RACINE CHEZ CORNEILLE

ou LA LECTURE DE PHYCHÉ

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS

Représentée pour la première fois, à Rouen, sur le Théâtre des Arts, le 29 juin 1825, jour anniversaire de la fête du grand Corneille.

PRIX : 1 FRANC 25 CENTIMES

Septembre 1825

Par BRULEBOEUF-LETOURNAN

Représentée pour la première fois, à Rouen, sur le Théâtre des Arts, le 29 juin 1825, jour anniversaire de la fête du grand Corneille.


publié par Paul FIEVRE, février 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:21:39.


À MONSIEUR LE BARON DE CHAPAIS DE MARIVAUX, Ancien premier Avocat- général de la Cour des comptes, aides et finances de Normandie, etc., Conseiller de Sa Majesté en sa Cour Royale de Rouen, Chevalier de l'ordre royal de la Légion-d'Honneur, Membre de l'Académie royale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, de la Société d'émulation de la même ville, etc., etc.

MONSIEUR LE BARON,

Je place sous l'auspice de l'amitié ce faible opuscule. C'est dans vos doctes entretiens (qu'il vous en souvienne) que j'en ai conçu la première idée ; j'ai puisé le reste dans mes adorations, comme dans le noble et brûlant enthousiasme que vous inspire, et à tous vos compatriotes, le nom du grand Corneille.

L'admiration des Rouennais a consacré, par un marbre pieux, le toit modeste et révéré où naquit l'immortel auteur du Cid et de tant d'autres chefs d'oeuvre ; chaque année, à la Saint-Pierre, une fête, qui les honore, célèbre ce beau souvenir de gloire ; et j'ai osé, celle-ci, entrelacer à mon tour quelques festons au solennel apothéose du père de la tragédie.

Comblé de suffrages honorables, mais trop indulgents peut-être, j'aspire moins, par l'impression de ma pièce, à les justifier, qu'à remplir un devoir bien doux, celui de vous la dédier, et d'exprimer ma respectueuse et inviolable reconnaissance envers la patrie du grand homme. Et quelle contrée ! La nature l'a comblée d'incomparables largesses. Rouen n'est pas moins la ville du génie que celle des hautes conceptions agricoles, commerciales et industrielles qui en font comme la seconde capitale de la France.

J'ai l'honneur d'être avec respect,

MONSIEUR LE BARON,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

BRULEBOEUF LETOURNAN.


REMERCIEMENT À MADAME LEVAVASSEUR, née DE CHAPAIS DE MARIVAUX, et à M. Charles LEVAVASSEUR, son fils,

du superbe bouquet de fleurs et de la lettre toute flatteuse, toute poétique, l'accompagnant, qu'ils m'ont fait l'honneur de m'adresser le lendemain de la représentation, sur le théâtre des Arts, à Rouen, de la comédie 1 en un acte et en vers, ayant pour titre : Racine chez Corneille, ou la Lecture de Psyché.

CORNEILLE, oh ! Qu'il est doux, après t'avoir chanté,

Et fait voler les coeurs sur tes divines traces,

De conquérir un prix dont l'éclat t'eût flatté!...

Je reçois en ton nom, des mains de la beauté,

L'encens du dieu du goût et le bouquet des Grâces.

BRULEBOEUF-LETOURNAN.

ROUEN, 1er, juillet 1825.


PERSONNAGES. ACTEURS.

PIERRE CORNEILLE, - MM. SAINT-ELME.

THOMAS CORNEILLE, ROBLIN.

FONTENELLE, leur neveu, ERNEST.

VALÈRE, jeune avocat, ami de Fontenelle, EDOUARD.

MOLIÈRE, TISTE.

BOILEAU DESPRÉAUX, RAYNAL.

RACINE, ALFRED.

LA FONTAINE, BIÉ.

MADAME CORNEILLE, Mme SIMONNET.

MADEMOISELLE CORNEILLE, Mme SAINT-ELME.

UN PAGE à la livrée de Colbert, Mme ASTRUC.

La scène est à Paris, en 1670, dans la maison occupée par les deux Corneille.


RACINE CHEZ CORNEILLE

Le théâtre représente l'intérieur du cabinet de P. Corneille. Au lever de la toile, il est assis, en robe de chambre, à son bureau, placé à la gauche de l'acteur ; du même cité y et attenant, sont un portrait en pied de Louis XIV et une petite porte ouvrant dans le cabinet de Thomas Corneille. À droite est une console couverte de plusieurs vases de fleurs, tout auprès une autre porte ; dans le fond l'entrée principale.

SCÈNE PREMIÈRE.

CORNEILLE seul, à son bureau, tenant à la main le manuscrit de Psyché, qu'il achève.

Oui, Psyché doit, au gré de mon âme charmée,

De ce bon Poquelin servir la renommée.

Je n'ai fait que les vers !... trop heureux, seulement,

Si du plan qu'il traça mon vers est l'ornement.

5   Noire auguste monarque avait dit à Molière :

« Mais à quand donc Psyché ? - Sire, j'ai tant à faire...

- Hé bien, soit, dit Louis : Je la veux... dans huit jours. »

Molière embarrassé m'appelle à son secours.

Ce tableau, de l'Albane exigeait la palette,

10   Un ami m'en priait.... j'ai liquidé sa dette.

Le Roi sera content ; huit jours , un opéra !

J'ai mis plus de deux ans à composer Cinna.

Racine, Despréaux, dites que je sommeille ;

Je suis, à soixante ans, toujours le grand Corneille.

Se levant, son manuscrit en main.

15   Molière ne sait pas que j'achève aujourd'hui j

Avant de l'en instruire et de passer chez lui,

Faisons part à Thomas de cette oeuvre nouvelle.

Il appelle à la petite porte de gauche.

Thomas !... De l'amitié mon frère est le modèle ;

À ses avis souvent je gagne à me ranger.

Appelant encore.

20   Thomas !... Il est sorti ! Cela me fait songer

Que nous eûmes hier une querelle ensemble :

C'est, depuis quarante ans, la première!... Je tremble

De l'avoir affligé, contrarié... Non, non,

Il est bien sans rancune, et puis j'avais raison.

25   C'est pour ma pension que Colbert me supprime ;

Je ne réclame point, Thomas m'en fait un crime !...

Je l'obtins, on le sait, sans la solliciter ;

Le Roi m'en fit honneur, Colbert peut me l'ôter.

Apercevant les fleurs qui ornent la console et son bureau.

Des fleurs ? Quelque surprise encor que l'on m'apprête !...

Se ressouvenant.

30   Je l'avais oublié, c'est aujourd'hui ma fête.

L'absence de Thomas est un point éclairci ;

Il est allé chercher ma fille : Elle est ici !

SCÈNE II.
Corneille, Madame Corneille, Mademoiselle Corneille, Thomas.

CORNEILLE, qui a été au-devant de sa fille.

À sa femme.

Eh ! Bonjour, mon enfant !

À son frère.

Bonjour ! Touche-là, frère !

Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tu n'as plus de colère ?

THOMAS.

35   J'en avais donc ?

CORNEILLE.

  Beaucoup... peut-être autant que moi.

THOMAS.

Oh !... de cette injustice il faut te plaindre au Roi.

CORNEILLE, sans l'Écouter, à sa femme, montrant leur fille.

Comme dans ses regards le contentement brille !

Désormais avec nous tu vas rester, ma fille ?

MADEMOISELLE CORNEILLE.

Je quitte, par votre ordre, un asile bien doux,

40   Mais c'est pour demeurer, pour me plaire avec vous.

CORNEILLE, à sa femme.

Notre fille m'enchante ! À propos, et Valère ?

On m'a parlé de lui, j'ai fort connu son père ;

Il faut me l'amener.

À sa fille.

Tu rougis ?

MADAME CORNEILLE.

Quelquefois,

Fontenelle au parloir le conduisait.

CORNEILLE, souriant.

45   Je vois.

THOMAS.

  Fontenelle ! Il protège, il aime sa cousine ;

Il veut la marier !

CORNEILLE.

Quoi, si jeune !

MADAME CORNEILLE, à son mari.

Il badine.

À Thomas, avec intention.

Valère, je m'en doute, est le choix qu'il a faiL?

THOMAS.

Certes.

CORNEILLE, à sa femme.

Quel âge a-t-il ?

MADAME CORNEILLE.

Vingt-quatre ans.

CORNEILLE, comme se ressouvenant.

En effet !...

À Madame Corneille.

Il est ?...

MADAME CORNEILLE.

Avocat.

CORNEILLE.

Bon ! Je le fus au jeune âge.

À sa fille.

50   Et Valère est aimable ?

MADEMOISELLE CORNEILLE, vivement.

  On ne peut davantage.

CORNEILLE.

Il t'aime ?

MADEMOISELLE CORNEILLE, baissant les yeux.

Je ne sais.

CORNEILLE.

Comment ! On ne dit pas

Que Valère t'adore et que tu l'aimeras?

Je lis, moi, dans tes yeux, que la chose est certaine.

Bas, mystérieusement à soit frère et à sa femme.

Ne précipitons rien, je me vois fort en peine:

55   Valère est pour ma fille un excellent parti,

D'accord! mais, entre nous, l'avez-vous averti

Que je ne suis pas riche?

THOMAS, vivement.

Est-ce là ton affaire ?

De quoi te mêles-tu ? Ta fille a su lui plaire;

Elle est jeune, elle est sage et belle ; il aime, enfin,

60   La fille de Corneille, et viendra ce matin

Lui-même t'assurer d'un sentiment si tendre.

Trop heureux si, daignant l'accepter pour ton gendre,

À ton sang, à ton nom, tu veux l'associer,

C'est lui qui, de ton choix, va se g%lorifier.

65   Le reste me regarde! Est-ce que ma fortune

N'est pas la tienne aussi, notre bourse commune?...

Laisse-moi donc agir, Pierre, et ne sois pour rien

Dans ces menus détails.

CORNEILLE.

Thomas, je le veux bien,

Agis, tranche à ton gré de toutes les manières;

70   Mieux que moi tu connais, tu conduis les affaires.

THOMAS.

Pour cela, tu dis vrai, je suis de bonne foi;

C'est en quoi seulement je l'emporte sur toi.

CORNEILLE, à sa fille.

Nous la rendrons heureuse et bonne ménagère,

Elle ressemblera de tout point à sa mère.

75   Aime-nous toujours bien.

MADEMOISELLE CORNEILLE.

  Mes chers parents, toujours !

Vos généreux bienfaits, vos conseils, vos discours,

Vos soins, que je bénis depuis ma tendre enfance,

Me font plus qu'un devoir de la reconnaissance ;

Et c'est à vos genoux...

CORNEILLE, attendri.

Viens plutôt dans nos bras,

80   Ma fille ! Viens, mon frère !

SCÈNE III.
Les Précédénts, Molière.

Il est entré sans être vu, et s'est arrêté dans le fond du théâtre pour contempler ce tableau de famille.

MOLIÈRE, à part.

  Eh !... Ne les troublons pas.

La touchante union!... Quelle amitié paisible !

Oui, Corneille est heureux, et Corneille est sensible.

CORNEILLE, dans les bras de sa famille.

J'ai courtisé la gloire et goûté ses faveurs,

Mais, Thomas, la nature a bien d'autres douceurs !

THOMAS.

85   Quel autre a mieux senti, mieux dévoilé ses charmes ?

Chimène et ta Pauline ont épuisé nos larmes.

MOLIÈRE, à part.

Ce tableau m'attendrit ! D'un hymen orageux

Je n'ai recueilli, moi, que des dégoûts affreux !...

Ce cruel souvenir empoisonne ma vie.

Il tombe, accablé de douleur, dans un fauteuil, et ce mouvement le fait apercevoir des femmes et de Corneille qui vont à lui.

CORNEILLE.

90   Quoi ! Molière !... Arrachons-le à sa mélancolie.

THOMAS.

Eh !... qui reconnaîtrait à son abattement

Le Térence français !... Lui, de qui l'enjouement,

De l'aimable Thalie affermissant l'empire,

Même de la sagesse a provoqué le rire !

CORNEILLE, à Molière.

95   Mon ami !

MOLIÈRE, se remettant.

  Pardonnez, je songe !... Embrassons-nous,

À Madame Corneille.

Pierre. Combien je porte envie à votre époux,

Madame : il est aimé !

MADAME CORNEILLE.

Toujours votre injustice ?

Réformez, croyez-moi, ce dangereux caprice ;

Votre femme vous aime, et ce n'est pas à vous,

100   Peintre d'un sot travers, qu'il sied d'être jaloux.

MOLIÈRE.

Oh !... vous avez raison, je suis d'un ridicule !...

THOMAS.

Allons, ferme, Molière, et reprends ta férule !

Sache te vaincre, toi, pour nous mieux corriger.

MOLIÈRE.

Le conseil est d'un sage, est fait pour m'obliger.

105   On se rit d'un pédant dont la folie extrême

Est de tout réformer, oublieux de soi-même.

CORNEILLE.

Bravo, bravo, Molière, ami rare et charmant !

L'examinant de la tête aux pieds.

Mais vous voilà superbe !

THOMAS, de même.

Habit de cour, vraiment.

MOLIÈRE.

Au grand lever du Roi je me rends.

CORNEILLE.

Partez vite.

MOLIÈRE.

110   Avant tout, j'ai voulu vous faire ma visite ;

Je ne manque jamais à la Saint-Pierre, moi.

CORNEILLE.

À part.

Amusons-nous un peu !

Haut, à Molière.

Vous allez chez le Roi :

Mais Psyché ?

MOLIÈRE.

Mais... Psyché ?... Vous n'avez pu l'écrire.

Cinq actes en huit jours !... Le Roi doit s'en dédire ;

115   C'est la chose impossible. Il peut, en moins de temps,

Lui rendre aux bords du Rhin cent mille combattants,

Vaincre une armée entière et soumettre des villes ;

Mais nous ne sommes pas si promptement habiles.

Il faut quelque relâche aux enfants d'Apollon.

THOMAS.

120   Despréaux même au Roi l'a dit.

MOLIÈRE.

  Il eut raison.

CORNEILLE.

Vous promettez Psyché depuis six mois, je pense,

Et c'est, pour un monarque, assez de patience.

MOLIÈRE.

Depuis six mois ?... D'accord. Que je suis malheureux,

Le Roi se fâchera.

CORNEILLE.

C'est qu'il a dit : « Je veux ! »

125   Mon ami, je vous plains.

MOLIÈRE, à Thomas.

  Ton frère me désole.

CORNEILLE, remettant à Molière le manuscrit de Psyché.

J'ai promis à Molière, et je lui tiens parole.

MOLIÈRE.

Que vois-je ? Il se pourrait !...

MADAME CORNEILLE, à son mari.

Ah ! Vous êtes railleur !...

Ce noble procédé vous fait bien de l'honneur.

MADEMOISELLE CORNEILLE, à sa mère.

J'aime à le voir content, ce bon monsieur Molière.

CORNEILLE, à Thomas.

130   Tu veux bien m'excuser, Thomas, de ce mystère ?

THOMAS.

Passe pour cette fois !... Ne sois plus si discret.

MOLIÈRE, qui n'a cessé de feuilleter le manuscrit.

À Corneille.

Vous êtes un ami... sublime. Un pareil trait !...

Ma Psyché !... C'est la vôtre, au moins. N'allez pas croire

Que je veuille un moment vous en ravir la gloire.

135   Vous m'avez obligé, le Prince le saura ;

D'ailleurs, en vous lisant il vous reconnaîtra ;

Et là, de son génie, en s'immolant aux Grâces,

Le grand Corneille encore aura laissé des traces.

CORNEILLE.

Le Roi Vous en dira son avis. Entre nous,

140   Si l'ouvrage le touche, il est digne de vous ;

Ne me nommez donc pas. S'il déplaît, au contraire,

J'en veux être l'auteur ; nommez-moi seul, Molière.

MOLIÈRE.

Quel homme !

CORNEILLE.

Ai-je assez fait pour la postérité ?

MOLIÈRE, souriant.

Je le crois.

CORNEILLE.

Voyez donc ma générosité !

145   Que me fera de plus ou de moins cet ouvrage ?

S'il tombe, on concevra cette chute, à mon âge ;

Au vôtre, quel malheur !... Psyché doit réussir,

De succès en succès Molière doit courir.

MOLIÈRE.

Mais encor...

CORNEILLE.

Parlez-nous de vos Femmes savantes.

150   De l'hôtel Rambouillet que disent les pédantes?

MOLIÈRE.

Vous l'ignorez ?... Bon Dieu ! Mais c'est une fureur !...

On dit que, du beau sexe alarmant la pudeur,

J'attaque ses vertus que j'érige en problème ;

Que je veux, sur la scène, établir pour système

155   Qu'il n'est de femme honnête, en tous temps et partout,

Que celle qui végète ignorante, sans goût,

Sans esprit !... En un mot, que la moindre culture

Dans un sexe adoré fait tort à la nature.

THOMAS.

Peut-être on a cru voir...

MOLIÈRE, avec feu.

Je ne dis pas cela.

À Madame et Mademoiselle Corneille.

160   Soyez juges ici,

Tirant un papier de sa poche.

  Mesdames. M'y voilà !

Il lit posément ces vers de la comédie des Femme savantes.

« Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,

Qu'une femme étudie et sache tant de choses :

Former aux bonnes moeurs l'esprit de ses enfans,

Faire aller son ménage, avoir l'oeil sur ses gens,

165   Et régler sa dépense avec économie,

Doit être son étude et sa philosophie. »

Acte II, scène VII.

CORNEILLE, à Thomas.

Bien raisonné !

MADAME CORNEILLE.

Très sage, et je ne conçois pas....

MADEMOISELLE CORNEILLE.

Que voudrions-nous plus ?...

MADAME CORNEILLE.

Briller ?... en pareil cas,

C'est un tort dangereux... et vous l'avez dù peindre.

MOLIÈRE.

170   Le ridicule est grand !... Je n'ai pu me contraindre.

De nos femmes-docteurs, affichant prose et vers,

J'ai dit la sotte emphase et les pédans travers.

Oh! j'anéantirai leur gloire illégitime!

D'un plaisir innocent je ne fais pas un crime,

175   Des grâces de l'esprit se pare la beauté ;

L'abus seul est au comble, et j'en suis révolté.

Mesdames, pardonnez! Je m'explique peut-être

Un peu trop vivement.

MADEMOISELLE CORNEILLE.

Non, vous faites paraître,

Monsieur, des sentiments qui doivent nous charmer ;

180   Nous guérir d'un travers, c'est beaucoup nous aimer.

MOLIÈRE, à Corneille.

Votre enfant, mon ami, n'est pas une savante,

Elle est mieux que cela : votre fille est charmante.

CORNEILLE.

Vous la faites rougir.

MOLIÈRE.

À mi-voix.

J'en suis fort aise. Un mot !

CORNEILLE, de même.

Qu'est-ce ?

MOLIÈRE.

Il s'en va midi, partirons-nous bientôt ?

CORNEILLE, haut.

185   Partirons-nous ! Qui, nous ?

MOLIÈRE.

  Nous deux, que vous en semble ?

Au grand lever du Roi nous paraîtrons ensemble.

THOMAS.

Qui ? Mon frère !

MOLIÈRE.

Sans doute, et ne l'ai-je pas dit ?

À Corneille.

Je dois vous amener, le Roi me l'a prescrit.

CORNEILLE.

Le Roi vous l'a prescrit ?... Vous plaisantez, Molière.

MOLIÈRE.

190   Quoi ! j'aurais oublié ?... La semaine dernière,

J'étais, pour mon service, à son appartement,

Sa Majesté me voit et m'arrête un moment.

Corneille, elle vous porte un intérêt bien tendre !

En me quittant , vous dis-je, elle me fit entendre

195   Qu'elle voulait nous voir, aujourd'hui, vous et moi.

THOMAS.

Mon frère, il faut partir.

CORNEILLE.

Me présenter au Roi

À quoi bon ? Qu'ai-je affaire à la cour à mon âge ?

Je jouerais là, Thomas, un triste personnage.

Je suis peu courtisan, tu le sais j au surplus,

200   La cour est uu pays que je ne connais plus :

M'y connaît-on moi-même ?

MOLIÈRE.

Oh ! vous êtes modeste.

THOMAS.

Beaucoup trop, dont j'enrage !

MOLIÈRE.

Eh bien ! Moi, je proteste.

Appréciez-vous donc ! Vous n'imaginez pas

Tout ce qu'a de plaisant votre noble embarras.

205   Pradon et Trissotin nous prônent mainte veille,

Lorsqu'à peine est connu de soi le grand Corneille !...

Le premier au Parnasse, un homme tel que vous,

De son rang assuré doit s'en montrer jaloux.

Tant d'éclat, dont il brille aux regards de la terre,

210   Attache à votre nom, qu'un monarque révère,

L'amour de tout un peuple et ce respect sacré,

Tel qu'il fut autrefois par Sophocle inspiré.

Ou soyez moins modeste, ou soyez moins timide;

Un roi parle, il suffit, que sa voix vous décide !

215   Ce roi, dont l'amitié vous réclame aujourd'hui,

Honore le mérite, en est le ferme appui.

N'hésitez plus !

CORNEILLE, avec un peu d'humeur.

Encor faut-il que je m'habille.

Il entre chez lui par la porte de droite.

SCÈNE IV.
Les Précédents, Hors Corneille Thomas, regardant sortir son frère.

THOMAS.

Il se décide, enfin !

MOLIÈRE.

Excellente famille,

Pour lui, pour vous, s'apprête un destin plus heureux.

220   « De l'auteur de Cinna je comblerai les voeux, »

M'a dit un roi puissant. Louis, j'ose le croire

De Corneille oublié chérit la vieille gloire

Et ne l'immole pas à son jeune rival.

Malgré Britannicus, Corneille est sans égal..

À Thomas.

225   Sollicité de toi, de mon coeur tout ensemble,

J'entends que l'amitié d'un saint noeud les rassemble.

Je te l'avais promis, j'ai revu Despréaux :

Lui, La Fontaine et moi rapprochons ces rivaux;

Enfin, Racine est prêt à venir, ce jour même,

230   Chez notre maître à tous.

THOMAS.

  Ma joie en est extrême.

MOLIÈRE.

Nous les rendrons amis pour ne rompre jamais.

MADEMOISELLE CORNEILLE.

Ce sera votre ouvrage.

Racine venait de faire représenter, avec un grand succès, cette tragédie admirable.

MADAME CORNEILLE.

On va signer la paix,

Mais qui donc a troublé leur bonne intelligence ?

MOLIÈRE.

Ils s'aiment, dans le fond, beaucoup plus qu'on ne pense.

235   Sans les propos confus de je ne sais quel tas

De brouillons affamés d'intrigues, de débats,

Sans les sottes clameurs de ceux dont le faux zèle

Mit leurs noms en balance et leur gloire en querelle ,

Le spectacle fâcheux de leur rivalité

240   N'eût pas charmé les yeux de la malignité.

Racine est jeune, est vif, il faut que je le dise ;

À Thomas.

Ton frère aura montré, vois-tu, trop de franchise...

C'est un malentendu que leur division ,

Et tout s'arrangera, je m'en fais caution.

Impatient de lire Psyché, il va s'asseoir au bureau de Corneille.

245   Vous permettez ?...

MADAME CORNEILLE.

Lisez !

THOMAS, entraînant Madame et Mademoiselle Corneille de l'autre côté du théâtre.

  Ma soeur, et toi, ma chère,

Silence, au moins, silence ! En ce jour, à mon frère

Gardons cette surprise ; il en sera flatté !...

Tantôt, à son retour, j'aurai tout apprêté.

MADAME CORNEILLE, à Thomas.

Vous m'apprenez bien tard cette heureuse nouvelle.

THOMAS.

250   Je n'osais y compter ! Mais j'attends Fontenelle,

Galère doit le suivre.

MADEMOISELLE CORNEILLE, saisie.

Ah !

MADAME CORNEILLE.

J'en puis convenir,

Ce jeune homme est bien né.

THOMAS.

Pourquoi n'en pas finir ?

Regardant sa nièce.

Il aime, il est aimé, la chose est éclaircie ;

Consentez-y, ma soeur, demain je les marie.

MADEMOISELLE CORNEILLE, de même.

255   Demain !

MADAME CORNEILLE.

Et votre frère ?

THOMAS.

  Il s'en rapporte à nous.

MADAME CORNEILLE.

Et moi, mon cher heau-frère, entièrement à vous.

THOMAS, à sa nièce.

Toi de même?... A nos voeux ce jour sera propice!

MOLIÈRE, au bureau de Corneille, s'interrompant dans sa lecture, à part.

L'habile invention ! L'agréable artifice !

L'amour même a dicté ces vers ingénieux,

260   Et Corneille à trente ans ne l'exprimait pas mieux.

THOMAS, à Madame et Mademoiselle Corneille.

Craignons de le troubler ! Psyché lui plaît, l'entraîne.

MOLIÈRE, de même.

Croira-t-on qu'à soixante il a fait cette scène ?

J'aurais échoué, moi !

THOMAS, à ces dames.

Mon neveu tarde bien !

Je crois l'entendre.

MADAME CORNEILLE, à sa fille.

Nous, pendant leur entretien,

265   Préparons mon époux à recevoir Valère.

Elles sortent du même côté que Corneille. Fontenelle et Valère entrent par la porte principale et les saluent de loin.

SCÈNE V.
Thomas, Fontenelle, Valère, Molière à l'écart.

THOMAS, allant au-devant de Fontenelle et de Valère.

Ah ! Vous voilà, Messieurs.

FONTENELLE.

Un peu tard !

Bas à Valère, désignant Madame Corneille.

C'est sa mère!

À Thomas.

Mon cher oncle, à l'instant nous sortons du palais.

Il plaide comme un ange, et si je vous disais....

THOMAS.

Quelque folie ?

FONTENELLE.

Oh ! Non, la cause est mémorable.

270   Il s'agit d'un mouton.... volé dans une étable.

Écoutez !

VALÈRE.

Non.

FONTENELLE.

Ingrat ! Je chante tes exploits.

VALÈRE, lui désignant Molière assis à l'écart.

Est-ce ton oncle Pierre ici que j'aperçois ?

FONTENELLE, avec une maligne intention.

Mon oncle !... Assurément.

THOMAS, à Fontenelle.

Il a fort bonne grâce ?

Ton ami.

FONTENELLE.

Je le crois, mais un rien l'embarrasse.

275   Il est timide.

Poussant rudement Valère.

Allons !

VALÈRE, à Thomas.

  Aurons-nous le bonheur

De voir Mademoiselle ?

THOMAS.

Elle viendra ; Monsieur.

Vous l'aimez ?

FONTENELLE, empêchant Valère de parler.

Ah ! S'il l'aime ?... Il meurt pour ma cousine.

C'est une passion... qu'il faut qu'elle devine ;

Il n'a pas dit encore un mot de son amour.

VALÈRE.

280   Mais....

FONTENELLE.

  J'ai parlé pour lui.

VALÈRE, vivement à Thomas.

  J'espère avoir mon tour.

Je brûle de la voir, je brûle de l'entendre,

Et, par le simple aveu de l'amour le plus tendre,

De lire dans ses yeux s'il m'est toujours permis

D'aspirer au bonheur que vous m'avez promis.

THOMAS.

285   Vous avez, mon ami, l'agrément de la mère;

Puis, à vous bien traiter j'ai disposé mon frère.

VALÈRE.

Que l'honneur qu'il me fait a droit de me flatter !

Plus il me parut grand, moins j'osais y compter.

Avec feu, se tournant du côté de Molière qu'il prend pour Corneille.

Je ne puis trop chérir son auguste alliance.

MOLIÈRE, toujours préoccupé de Psyché.

290   Partout le même esprit et la même élégance !

Ici Valère, tout entier à son erreur, exprime une profonde et vive admiration.

FONTENELLE, à Thomas qui a remarqué le mouvement de Valère.

Ne vous y trompez pas, enthousiaste ardent

D'un art qu'il cultivait fort jeune avec talent,

Il préféra longtemps, de la scène idolâtre,

Aux fleurons de Thémis les palmes du théâtre.  [ 1 Thémis : déesse grecque de la Justice.]

THOMAS.

295   Fontenelle, il eut tort ! Pour un qui réussit,

Mille se sont perdus.

FONTENELLE.

Mais il a de l'esprit,

Et je ne pense pas que son goût se réveille

Alors qu'il se verra le gendre de Corneille.

VALÈRE, à part.

Je voudrais l'aborder !... Jamais il ne m'a vu.

MOLIÈRE, se levant et frappant avec enthousiasme sur le manuscrit qu'il lisait.

300   Ici l'auteur du Cid doit être reconnu !

VALÈRE, s'inclinant, haut à Molière.

Oui, l'ouvrage échappé de sa fertile veine

À des signes certains se reconnaît sans peine ;

Où passe le génie, en son brillant essor

La trace de ses pas reste et le montre encor !

Thomas et Fontenelle se regardent avec étonnement.

MOLIÈRE, à Valère.

305   Vous êtes bien ému.

VALÈRE.

  Votre illustre présence,

L'éclat d'un nom fameux dont s'honore la France,

Commandent mon respect, mon admiration.

MOLIÈRE.

Et vous faites pour moi cette réflexion ?

VALÈRE.

Eh ! Qui ne l'a pas faite en lisant vos ouvrages !

310   Nos pleurs vous ont acquis d'infaillibles suffrages.

MOLIÈRE.

J'ai fait couler des pleurs ?

VALÈRE.

Les pleurs du sentiment.

MOLIÈRE.

Moi !

VALÈRE.

La pitié conduit à l'attendrissement

Lorsque de vos héros les disgrâces tragiques...

MOLIÈRE.

Mes héros, cher Monsieur, moins que vous sont comiques.

À Thomas et à Fontenelle.

315   Il se moque de moi.

THOMAS.

  Sans doute qu'il vous prend...

FONTENELLE, riant aux éclats.

Pour mon oncle l'aîné.

MOLIÈRE, avec modestie à Valère.

Diantre !... c'est différent.

FONTENELLE, à Valère stupéfait.

Tu vois Molière.

VALÈRE.

Ô ciel!

MOLIÈRE.

C'est ainsi qu'on me nomme.

VALÈRE.

Je m'abusais !... Mais non, c'est un autre grand homme.

SCÈNE VI.
Les Précédents, Corneille, en habit de cour, Madame et Mademoiselle Corneille.

FONTENELLE, à Valère.

Mon oncle Pierre !

CORNEILLE, à Fontenelle.

Ali ! Ah !

FONTENELLE.

Nous vous attendions tous.

Lui présentant Valère.

320   Vous voyez...

CORNEILLE, examinant tour-a-tour sa fille et Valère, qui se regardent à la dérobée.

À Valère.

  Je devine !.. Eh ! pas mal. C'est donc vous?

Excusez-moi, Monsieur, je sors avec Molière.

Restez !... nous causerons. Vous me plaisez, Valère.

MOLIÈRE, à Valère.

Vous lui voliez son nom pour m'en glorifier,

Monsieur; mais je n'ai pas de fille à marier.

À Corneille avec gaîté.

325   Je veux, chemin faisant, vous conter l'aventure.

Ils sortent par le fond, en se donnant le bras ; Thomas les suit.

MADAME CORNEILLE, bas à Fontenelle.

Vous restez ?

FONTENELLE.

Oui.

MADAME CORNEILLE, à sa fille qui la suivait.

Demeure !

Elle suit son beau-frère et son mari.

SCÈNE VII.
Madame Corneille, Fontenelle, Valère.

FONTENELLE, bas à Valère.

Entretiens ta future!

Il court s'asseoir au bureau de Corneille, y fait mine de lire, les contemple et les écoute malicieusement.

MADEMOISELLE CORNEILLE, à part.

Je suis toute tremblante.

VALÈRE, de même, s'enhardissant.

Il faudrait approcher.

MADEMOISELLE CORNEILLE.

Mon cousin qui nous laisse !

FONTENELLE, à part.

Ira-t-il la chercher ?

VALÈRE, allant à Mademoiselle Corneille.

Rassurez-vous, de grâce.

FONTENELLE, de même.

Enfin il est près d'elle !

MADEMOISELLE CORNEILLE, à part.

330   Comme il est agité !

VALÈRE, timidement.

  Pardon, Mademoiselle ;

Je n'osais... espérer... un si doux entretien.

FONTENELLE, qui n'a pu longtemps tenir en place, venant se placer au milieu d'eux.

Ne savoir exprimer ce que tu sens si bien;

Pauvre amoureux ! Cousine...

VALÈRE, repoussant Fontenelle.

Ah ! Laisse-moi lui dire...

FONTENELLE.

Que ton coeur nuit et jour, à tous moments soupire,

335   Que tu n'adores qu'elle !... Elle sait tout cela.

On te répond : Mon coeur vous estime déjà,

Il penche assez vers vous !... méritez de lui plaire,

Et mon aveu suivra les ordres de mon père.

MADEMOISELLE CORNEILLE, se trahissant.

Mon père ! Il consent donc ?...

VALÈRE, tombant aux genoux de Mademoiselle Corneille.

Vous consentez aussi.

FONTENELLE.

340   Ma foi, vive l'amour... l'amour en raccourci !

SCÈNE VIII.
LES PRÉCÉDENS, THOMAS.

THOMAS, surprenant Valère aux genoux de Mademoiselle Corneille.

Hé ! Mais, tu le disais timide, Fontenelle ?

Je ne vois pourtant pas...

FONTENELLE.

Oh ! c'est grâce à mon zèle.

THOMAS.

Ton zèle !... On est d'accord, à ce qu'il paraît ?

FONTENELLE.

Oui.

THOMAS.

À demain donc la noce!

FONTENELLE, sautant de joie comme un enfant.

Ah ! Je m'en réjouis.

THOMAS.

345   Rendez-vous chez ma soeur, et, quand viendra mon frère,

Trouvez vous en ces lieux pour lui parler, Valère.

FONTENELLE.

Bien dit.

Ils rentrent, à l'exception de Thomas.

SCÈNE IX.

THOMAS, seul.

Heureux enfants ! Tout s'arrange en ce jour,

L'amitié, ce doux charme, aussi bien que l'amour.

Despréaux, La Fontaine, et notre ami Molière,

350   M'auront bien secondé pour la fête de Pierre :

Quel bouquet! Sur leurs pas Racine arrivera,

Et Corneille avec lui se réconcilîra.

Paix aux fils d'Apollon! et que la sombre envie

Dans son bourbier natal replonge ensevelie!...

Pause.

355   Pierre ne revient pas !... Le Roi lui fait honneur :

S'il osait à profit mettre cette faveur, .,«

Paraissant à la cour, y demander justice?...

Non, je le vois timide, embarrassé, novice,

À ses discours à peine y faire soupçonner

360   Qu'il est le grand Corneille !... Il faut le deviner.

Je l'entends, il approche.

Il entre dans son cabinet.

SCÈNE X.
Corneille, Thomas, de temps à autre se montrant à la porte de son cabinet.

CORNEILLE, dans l'exaltation du poète.

Oh ! Trève de jactance,

La Cour vaut l'Hélicon. Quelle magnificence !

Ces lambris fastueux, tout palpitants d'un art

Qu'honorent les Poussin, les Lebrun, les Mignard ;

365   Ces murs empreints du siècle, archives de Bellone,

Là, ces guerriers, la force et la gloire du trône,

Ces mille ambassadeurs des rois et des Césars

Sur la splendeur des lis abaissant leurs regards,

Louis, du feu des siens, animant tant de belles:

370   Quel spectacle ! est-ce un dieu ? sont-ce bien des mortelles ?

Doctes illusions dont mon coeur est épris, ...

Cédez-le au vif éclat de l'immortel Louis !

Quand du haut de son trône il daigne me sourire,

Je crois voir Apollon, je ressaisis ma Ivre,

375   Mon génie éperdu se sent brûler au sien !...

Grand Roi, c'est que, poète et zélé citoyen,

J'honore en toi mon prince, ensemble, et ma patrie !

C'est à toi seul aussi que ma muse attendrie

Veut consacrer des vers dignes, si je m'en crois,

380   De l'adorable France et du meilleur des rois.

THOMAS.

De son enthousiasme il ne paraît plus maître,

Retirons-nous !... pourtant si je pouvais connaître....

CORNEILLE, écrivant à son bureau, en face du portrait de Louis XIV.

« Remerciement au Roi sur Cinna, Pompée, Horace, Polyeucte, Rodogune, dont il vient d'ordonner les représentations extraordinaires sur le grand théâtre de la cour, à Versailles. »

THOMAS.

Et c'est ainsi qu'un roi, sur le Pinde adoré,  [ 2 Pinde : chaîne de montagnes qui sépare la Thessalie de l'Epire. Elle est consacrée à Apollon et aux Muses.]

Des talents qu'il honore est lui-même honoré.

Il rentre dans son cabinet.

SCÈNE XI.
Corneille seul, puis Valère.

CORNEILLE.

385   Oui, ce jour est propice à ma reconnaissance;

Elle peut éclater sans faiblesse, et je pense

Que c'est peu de mes vers pour ce puissant bienfait.

Je me sens inspiré !

VALÈRE, arrivant par le fond du théâtre.

Je le vois en effet.

Entrons.

Saluant de loin Corneille qui ne le voit pas.

Monsieur....

CORNEILLE, écrivant.

Ce vers me paraît admirable.

VALÈRE, à part.

390   Il compose !

CORNEILLE.

  Lisons !... Ce vers est détestable.

Effaçons.

VALÈRE, à part.

Que dit-il ?

CORNEILLE, écrivant toujours.

Ce début est heureux,

Ces vers ont de l'éclat.

Pause.

Non, cela n'est pas mieux.

Recommençons encor !

VALÈRE, à part.

La leçon est utile.

Je connais maintenant que l'art est difficile.

CORNEILLE, apercevant Valère.

395   C'est vous, mon jeune ami ?

Distrait.

  La rime, je la tiens,

Mais le sens est obscur... tout cela ne vaut rien.

VALÈRE, à part.

Nous allons plus grand train, nous autres, ce me semble ;

Le sens est clair assez quand la rime s'assemble.

CORNEILLE, avec humeur, à Valère qu'il ne reconnaît plus.

Votre nom, quel est-il ? Que me demandez-vous ?

VALÈRE, à part.

400   J'ai bien choisi mon temps !

CORNEILLE, écrivant.

  « Roi, le plus grand de tous,

Reconnaissant Valère.

« Permettez... non, permets ! » C'est vous, monsieur Valère?

Approchez , approchez !... Ma fille a su vous plaire,

Surpris par une idée.

Vous l'aimez ?... Bon ! J'y suis ; le tour est cloquent****.

À Valère, qui s'est approché.

Je ne puis vous entendre : un travail important...

405   Voyez ma femme, allez! des choses du ménage

Je ne me mêle pas.

VALÈRE, à part.

Restons.

CORNEILLE, avec humeur.

Un mariage !

Composant avec feu.

« Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me flatter

Que tu prennes plaisir à me ressusciter ?

Qu'au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace,

410   Reviennent a la mode et retrouvent leur place ;

Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux

N'ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux ?

Ô Louis ! ô mon Roi ! de cet honneur insigne

Par de nouveaux succès je veux me rendre digne... »

Pause marquée.

415   « La fausse humilité ne met plus en crédit,

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit ;

Mes succès ne sont point achetés par l'intrigue,

Et les voix que j'obtiens, je les obtiens sans brigue.

Je satisfais ensemble et le peuple et les grands ;

420   Mes vers, lus en tous lieux, sont mes seuls partisans ;

Par leur seule beauté ma plume est estimée,

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée. »

CORNEILLE, Épitre au Roi, Excuse à Ariste.

VALÈRE, inscrivant ces vers sur des tablettes.

Conservons ces trésors ! Il le faut avouer,

C'est là savoir se peindre et non pas se louer.

425   Homme simple à-la-fois et poète sublime,

Admiré pour son art, pour son coeur on l'estime !

CORNEILLE.

Il se lève et prononce avec force, en se promenant sur le théâtre, ces vers qu'il compose devant l'image de Louis XIV.

« Ma muse peut encor s'élever jusqu'à toi :

Comme elle s'applaudit d'espérer en mon Roi !

Le plus pénible effort n'a rien qui la rebute;

430   Commande, elle entreprend ; ordonne, elle exécute! »

CORNEILLE, Épître au Roi.

Ici,dans sa marche, il heurte Valère qui n'a pu l'éviter.

Je vous croyais parti depuis longtemps ?

VALÈRE.

Monsieur,

Vous me voyez confus....

CORNEILLE, avec bonté.

Non, je n'ai plus d'humeur.

VALÈRE.

Je crains...

CORNEILLE.

Je n'écris plus. Parlons de votre père :

Vous recherchez ma fille, il le permet, Valère ?

VALÈRE, remettant à Corneille une lettre.

435   Veuillez lire...

CORNEILLE.

De lui ?

Ayant lu.

  Vous êtes avocat,

Mais dites-moi, Valère, aimez-vous votre état ?

VALÈRE.

Je l'aime d'autant plus que je le crois utile ;

Il est de l'opprimé l'inviolable asile.

CORNEILLE.

Voilà sentir l'honneur de votre auguste emploi I

440   Continuez, jeune homme, et surtout, croyez-moi,

Il n'est pour y marquer que la persévérance.

Moi qui vous parle ici, j'ai manqué de prudence :

Comme vous, autrefois je suivais le barreau,

Quand soudain, emporté vers un état nouveau>

445   Las, plutôt, d'ennuyer un traître d'auditoire,

Je courus sur le Pinde ennoblir ma mémoire.

J'ai réussi, je pense , et je puis convenir

Que rien du changement ne m'a fait repentir,

Mais aussi que serais-je, à quel honneur prétendre

450   Si je n'avais écrit que Mélite et Clitandre ?   [ 3 Premières pièces de l'extrême jeunesse de Corneille. [NdA]]

Si je n'avais enfin, par d'éclatants succès,

Du grand art de Sophocle enrichi les Français ?

Inutile à l'État, inutile à moi-même,

On me verrait, Valère, en ma douleur extrême ,

455   Regretter les douceurs de mon premier destin,

La France aurait de plus un méchant écrivain;

De mes travaux obscurs, flétris à leur naissance,

La faim et le mépris seraient la récompense!...

Vous ne me dites rien ?

VALÈRE.

Je ne m'en défends pas,

460   J'aspirai, jeune encore, à marcher sur vos pas,

J'avais ce fol orgueil, on a dû vous le dire ;

Mais plus on vous médite et moins on ose écrire.

CORNEILLE.

Vous me charmez, Valère, et ma fille est à vous.

SCÈNE XII.
Les Précédées, Thomas, sortant de son cabinet.

THOMAS, à part.

Nos amis vont venir !

À Valère.

Valère, laissez-nous.

CORNEILLE.

465   Mon gendre, embrassez-moi.

Il embrasse Valère.

VALÈRE, regardant dans la coulisse de droite.

  Je vois Mademoiselle,

Et je vais lui porter cette heureuse nouvelle. (Il sort.)

SCÈNE XIII.
Corneille, Thomas, d'abord seuls, puis Boileau et Racine, d'un côté ; Molière et La Fontaine de l'autre.

THOMAS.

Mon frère, je sais tout, et, de mon cabinet,

J'ai vu ta gratitude égaler le bienfait.

De ton Épître au Roi, va, je te félicite !

470   Mais quand Louis t'honore et rend à ton mérite

Aux yeux de ton rival un hommage éclatant,

Triomphe de toi-même en cet heureux instant,

Et de Britannicus proclamant la merveille,

Tends la main à Racine, et sois le grand Corneille.

CORNEILLE.

475   Moi, je ne le hais point ! Est-ce à toi de penser

Que par de vains discours j'ai voulu l'offenser ?

J'admire ses écrits, j'estime sa personne,

Mais je veux contre lui défendre ma couronne ;

Quarante ans de succès l'ont acquise à mon front !

THOMAS.

480   De Racine et de toi sais-tu ce qu'ils diront

Ceux qui, de l'art d'Eschyle éternisant la gloire,

Des travaux de tous deux garderont la mémoire ?

Du théâtre français l'un est le fondateur,

De l'art qu'il ressuscite il atteint la hauteur ***

485   Comme un aigle superbe, au séjour du tonnerre

Il plane, et ses accents, répétés sur la terre,

Empreints de majesté, de sublimes terreurs,

Subjuguent tour-à-tour, enflamment tous les coeurs !

Arrivé sur les pas du maître qui le guide,

490   L'autre, élancé plus tard, le suit d'un vol rapide,

Dont la grâce naïve a tempéré l'essor.

Moins varié, plus doux, moins fier, plus tendre encor,

L'art d'émouvoir les coeurs est son heureux génie.

De son vers épuré la constante harmonie

495   Soumet la vertu même au joug des passions,

Et donne de l'amour de brûlantes leçons.

Chez lui, de sa raison l'homme n'est plus le maître,.

Il le peint ce qu'il est, et toi ce qu'il doit être,

Dans sa faiblesse même admirable, ennobli ;

500   Lui, veut qu'il se déteste, et le montre avili.

Tu plais sans agréments, il plaît par sa parure ;

Chez lui c'est l'art qui brille, et chez toi la nature.

Au commencement de ce discours on a vu Boileau et Racine, Molière et La Fontaine s'approcher doucement des deux Corneille, et les écouter avec intérêt.

CORNEILLE.

Mon frère, brisons là ! rivaux de bonne foi,

Nous nous apprécions Monsieur Racine et moi.

505   Tout mon tort, le voici !.. La chose est singulière,

On le brouilla de même avec ce bon Molière.

Ici Racine et Molière se donnent la main en signe d'amitié.

On prétend que, jaloux de ses premiers succès,

J'ai voulu l'écarter du Théâtre-Français....

La pensée est affreuse, elle est bien ridicule ;

510   Et Racine à ce point aurait été crédule !

MOLIÈRE, bas à Racine.

En effet.

CORNEILLE, à Thomas.

Quels propos l'ingrat m'ose imputer !

Je rougirais de honte à te les raconter.

BOILEAU, bas à Racine.

Vous l'entendez, Racine. En croirez-vous encore

Un bruit ?...

RACINE.

On m'abusait.

CORNEILLE, prenant sur son bureau une pièce de théâtre et la présentant à Thomas.

Tiens ! Vois si je l'honore.

515   Lis !

THOMAS, à part.

  S'il nous écoutait ! Eh ! mais : « Britannicus ! »

À Corneille.

Ces notes de ta main ?....

Lisant.

« Il plaît de plus en plus. »

CORNEILLE, lui désignant une autre note.

Ici !

THOMAS, lisant encore.

« Beau, pathétique, harmonieux, sublime. »

RACINE, s'inclinant devant Corneille.

Grand maître ! Oubliez tout, resserrons notre estime.

CORNEILLE, ému, l'embrassant.

Vous aviez ma tendresse, et vous l'aurez toujours.

Apercevant Boileau, Molière et La Fontaine.

520   Quoi ! Mes meilleurs amis....

MOLIÈRE.

  Entendaient vos discours.

Nous avions, tous ensemble, arrangé cette affaire.

BOILEAU.

C'est le bouquet de la Saint-Pierre !

Nous ne pouvions mieux la fêter.

MOLIÈRE, désignant Thomas.

Il s'en est acquitté de la bonne manière.

BOILEAU, à Corneille.

525   Il était du complot.

CORNEILLE, tendant sa main a Thomas, qui la baise avec transport.

  Je devais m'en douter.

THOMAS.

À vous asseoir, Messieurs, faut-il vous inviter ?

LA FONTAINE, s'asseyant le premier.

Le compère a raison. Point de cérémonie

Entre poètes, n'est-ce pas ?

Ailleurs les petits soins, la gêne, l'embarras,

530   Observés chez les grands... l'étiquette m'ennuie ;

Et, si j'ose parodier

Désignant Corneille.

Un vers qu'il ne peut renier :

* Le crime rend égaux tous ceux qu'il associe. La Mort de Pompée.

« Apollon rend égaux tous ceux qu'il associe! » ***

CORNEILLE.

Bon La Fontaine !

RACINE.

Disons mieux,

535   Des enfants ne se gênent guère,

Et peuvent se croire chez eux

Lorsqu'ils sont, comme nous, sous les yeux de leur père.

BOILEAU.

Oui, très bien, notre père à tous.

CORNEILLE.

Tout le monde s'est assis.

Ce titre m'honore, il m'est doux :

540   À voir l'éclat dont elle brille,

Je dois être content, Messieurs, de ma famille,

Et j' ai là d'illustres enfants.

LA FONTAINE.

Chacun d'eux a ses penchants,

Son lot de gloire en partage,

545   Qu'il en fasse un digne usage,

Comme vous, aussi longtemps.

BOILEAU.

Disciples d'un dieu qui se pique

De bafouer discords, politique, procès,

Vivons amis, vivons en paix ;

550   Gardons contre les sots l'arme de la critique,

Et faisons fleurir à jamais

Les lois de notre République.

CORNEILLE, à Boileau.

Votre immortelle poétique

A fixé ces lois sans retour.

RACINE.

555   Boileau, s'il arrivait un jour

Que le Français volage oubliât ses modèles

Et se perdît, loin d'eux, en des routes nouvelles,

L'art qu'il eût négligé, l'art qu'il eût désappris,

Il le retrouverait entier dans vos écrits.

BOILEAU.

560   J'en ai tracé la théorie,

Mais vous le pratiquez, et cela vaut bien mieux;

L'exemple est ce qui touche, et nos derniers neveux

Montrant Corneille et ses amis.

Prendront de vous encor des leçons de génie.

LA FONTAINE, rêveur.

J'ai lu dans un auteur savant,

565   Mais très savant, bien qu'on en glose,

Qu'un peuple croit toujours à la métempsycose:

Messieurs , qu'en pensez-vous ?

BOILEAU, à Racine.

Le bonhomme est plaisant.

RACINE.

Dans quelqu'autre fable encore

Il va placer Pythagore !

LA FONTAINE, de même.

570   Le système est divertissant.

« Or, ce peuple a dans la tête

Que notre âme, en nous quittant ,

Entre dans un ciron ou dans telle autre bête.

* La Souris métamorphosée en fille. Livre IX, fable 7.

Qu'il plaît au sort ! * »

BOILEAU, à La Fontaine.

Sais-tu bien positivement

575   Où va l'âme d'un poète ?

RACINE, à Boileau.

Pour la sienne, elle passera

Dans maint oiseau rêveur qu'un jour il chantera.

MOLIÈRE, à Racine et Boileau.

Oh ! Moquez-vous, courage ! en somme,

Dans ce moment il songe et n'a réplique à rien.

580   Parti des bords du Gange, il est peut-être à Rome,

Méditant une fable, un sublime entretien !...

Bas aux deux Corneille.

Nos beaux esprits, je vous le promets bien,

Tout en se trémoussant, si fort qu'on les renomme,

N'effaceront pas le bonhomme.

BOILEAU.

585   Si, pour amuser nos loisirs,

Quelqu'un de vous, Messieurs, nous lisait quelque chose ?

CORNEILLE, à Racine.

Vous !

RACINE, à Corneille.

Vous !

MOLIÈRE.

Moi !... j'ai de quoi contenter vos désirs.

BOILEAU.

Du rire Molière dispose.

MOLIÈRE.

On ne rit pas toujours !... Précisément j'ai là

590   Un ballet-tragédie ou plutôt opéra.

Il tire de sa poche le manuscrit de Psyché.

BOILEAU, d'un ton chagrin.

Un opéra !

CORNEILLE, bas à Molière.

Psyché !... Vous moquez-vous, Molière ?

MOLIÈRE, de même à Corneille.

Eh ! mon ami, laissez-moi faire.

Haut.

Je n'en suis pas l'auteur.

BOILEAU.

Tant mieux.

RACINE, bas à Boileau.

Quelque fatras bien ennuyeux !

BOILEAU.

595   Du Quinault, c'est tout dire.

MOLIÈRE.

Aux deux Corneille.

Je les veux intriguer.

Haut.

Boileau, point de satire.

LA FONTAINE, à Boileau et Racine.

Messieurs les médisants,

De peur de vous méprendre,

Ne jugez pas les gens

600   Sans les entendre.

À Molière.

Le titre en est ?

MOLIÈRE.

Psyché ! Vous allez me comprendre.

L'oracle a prononcé l'arrêt de son trépas ,

Dans le palais du monstre on a conduit ses pas :

Ce monstre, vous savez, n'est pas bien redoutable,

605   Et, comme dit la fable,

Ce monstre, c'est l'Amour !... Il adore Psyché ;

Psyché le voit, l'entend, et son coeur est touché.

Il lit.

« Quoi ! vous seriez ce monstre dont l'oracle

A menacé mes tristes jours,

610   Vous qui semblez plutôt un dieu qui par miracle

Daigne venir lui-même à mon secours !

À peine je vous vois, que mes frayeurs cessées

Laissent évanouir l'image du trépas,

Et que je sens couler dans mes veines glacées

615   Un je ne sais quel feu que je ne connais pas.

J'ai senti de l'estime et de la complaisance,

De l'amitié, de la reconnaissance ;

De la compassion les chagrins innocents

M'en ont fait sentir la puissance;

620   Mais je n'ai point encor senti ce que je sens.

Je ne sais ce que c'est, mais je sais qu'il me charme,

Que je n'en conçois point d'alarme.

Plus j'ai les yeux sur vous., plus je m'en sens charmer.

Tout ce que j'ai senti n'agissait point de même;

625   Et je dirais que je vous aime,

Seigneur, si je savais ce que c'est que d'aimer ! »

Psyché, acte III, scène III.

LA FONTAINE.

Ces vers partent du coeur !

RACINE.

Quelle aimable innocence !

C'est joindre au sentiment une rare élégance.

BOILEAU, à Molière.

Vous ne nous disiez pas cela !...

630   Continuez Votre opéra.

MOLIÈRE.

Elle aime, elle est aimée, et devrait être heureuse...

Mais, hélas ! Elle est femme, amante et curieuse!

Des noeuds si chers, des noeuds si doux

Si l'Amour parle, sont dissous ;

635   Il faut que de son nom le dieu fasse mystère.

Psyché le veut savoir, pleure, se désespère...

Il est cruel aussi, vraiment,

De ne connaître pas le nom de son amant!

A regret forcé de lui plaire,

640   Voici comme l'Amour répond à sa prière.

Il lit de nouveau.

« Hé bien !... je suis le dieu, le plus puissant des dieux,

Absolu sur la terre, absolu dans les deux;

Dans les eaux, dans les airs, mon pouvoir est suprême :

En un mot, je suis l'Amour même

645   Qui de mes propres traits m'étais blessé pour vous j

Et sans la violence, hélas ! que vous me faites

Et qui vient de changer mon amour en courroux ,

Vous m'alliez avoir pour époux.

Vos volontés sont satisfaites,

650   Vous avez su qui vous aimiez,

Vous connaissez l'amant que vous charmiez,

Psyché, voyez où vous en êtes !

Vous me forcez vous-même à vous quitter,

Vous me forcez moi-même à vous ôter

655   Tout l'effet de votre victoire.

Peut-être vos beaux yeux ne me reverront plus ;

Ce palais, ces jardins, avec moi disparus,

Vont faire évanouir votre naissante gloire.

Vous n'avez pas voulu m'en croire;

660   Et pour tout fruit de ce doute éclairci,

Le Destin, sous qui le ciel tremble,

Plus fort que mon amour, que tous les dieux ensemble,

Vous va montrer sa haine et me chasse d'ici! »

Psyché, acte IV, scène III.

BOILEAU.

Voilà du style, Dieu merci !

RACINE.

665   Celui des passions !

BOILEAU.

  De l'intérêt aussi !

LA FONTAINE.

Triste effet d'une étourderie !

Ô curiosité !... j'en ai l'âme saisie.

Psyché, que je la plains ! quel sera son tourment !

Voilà les femmes, cependant.

BOILEAU, à Molière.

670   Poquelin, sans plus de mystère,

Quel est ?...

RACINE.

Quel est le nom, Molière,

De cet auteur charmant, gracieux, ingénu ?...

BOILEAU.

bas à Racine.

Vous n'écrivez pas mieux.

RACINE.

Je reste confondu.

BOILEAU, à Molière.

Nommez donc cet auteur.

RACINE, de même.

Oui.

LA FONTAINE, à part, surprenant un geste d'intelligence entre Molière et Corneille.

Serait-ce ?... peut-être.

MOLIÈRE, regardant Corneille.

675   Il est facile à reconnaître.

CORNEILLE, bas à Molière.

Comme il est convenu, nommez-vous seul.

MOLIÈRE, bas à Thomas.

Non pas !

Aux deux frères.

Jouissons de leur embarras.

RACINE, cherchant.

Facile ?

BOILEAU, de même.

Je m'y perds.

LA FONTAINE, à Corneille.

Mais c'est à s'y méprendre,

Votre style ou le mien !

On rit.

BOILEAU.

Cher Molière. allons donc !

680   Êtes-vous cet auteur ?

RACINE.

  C'est trop nous faire attendre.

MOLIÈRE.

Psyché devant le Roi paraîtra sous mon nom,

Mais je ne l'ai pas faite.

BOILEAU.

Expliquez-vous ?

CORNEILLE.

Eh ! non,

Messieurs, c'est assez vous en dire ;

Molière a voulu rire,

685   Cet ouvrage est le sien.

MOLIÈRE, désignant Corneille.

  Vous en voyez l'auteur !

Comment le méconnaître à tant de modestie ?

Je restitue à son brillant génie

Psyché, dont vainement il veut me faire honneur.

LA FONTAINE.

Ne l'avais-je pas dit !

BOILEAU, à Corneille.

Boileau vous félicite.

RACINE, au même.

690   Nous irons voir Psyché.

LA FONTAINE.

  J'en prédis le succès.

RACINE.

Rendez-vous aux désirs du Théâtre-Français,

Monsieur; envers la gloire il ne vous tient pas quitte.

CORNEILLE.

Moi !... ma dette est payée, et c'est vous, aujourd'hui,

Qu 'au déclin de Corneille il aura pour appui.

695   De mon sceptre en vos mains je remets l'espérance,

Mon règne va finir, et le vôtre commence.

SCÈNE XIV ET DERNIÈRE.
Les Précédents, Un Page, puis Madame et Madamoiselle Corneille, Fontenelle, Valère.

LE PAGE.

Mille pardons, Messieurs, d'arriver jusqu'ici.

Monsieur Corneille est-il ?...

Tout le monde s'est levé, à l'exception de La Fontaine.

THOMAS.

Nous voilà.

CORNEILLE.

Me voici !

LE PAGE.

Accordez-vous, Messieurs, car je n'ai qu'une lettre.

THOMAS.

700   A qui vous a-t-on dit, mon cher, de la remettre ?

LE PAGE.

Mais.... à Monsieur Corneille.

RACINE, à Boileau.

Un page de Colbert !

THOMAS.

Est-ce à mon frère, à moi ?...

BOILEAU, à part.

Vais-je être découvert ?

LE PAGE, à Thomas.

Attendez... on m'a dit au grand Corneille !

Thomas prend la lettre, la donne à son frère ; le page sort.

BOILEAU, remarquant l'action de Thomas.

Eh ! vite !...

Il sait que la coutume à son aîné profite,

705   Qu'il n'est, lui, qu'un cadet de Normandie.

LA FONTAINE, se levant avec vivacité.

  Holà!

Thomas est notre ami.

BOILEAU, serrant la main à Thomas.

Point de doute à cela.

CORNEILLE, remettant à Thomas la lettre, après l'avoir lue.

Tiens, lis à ces Messieurs; ils voudront bien apprendre

Ce qu'a produit pour moi le zèle-le plus tendre.

Ici la famille de Corneille, qui était restée dans le fond du théâtre, s'approche pour entendre la lecture de cette lettre. Chacun prête l'oreille avec intérêt, hors Boileau, dont la contenance décèle un secret embarras.

THOMAS, lisant.

« Cabinet du Ministre.

À MONSIEUR CORNEILLE L'AÎNÉ.

Je m'empresse de vous informer, Monsieur, que le Roi vient de me donner l'ordre de rétablir sur les feuilles du trésor votre pension, et de la porter à deux mille écus. Cette prompte justice du souverain, vous la devez, sans y contredit, à son intérêt particulier, et aussi aux vives instances de l'un de vos meilleurs amis auprès du Roi.

Sire, a-t-il dit librement à Sa Majesté, oufaites restituer au grand Corneille la pension dont par erreur, sans doute, on l'a privé, ou souffrez que je fasse en vos mains le sacrifice de la mienne. Cet ami m'a fort recommandé de vous taire son nom, mais ses défenses me prescrivent un devoir contraire. Je vous le signale, je vous le dénonce impitoyablement : c'est notre satirique, c'est Monsieur Despréaux !

Votre affectionné,

Signé COLBERT. »

CORNEILLE, à Boileau.

Noble ami !

RACINE, au même.

Voilà bien le plus sublime trait !...

BOILEAU, brusquement.

710   Trêve de compliments : ne l'eussiez-vous pas fait ?

THOMAS.

L'excellent homme au moins que ce fier satirique !

LA FONTAINE.

Vers de Boileau [NdA]

« On ne sait bien souvent quelle mouche le pique ! » ***

Mais le fiel de sa plume a respecté son coeur.

CORNEILLE, à ses amis, montrant sa famille.

De dîner avec nous faites-moi tous l'honneur.

715   Femme, entends-tu ?

MADAME CORNEILLE.

  Messieurs, en amis, en famille.

MOLIÈRE, prenant par la main Mademoiselle Corneille et la présentant à la compagnie.

Oui, Pierre nous invite aux noces de sa fille.

Le jour est bien choisi ! Qu'il soit tout employé

À fêter les amours la gloire et l'amitié.

La toile tombe.

 


IMPRIMERIE ANTH[OIN]E BOUCHER, RUE DES BONS ENFANTS, n°34.


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Notes

[1] Thémis : déesse grecque de la Justice.

[2] Pinde : chaîne de montagnes qui sépare la Thessalie de l'Epire. Elle est consacrée à Apollon et aux Muses.

[3] Premières pièces de l'extrême jeunesse de Corneille. [NdA]

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