de la mort
Et pendant soixante ans, pâle visionnaire,
Il sera, sous le ciel où le châtiment dort,
270 | Le forgeron des dieux dans l'antre du tonnerre. |
Eh bien ! Laisse ton coeur, ton pauvre coeur souffrant,
Battre au moins pour la gloire, ô Molière, ô poète !
Pleure, si tu le veux, mais relève la tête ;
Car, même après ceux-là, tu demeureras grand !
MOLIÈRE.
275 | Muse, lu m'as rendu une divine espérance ! |
Je ne veux plus savoir si j'ai souffert ou non.
Je te le disais bien : la gloire n'est qu'un nom ;
Mais, ce nom est aussi le nom de la souffrance.
J'accepte mon destin, tel que l'ont fait les dieux.
280 | Frappe, frappe, ô douleur ! Je fermerai les yeux, |
Je ne me plaindrai pas, pourvu que sur ma tombe
Un beau laurier se lève, un peu de gloire tombe !
LA MUSE, présentant à Molière sa plume.
Poète, prends la plume et travaille ! Ma main,
En tendant cette plume à ta main créatrice,
285 | A sur elle le poids de tout le genre humain |
Et tient en quelque sorte un morceau de justice.
Sers toi d'elle au milieu des hommes, sans effroi,
Comme un soldat se sert de sa loyale épée.
Regarde : on la dirait dans du soleil trempée !
290 | Regarde : on la dirait vivante comme toi ! |
MOLIÈRE, s'agenouillant.
Je la prends de la main comme une arme bénie.
LA MUSE, étendant la main.
Et maintenant debout ! Fais parler ton génie,
Retourne à ton théâtre, ô sublime railleur !
Je t'ai sacré poète au nom de la douleur !
MOLIÈRE, s'asseyant devant la petite table.
295 | Allons, Molière, allons, recommence ta tâche, |
Reprends le fil doré de tes pantins vivants,
Flagelle de nouveau, sans pitié, sans relâche,
Tes faux dévots, tes faux marquis, tes faux savants !
LA MUSE, se retirant lentement.
Ami, travaille, travaille,
300 | Travaille sans l'arrêter ! |
La vie est une bataille
Et travailler, c'est lutter.
À travers ton oeuvre immense,
Dans tes livres éclatants
305 | Tu jettes une semence |
Que fera germer le temps.
Dès le lever de l'aurore,
Arrose-la de tes pleurs,
Si tu dois cueillir encore
310 | Plus de ronces que de fleurs. |
Ô poète, si tu laisses
Ton oeuvre faite à moitié,
N'excuse pas tes faiblesses,
N'implore pas ma pitié.
315 | La Muse ne fait pas grâce, |
Les Dieux abreuvent de fiel
Tous ceux qui, dans leur audace,
Ont volé le feu du ciel.
À mesure que la Muse se retire, Molière se remet au travail. Il écrit. Le rideau tombe.
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