TRAGÉDIE.
M. DC. XXXVI.
AVEC PRIVILÈGE DU ROI.
Par le Sr. DALIBRAY.
À PARIS, De l'Imprimerie DENYS HOUSSAYE.
Édition critique établie par Sonia Naudin dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2003-2004)
publié par Paul FIEVRE, décembre 2023
© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:12.
[AU LECTEUR]
C'est à toi seul, LECTEUR, que je dédie cet ouvrage, afin de t'obliger, qui que tu sois, à défendre ce que je te donne : pour te rendre curieux de le voir, il suffit de dire qu'il est tiré du Tasse, poète si excellent que même un des plus grands hommes de son pays a montré l'avantage que sa Jérusalem avait sur l'Éneide, et qu'un des nôtres a chanté de lui qu'il était
Le premier en honneur, et le dernier en âge.
Néanmoins pour déférer à l'Antiquité le respect qui lui est dû, nous le louerons encore assez ce me semble, si nous disons avec un grand esprit de ce temps, que Virgile est cause que le Tasse n'est pas le premier, et le Tasse, que Virgile n'est pas le seul. Du moins on ne saurait nier qu'il n'ait ceci par dessus l'autre, que c'est un auteur universel, et qui sans parler de tant de discours et de dialogues qu'il nous a laissez en prose, a travaillé et réussi parfaitement en toutes sortes de poésie, mais particulièrement en la Dramatique et aux pièces de théâtre. De cela font foi l'Aminte et le Torrismon : l'un, Pastorale ; et l'autre, Tragédie : mais tous deux dans un style sérieux. Car pour les Comédies, il les avait en aversion comme étant contraires à la gravité de ses moeurs et de sa modestie, et même il était marri qu'Aristote eut enseigné qu'on y devait tirer matière de risée des choses qui choquaient l'honnêteté et la bienséance : Aussi l'Intrigue d'amour qui passe sous son nom n'est pas un effet de lui, et quoi que la différence du style nous le montre assez, son propre témoignage le confirme encore, d'autant qu'il se fâcha plus qu'on la lui donnât, que d'aucun larcin qui lui fut jamais fait de ses ouvrages.
L'Aminte donc, et le Torrismon sont les seules pièces de théâtre qu'il nous a données, chacune très accomplie en son espèce. L'une fut le coup d'essai et le chef-d'oeuvre tout ensemble des Pastorales : et l'autre est encore aujourd'hui estimée la merveille des tragédies italiennes. Et qu'on ne s'arrête pas à ce que notre auteur en écrit dans une de ses lettres, car ou il en parle plutôt par humilité que par jugement, ou au pis aller ce qu'il en dit n'est qu'un effet de cette mélancolie si naturelle aux grands hommes, et qui leur donne des dégoûts de leurs plus beaux ouvrages. C'est ainsi que l'un condamne en mourant son Éneide, et l'autre sa Jérusalem : de sorte qu'il ne faut pas s'étonner si par la même raison cette admirable Tragédie à peu déplaire aussi au Tasse. Il est certain que les esprits sublimes ont des pensées qui vont bien plus loin que les paroles, et qu'ils n'expriment jamais si bien leurs idées, qu'ils ne voient toujours quelque degré de perfection au delà : mais ce n'est pas à dire qu'ils aient juste sujet, ni nous après eux, de mépriser d'excellentes copies, à cause qu'elles ont été tirées sur de plus excellents originaux. En effet le Torrismon n'est pas une pièce qui ait été composée à l'aventure, ses vers nous l'enseignent assez, ni le dessein n'en a pas été pris à la hâte, mais fut un dessein prémédité. Le Tasse demeura longtemps sans achever cette Tragédie, et la raison qu'il en rapporte quelque part, c'est que se sentant déjà fort triste par nature et par accident, il craignait de travailler sur une matière qui ne pouvait qu'entretenir sa mélancolie : néanmoins à la sollicitation de ses amis il la mit enfin en l'état où nous la voyons maintenant, sans s'arrêter beaucoup toutefois à ce qu'il en avait déjà tracé. Il changea de nom à son principal personnage, lui donnant celui qui sert de titre au livre, et fit même que le Roi des Goths qui dans son premier dessein était l'ami trahi, est ici celui qui trahit : ce qui montre bien que son sujet est entièrement fabuleux, quoi qu'on le reconnaisse assez en considérant comme il est dans une intrigue de roman, et dans cet ordre que Castelvetre appelle renversé, si bien que pour le développer et lui donner une suite naturelle, il faut commencer par la fin du quatrième acte.
Il semblerait pourtant que le poète héroïque cherchant d'être cru, et devant tromper par la vraisemblance, et non seulement persuader que les choses qu'il traite sont véritables, mais les supposer si bien aux sens, qu'on pense être présent, les voir, et les ouïr : il semblerait, dis-je, qu'étant obligé de gagner dans nos esprits cette opinion de vérité, il viendrait bien mieux à bout de son intention s'il empruntait son sujet de l'Histoire : La raison en est que les grandes actions qui se sont passées jusques à notre temps, comme sont celles que se propose la tragédie, étant toutes écrites, celles qui ne le sont pas nous paraissent aussitôt controuvées, et par conséquent indignes de mémoire ; les poètes sont imitateurs, il faut donc que ce soit du vrai, parce que la fausseté n'est rien, et ce qui n'est rien ne saurait être imité. Le but d'un poète héroïque, comme j'ai dit, c'est la vraisemblance, mais celui qui prend un sujet fabuleux la quitte d'abord, puisqu'il n'est pas croyable qu'une action illustre comme celle qu'il décrit, n'ait pas été donnée en garde à la postérité par la plume de quelque fameux historien. Les événements extraordinaires ne peuvent demeurer inconnus, et quand on n'en a point ouï parler, de cela seul on tire une preuve de leur fausseté, et lors on leur refuse son consentement ; enfin on attend point l'issue des choses comme on serait, si on les estimait tout a fait ou en partie véritables ; la foi manquant, le désir, la pitié, la crainte, la tristesse, la joie, et toute sorte de plaisirs et de passions cessent. Voilà à peu près ce que j'ai recueilli d'un côté et d'autre dans le Tasse, pour prouver qu'il faut que le sujet de la tragédie soit véritable et connu ; et quoi qu'il me suffit de dire que notre auteur n'ayant pas ignoré ces raisons puisqu'elles viennent de lui, il en a sans doute eu de plus fortes pour ne les pas suivre : je répondrai néanmoins que le poète n'est point obligé de chercher nécessairement la vraisemblance de ce qui a été, mais seulement de ce qui a pu être. Que la tragédie n'étant qu'une tromperie selon l'avis de Gorgias, où celui qui abuse le mieux est estimé le plus juste, il est certain que cela se fait plus aisément avec les couleurs et les artifices du mensonge : que les fables sont bien souvent plus belles que la vérité même, au moins qu'elles sont d'ordinaire plus diversifiées, et par conséquent plus agréables : que dans les sujets feints on peut faire tomber tous les incidents imaginables, et par là remplir l'esprit d'admiration et de merveille ; qu'il vaut encore mieux composer une pièce qui soit toute d'invention, que pour plaire davantage, déguiser et altérer l'histoire de telle sorte qu'elle en soit méconnaissable, et sur un petit fondement de vérité, élever mille mensonges, qui s'ils ont de soi quelque laideur, doivent être horribles, mêlés avec leurs contraires. Enfin que si les maîtres de l'art ne défendent pas d'inventer les sujets de Comédies, parce qu'on n'y introduit que des personnes de médiocre condition, dont il n'importe pas que les aventures soient véritables, puisqu'aussi bien elles demeurent la plupart du temps inconnues : par la même raison il sera permis au poète héroïque de feindre, pourvu que ce soit des actions arrivées depuis longtemps en un pays éloigné, et dont nous ne puissions pas avoir une science si certaine.
C'est ce qu'a fait très judicieusement le Tasse, qui nous donnant une tragédie fabuleuse, nous persuade que le Royaume des Goths, la Norvège et la Suède en ont autrefois été le théâtre. De moi si j'avais à trouver quelque chose à redire en cette sorte de tragédies, ce ne serait pas précisément de ce qu'elles sont d'invention, mais de ce que leur sujet étant tout nouveau, et outre cela plus ingénieux et plus embarrassé que les autres, il peut arriver qu'elles travaillent davantage notre esprit pour les comprendre, que nous ne sommes émus à compassion par les accidents qu'elles représentent. Le remède à cela c'est de les voir, ou de les lire plus d'une fois, car de cette sorte le sujet nous devient toujours plus familier, et s'établit si bien dans notre créance, que nous prenons plaisir après à nous y laisser toucher : et puis comme il est malaisé de découvrir d'abord toute la disposition et toutes les beautés d'une pièce inventée selon les règles, si nous y faisons une revue, nous venons à y remarquer mille nouvelles grâces, et confessons que ce qui nous paraissait au commencement obscur et confus, était seulement caché et brouillé d'artifice. Il m'en est ainsi arrivé en la lecture du Torrismon que je n'ai point bien compris ni admiré qu'après l'avoir regoûté et repassé plus d'une fois. De quoi ne s'étonneront pas ceux qui l'auront vu en sa langue, sachant qu'il n'est guère moins difficile que beau.
Cependant je te promets de t'en faire entendre parfaitement dans ma Version et toute la finesse et toute la suite des la première lecture. À quoi serviront de beaucoup l'argument que je t'en donne, et les additions que j'ai fait mettre à la marge, qui suppléent aucunement ce qui devait être plus éclairci : Ce qui est un avantage que sa représentation ne pouvait pas avoir : Outre que la parole vole trop vite pour laisser dans l'esprit de l'Auditeur une impression assez forte des moindres choses qu'il est besoin de remarquer pour une entière intelligence, et qu'en un sujet plein comme celui-ci, une seule faute de mémoire de l'acteur, ou quelque changement dans le vers, sont bien souvent capables de causer de la confusion à tout le reste. Ajoutez à cela que chacun n'aime pas ces longs récits, dont l'usage est pourtant si nécessaire dans une pièce composée dans les règles, et dont celle-ci est toute remplie ; Et néanmoins c'est une chose assurée que si durant quelque narration l'esprit s'échappe et se détourne ailleurs tant soit peu, il perd incontinent le fil ou de l'histoire, ou de la fable. Aussi pour en parler franchement, je ne crois pas que ce fut l'intention du Tasse de faire une tragédie pour le théâtre, mais seulement de feindre un sujet agréable à lire, et de travailler plutôt à de belles peintures qu'à des scènes commodes et plaisantes à la vue. On le peut reconnaître par ce long discours de Torrismon avecque le Conseiller, et particulièrement par cette ample description de la tempête, en une occasion où il semble que le remords du crime qu'il était pressé de déclarer, ne devait pas tant lui permettre de s'y étendre ; On le voit aussi dans ce récit exact de l'appareil des jeux et des magnificences qu'il commande qu'on fasse pour la réception de Germon, lors que l'arrivée prochaine de cet ami trahi lui jetait bien d'autres soucis dedans l'âme : Tant il est vrai que ce grand génie était comme un torrent qui ne pouvait s'arrêter ni souffrir de digue ou de rivage : là où les fontaines et les étangs, c'est à dire ceux qui n'ont qu'une veine médiocre, demeurent paisibles et jamais ne se débordent. Mais comme les pauvres qui manquent des choses nécessaires à la vie, médisent d'ordinaire de ceux qui sont dans l'opulence jusques au luxe : de même il ne faut pas s'étonner que des esprits secs et stériles ne veuillent point excuser en notre Auteur un semblable vice qui vaut pourtant beaucoup mieux que leur vertu. Et quoi que dans ma Version j'ai abrégé les endroits dont je parle ; et d'autres que je passe sous silence, pour n'être pas ennuyeux, néanmoins comme en une si vaste tragédie il était bien difficile de rencontrer justement ce qui était de plus nécessaire : dans la seconde représentation, je retranchai encore beaucoup de choses qui semblaient un peu languissantes : Nonobstant ceci je t'assure que pour les raisons que je t'en ai dites, cette Tragédie sera toujours plus agréable à lire qu'à ouïr réciter, ou si elle satisfait étant récitée, ce sera quand on l'aura lue, ou qu'on l'aura déjà vu représenter. Ce que tu ne dois pas trouver étrange, car si quelques pièces réussissent d'abord dans l'action et sur le théâtre, qui sont froides après, et principalement quand on les voit sur le papier et dans le cabinet, qu'est-ce qui empêche qu'il y en ait aussi, dont la première représentation ne ravisse pas tant, et qui d'ailleurs sont miraculeuses à les lire ? Ces vers entrecoupez par plusieurs entreparleurs, qui ont de la grâce dans la bouche des acteurs, ne font qu'embrouiller l'esprit quand ils sont imprimez, comme ces récits longs et historiques historiques qui viennent à bout de la patience de quelques auditeurs, sont trouvez admirables alors qu'on les considère et qu'on les lit attentivement. Ce n'est donc pas l'oreille qu'il faut prendre pour souverain Juge en ces occasions, mais seulement la vue, c'est à dire la lecture : et c'est ici, comme par tout ailleurs, qu'un témoin oculaire vaut plus que dix qui n'ont qu'ouï : Aussi Thales interrogé de combien l'imposture était éloignée de la vérité, répondit si sagement, d'autant que les yeux le sont des oreilles ; Et à ce propos tu me permettras de rapporter en passant ce qu'on attribue au Tasse, quoi que je l'aie leu autre part, mais je suis bien aise parlant de lui de parler avec lui. Comme on lui demandait pourquoi Homère avait feint que les songes vrais venaient à nous par la porte de la Corne, et ceux qui étaient faux pas la porte d'Yvoire, il dit que par la corne il fallait entendre l'oeil, à cause de leur ressemblance en couleur (j'ajouterai que même une de ses tuniques s'appelle cornée) et que par l'ivoire, les dents nous étaient signifiées à cause de leur blancheur et de leur matière pareille à l'ivoire ; Enfin qu'Homere nous enseignait par là qu'on pouvait seulement juger avec certitude de ce que nous voyions nous-mêmes, et non pas toujours de ce que nous entendions de la bouche d'autrui. Que si cela doit avoir lieu quelque part, c'est particulièrement dans la poésie, témoin celui qui allant réciter d'un mauvais ton des vers de Malherbe, disait, écoutez les plus méchants vers du monde, et les allant bien réciter, écoutez les plus excellents qui furent jamais. Et affin qu'on ne se moque pas de moi, si dans cette application je compare la poésie aux songes, qu'est elle après tout que la rêverie d'un esprit tranquille, une chose douce, vaine, diverse et chimérique, comme la plupart des songes, et qui s'attribue je ne sais quoi de divin aussi bien qu'eux ? Mais laissant ces menues recherches à part, je reviens, et dis qu'assurément tu vas trouver cette tragédie incomparable, tant pour l'invention dont tu découvriras qu'elle est toute remplie, et qui pour peu qu'on la voulut étendre fournirait un juste Roman, qu'à cause de la beauté et de la variété des passions qui y sont si naïvement représentées. D'un côté tu verras Alvide agitée de deux mouvements bien contraires, d'amour, et d'inimitié, d'amour pour son cher Torrismon, et d'inimitié pour Germon, contre lequel elle ne respire que des désirs de vengeance, qui d'ordinaire ont tant de grâce dans les tragédies : et d'autre part tu la verras si sage et si résignée aux volontés de Torrismon qu'elle croit son mari, que de consentir même d'aimer Germon pour l'amour de lui : Cependant nonobstant une amour si honnête et si vertueuse, dès le commencement ; dans le progrès, et sur la fin de cette pièce, elle te paraîtra toujours très malheureuse et très digne de pitié. Considère ses inquiétudes dans le premier Acte, ses défiances dans le Troisième, et dans le Cinquième ce désespoir qui l'oblige à se tuer, et si tu n'en es touché, dis hardiment que tu as le coeur de marbre. De moi voyant combien ce personnage était funeste j'ai cherché la raison pourquoi le Tasse n'a pas intitulé cette tragédie l'Infortunée Alvide plutôt que le Torrismon, et je n'en trouve point d'autre sinon que Torrismon paraît dans tous les Actes, et qu'il est la principale cause des désastres qui arrivent. Si ce n'est qu'il faille dire avec un grand maître en la connaissance de ces choses, que la compassion s'excite par la misère d'une personne qui n'est ni tout à fait vicieuse, ni tout à fait vertueuse aussi ; non tout à fait vicieuse, parce qu'on ne plaint point le méchant, qui n'a que le mal qu'il mérite, et comme chacun se flatte en l'opinion de sa probité, on n'appréhende point pour soi ce qu'on lui voit souffrir. Il ne faut pas non plus que la personne soit entièrement vertueuse, d'autant que l'infortune de celui qui est bon ne donne point de commisération, puisque ce qui nous en donne, c'est de voir arriver aux autres, ce que nous craignons qui ne nous arrive, mais nul ne redoute de sinistres succès pour des vertus qui doivent bien plutôt être récompensées de quelque bonheur. Suivant cette maxime et supposé que la tragédie se doive appeler du nom du personnage le plus pitoyable, c'est justement que celle-ci est dite le Torrismon, comme ayant toutes les conditions requises pour émouvoir la compassion : Car il n'est pas tout à fait bon puis qu'il a violé les lois de l'amitié et trahi Germon, ni tout à fait méchant, puis qu'il n'a failli que par force et après une longue résistance, que ce n'a été que par amour et par ignorance, qu'il a de si sensibles remords de son péché, enfin qu'il est plus mal-heureux que criminel, et plus digne de commisération que de haine. Mais s'il m'est permis de dire mon sentiment là dessus, je trouve la dernière partie de ce raisonnement d'Aristote plus subtile que solide, et je le quitterais volontiers en ceci pour ne le pas abandonner en une chose de plus grande importance, telle qu'est l'amour et la recherche de la vérité : Son opinion aurait lieu si notre vertu pouvait boucher toutes les avenues à la fortune, et si par une secrète ordonnance d'en haut nous n'étions pas bien souvent d'autant plus misérables que nous méritons moins de l'être ; Mais cela étant, comme personne n'en doute, qui est-ce qui n'aura sujet de craindre pour soi, et de plaindre par conséquent les mal-heurs qu'il verra survenir à autrui, quoi que celui qui souffre, et celui qui voit souffrir soient les plus gens de bien du monde : Car tant s'en faut que l'affliction des hommes de bien ne se fasse pas ressentir à ceux qui font profession d'une même probité, pour la raison qui a été alléguée, qu'au contraire l'exercice le plus ordinaire des bonnes âmes, c'est de prendre compassion de l'innocence opprimée et accablée sous le faix des infortunes ; d'autant plutôt qu'on peut accuser les autres de leurs désastres, et que pour une Alvide qui est seulement malheureuse, il y en a cent pareils à Torrismon, qui sont aucunement coupables. Et quant à ce qui a été dit qu'on n'a pitié que des maux qu'on appréhende, sans doute que cela n'est pas non plus absolument véritable, car il suffit qu'ils nous pouvaient arriver pour en avoir pitié, ainsi un vieillard pleurera le décès trop précipité d'un jeune homme, quoi que ce vieillard soit hors du danger de mourir en la fleur de son âge, ainsi l'on aura pitié d'un criminel qu'on mène au supplice, parce que c'est un homme comme nous, et qu'en effet nous pouvions naître aussi enclins que lui au vice, et suivre un même train de vie.
De cette autorité de la fortune sur nous, et de cette cause secrète dont nous parlions un peu auparavant, qui fait que les événements ne sont pas en notre puissance, on doit tirer la raison des misères d'Alvide, et répondre en même temps à une autre objection qu'on fait au Tasse, d'avoir voulu que Sylvie dans son Aminte courut deux si grands dangers, l'un de son honneur entre les mains du Satyre, et l'autre de sa vie à la poursuite du Loup, sans que ses actions eussent mérité de si fâcheuses rencontres, quoi qu'on put dire que c'était pour punition du traitement injuste et cruel que son amant recevait d'elle. Certes je trouve rois bien plus mauvais que Sylvie aussitôt qu'elle se voit délivrée de ce Bouquin, après que sa virginité a couru un si grand péril, après avoir été exposée toute nue aux regards d'un Satyre et de deux Bergers ; qu'une fille, dis-je, chaste et honnête comme on nous la dépeint, s'en aille incontinent à la chasse et à ses premiers passe-temps, vu que la seule pensée d'un si honteux accident lui devait faire oublier toute autre chose, et la remplir de tant de confusion qu'elle eut même horreur de paraître au jour. J'estime pour moi que cela ne saurait s'excuser que par la nécessité de la règle des vingt-quatre heures.
Après le personnage d'Alvide suit celui de Torrismon, où tu considéreras ce cruel combat qu'il ressent dans l'âme, pour avoir trahi Germon, et pour ne pouvoir quitter Alvide, la peine où le met l'arrivée et la présence de son ami, celle où il est, découvrant que Rosmonde n'est pas sa soeur, apprenant qu'il a commis un inceste, et voyant Alvide morte : Mais quoi, si tu l'as vu représenter à notre Roscius François (car il est bien aussi honnête homme, et hante bien d'aussi honnêtes gens que l'autre) cet homme qui parle de tout le corps, et qui fait trouver une narration de deux cents vers trop courte, et particulièrement si tu as remarqué ces discours ambigus et artificieux qu'il tient lors qu'on lui annonce la venue de Germon ou qu'il parle à lui même, et comme il monstre deux visages, ainsi qu'il a deux coeurs, l'un pour son Amy, et l'autre pour sa maîtresse, tu confesseras que s'il ne se peut rien ajouter à son action, aussi ne saurait-on rien désirer dans son personnage. Germon vient après agité des mêmes passions que Torrismon, mais avec cette différence, que dans le combat d'Amour et d'Amitié qu'épreuve Torrismon, l'Amour a le dessus ; et dans celui de Germon, c'est l'Amitié qui l'emporte.
Considère en suite ce zèle louable du Conseiller au service de son Maistre, ce désir de grandeur dans Rusille, et au contraire ce généreux mépris des couronnes dans Rosmonde, et ce puissant amour de la virginité qui lui fait même refuser un Monarque pour époux : Considère, dis-je, ces divers et contraires mouvements, et tu verras qu'ils tendent et s'accordent à composer un tout le plus accompli du monde ; Tu seras ravi de voir qu'une tragédie contienne tant de matière sous une même forme, et que toutes ces choses soient tellement composées que l'une regarde l'autre et lui correspond, l'une dépend nécessairement ou vraisemblablement de l'autre, si bien qu'une seule partie ôtée le reste tombe en ruine : Car de condamner comme superflue, la dispute de la Reine avec Rosmonde touchant le mariage, qui fut la première pierre d'achoppement à quelques uns, il n'y a point d'apparence, puisque même quand elle serait aucunement inutile, on nous enseigne qu'il faut laisser lieu aux digressions et à l'art dans les tragédies, et que ces épisodes y font comme les meubles et les autres ornements dans une maison. Mais je soutiens qu'elle est extrêmement nécessaire, vu que le seul expédient qu'il restait, au point où les affaires se trouvaient réduites, c'était que Rosmonde épousât Germon, et que pour n'y avoir pas consenti, et n'avoir pas été bien persuadée, tous les malheurs qui suivent, arrivèrent ; Elle n'est pas trop longue non plus, tant pour la raison de sa nécessité, que parce qu'il est plus aisé de l'ôter tout à fait, que d'en retrancher quelque chose sans la rendre défectueuse : Mais ils objectent que dans l'impatience que l'on a de savoir ce qui réussira de la venue de Germon, elle est importune, ou fait même oublier le principal sujet : Pour ce dernier inconvénient, il me semble qu'il n'y a que ceux-là qui s'en doivent plaindre, dont l'esprit faible, s'il vient quand il est bandé à se relâcher tant soit peu, se retrouve en son premier état, et aurait presque besoin qu'on recommençât tout de nouveau les mêmes choses, semblable en cela à ces cordes de luth, lesquelles si on les lâche lors qu'elles sont tendues, s'en retournent incontinent d'où on les avait tirées. Qu'elle soit importune non plus, il ne se peut dire, car encore qu'il faille toujours se hâter de venir à l'action, on doit prendre garde néanmoins à le faire sans se précipiter, et bien souvent même ce n'est pas un petit artifice de savoir retarder et retenir quelque temps le désir et l'esprit en suspens. Pour moi je croyais qu'encore que cette dispute fut assez sérieuse et assez convenable en une tragédie, que néanmoins après les tristes récits d'Alvide et de Torrismon, c'était comme ces couleurs plus gaies qu'on applique dans les tableaux auprès des ombres./ Pour ce qui regarde quelques considérations particulières que Rosmonde allègue contre le mariage, et que l'on trouve mal dans la bouche d'une Princesse, ou du moins d'une personne tenue pour telle, quoi que je n'en sois pas responsable, et que ce m'ait été trop de hardiesse de retrancher ou changer quelque chose dans la disposition de notre Auteur, sans entreprendre aussi de reformer ses pensées, je soutiens encore pourtant qu'il n'y a rien contre la bienséance et qui ne puisse être facilement supporté d'un Juge équitable. Des paroles on en vient aux effets, et l'on condamne l'inceste de Torrismon comme une chose qui choque l'honnêteté et les bonnes moeurs ; Vraiment de tous les défauts imaginaires du Tasse celui-ci est bien le plus injuste et le plus mal fondé : Que l'inceste soit un crime abominable, j'en demeure d'accord, et je ne répondrai pas avec un impie, que pour montrer la légèreté de cette faute les Latins se sont contentez de la nommer inceste, comme qui dirait simplement contraire à la chasteté : car c'est ainsi que le poète appelle Busiris, non louable au lieu de détestable. Je sais quelle est la pudeur de la Nature ; qu'un grave Philosophe et médecin Espagnol a dit, qu'Adam ne contribua pas à la production de la première femme avec la matière dont les hommes sont d'ordinaire engendrez, de peur qu'il ne se mêlât après avec sa fille, quoi qu'en ce temps là où le genre humain ne subsistait qu'en deux personnes, la nécessité de le multiplier put servir aucunement de dispense. Je sais que les bêtes mêmes sont raisonnables en ce point,
Ferae quoque ipsa veneris evitant nefas
Generisque leges inscius servat pudor.
et que jusques aux choses insensibles, les lois de ce respect s'observent, qu'on ne greffe pas un arbre de ses scions propres, et qu'on ne sème guère un champ du grain qu'il a porté. Je n'excuserai donc pas dans le Tasse une amour illicite d'un frère envers sa soeur, telle qu'on la voit dans la Canace, pièce Italienne. Je dirai seulement qu'il y a une grande différence entre pécher ignoremment et pécher à escient, et de volonté délibérée, le dernier est digne de supplice, et le premier de commisération : En effet, que peut-on remarquer dans l'inceste de Torrismon qu'un accident pitoyable de la vie et de la fortune, ordinaire sujet de tragédies, et tant s'en faut que son action soit de mauvais exemple, qu'au contraire elle témoigne combien ce crime là est horrible qui oblige à se tuer celui qui l'a commis quoique sans crime. Mais afin qu'on ne s'imagine pas que ceci soit sans autorité, tu rencontreras une pareille chose dans l'OEdipe de Sophocle, et de Seneque, pièce pourtant qui a été universellement approuvée. En quoi lors que j'ai seulement dessein de défendre le Tasse, je découvre un grand sujet de louange pour lui. Car si les maîtres de l'Art ont trouvé si bon qu'un vieillard envoyé de Corinthe abordant OEdipe pour lui dire qu'il était déclaré Roi des Corinthiens, au lieu d'apporter une heureuse nouvelle fit tout le contraire, et lui apprit sans dessein son inceste avec sa mère ; N'admirerons-nous pas aussi l'industrie de notre Auteur, qui fait venir si à propos le vieil Aralde, de Norvège, pour déclarer à Torrismon que ce Royaume lui appartenait par le décès de Galealte, et peu à peu lui apprend qu'Alvide, qui était sa femme, était aussi sa propre soeur. Ce qui plaît davantage en ceci, et qui se rencontre pareillement dans le Torrismon, c'est cette reconnaissance, et ce changement de fortune qu'on appelle péripétie, car OEdipe et Torrismon apprennent, l'un que Jocaste est sa mère, et l'autre qu'Alvide est sa soeur : voilà la reconnaissance, et tous deux inopinément deviennent tout à coup misérables : voilà le changement. Or il faut remarquer que la reconnaissance est d'autant meilleure qu'elle se fait sans aucuns signes pris de dehors, qu'elle vient et se tire de la chose même et de la disposition du sujet. Toucher seulement les yeux des Spectateurs, dépend de l'Acteur et de l'appareil du Théâtre, et non pas de l'art, mais ici ne faisant que lire et ne voyant rien représenter chacun juge assurément qu'OEdipe est fils de Jocaste et Torrismon frère d'Alvide, et de cette certitude naît une plus grande compassion pour eux, lors que l'un se crève les yeux, et que l'autre voulant tout à fait perdre la lumière, se laisse tomber sur la pointe de son épée et se tue. Au moins, poursuivent quelques uns, il fallait que la tragédie finit à cette mort de Torrismon, puisqu'après on ne voit plus aucun effet Tragique ; En cela s'il y a de la faute je t'avoue franchement qu'elle est de moi, et non du Tasse, qui suivant le précepte et la coutume louable des anciens, cachait ces dernières actions de désespoir et d'horreur, d'Alvide et de Torrismon, et se contentait de les faire raconter sur le théâtre, et puis de remplir la scène de regrets et de larmes qui touchaient bien autant pour le moins que la triste narration qu'on venait de faire de leur mort : Au lieu que voulant donner quelque chose à ceux qui n'aiment que le spectacle, j'ai cru que je pouvais faire voir ce qui n'était que récité dans l'Auteur. Quoi qu'il en soit, il est aisé de retrancher la fin de cette tragédie, comme on fit en sa seconde représentation, avec quelques autres endroits que je marquerai à part, et conclure avec les regrets de Germon sur la mort de son ami, car pour lui, il est nécessaire qu'il paroisse encore, et qu'il lise la lettre par laquelle Torrismon lui déclare le sujet de sa mort, et le laisse héritier des Goths, suivant la prédiction des Oracles. Et afin que tu ne croies pas que j'eusse non plus ajouté le reste sans raison, à ton avis était-il hors de propos que la Reine, l'un des principaux personnages de la Tragédie, fut informée en la présence des spectateurs, d'une chose qui la regardait de prés, comme était la mort de Torrismon et d'Alvide ? Je jugeais que c'était le moyen de toucher tout le monde de compassion par ces actes de piété et d'ami, dont Germon consolait une mère affligée, et puis s'offrait à son service : mais sur tout cela me semblait d'autant mieux que par là détournant la Reine de la vue de ses enfants morts, et l'emportant pâmée de douleur entre ses bras (ce qui est encore un accident aucunement tragique) il se retirait lui-même et s'exemptait honnêtement d'assister à un spectacle devant lequel quoi qu'il eût fait, aurait été estimé lâche, s'il ne se fut tué. Joint que je suis en doute s'il est nécessaire que la tragédie finisse toujours par les actions les plus funestes. La raison sur quoi je me fonde, outre l'expérience que j'ai souvent vue du contraire, c'est que les maîtres de l'Art appellent changement en la tragédie, non seulement quand elle termine en quelque malheur, ainsi aussi quand elle tourne en mieux, ce que nous nommons tragi-comédie : Or selon cette règle je pouvais bien conclure par quelque chose de moins triste, puisque je pouvais même conclure par quelque chose de plus gay sans rien faire contre la tragédie. Et puis supposé que le but de la tragédie soit d'exciter à pitié, n'est-il pas vrai que l'aspect de ces actions sanglantes nous surprend d'abord plus qu'il ne nous touche ? Et c'est peut être pour cette raison que notre auteur et la plupart des anciens se sont contentez de la narration, qui rendant toutes choses probables, et même celles qui ne sont pas arrivées, a par conséquent plus de force de nous émouvoir, que non pas la vue, qui comme je disais naguère, nous remplit moins de compassion que d'horreur : si bien qu'au cas même qu'on voulut faire voir ces spectacles, il serait toujours bon, afin de nous donner plus de pitié, d'adoucir après notre esprit par les plaintes, et de nous aider à faire comme fondre ce glaçon qui s'est emparé et saisi de notre coeur à leur aspect. Ou même pour parler encore plus hardiment, je dirai qu'il faut que les cris, l'indignation, l'amour ou la colère de ceux qui survivent aux mal-heurs qui nous viennent d'être représentés, échauffent, et baignent, s'il faut ainsi dire, notre douleur dans les larmes, afin qu'elle s'en imprime plus fermement dans notre âme, de même qu'on met le fer dans le feu et dans l'eau pour lui faire recevoir une plus forte trempe.
Voila ce que j'avais à te dire, Lecteur, touchant le Torrismon du Tasse, non point pour le justifier, mais par manière d'exercice ; Aussi se défend-il assez de lui même et par sa propre réputation, et quand tu remarquerais ici quelque léger défaut, souviens-toi je te prie que c'est un tribut que les plus grands personnages payent à l'humanité et de plus, que comme nous voyons de mauvaises herbes qui ne sauraient croître qu'en de bonnes terres, on trouve aussi des fautes dont il n'y a que les meilleurs esprits qui soient capables, en fin que ce n'est que sur les glaces bien polies que ces petits atomes paraissent, et qu'il ne te faut pas imiter ces insectes qui ne s'attachent qu'à ce qui est raboteux. Toutefois avant que de finir, je serai bien aise de t'avertir encore d'une chose qui regarde le corps entier de cette tragédie, et qui n'est pas inutile que tu saches : C'est que bien que la tragédie soit un poème héroïque qui nous représente des événements illustres, et des personnages de naissance Royale, néanmoins son style doit être moins sublime et plus simple que celui du poète épique, pour ce que celui-ci discourt le plus souvent en sa propre personne ; Et comme on suppose qu'il est rempli d'un esprit divin, et qui l'élève au dessus de lui même, il lui est permis d'avoir un langage, et des pensées extraordinaires. Ce qui n'arrive pas dans la Tragédie, où il n'y a que ceux qui sont introduits comme agents qui parlent, et qui traitent de matières plus pleines de passion. Or est-il que la passion demande d'être pure et naïve, trop de lumière et d'ornements lui portent ombre et l'étouffent. Ces subtiles conceptions donnent plus dans l'esprit que dans l'âme, touchent plus d'admiration que de compassion, flattent plus qu'elles ne frappent. Ce sont des armes plus belles que bonnes, plus éclatantes que solides, et qui piquent plutôt qu'elles ne percent. Le poète doit délecter, même dans les choses tristes, mais celui-là le fait-il qui se sert de pensées qui mettent notre entendement à la gêne, telles que sont ces pointes étudiées, et qui portent souvent avec elles plus d'embarras que de nouveauté ? Ce ne sont la plupart du temps que des réflexions irrégulières d'un esprit égaré, qui ne nous font jamais voir les choses en leur posture naturelle, comme on les voit dans les droits mouvements d'une âme bien réglée. Je ne dis pas ceci sans sujet, parce qu'en effet il y a quantité de gens qui cherchent des pointes par tout, même hors des Sonnets et des épigrammes, et ne s'avisent pas cependant qu'il n'y a rien de si froid, ni qui fasse tant languir l'action sur le théâtre, où l'on doit bien plus songer à l'importance de la chose qui se traite, que non pas au jeu et à la rencontre des paroles. La Tragédie n'a donc garde de s'amuser à ces fleurettes ; elle dont la tissure doit être toute virile, et qui s'occupe à de grandes passions, et en des événements de conséquence, vu même que les Sentences, dont Aristote dit que le peuple est fort amoureux, et qui semblent partir des sentiments de l'âme, n'y sont pourtant pas par tout bien reçues. En effet il nous est défendu d'en mettre en la bouche de ceux qui viendraient de tomber en calamité, et ce serait manquer de jugement, que de leur en laisser trop en cette occasion. Nul ne raisonne vaincu par la force de la douleur qui n'en donne pas le loisir, et la sentence n'est pas sans raisonnement, puisque d'un accident particulier elle tire des maximes générales, que si bien elles instruisent, ne nous émeuvent pas pourtant, suivant ce que dit Saint Thomas, que les choses universelles ne touchent point. C'est pourquoi on a repris justement le discours que fait Hercule au commencement des Troades pour ses sentences trop fortes et trop épaisses ; Comme aussi pour revenir à nos pointes, on s'est moqué des plaines d'Hercule proche de la mort, à cause de ses subtilités trop faibles et trop aiguës, et l'on a trouvé qu'en cet endroit là Sénèque tombait presque autant de fois qu'il s'élevait ; Et à ce sujet, la remarque qui a été faite d'Homere est digne de ta curiosité, c'est qu'en ses deux poèmes il ne se rencontre qu'une seule pointe, mais qui contente sans faire rire, qui est belle sans afféterie, et bonne sans engendrer du dégoût. En quoi Sophocle et les anciens poètes l'ont suivi, qui sachant bien que l'usage de ces choses corrompait les généreux sentiments, et avec eux les bonnes moeurs n'en ont pas voulu énerver leurs Tragédies. Ils n'en sont pas pourtant moins majestueux, ce défaut ne fait pas ramper leur style, puisque ce n'est qu'au genre médiocre que Ciceron donne les antithèses et les contrepointes ; Leurs conceptions n'en valent que mieux pour n'être pas si recherchées, et j'estime qu'il en est des pensées que la nature et la passion nous inspirent, comme de celles des femmes, dont les premières sont presque toujours les meilleures. Je ne doute donc point que pour ces raisons tu n'approuves la naïveté du style et des pensées de notre Auteur, après avoir admiré l'invention et l'économie entière de sa tragédie, et ce serait faire tort au Tasse, et à ton jugement aussi, de m'étendre plus longtemps sur ce sujet : Joint que je ne m'avise pas qu'en voulant défendre mon Auteur je le charge de mes propres fautes ; Car qui doute que si quelque chose déplaît en ce que je donne, je n'en sois la seule cause, et que je ne l'aie rendue désagréable en l'exprimant de mauvaise grâce ? En effet il est bien croyable qu'on ne trouvera pas ici ni la douceur de ses paroles, ni la majesté de ses Vers, et moins encore dans les narrations qu'ailleurs, où la beauté du langage, qui est louable dans toutes les autres parties, devant principalement reluire, comme celle de l'homme sur sa face, elles en sont par conséquent d'autant plus difficiles à faire. Si bien que je m'imagine que de même que des tâches sur le visage se font plus remarquer qu'une disproportion des membres, ou quelque autre imperfection du corps : aussi quelque mauvais mot, j'ajouterai ou quelque fausse rythme que tu verras dans mes récits, mais dans toute ma Version, te choqueront plus que ne pourraient faire ces défauts plus cachez, quoi que plus grands, dont je t'ai parlé, s'ils se trouvaient véritablement dans le Tasse : Ainsi je me vois maintenant insensiblement engagé à m'excuser ou à me défendre, et peut-être tous les deux ensemble : Mais j'appréhende fort que si mes premières et secondes fautes en ce métier ont impétré de toi quelque sorte de pardon, tu ne juges cette rechute irrémissible. En effet quelle nécessité me contraint de faillir, pour me voir en peine d'implorer ta grâce après avoir commis le mal ? Nulle certes que le désir de contenter ta curiosité, qui est si grand en moi, que même ne réussissant pas si bien que je voudrais, il ne diminue point toutefois, mais demeure toujours aussi ferme et aussi entier qu'auparavant. Qu'ainsi ne soit tu peux voir aisément que je ne cesse point de chercher parmi les meilleurs auteurs quelque chose d'excellent, ou en Vers, ou en Prose, affin de te l'offrir. En quoi tu m'as double obligation, puisque non seulement je te donne, mais je vais mandiant pour te donner. Les autres dans les ouvrages qu'ils mettent au jour ne songent qu'à leur propre réputation, et moi qu'à ta satisfaction ; Aussi ne crois-je pas que la gloire doive être le principal but d'un honnête homme : Il ne faut pas être fâché qu'elle nous suive, mais de la faire marcher devant, c'est à dire, se la proposer, ou même la prendre pour compagne en ses desseins, c'est une chose indigne de nous, et il est certain qu'il est des actions comme des viandes, dont les meilleures ne valent rien, si elles sentent la fumée. Quant à moi si je travaillais pour l'honneur, je t'assure bien que ce ne serait pas à des Versions, où toute la plus haute louange qu'on puisse acquérir, c'est de bien entendre une langue étrangère et la sienne : Et moins encore m'amuserais-je à traduire en Vers, particulièrement en ce temps où on a le goût si délicat pour la poésie, et où il est si difficile de faire entrer dans une version toutes les douceurs qu'on y désire : car si la rythme dans la liberté de l'invention, se peut dire comme un lien dont quelque Tyran des esprits s'est avisé d'arrêter cette noble fureur des poètes ; dans la nécessité d'exprimer fidèlement ce qu'un autre aura dit, ne nous doit elle pas être une gêne insupportable ? Ce que je te prie d'avoir continuellement devant les yeux, lisant les mauvais vers que je te donne, et de considérer aussi que les pensées qui nous sont naturelles, et que nous concevons de nous-mêmes, nous les énonçons toujours mieux, et avec une élocution plus riche que celles qui entrent d'ailleurs dans notre entendement, et qui nous sont comme étrangères : de même que les herbes que la terre produit de son bon gré paraissent sans comparaison plus belles, et poussent bien mieux et plus aisément que celles que le jardinier sème. Et si j'oserai te dire encore pour ma plus grande justification, qu'il semble même qu'il ne soit pas à propos de trop limer ni polir les vers d'une traduction, de crainte d'affaiblir et de rendre plus minces les pensées de l'Auteur, qui sans doute en sont plus naïvement rendues, moins nous les retenons, et d'autant moins altérées que nous y mêlons moins du nôtre, en fin qu'il en arrive comme d'une flèche qui plus elle va vite, plus elle va droit à son but. Je passerai encore plus avant, et te dirai dans les sentiments mêmes du Tasse, que ce qui est si mol et si égal, peut être plus agréable aux oreilles, mais ne vaut rien pour la magnificence, que la dureté des vers non plus que celle des marbres, n'empêche pas qu'ils ne soient beaux, que l'âpreté même et la rudesse de la composition fait d'ordinaire la majesté du poème, parce que cela même qui retient le cours des vers est cause de les faire tarder, et que la tardivité est le propre de la gravité, que ce qui n'est pas bien coulant de soi, ou par le défaut de ses particules, qui sont aucunement nécessaires à la liaison du langage, cause un parler plus héroïque, et témoigne une liberté qui ne s'assujettit pas aux règles de la Grammaire : Comme au contraire les vers qui s'entretiennent, et qu'il faut prononcer tout d'une haleine pour avoir l'intelligence du sens, en rendent aussi le discours plus pompeux, de même que le chemin semble plus grand lors qu'on marche quelque temps sans se reposer. Et pour aller en même temps au devant de tout ce qui te pourrait offenser, après t'avoir parlé des Vers qui s'entresuivent, et qui ne composent qu'une pensée, J'ajouterai ceci des mots qui ne signifient qu'une chose, quoi qu'ils soient différents, qu'encore qu'il ne soit pas permis aux Orateurs d'en user, c'est pourtant une licence accordée aux poètes, comme aussi la répétition non seulement des semblables paroles, mais des mêmes en effet, passe bien souvent pour une grâce, ou du moins pour une noble négligence. Plut à Dieu, Lecteur, que tu fusses de cette opinion, ou même du goût de quelques autres que je connais, qui ont de la peine à lire ce qui a donné trop de peine à faire, et qui aiment mieux que la poésie sente, s'il faut ainsi parler, le vin que l'huile, c'est à dire, qu'il y paroisse plus de chaleur et de feu, que de douceur et de travail : Les Muses à leur avis sont de ces beautés qui ont plus d'agrément étant négligées : une certaine nonchalance et facilité dans les Vers les ravit, et ce qui semblerait à d'autres, ou trop inégal, ou trop rude, est pour eux une diversité et une marque de force : Si dis-je tu étais de ce sentiment, je penserais avoir cause gagnée, car ni les vers que je te donne, n'ont été faits mal-aisément (peut-être aisément mal) ni tu n'y reconnaîtras pas trop d'artifice et de soin dont je me confesse du tout incapable. C'est seulement une fois l'année que pour me divertir je m'amuse à ce métier, lors que je suis retiré à la campagne, où je ne trouve rien de plus utile que cet Art qui n'a rien d'utile, ni rien de plus agréable que de traduire, qui est le labeur le plus ingrat de tous : L'invention qui demande une âme arrêtée pour mieux contempler, travaille trop l'esprit d'un homme qui marche, et la lecture seule attache trop les yeux pour une personne qui se promène. Cette occupation est entre-deux, et d'autant plus propre en cette occasion, que la mémoire n'a que faire non plus de se mettre beaucoup en peine. Les pensées et bien souvent même les paroles de l'Auteur, représentent les rythmes dont on s'est servi en le traduisant, et les rythmes rappellent les vers en notre ressouvenir quand on s'en veut décharger sur le papier. D'ailleurs le mouvement de la promenade nous échauffant déjà, la vue d'une belle campagne, et la tranquillité des bois et des prairies achèvent de nous inspirer une verve et une fureur tout à fait poétique : Car ce n'est pas au sujet de la poésie qu'il a été dit, que les champs et les arbres ne nous pouvaient rien apprendre, mais seulement les hommes qui étaient dans les villes, puisque cet Art ne s'enseigne pas et ne s'acquiert que par un certain enthousiasme. Aussi les Muses n'habitent pas les Courts, mais les solitudes, et si quelquefois elles paraissent dans les Courts, il ne faut pas conclure de là qu'elles y aient été élevées : le bruit et la presse du monde les épouvante, et trouble leurs imaginations, et parce qu'elles sont et doivent être mâles et robustes, elles se plaisent beaucoup mieux à la liberté d'un plein air, et de vivre à la vue du Ciel et d'un beau jour, que non pas de se retirer dans un cabinet et à l'ombre d'une étude. Et c'est par aventure pour cela qu'on a feint qu'Apollon, qui est la même chose que le Soleil auteur de la lumière, leur prédisait et était comme leur père, afin de nous faire entendre que ce bel astre avec ses rayons nous communiquait les influences de la poésie ; Mais quoi que tout ceci peut tourner à mon avantage, je n'espère pas néanmoins qu'il me serve. Je crains que ce Dieu des Vers n'éclaire et n'échauffe pas toujours véritablement l'âme de ceux dont il éclaire et échauffe le corps, qu'à ceux qui le suivent et le réclament, il ne présente bien souvent d'autre eau à boire que celle de la sueur qu'il fait ruisseler sur leur front, qu'enfin comme il contribue également à la production et à la corruption des choses, il ne cause aussi autant de mauvais que de bons poètes. Tout ce que je prétends donc tirer pour moi de ceci, c'est de te justifier mon travail, et de te rendre compte de mon loisir, afin que s'il est vrai que l'occasion diminue ou aggrave nos fautes, les circonstances que j'ai remarquées avoir été cause de l'ouvrage que je te donne, quoi qu'elles puissent contribuer à ma honte, et me reprocher mon peu de génie, servent du moins à m'excuser envers toi de mon entreprise. J'ai mal employé de bonnes heures, je l'avoue, mais je les eusse perdues : je n'ai rien fait qui vaille, mais je n'eusse rien fait du tout : Dirai-je franchement ce que je pense, tu ne liras ici que des vers durs et rudes, mais qui ne respirent au dedans qu'un esprit de douceur et d'amour, capables d'attendrir les coeurs les plus sauvages, tu n'y verras pas la couleur, le teint, ni l'embonpoint du Tasse, mais tu y verras tous ses muscles et ses nerfs, tu ne le trouveras pas si étendu, mais tu n'en reconnaîtras que mieux la force, tu n'y rencontreras pas le nombre, mais le poids de ses paroles, tu n'y remarqueras point tous les pas, mais tout le chemin qu'il a fait. Que si après cela mon travail te déplaît encore, blâme-le si tu veux, je le souffrirai volontiers, pourvu que tu le fasses avec jugement, et non point par une vaine présomption. Ayant entrepris de suivre et de m'attacher au Tasse, je suis demeuré loin derrière ; mon style au lieu de grave s'est trouvé pesant ; croyant faire des vers tristes, j'ai fait de tristes vers ; enfin Torrismon a trahi Germon, et moi j'ai trahi le Torrismon. Dis encore pis si tu veux, cela n'empêchera pas que tu ne voies l'un de ces jours une autre pièce de théâtre que j'ai habillée à la Françoise, si bien que tu ne dois pas t'étonner que je travaille tant à me défendre, puisque ce que je dis maintenant ne servira pas peut être seulement pour ce que je te donne, mais aussi pour ce que je te promets. C'est lâcheté de n'oser entreprendre si un espoir apparent ne nous flatte, on perd souvent quantité de bien faits avant qu'un réussisse ; pourquoi ne hasarderai-je pas librement mes travaux, afin qu'un d'eux te profite ? On se moquerait de celui qui fuirait de mettre des enfants au monde de peur d'être obligé de les voir peut-être mourir : serais-je moins ridicule si je demeurais oisif dans l'appréhension que j'aurais de survivre aux ouvrages que je puis mettre au jour ? Celui dont je te veux parler, et qui est un fruit du dernier Automne, c'est le Soliman du Comte Bonarelli (très digne frère de ce digne auteur de la Phyllis de Scyre.) Je ne me suis pas si fort attaché à la traduction que je n'aie laissé et changé quelques choses, particulièrement sur la fin, parce que d'une tragédie que c'était, j'en ai fait une Tragi-Comédie ; Les raisons qui m'ont induit à cela je te les déduirai plus au long en son lieu ; Seulement te dirai-je ici en passant, que le poète devant avoir égard à ce qui peut servir, non pas en tant que poète, mais en tant qu'il entre dans la société civile, et qu'il fait un des membres de la République, il faut que le but des pièces de théâtre soit de nous pousser aux bonnes actions, et de nous détourner des mauvaises, et de laisser les spectateurs satisfaits en leur faisant voir les justes événements des unes et des autres. C'est pourquoi j'ai cru être obligé de donner une heureuse issue à l'innocence de Mustapha et de sa maîtresse, et à la malice et trahison de Rustan, le châtiment qu'il avait mérité. Je t'avertis donc de bonne heure de n'y point chercher une entière vérité, mais seulement la vraisemblance, et de t'imaginer que Soliman, Mustapha et Rustan, sont plutôt des noms de Turcs que de l'histoire. Si j'ai bien fait ou non, je te le laisse à juger, mais pour le moins tu ne me dois imputer ce changement à grand crime, puisque je l'ai fait avec raison et dessein. En la prudence morale, la connaissance augmente le mal : aux autres Arts et Sciences elle le diminue : Si bien qu'il ne faut pas que tu dises simplement que j'ai failli, mais seulement que j'ai voulu faire ainsi. Et puis si tu as approuvé et même loué un excellent Auteur de ce temps, d'avoir fait mourir contre la vérité de l'Histoire deux Rois, dont les plus grands crimes étaient d'amour, pour rendre cette merveille des Tragédies Françaises plus funeste et plus accomplie : ma cause sera-t-elle moins favorable d'avoir sauvé la vie à un Prince et à une Princesse innocents, pour ne l'ôter qu'à un traître, en partie contre la vérité de l'histoire, et en partie contre l'intention de mon Auteur, afin que ma tragi-comédie en fust et plus agréable et plus juste ? Mais c'est inutilement que je me mets en peine de m'en justifier, puisque l'exemple de celui-là même dont je viens de parler, sera seul capable de me défendre, au moins s'il a persisté toujours dans le dessein qu'il avait d'accommoder aussi le Soliman en tragi-comédie ; C'est un bonheur qui m'arrivera dans le malheur que j'ai de m'être rencontré avec lui ; car d'un autre côté je ne doute point que mon Soliman qui peut-être était assez bon de soi, ne se trouve mauvais par accident, et lors qu'il sera comparé au sien, et que la plume de l'Aigle ne dévore la mienne. Aussi souhaitais-je que le mien passât bien devant, afin que comme je n'avais pas entrepris de le choquer en marchant dessus ses pas, on ne me crut pas non plus si téméraire que de prétendre de m'égaler à lui en faisant représenter ma tragi-comédie en même temps que la sienne : Mais puis qu'il a jugé qu'il avait déjà trop d'avantages naturels sur moi, pour donner encore quelque occasion de croire qu'il aurait peu profiter de mes fautes, j'ai bien voulu consentir à ne pas faire paraître mon Soliman, que le sien ne fut prêt, et je m'estimerai seulement trop heureux de lui servir de relief et de feuille. Outre que notre sujet étant Tragique et assez vaste dans son auteur, on aura sans doute de la curiosité, pour voir comment chacun l'aura retranché et disposé au Théâtre en tragi-comédie. Que si, comme on m'a fait accroire depuis, il a mieux aimé le laisser en Tragédie, ce sera le moyen de rendre chacun content : car quoi que la plus-part des événements soient semblables, néanmoins la contrariété des conclusions, dont l'une suivra la vérité, et l'autre la vrai-semblance, mettra une entière diversité entre les deux pièces. Au moins je t'assure bien que tu y reconnaîtras toujours à ma confusion la grande différence qu'il y a d'un mauvais versificateur à un bon Poète.
Adieu.
ARGUMENT.
GALEALTE Roi des Goths, eut une fille nommée Rosmonde, qu'il envoya aussitôt qu'elle fut née en un Château de Plaisance, pour là être nourrie sous un air pur et serein. Celle à qui on envoyait Rosmonde pour la nourrir, lassée de la Cour, s'était retirée en ce Château, et d'autant que tous ses enfants mouraient en naissant, comme elle se vit enceinte pour la troisième fois, elle s'avisa de vouer aux Dieux ce qui viendrait d'elle, et les Dieux permirent qu'elle mit heureusement au jour une fille au même temps que la Reine accoucha de Rosmonde. Mais la fille de cette nourrice qui était un fruit de la dévotion de sa mère, servit bientôt d'instrument à l'impiété d'un père ; ce qui arriva de cette sorte :
Assez près de ce Château habitait dans un antre une Nymphe qui prédit de Rosmonde, Qu'étant parvenue à la fleur de son âge et de sa beauté, elle serait l'occasion d'une haute vengeance ; de faire perdre la vie à son frère Torrismon, et de faire passer ses États sous la domination d'un étranger. Le Roi se trouvant fort effrayé de ces menaces, la relégua dans cette caverne, et la donna à la Nymphe à élever, sans en rien dire à la Reine, qui n'ajoutait pas foi aisément à toutes ses prédictions. Et quelque temps après au lieu de sa fille fit supposer et présenter à la Reine celle de la Nourrice, qui eut depuis le nom et la place de la vraie Rosmonde ; Elle cependant était bien loin de la Cour de son père ; car à peine eut-elle demeuré quatre mois dans cet antre de la Nymphe, que d'autres prédictions qui menaçaient de mêmes maux, augmentèrent les appréhensions du Roi de telle sorte, que pour son repos il fut contraint de commander à Fauston l'un de ses plus affidés serviteurs de l'emmener en secret en un pays écarté, afin de frustrer par là son mauvais destin ; Or comme ce Fauston était avec elle sur mer, il fut pris par des pirates de Norvège, et mis dans un petit vaisseau, et la fille dans un autre. Ces pirates furent bientôt attaqués et chassés par d'autres qui étaient du pays des Goths : mais qui ne purent arrêter que l'esquif où était Fauston, qui par ce moyen se vit délivré d'entre les mains des pirates de Norvège, et ramené en son pays par les corsaires qui en étaient, et quant à l'esquif où était la fille il se sauva et s'en retourna en Norvège, où étant, la vraie Rosmonde fut présentée à Galealte Roi de ce pays, pour le consoler de la perte qu'il venait de faire, d'une petite fille nommée Alvide. Ce Roi la reçut avec joie, l'appela Alvide du nom de celle qui lui était morte, et la tint d'autant plus chère que les prédictions de Norvège aussitôt qu'elle fut arrivée, portaient ainsi que celles de son pays, qu'elle devait être l'occasion d'une haute vengeance. Galealte dont le Royaume avait reçu mille injures de la Suède, tant par surprises et stratagèmes de guerre, qu'à force ouverte, expliquait cette prédiction selon son désir, espérant que par le moyen de cette fille il pourrait un jour se venger de tous ses affronts, et de toutes ses pertes. Comme il était dans ses pensées, il survint une chose qui aigrit encore davantage son inimitié contre les Suédois. C'est qu'ayant envoyé aux Danois qui étaient lors en guerre, le secours d'une armée commandée par son fils unique qui n'avait encore que seize ans, il se rencontra que ce jeune Prince eut en tête Germon fils du Roi de Suède, homme déjà tout fait, et grand Capitaine, qui assistait le parti contraire ; Germon porta bientôt par terre et tua ce jeune Prince, mais avec des actes d'hostilité beaucoup pires que le meurtre. Cela fut cause que Galealte respira plus que jamais un grand désir de vengeance, et qu'il s'avisa pour cet effet de faire un fameux tournois où l'on proposa pour prix une très riche couronne qu'Alvide elle-même devait mettre sur la tête du vainqueur ; Le but de ce tournois était de faire choix du plus vaillant, et de l'engager par honneur et par une sorte de reconnaissance à tirer raison de la mort du frère d'Alvide : Comme la vaillance et la galanterie étaient en Germon au souverain degré, il se présenta aussi en ce tournois au milieu de ses ennemis ; mais en chevalier inconnu : et ayant surmonté tous ceux qui disputaient du prix, il reçut la couronne des mains d'Alvide sur son armet. Car quoi qu'on le priât instamment de se découvrir, il ne fut si téméraire que de le faire : seulement fit-il savoir à Alvide en partant, qu'il s'en retournait son serviteur, quoi que de tout temps il eut été son ennemi : Germon ayant donc lui-même remporté ce prix, le dessein que le Roi de Norvège avait eu de se venger par ce moyen, demeura sans effet, mais ne s'alentit pas pour cela : tant s'en faut, Alvide étant preste à marier, Galealte ne la voulait donner à personne qu'à condition qu'on le vengerait de Germon : C'était donc bien loin de faire la paix avec lui, qui cependant entretenait au milieu de son coeur une secrète guerre que les beaux yeux d'Alvide y avoient allumée, si bien que les longs voyages et par mer et par terre qu'ils firent depuis ensemble lui et Torrismon avec qui il contracta durant ce temps-là une amitié très étroite, ne servirent qu'à agiter son feu pour le mieux renflammer : étant donc de retour Torrismon et lui dans leurs Royaumes, dont le décès des Princes leurs pères les laissait héritiers, Germon écrivit plusieurs fois au Roi de Norvège de lui donner Alvide en mariage, mais ce Roi rejeta ses demandes ; de quoi Germon se sentant piqué, et son amour s'augmentant encore davantage par la résistance, il a recours à Torrismon, lui mande qu'il fallait qu'il fit pour lui un trait d'ami, qu'il allât en Norvège demander Alvide en mariage comme si ce devait être pour lui même : et que quand il l'aurait amenée au pays des Goths, il ferait tant qu'il gagnerait son coeur et l'épouserait : que ce n'était point faire tort à Galealte de lui donner un Roi pour gendre, et de l'obliger à la paix. Torrismon mu de ces raisons, et plus encore de la prière de son ami va trouver le Roi de Norvège, fait la demande, la fille lui est accordée, il lui donne la foi de mariage, et promet qu'il les vengera de Germon, en fin il remonte sur mer avec Alvide et s'en retourne, dit-il, en Arane principale ville de son Royaume pour accomplir le mariage suivant les lois du pays ; et cependant qu'il est sur mer, Alvide qui le croyait véritablement son époux, ayant de l'amour pour lui, lui en donne, il résiste à ses attraits le plus qu'il peut, mais en fin une tempête survenant qui écarte leur flotte et jette leur vaisseau en un bord solitaire et sauvage, fut la triste occasion qui fit violer à Torrismon la foi due à son ami. Le voila donc désormais bien empêché étant devenu amoureux et traître tout ensemble, il ne saurait quitter Alvide et ne peut souffrir d'être infidèle. Dans ce trouble il arrive en Arane, où son remords lui fait fuir l'abord et la présence d'Alvide, qui s'étonne de ses froideurs, du retardement de son mariage et, ce qui l'offense plus que tout, de ce qu'on attend Germon son ennemi mortel ; de la venue duquel Torrismon lui même bien embarrassé parce qu'il ne pouvait se résoudre à quitter Alvide, expose tout le fait à un sage vieillard qui avait été autrefois son gouverneur, lui demande conseil de ce qu'il doit faire, et ce vieillard trouve à la fin qu'il n'y a point de meilleur expédient que de dire toujours qu'Alvide ne pouvait aimer le meurtrier de son frère, et de lui donner au lieu d'Alvide, Rosmonde, qui jusque là avait encore été toujours crue la soeur de Torrismon ; Car Galealte auteur de la tromperie fut tué en guerre auparavant qu'il eut encore rien découvert à la Reine, de ce secret, dont la Nourrice et Fauston qui en étaient seuls complices, n'avoient non plus jamais rien déclaré : Hormis que la Nourrice avait découvert en mourant à la fausse Rosmonde qu'elle était sa fille et tout le reste du mystère. Cette fille sachant donc sa naissance, et comme elle avait été consacrée aux Dieux par sa mère, et de plus s'y étant aussi vouée elle même témoignait de l'aversion pour les grandeurs et pour les vanités du monde et désirait infiniment de se voir dans une condition privée, où elle put vaquer à son aise, à la dévotion qu'exigeait d'elle le voeu de virginité qu'elle avait juré. Néanmoins je ne sais quelle force d'amour et d'inclination particulière pour Torrismon étouffait de fois à d'autres l'avait retenue jusques alors à la Cour auprès de lui ; Mais cela n'empêchait pas que pour tout autre son coeur ne fut de glace ; Si bien qu'elle n'avait garde de vouloir ce que le Conseiller proposait, c'est en vain que Torrismon approuve son avis, et en vain qu'il emploie l'autorité de la Reine pour la faire consentir à prendre Germon pour époux. Elle y résiste de tout son pouvoir, mais si sagement qu'il semblait à la fin qu'elle en demeurât d'accord, quoi qu'elle eut dans l'âme un dessein tout contraire. Cependant, Germon arrive, Torrismon le reçoit assez froidement comme une personne qui lui pesait fort, lui dit que ce qui le fâche le plus c'est qu'il ne saurait lui gagner le coeur d'Alvide, laquelle il prie pourtant de faire bon visage à Germon, ou parce qu'il était son ami, ou peut être afin qu'il crut qu'il parlait pour lui à Alvide, et que tout ce qu'il en pouvait obtenir, c'était qu'elle souffrit sa vue : Germon ne laisse pas de faire ses recherches, et pour cet effet envoie à Alvide un manteau Royal et un portrait de diamants où il l'avait fait habiller à la Suédoise, au dessous duquel étaient les armes de la maison de Suède, avec une Couronne à ses pieds et des flèches en sa main, marques de sujétion et d'amour. Et ce qui étonne plus que tout cette jeune Princesse, il lui renvoie la Couronne qu'il avait remportée et reçue de ses propres mains au tournois de Norvège, par où elle apprend que lui même avait été le vainqueur et était parti son amant, ce qui lui donne mille défiances et entr'autres qu'on ne l'ait été quérir pour lui vu les froideurs de Torrismon, et qu'il a retardé le mariage jusques à la venue de Germon. Mais tant s'en faut que Torrismon eut de véritables froideurs pour elle, qu'au contraire il donna charge au Conseiller de proposer à Germon comme de lui même et comme ne sachant rien du secret qui était entre les deux amis, de prendre Rosmonde en mariage. A quoi Germon après quelques discours répond, qu'il fera tout ce que son ami voudra, comme ne croyant pas qu'il voulût rien commettre d'injuste, ou bien faisant céder l'amour à l'amitié. Il s'étonne pourtant de ce procédé, accuse la froideur de Torrismon, et enfin l'excuse et se repose de tout sur lui. Sur ces entrefaites Rosmonde qui craint qu'il ne lui faille enfin rompre son voeu de virginité en épousant Germon, déclare à Torrismon qui elle est et comme elle passe à tort pour sa soeur. Torrismon s'en étonne, admire sa générosité et sa piété qui lui font mépriser un si haut titre, est en peine où il pourra trouver sa soeur pour la donner en mariage à Germon, a recours au Devin qui lui parle obscurément et lui dit pourtant toute la vérité. En fin il apprend de Fauston que comme il l'emmenait au loin pour les mêmes raisons qu'avait déjà dites Rosmonde, elle lui avait été enlevée par un Pirate de Norvège, et alors arrive un Messager de ce pays qui vient apporter à Alvide et à Torrismon des nouvelles de la mort de Galealte Roi de Norvège, par laquelle la Norvège leur appartenait ; et ce Messager était justement celui- là même qui avait été autrefois réduit par quelque disgrâce à pratiquer cet infâme métier de Pirate et qui avait enlevé Alvide et l'avait donnée au Roi de Norvège ; Ce que Fauston qui le reconnut l'ayant obligé d'avouer, Torrismon apprend son malheur et son inceste, et son ami survenant là dessus, il lui promet tout de bon de faire ce qu'il pourra afin qu'Alvide et la Norvège soient à lui, et cependant défend à Alvide qu'on die la mort de Galealte, parce qu'il savait bien qu'elle avait déjà l'esprit assez troublé sans la surcharger encore de cette nouvelle affliction : mais elle l'ayant apprise d'ailleurs, s'imagine que son pays est d'intelligence avec Torrismon pour la trahir, elle entre en de plus fortes défiances que jamais, et principalement après avoir ouï de la bouche de Torrismon des choses si étranges, qu'elle était sa soeur, qu'elle avait été nourrie par une Nymphe dans une grotte, enlevée par des Corsaires, et qu'il fallait qu'elle épousat Germon : elle devient furieuse, et se donne à la fin un coup de poignard, auquel coup Torrismon survenant s'étonne de sa rage et de son désespoir, lui jure que tout ce qu'il lui a dit était très vrai, et puis la voit mourir entre ses bras ; et après avoir donné à un Gentilhomme qui était là présent, une lettre qu'il venait d'écrire à Germon dans la résolution de se tuer quand même Alvide ne fut pas morte (par laquelle lettre il lui mande la cause de sa mort et le fait héritier des Goths) il se laisse tomber sur son épée et expire aux pieds d'Alvide. Germon reçoit la lettre, se désespère à cette triste nouvelle, console la mère de Torrismon, comme il lui avait recommandé, fait enterrer son ami et sa maîtresse ensemble, et demeure maître du Royaume des Goths suivant les prédictions qui portaient qu'il devait être soumis à un étranger, lesquelles prédictions parlaient aussi d'une haute vengeance, qui n'était autre chose en effet que cette même mort de Torrismon, pour avoir trahi le Roi de Norvège en lui enlevant Alvide pour Germon, pour avoir été infidèle à son ami, et peut être pour avoir commis un inceste, quoi qu'innocemment.
Le moyen de retrancher quelques endroits de cette Tragédie, comme on fit en sa seconde représentation.
Du premier Acte, on peut ôter la seconde scène que la Nourrice fait toute seule.
Du second Acte, on peut ôter la troisième scène, que Rosmonde fait toute seule, et retrancher de la quatrième scène, cette longue dispute pour et contre le mariage, de sorte que la scène finisse par ce vers :
Celles de mon pays n'ont point de ces appas.
Et de la cinquième scène ne prendre que les quatre premiers vers.
Du troisième Acte, on peut ôter si l'on veut, la première scène que le Conseiller fait tout seul.
Du 4. Acte, il n'y a rien à retrancher.
Du cinquième, on peut ôter la troisième scène que Rosmonde fait seule. Et puis conclure la tragédie par les plaintes que Germon fait en la septième scène, qui finissent pas ce vers,
Et fera même horreur à la race future.
En y ajoutant aussi ces deux qui sont les derniers de la Tragédie.
Ô ma vie ! ô mes jours ! Bons jours, mais tristes nuits,
Que vous me réservez de regrets et d'ennuis.
Fautes survenues en l'impression.
Page 6 pour Gennon, lisez Germon. page 15. Que je lui cèderais, il semble qu'il faille un la, c'est pourquoi mets au lieu, Que je la lui rendais, ou bien si tu veux, Et de la lui céder. Page 44. Au comble de beauté, de valeur, et des biens, 1. et de biens. Page 84. Que le Roi la craignit pas quelque destinée. l. pour quelque destinée. Le reste des fautes, s'il y en a encore quelques-unes, tu les corrigeras aisément toi-même.
LES ACTEURS.
LA NOURRICE.
ALVIDE.
TORRISMON, Roi des Goths.
CONSEILLER.
GENTILHOMME de la part de Germon.
ROSMONDE.
RUSILLE, mère de Torrismon.
GERMON, Roi de Suède.
DEVIN.
FAUSTON.
MESSAGER.
GENTILHOMME de Chambre de Torrismon.
La scène est en Arane ville principale des Goths.
ACTE I
SCÈNE I.
Nourrice, Alvide.
NOURRICE.
À peine ayant quitté les portes d'Orient
Le soleil nous fait voir son visage riant ;
Quel sujet donc, Madame, aujourd'hui vous invite
À vous lever si tôt ? Où courez vous si vite ?
5 | Quels puissants mouvements de crainte et de désir |
De votre âme à la fois se sont venus saisir ?
Car, Madame, je lis sur votre front empreinte
La moindre passion dont votre âme est atteinte.
Moi qui suis votre mère, et d'âge, et de devoir,
10 | Que le sort a fait vôtre, et bien plus mon vouloir, |
Ne connaîtrai-je point le fonds de vos pensées ?
Comment, et de quels traits sont-elles donc blessées ?
Non, non, ne feignez point de me rien découvrir,
À qui plutôt qu'à moi vous pourriez vous ouvrir ?
ALVIDE.
15 | Oui, ma chère Nourrice, il est bien raisonnable |
Que tu saches l'état d'un coeur si misérable,
Et qu'ici je commette à ta fidélité
Les secrets mouvements dont il est agité :
La crainte, et le désir, Nourrice, je l'avoue,
20 | Mettent, comme tyrans, mon esprit à la roue ; |
Mais ce qui plus me gêne, et dont plus je me plains,
Je sais ce que veux, et non ce que je crains ;
Une Ombre, un Songe noir, m'épouvante et m'afflige,
Quelque nouveau fantôme, un ancien Prodige ;
25 | En fin je ne sais quoi me remplit de terreur, |
Et confond mes pensers de tristesse et d'horreur :
À peine pour dormir mes paupières sont closes,
Que je commence à voir mille effroyables choses :
On arrache tantôt Torrismon de mon flanc,
30 | Tantôt un marbre sue, et la terre est de sang ; |
Quelquefois seule errante au milieu des ténèbres,
J'entends à chaque pas gémir des cris funèbres,
Ou je vois d'un sépulcre un grand géant sortir
Qui le fouet en la main me presse de partir,
35 | Si bien que dans les maux que le sommeil me livre |
Alors que du travail tout le monde il délivre ;
Si tu me vois sitôt mon lit abandonner,
Nourrice, tu n'as pas sujet de t'étonner ;
Dans ce fâcheux état, hélas je suis semblable
40 | À celle qui languit d'une fièvre incurable, |
Et qui durant la nuit transissant de froideur
Brûle sur le matin d'une mortelle ardeur :
Car la peur dont la nuit mon âme est occupée,
Par les rayons du jour à peine est dissipée,
45 | Qu'un désir amoureux s'allume dans mon coeur, |
Qui petit à petit consomme ma vigueur.
Nourrice, tu le saisis que dès l'heure première
Qu'à mes yeux Torrismon s'offrit plein de lumière,
On me dit qu'il venait pour être mon époux,
50 | Et de là me pleut tant son maintien grave et doux, |
Que de ce que j'étais ne faisant plus de conte
J'oubliai peu s'en faut, ma promesse et ma honte ;
Car j'avais fait serment entre les mains du Roi,
De n'accepter jamais de conjugale foi,
55 | Que l'on ne nous promit cette juste allégeance, |
Que de mon frère mort on tirerait vengeance.
Ah ! Combien de serments, Amour le plus souvent,
Comme un faible jouet vas-tu jetant au vent ?
Je suis tellement prise à sa première vue,
60 | Et de tout jugement restait si dépourvue, |
Que sans quelque pudeur qui lors me retenait
Mon désir à l'instant au sien s'abandonnait ;
Mais sitôt qu'en parlant et découvrant sa flamme,
Il tenta de se faire une place en mon âme :
65 | Aussitôt que je crus qu'il soupirait pour moi, |
Et qu'il m'eût assuré la vengeance et sa foi,
Ne pouvant plus tenir mon ardeur violente
Je fus en même temps et l'épouse et l'amante.
Or comme après cela de son Royaume entier,
70 | Le Roi le reconnût légitime héritier ; |
Comme en signe d'un chaste et fidèle hyménée,
Devant toute la Cour, sa main me fut donnée.
Comme il remit la noce à célébrer ici,
Et nous dit, que leurs lois en ordonnaient ainsi.
75 | Qu'entre les Rois des Goths l'hymen était profane, |
Qui ne se faisait pas dans leur ville d'Arane.
Tout cela tu le sais, ou je me trompe fort :
Et qu'avant d'assembler ses navires au port,
Étant encor sur mer et près d'un bord sauvage
80 | Bien moins époux qu'Amant, il fit le mariage, |
Qui fut si bien caché sous l'ombre de la nuit
Et si secret qu'aucun n'en entendit le bruit.
Toi seule tu le sus, et le pus reconnaître
Aux signes que la honte en mon front faisait naître.
85 | Nous voici maintenant venus en cette Cour, |
Où se devaient cueillir les fruits de notre amour :
Cependant je ne sais pourquoi tant l'on diffère,
Le jour heureux qui doit accomplir ce mystère.
Une nuit aurait-elle amorti tout son feu ?
90 | Certes s'il est ainsi, Torrismon en eût peu : |
Déjà cet horizon a vu vingt fois l'Aurore,
Depuis notre arrivée, et l'on retarde encore ;
Tandis, te le dirai-je ? En l'ardeur où j'attends,
Je fonds comme la neige au Soleil du Printemps.
NOURRICE.
95 | Comme je trouve vain ce qui vous épouvante, |
Je trouve juste aussi le feu qui vous tourmente.
Quelle femme jamais montra tant de froideur
Que pour un jeune époux elle n'eut cette ardeur :
Mais il est à propos qu'une honnêteté sainte
100 | Restreigne notre amour d'une chaste contrainte, |
Afin que nos amants ne s'aperçoivent pas,
Combien nous soupirons après leurs doux appas :
Toutefois à vos maux je vois un prompt remède,
On attend tous les jours le Prince de Suède.
ALVIDE.
105 | On l'attend, je le sais, mais ce retardement |
Parce que c'est pour lui, m'afflige doublement :
C'est donc de la façon que l'on venge mon frère ? [ 1 C'était Germon qui l'avait tué.]
Ainsi que l'on console et satisfait mon père ?
Est-ce là mon pouvoir et ce que j'ai voulu ?
110 | C'est ce que Torrismon avait donc résolu, |
De ne point recevoir Alvide dans sa couche,
Qu'elle n'eût vu devant ce monstre, ce farouche,
Ce Germon ennemi de toute ma maison ?
NOURRICE.
Torrismon le chérit, et c'est bien la raison,
115 | Que dans ses mouvements une femme bien saine |
Suive ce qu'un époux a d'amour ou de haine.
ALVIDE.
Soit comme tu voudras, je t'accorde ce point,
Je puis pour lui complaire, aimer, ou n'aimer point ;
Que ne puis-je aussi bien alentir cette flamme
120 | Qui consomme mon coeur et me dévore l'âme ; |
Ou lui tant agréer qu'il pensât plus en moi,
Et me fit recevoir des preuves de sa foi.
Las ! Je l'espère en vain, en vain je le désire,
Mon aspect, que je crois, le gêne et le martyre ;
125 | Je lui suis à dégoût, et depuis ce moment, |
Il n'est ni mon mari, ni même mon amant.
Nourrice, je le dis, quoi qu'une pudeur sainte
Dut dans ma propre bouche étouffer cette plainte,
Je prends souvent sa main, et m'approche de lui,
130 | Et l'entends soupirer de regret et d'ennui. |
Je le vois tout tremblant, sa face devient blême,
Et me paraît, hélas ! Celle de la Mort même.
Et comme s'il cherchait quelques objets meilleurs,
Il la penche vers terre, ou la détourne ailleurs :
135 | Que s'il daigne à la fin dire quelque parole, |
C'est avec une voix interrompue et molle,
Et qui finit toujours en quelque autre soupir.
NOURRICE.
Ma fille, tout ceci marque un ardent désir.
Trembler, pâlir, jeter une timide oeillade,
140 | Ce sont tous accidents d'un coeur d'amour malade. |
Entrecouper sa voix, soupirer en parlant ;
Certes tout cela montre un feu bien violent.
Et s'il tient maintenant ses flammes plus couvertes,
Qu'il ne le faisait pas dans ces rives désertes ;
145 | Tu sauras que la nuit, et ce désert séjour |
Étaient des espérons pour réveiller l'amour.
Au lieu que le Soleil, le bruit, et le grand Monde,
Dont un Palais Royal incessamment abonde,
Jette souvent la honte au milieu du désir,
150 | Et nous contraint d'attendre un jour avec plaisir, |
Où nous en ressentons de plus vives délices,
Plus l'attente a donné d'agréables supplices.
Si bien que sur ces bords s'il fut amant hardi,
Excuse s'il paraît ici plus refroidi.
ALVIDE.
155 | Plaise au Ciel que ceci se trouve véritable, |
Tandis je me repais de sa vue agréable ;
Et venais tout exprès en ce champ spacieux,
Où souvent ses Coursiers s'exercent à ses yeux.
NOURRICE.
Madame, la maison vous est bien plus séante,
160 | Vous pouvez sans sortir vous rendre aussi contente, |
Et de votre Palais, assise en un balcon,
Le contempler à l'aise accompagnée ou non.
SCÈNE II.
NOURRICE, seule.
Nulle condition n'est si douce sur terre
Que toujours quelque soin ne lui fasse la guerre :
165 | Ni rien de grand, si fort, que le sort inconstant |
Ne le menace, ébranle, ou ne l'aile abattant. [ 2 Elle avait été donnée petite au Roi de Norvège par un Pirate, comme il se voit dans le quatrième Acte.]
Cette jeune Princesse autrefois fortunée,
D'autant plus que Princesse elle croit être née,
Et que presque aussitôt qu'elle vit la clarté
170 | Son destin l'éleva dans cette dignité : |
Lors que le Ciel devait la rendre plus contente,
C'est lors qu'elle craint plus, s'irrite, s'épouvante ;
Mais où règne l'Amour, tout courroux est banni,
Dans nous, tout reconnaît son pouvoir infini,
175 | Et si par son ardeur la haine s'est éteinte, [ 3 Elle consent d'aimer Germon pour l'amour de Torrismon.] |
Qu'elle dissipe aussi son soupçon et sa crainte ;
Et puis qu'elle a si bien fait choix de ses amours,
Que rien de son bonheur n'interrompe le cours ;
Mais j'appréhende fort que le contraire advienne, [ 4 La Nourrice craignait que Torrismon n'eut découvert qu'Alvide n'était de naissance Royale, ainsi que la Nourrice croyoit elle même.]
180 | Et ma crainte provient d'une cause ancienne, |
Qui peur tirer des pleurs de sa nouvelle peur,
Si l'Amour ne résout cette nuée en vapeur.
SCÈNE III.
Torrismon.
Le Conseiller.
TORRISMON.
Quel fleuve, ou quelle mer si vaste et si profonde
Suffirait pour laver mon crime dans son onde ?
185 | J'en ai l'âme et le corps entièrement tachez, |
Et les rayons du jour ne me sont pas cachez !
Je vis doncques encore ! Encore je respire !
Je suis encor Seigneur d'un si puissant Empire
J'ai l'épée au côté, le Sceptre dans le poing,
190 | La couronne en la tête, et je ne rougis point ! |
Il se trouve quelqu'un qui m'estime et m'honore,
Et peut-être quelqu'un qui me chérit encore !
Las c'est assurément cet ami si parfait
Qui de son amitié reçoit un tel effet,
195 | Mais que sert tout cela, si j'abhorre la vie, |
Si je me voudrais voir la lumière ravie ?
Que me sert de me voir de tant d'honneur pourvu
Si je me crois moi-même indigne d'être vu ?
De quoi m'importe-il de savoir que l'on m'aime,
200 | Si je me suis moi-même en horreur à moi-même ? |
Je m'irais bien cacher dans quelque antre écarté,
Où même de la nuit, je fuirais la clarté :
Mais qui m'assurerait qu'une honte secrète
Ne me vint pas troubler dans ma sombre retraite ;
205 | Toute fuite est bien vaine, en l'état où je suis |
Je suis celui qui fuit, et celui que je fuis :
Ni sages, ni le bruit d'un peuple téméraire
Par leurs propos mordants ne me sauraient pis faire,
Je me suis à moi-même un plus pesant fardeau,
210 | Moi-même mon témoin, mon juge, mon bourreau. |
CONSEILLER.
Si ma fidélité, Sire, vous est connue,
De grâce, montrez-moi votre âme toute nue,
Ce qui fait votre plainte, et qui vous trouble tant,
Lors qu'un mal se découvre, il s'allège d'autant.
TORRISMON.
215 | S'il fallait que quelqu'un ignorât ce mystère, |
C'était devant toi seul que je m'en devais taire,
Toi de qui mon enfance eut de si bons avis,
Que j'ai si bien reçus, que j'ai si mal suivis :
Mais ta fidélité, ta prudence et ton âge,
220 | De te déclarer tout me donnent le courage ; |
C'est pourquoi tout exprès je t'ai conduit ici
Pour t'ouvrir sans témoin ma peine et mon souci.
Tu te ressouviens bien comme sortant d'enfance,
Et de dessous le joug de ta douce puissance,
225 | Affamé d'acquérir du bruit par les dangers |
Je me mis à courir les pays étrangers :
En ce temps-là je fis une amitié si sainte,
Que rien que le trépas n'en peut rompre l'étreinte.
Le Prince qui commande aux peuples Suédois
230 | Est celui que je crus digne d'un si beau choix, |
Jeune, comme j'étais, ardent après la gloire,
Et d'un pareil désir d'éternelle mémoire :
Avecques lui je vis cent peuples différents,
Avec lui je domptais de superbes tyrans,
235 | Nous fûmes compagnons, et sur mer et sur terre, |
Nous fûmes compagnons en la paix, en la guerre,
Souvent dans les périls je lui servis d'écu,
De même que souvent sans lui j'étais vaincu
Et depuis que tous deux par la mort des deux Princes
240 | Nous fûmes rappelez à régir nos Provinces, |
Quoi qu'éloignés de lieux, nos coeurs plus que jamais
Goûtèrent les douceurs d'une agréable paix :
Toujours mille devoirs entre nous s'exercèrent,
Ni lettres, ni présents, aucun temps ne cessèrent ;
245 | Hélas ! Voici le point qui me tourmente tant : |
Ce Prince généreux, et cet amant constant,
Devant que l'amitié nous liât de ses charmes,
Au tournois de Norvège avait porté ses armes.
Là sur mille lui seul il remporta le prix,
250 | Et là des yeux d'Alvide, il fut aussitôt pris, |
Et bien qu'il n'osât pas lui déclarer sa flamme, [ 5 Parce qu'il était ennemi et combattit en Cavalier inconnu, comme on voit au troisième Acte.]
Il la garda pourtant si vive dans son âme,
Que ni longueur du temps, ni guerres, ni dangers,
Ni l'agréable aspect des pays étrangers,
255 | Ni travail du chemin, ou quelque autre mésaise |
N'amortirent en rien son amoureuse braise ;
Ainsi durant ce temps entre Amour, et nous deux,
De ses pensers secrets il nourrissait ses feux ;
Mais depuis qu'héritant le Sceptre et la Couronne,
260 | Il se chargea des soins qu'un Empire nous donne, |
Toujours l'âme tendue à son premier dessein,
Et toujours ce brasier brûlant dedans son sein,
Il tenta tout moyen, pratiqua toute voie,
Afin de parvenir au comble de sa joie :
265 | Tantôt priant en Prince, et tantôt en Amant, |
Exposant sa puissance, ou montrant son tourment.
Mais jamais du vieux Roi l'âme implacable et fière
Ne voulût accorder Alvide à sa prière,
Après tant de fureurs, et de meurtres commis
270 | Il refusa la paix avec ses ennemis, |
Et la mort de ce fils qui fut son espérance,
Excitait encor plus son ire, et sa vengeance ;
Cette mort dont Germon fut estimé l'auteur,
Et certes en ceci le bruit n'est pas menteur.
275 | Cet ami voyant donc rejeter sa demande, |
Quoi qu'il ne put brûler d'une flamme plus grande,
Sentit que ce refus, et cette inimitié
Croissant sa rage, accrût son amour de moitié,
Il résout de l'avoir en dépit de son père.
280 | Pour cet effet voici comment il délibère ; |
Il m'écrit de l'aller demander au vieux Roi ;
Que je lui céderais quand je l'aurais à moi :
Quoique je susse bien qu'une telle entreprise
M'irritait la Norvège, et blessait ma franchise,
285 | Je pensai toutefois que tout était permis |
Alors qu'il s'agissait de servir ses amis,
J'eus ma tranquillité moins chère que la sienne,
Et préférai sa paix aux douceurs de la mienne,
En un mot, devenu traître par trop de foi,
290 | Moi-même Ambassadeur je vais trouver le Roi ; |
Je suis le bienvenu, je parle d'hyménée,
Ma recherche lui plaît, la fille m'est donnée,
Je remonte sur mer, ayant mon congé pris,
Et l'emmène avec moi comme un butin de prix.
295 | Nous mettons voile au vent, éloignons le rivage, |
Alvide ayant toujours les yeux sur mon visage,
Et comme m'invitant par des regards transis
À vouloir seconder ses amoureux soucis.
Je fis comme celui qui se recueille et serre
300 | Contre les ennemis qui l'assiègent en guerre, |
Mais enfin le longtemps, et le détroit des lieux,
Les traits de son amour, l'embûche de ses yeux,
Ce pourparler muet, mais si plein d'éloquence,
Forcèrent malgré moi ma trop faible défense :
305 | Qu'il est bien vrai qu'Amour lors qu'il est combattu |
Nous en attaque après avec plus de vertu,
Et que c'est un arrêt infaillible et suprême,
Qu'on n'évite jamais d'aimer ce qui nous aime ;
Toutefois la raison maîtresse de mes sens
310 | Gouvernait jusques-là mes désirs innocents, |
Quand du milieu de l'air vinrent à l'impourvu, [ 6 Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]]
Mille éclairs redoublés éblouir notre vue,
Le Sort, le Ciel, l'Amour contre moi conjurés
Poussent les aquilons sur les flots azurés,
315 | Cent nuages épais dérobant la lumière, |
Ramènent du Chaos l'obscurité première,
Sinon qu'en cette nuit toujours brille un éclair,
Mais qui semble épaissir les ténèbres de l'air ;
Jusqu'aux cercles du Ciel la tempête s'élève,
320 | Et jusques aux Enfers la même après se crève |
Enfin l'orage fond : Tandis que nos vaisseaux
Tristement dispersez errent parmi les eaux ;
Le nôtre fut porté dedans un bord sauvage :
Là tandis que chacun descend sur le rivage
325 | Que l'un allume un bois tout fumant et mouillé, |
L'autre essuie un habit de limon tout souillé,
Je reste avec Alvide au fonds de notre tante,
Qui me serrait encor de peur toute tremblante,
Et déjà la nuit propre aux doux larcins d'Amour,
330 | À ses sombres flambeaux faisait céder le jour ; |
Ce fut en ce moment que je rendis les armes
Et que je fus vaincu par de si puissants charmes ;
Une rage d'amour tout mon corps vint saisir,
Qui lors me contraignit d'assouvir mon désir,
335 | Alors je violais par un énorme crime |
L'honneur, la foi, les lois d'une amour légitime,
D'ami je devins traître, et ma lâche action
Me rendit en aimant digne d'aversion :
Depuis mille pensers incessamment m'assaillent
340 | Mille pressants remords nuit et jour me travaillent, |
Quelque part que je tourne et les yeux et l'esprit,
Ma faute que la nuit de ses ombres couvrit,
Me semble d'un chacun en plein jour aperçu,
Voire qu'en la faisant tout le monde l'a sue ;
345 | Ce mien ami trahi, s'offre à tous coups à moi, |
Il m'accuse, se plaint, me reproche sa foi ;
Mais las ! Ce n'est pas tout à ces remords de l'âme,
L'Amour ajoute encore ses tourments et sa flamme,
Et de croire jamais que je puisse laisser
350 | Alvide sans mourir, je n'y saurais penser, |
Aussi certes la mort est la plus courte voie,
Pour sortir des ennuis où mon coeur est en proie :
Et puisque d'un tel noeud je suis enveloppé
Qu'il ne se peut dissoudre, il faut qu'il soit coupé :
355 | Car au moins en mourant j'aurai cette allégeance, |
Que d'un si cher ami je ferai la vengeance,
Lavant dedans mon sang ma honte et mon forfait
Si rien peut effacer le crime que j'ai fait.
CONSEILLER.
Sire, plus la personne est éminente et haute,
360 | La honte en est plus grande, et plus grande la faute, |
Un coup dessus le bras blesse légèrement,
Mais reçu dans la tête il porte au monument :
De même cette erreur qui mise à la balance
Serait peu dans quelqu'un de petite importance,
365 | Dans des coeurs généreux, et parmi de grands Rois, |
Est certes, je l'avoue une erreur de grand pois :
Mais ce n'est qu'une erreur, et nullement un crime,
Erreur où l'Amour sert d'excuse légitime,
Comme on ne se doit point donner d'éloge faux,
370 | On ne doit point à tort imputer de défauts. |
Sire, vous n'êtes point ni scélérat, ni traître,
Celui seul est méchant qui prend plaisir de l'être.
Mais qui sans consentir par force est emporté,
Pêche peu, puisqu'il pèche étant sans liberté :
375 | Les grandes passions troublent les grands courages, |
Comme les grandes mers ont les plus grands orages.
Et partant recevez dans ce triste malheur,
Le frein que la raison offre à votre douleur.
Je veux laisser à part tant de fameux exemples
380 | De héros à qui même on érigea des temples, |
Qui se montrant d'ailleurs invincibles guerriers,
Aux myrtes de l'Amour, soumirent leurs lauriers,
Une jeune beauté fut en votre puissance,
Longtemps à ses attraits vous fîtes résistance,
385 | Il vous fallut enfin répondre à ses amours, |
Mais modérant vos feux, vos regards, vos discours :
Depuis l'Amour, le lieu, le Temps et la Fortune,
Se pleurent à détruire une foi non commune :
Vous faillîtes de vrai, mais d'un péché d'amour,
390 | Qui ne mérite pas que l'on se prive du jour ; |
Et celui qui se cause une fin violente,
N'amoindrit pas sa faute, au contraire il l'augmente.
TORRISMON.
Si la mort ne saurait amoindrir mon pêché,
Par elle au moins mon deuil se verra retranché.
CONSEILLER.
395 | Mais plutôt s'accroîtra d'une gêne nouvelle. |
TORRISMON.
Vivrai-je avec Alvide, ou bien séparé d'elle ?
Je ne la puis garder sans une trahison,
Et ne puis sans mourir l'ôter de ma maison :
Ainsi c'est vainement que tu m'enjoins de vivre,
400 | Il faudra bien qu'enfin la douleur m'en délivre. |
Non, non, cela n'est pas échapper à la mort,
Mais plutôt pour mourir choisir le pire sort.
CONSEILLER.
Le Temps, grand Médecin, obtient ce privilège,
Qu'il n'est point de douleur qu'à la fin il n'allège ;
405 | Mais sans vouloir attendre un si lâche appareil, |
Appelez au secours votre propre conseil.
TORRISMON.
Mon mal sera bien long s'il faut que le temps m'aide
Et si c'est ma raison, bien faible est mon remède.
CONSEILLER.
La raison a toujours de quoi nous consoler,
410 | Et le Temps est si prompt qu'il nous semble voler. |
TORRISMON.
Il vole en apportant ce qui trouble et tourmente,
Mais s'il apporte un bien, lors sa démarche est lente.
CONSEILLER.
Son vol est néanmoins toujours précipité,
Et notre esprit fait seul son inégalité.
TORRISMON.
415 | Mais quand (comme tu dis) pour rendre ce mal moindre, |
La raison et le temps leurs forces viendraient joindre,
Alvide pourra-t-elle étant à Torrismon,
Être tout à la fois la femme de Germon ?
L'effet qui confirma ma foi devant donnée,
420 | Fait qu'Alvide est à moi par un juste hyménée : |
Verrai-je donc ma femme entre les bras d'autrui ?
Non, non, la seule mort finira mon ennui.
Moi mort, Germon l'aura comme une honnête femme,
Et vivant, il ne peut l'avoir que comme infâme.
CONSEILLER.
425 | Sire, il est bien certain que Germon ne doit pas |
La posséder à femme, avant votre trépas :
Mais il ne s'ensuit point que d'une main sanglante,
Vous deviez vous causez une mort violente.
L'âme ne doit jamais par d'injustes efforts,
430 | Sans le vouloir des Dieux abandonner son corps ; |
S'il est besoin pourtant que l'un ou l'autre arrive :
Que Germon perde Alvide, et que Torrismon vive.
TORRISMON.
Lui privé de sa Dame, et moi d'un tel ami,
Ah ! Vivre en cet état n'est pas vivre à demi.
CONSEILLER.
435 | Il faut bien supporter d'une âme résolue, |
Des arrêts du Destin la puissance absolue.
TORRISMON.
Fasse donc ce Destin ma perte ou mon bonheur.
CONSEILLER.
J'ai pourtant un moyen qui sauve votre honneur :
Car s'il est vrai qu'Alvide a pour vous tant de flamme
440 | Que vous soyez son coeur, son esprit et son âme, |
Pourra-t-elle souffrir d'avoir pour son époux
Cet amant odieux, l'objet de son courroux ?
Qui fut un peu devant aux siens si fort contraire,
Et qui semble encor teint du sang de son cher frère.
445 | Sa haine et son refus vous pourront trop fournir, |
De sujets spécieux de quoi la retenir.
Ce n'est pas, direz-vous, le fait d'un bon courage
De vouloir jamais faire aux Dames nul outrage,
Nous la prierons ensemble, et ne laisserons rien
450 | De ce que nous verrons, être pour votre bien : |
Tandis si de Germon l'âme est si généreuse,
Les froideurs éteindront son ardeur amoureuse :
Par là vous obtiendrez ce sensible bonheur
De conserver l'ami, l'épouse et votre honneur.
TORRISMON.
455 | L'honneur suit et s'attache à l'action louable |
De même que du corps l'ombre est inséparable.
CONSEILLER.
L'honneur qui vient du monde est un bien qui souvent
Gît en l'opinion, et se repaît de vent,
Un mal caché ne peut ternir notre mémoire
460 | Non plus qu'un bien secret accroître notre gloire, |
Mais afin que l'honnête avec l'honneur soit joint,
Et que votre amitié ne se démente point ;
Donnez-lui votre soeur ; On ne perd rien au change,
Alors que l'on reçoit un Ange pour un Ange.
TORRISMON.
465 | L'Amour ne souffre point un échange pareil. |
CONSEILLER.
De la Raison, l'Amour suit souvent le conseil.
TORRISMON.
Hélas ! Rosmonde fuit d'une haine obstinée,
La Pompe, la Grandeur, l'Amour, et l'Hyménée.
CONSEILLER.
Elle est et sage et douce, un avis sage et doux,
470 | La fera consentir à prendre cet époux. |
TORRISMON.
Seul et dernier refuge au malheur qui me presse,
Je suivrai ce conseil qui vient de ta sagesse :
Et s'il se trouve vain, mon recours est la mort,
Qui présente à tous maux un favorable port.
ACTE II
SCÈNE I.
Gentilhomme de la part de Germon, Torrismon.
GENTILHOMME.
475 | Grand Roi dont la valeur à nulle autre ne cède, |
J'arrive de la part du Prince de Suède.
Il souhaite tout heur à votre Majesté,
Et m'a donné ce mot pour vous être porté.
TORRISMON.
La lettre est de créance : Or tout ce qui vous reste
480 | C'est que vous me rendiez son désir manifeste. |
GENTILHOMME.
Sire, sans vous tenir plus longtemps en souci,
Le Roi Germon mon maître, est si proche d'ici,
Qu'avant que du Soleil la brillante lumière
Étincelle à nos yeux du haut de sa carrière
485 | Il aura dans ce lieu le bonheur de vous voir. |
Je suis venu devant vous le faire savoir,
Et qu'on ne peut lui faire une faveur plus grande
Qu'en l'accueillant ainsi que l'amitié demande
Sans qu'on se mette en peine afin de l'honorer,
490 | C'est ce dont par ma bouche il vous vient conjurer : |
Comme ayant à dédain toutes ces vaines marques
Dont se laissent flatter la plupart des Monarques :
Il se ressouvient bien de cet âge plus doux
Où toute chose était si commune entre vous,
495 | Les voyages, les prix, les combats et la gloire, |
Surtout votre amitié demeure en sa mémoire :
Peut-être toutefois j'en parle sans besoin
À qui la garde aussi dans son coeur avec soin.
TORRISMON.
Ô Souvenir ! Ô temps ! Ô la douce nouvelle
500 | Que j'apprends maintenant d'un ami si fidèle ! |
Je le reverrai donc, et dans si peu de temps !
Ah ! J'en soupire d'aise, et mes esprits contents
Il soupire.
Ne pouvant plus tenir un tel excès de joie
Ont pour se décharger recours à cette voie.
GENTILHOMME.
505 | Sire, si vous aimez notre invincible Roi |
D'une si pure ardeur, et d'une telle foi,
Je vous puis bien jurer qu'il vous rend la pareille
Et qu'il est ici bas des amis la merveille.
TORRISMON.
Je le sais par épreuve.
GENTILHOMME.
Il est si satisfait
510 | De voir que votre hymen aujourd'hui se parfait, |
Qu'en guise d'un torrent qui franchit son rivage
Votre contentement déborde en son visage ;
Il est ravi d'ouïr quelqu'un lui raconter
Ces grandes actions qui vous font redouter,
515 | Tant de rares vertus, et de paix, et de guerre, |
Et ces longues erreurs, et sur mer, et sur terre,
Le prix de votre épouse, et d'un hymen si doux,
Enfin il ne se plaît qu'à s'enquérir de vous.
TORRISMON.
Aussi fais-je de lui ; Mais lassé du voyage
520 | Ne vous travaillez pas par un plus long langage, |
Je recevrai le Prince, ainsi qu'il l'a voulu,
Ici comme en Suède il est maître absolu.
Cependant la fatigue au repos vous invite,
Allez, et lui rendez tout l'honneur qu'il mérite.
SCÈNE II.
TORRISMON, seul.
525 | À la fin se retire, et s'ôte de mes yeux, [ Parlant à ses gens.] |
Un qui me reprochait mon forfait odieux.
Chaque mot qu'il disait m'était comme une flèche
Qui faisait dans mon coeur une mortelle brèche.
Ô sale conscience ! Ô pauvre Torrismon !
530 | Que vas-tu devenir à la voix de Germon ? |
La pierre sur Sysiphe incessamment pendante,
Ne le presse pas tant que me fait son attente,
Ah Dieux ! Que son aspect m'est un fardeau pesant,
De quel front, de quels yeux le verrai-je présent ?
535 | Ciel, qui n'as plus pour moi que des objets funèbres, |
Que n'enveloppes tu l'univers de ténèbres ?
Et toi Soleil pourquoi retournant sur tes pas
Afin de me cacher, ne te caches tu pas ?
Je devais, je devais faire cette prière
540 | À l'heure que si mal j'usai de ta lumière, |
Et que je tins mes yeux attachez à l'objet
Qui de tous mes malheurs est le triste sujet ;
Alors ils en tiraient un bien illégitime
Qui depuis a fourni de matière à mon crime,
545 | C'est pourquoi maintenant ils s'ouvrent justement |
À la douleur, aux pleurs, à la honte, au tourment :
Afin que cette main constante et généreuse
Mette une prompte fin à ma peine amoureuse ;
Mais déjà l'heure approche, et le moment fatal
550 | Où je veux, mais en vain, échapper à mon mal : |
Si par la volonté d'une mère absolue
Ma soeur aux lois d'hymen ne se voit résolue.
Pour Alvide elle est preste à faire mon vouloir,
Sur elle, son amour me donne tout pouvoir ;
555 | Mais qui dit que Germon oublie ainsi sa Dame |
Et reçoive aisément une nouvelle flamme ?
Ah ! Si je trouve vain ce fidèle conseil,
La mort seule à mes maux servira d'appareil.
SCÈNE III.
ROSMONDE, seule.
Heureuse celle-là, soit maîtresse ou suivante
560 | Qui sait toujours garder une vertu constante, |
Et qui dans la douceur des plaisirs innocents
Conserve en pureté l'usage de ses sens :
Mais qui peut vivre ici sans souillure ni tâche,
Si l'honneur et les biens où notre âme s'attache,
565 | Eux-mêmes ne sont rien qu'un bourbier où souvent |
Nous sommes empêchés de passer plus avant ;
Moi qu'un vent de fortune en ces lieux a portée,
Qui comme soeur de Roi par tout suis respectée, [ 8 Elle n'était pas véritable soeur de Torrismon, mais fille de la Nourrice qui l'avait vouée aux Dieux devant même qu'elle vint au monde, comme il se void dans le 4. acte.]
Je fuirais ces grandeurs, pour suivre en liberté
570 | Les doux contentements d'une humble pauvreté : |
Au lieu que maintenant les festins et la danse
Demandent jour et nuit mon temps et ma présence,
D'où vient qu'aucune fois un repentir secret
Me trouble et me remplit de honte et de regret :
575 | Qu'une fille vouée aux Dieux dès sa naissance |
Pour les choses du monde ait tant de complaisance !
Mais qui peut se défendre et s'empêcher d'aimer ?
Qui proche d'un beau feu ne pourrait s'enflammer ?
Hélas malgré moi, j'aime , et brûle pour mon maître,
580 | Je le cherche et le fuis quand je le vois paraître ; |
Ainsi, je me déplais et de ma passion
Et même bien souvent de son affection ;
Me le faut-il aimer comme soeur ou servante ? [ 9 Ou dont il entretenait la sienne, ou qu'il témoignait pour Alvide.]
Mais s'il hait d'une soeur l'ardeur trop violente :
585 | Soyons donc sa servante, et dessous un tel nom |
Essayons de gagner le coeur de Torrismon .
SCENE IIII.
Rusille, mère de Torrismon, Rosmonde.
RUSILLE.
Hé quoi ! N'aurais-tu peu, ma fille, encore apprendre,
Qu'ici le Roi Germon dedans peu se doit rendre ?
ROSMONDE.
Madame, je le sais.
RUSILLE.
Tu ne le fais pas voir.
ROSMONDE.
590 | En cette occasion quel est donc mon devoir ? |
RUSILLE.
Tu le dois recevoir avec la jeune Reine.
ROSMONDE.
Je m'y prépare aussi.
RUSILLE.
Que ne mets tu donc peine
À croître ta beauté par de plus beaux habits,
À te faire briller de perles, de rubis ?
595 | Serait-ce pas pécher contre la bienséance, |
De recevoir un Prince en cette négligence ?
Encore un en tel jour, où chacun à l envi
Témoigne le plaisir dont son coeur est ravi :
Joint qu'en un simple habit la beauté perd sa grâce,
600 | Comme le diamant qui dans le plomb s'enchâsse. |
ROSMONDE.
La beauté dont la femme à tort fait tant de cas
Nuit autant à qui l'a qu'à ceux qui ne l'ont pas ;
Et je tiendrai, Madame, une fille bien sage
Qui ne fera jamais montre de son visage.
RUSILLE.
605 | Cette beauté, ma fille, est notre propre bien, |
Comme à l'homme, le coeur, et la force est le sien.
La Nature voulut qu'en nous elle tint place,
D'éloquence, d'esprit, de prudence et d'audace,
Et fut en ce seul don plus prodigue envers nous,
610 | Qu'elle n'avait été libérale envers tous. |
Par elle, le Savoir, le Conseil, le Courage,
Abaissez à nos pieds nous viennent rendre hommage.
Par elle, la Victoire et les sanglants Lauriers
Appartiennent à nous et non pas aux guerriers ;
615 | Nos combats sont plus beaux, plus grand notre trophée |
Que ceux dont l'ennemi voit sa rage étouffée ;
Car celui-ci vaincu déteste dans son coeur
Sa honteuse défaite, et maudit son vainqueur :
Où ceux de qui nos yeux remportent la victoire,
620 | En bénissent les coups et les tiennent à gloire : |
Ils deviennent amants, aussitôt que soumis,
Et n'ont plus rien de cher comme leurs ennemis ;
Or si l'on ne croit pas que celui-là soit sage
Qui refuse l'honneur d'être homme de courage,
625 | Quelle estime fais-tu d'une jeune beauté, |
Qui méprise ce titre, et cette qualité ?
ROSMONDE.
Je croyais qu'il fallut faire bien plus de conte
D'une honnête pudeur, d'une modeste honte :
Qu'un coeur chaste ou brûlant d'un feu religieux,
630 | Fut dedans nous un don qui valait beaucoup mieux ; |
Et me persuadais qu'en nous un beau silence
Récompensait le prix d'une heureuse éloquence :
Ou bien que la beauté n'avait rien de charmant
Qu'entant que des vertus elle était l'ornement.
RUSILLE.
635 | Si c'est un ornement la femme est obligée |
À ne la pas laisser sottement négligée.
ROSMONDE.
Si c'est un ornement, elle est belle de soi :
Mais quoique je ne sache aucuns attraits en moi,
Et que vous me voyez d'un regard favorable,
640 | Pour vous sembler pourtant encor plus agréable, |
Je veux bien m'enrichir de plus beaux ornements.
RUSILLE.
Tu commences d'avoir de meilleurs sentiments,
Et je veux espérer que ce Prince invincible
Sera comme je suis, à tes grâces sensible,
645 | Et qu'il dira souvent en soupirant tout bas : |
Celles de mon pays n'ont point de ces appas.
ROSMONDE.
Ne permette le Ciel qu'aucun pour moi soupire.
RUSILLE.
Non pas même le Roi d'un si puissant Empire ?
Quoi ! Tu ne voudrais pas qu'épris d'un chaste amour,
650 | Des peuples Suédois il te fît Reine un jour ? |
ROSMONDE.
Madame puis qu'ici je ne puis plus me taire,
Mon dessein est de vivre, et libre, et solitaire ;
Et j'estime le prix de ma virginité,
Plus que tous les honneurs d'une Principauté.
RUSILLE.
655 | Je ne m'étonne pas qu'une jeune personne |
Ignore que la vie en mille maux foisonne :
Qu'elle est comme un dur joug au dire des plus sains,
Que Nature et le Ciel imposent aux humains,
Sous qui dans peu de temps on se lasse et s'ennuie,
660 | Si réciproquement l'hymen ne nous appuie : |
Alors l'homme et la femme ayant un seul vouloir,
Vont partageant entre eux leur charge et leur devoir :
Lors chacun d'eux reçoit une nouvelle vie,
Au milieu des plaisirs où l'amour les convie,
665 | Et le faix qui devant leur semblait importun, |
Est facile et léger étant rendu commun.
Qui vit jamais taureau tirer à la campagne,
Sans qu'un autre à ses flancs son labeur accompagne ? [ 10 Cette comparaison semblerait un peu rustre si elle n'était adoucie par cette métaphore qui la précède, que la vie est un dur joug, et puis que est tirée une chose familière en ce pays là.]
C'est encor un sujet de plus d'étonnement,
670 | De voir vivre une Dame, et seule, et sans amant. |
Et ce que je te dis, je le dis par science,
Et comme en ayant fait moi-même expérience :
Car durant que vécut le Roi mon cher époux,
Il m'aida tellement que tout mal me fut doux :
675 | Mais depuis que la Mort m'eût de lui séparée, |
Ah Mort ! Toujours amère, et toujours honorée !
Je languis à toute heure, et mes membres pesants,
Succombent plus d'ennui que du fait de mes ans ;
Las ! Je ne viens jamais à fouler cette couche,
680 | Où j'ai tant recueilli de douceurs sur sa bouche, |
Tant donné de baisers, et tant reçu des siens,
Où nous avons mêlé de si doux entretiens,
Et goûté d'un repos rempli de tant de charmes,
Qu'au même instant mes yeux ne la baignent de larmes :
685 | Mais où m'emportes-tu, fâcheux ressouvenir ? |
Que je retourne au point où je voulais venir.
S'il a comblé mes jours d'honneur et d'allégresse,
J'ai souvent adouci l'aigreur de sa tristesse.
Et d'autant qu'il m'aidait avec son bon conseil
690 | Il recevait de moi quelque secours pareil ; |
Enfin durant le temps d'un si cher hyménée,
Autant qu'il est en nous je vécus fortunée,
Malheureuse en ce point que le même tombeau
N'éteignit pas mes jours, éteignant son flambeau.
695 | Ma fille, plaise aux Dieux qu'un tel hymen t'arrive ! |
Donc si Germon t'aimait, ne fais point la rétive :
Voudrais tu refuser ce Prince pour amant
Qui te pourrait combler d'un tel contentement ?
ROSMONDE.
Encore qu'il soit vrai qu'en celles de notre âge,
700 | Plus sage est celle-là qui croit être moins sage, |
Et qui sans contrôler ce qu'une mère dit
Donne à ses sentiments un absolu crédit.
Je dirai toutefois, sans pourtant me défendre,
Ce qu'en communs discours j'ai peu souvent entendre :
705 | Qu'encore qu'un époux allège quelques maux, |
Aux ennuis qu'il nous cause, ils ne sont pas égaux ;
Hé ! N'est-il pas fâcheux qu'il faille qu'on révère
Son seul commandement, ou facile, ou sévère ?
Un grand nombre d'enfants n'est-ce pas un grand soin ?
710 | Leurs courses, leurs périls, leurs voyages au loin ; |
Leur mort, leur maladie, et tant de maux semblables
Que font-ils qu'affliger les mères pitoyables ?
Et si l'on me dit vrai la grossesse est aussi
Un long fardeau qui doit donner bien du souci.
715 | Ainsi, l'enfant d'hymen, la chose la plus chère, |
Est pour le père un fruit, mais un fais pour la mère,
Qui comme s'il était à son mal destiné,
Lui pèse avant que naître, en naissant, étant né :
Or vous m'accorderez qu'une fille est exempte [ 11 On ne doit point trouver à redire qu'une Princesse comme on croyait Rosmonde, ait ces considérations, car la Fortune n'ôte rien aux droits de la Nature, quelque grandeur qu'ait une mère elle est toujours mère. Ni qu'une fille parle de sa grossesse, puis que c'est en termes très honnêtes.]
720 | De toutes ces douleurs que l'hymen nous présente : |
Que s'il arrive aussi que la femme et l'époux
Entretiennent entre eux la haine et le courroux :
Est-il quelque malheur plus étrange sur terre,
Que d'être ensemble joints pour se faire la guerre ?
725 | Ou si la femme encor trouve un sot, un brutal ; |
Quel sort si détestable au sien peut être égal ?
Se peut-on figurer un si cruel servage
Que celui qu'elle souffre au joug du mariage ?
Mais posons que tous deux d'âme et de coeur unis
730 | Goûtent dans leur accord des plaisirs infinis : |
Pourrons nous espérer qu'une semblable vie
De mille soins cuisants ne sera pas suivie ?
Alors plus la femme aime, et plus on l'aime aussi,
Et moins vous la verrez exempte de souci.
735 | Si son époux a peur, elle est dans les alarmes, |
Son deuil cause le sien, et ses pleurs font ses larmes,
Et quoique renfermée en quelque château fort
Elle craint tous les maux de la guerre et du sort ;
Je ne veux point ici chercher d'autres exemples,
740 | J'en ai Madame en vous des preuves assez amples, |
En vous qui quelquefois me prêtez du secours
Que je puis opposer à vos propres discours :
Car si par un arrêt de la mère Nature
Son époux bien aimé tombe en la sépulture,
745 | Tous ses contentements entrent lors au cercueil, |
Elle est autant que morte, et ne vit plus qu'au deuil ;
Ainsi le mariage ou fécond, ou stérile,
En mille déplaisirs sera toujours fertile,
Et la Haine, et l'Amour causent également
750 | Ses dégoûts, ses soucis, sa peine, et son tourment : |
Ce n'est pas toutefois pourquoi je le méprise,
D'un plus noble désir je me sens l'âme éprise ;
Un zèle, et saint amour de la virginité,
Fait que je l'ai toujours jusqu'ici rejeté ;
755 | J'aimerais beaucoup mieux le coeur enflé d'audace |
Presser avec ardeur un sanglier à la chasse,
Lancer le javelot, et dans le fort d'un bois
Le voir tout écumant, et réduit aux abois ;
Et puisque je ne puis me couvrir d'un heaume
760 | Comme faisaient jadis celles de ce Royaume, |
Au moins à la façon d'un généreux guerrier
Porter sa hure en main, en guise de laurier ;
Mais puisque je me vois loin de toute apparence
De parvenir au but d'une telle espérance,
765 | Du moins j'imiterai vivant en liberté |
La biche solitaire en un bois écarté,
Plutôt que le Taureau qui tire à la campagne
Sans qu'un autre à ses flancs son labeur accompagne.
RUSILLE.
Rien n'est en l'univers si fort exempt de pleurs,
770 | Qu'on n'y trouve toujours des sujets de douleurs. |
Mais sans plus comparer une vie avec l'autre,
Saches que tu naquis pour ton bien, et le nôtre,
Tu naquis pour le bien de moi, qui t'enfantai,
Pour le bien de celui qu'en ces flancs je portai,
775 | Tu naquis pour le bien de cette grande ville, |
Et pour la maintenir en un état tranquille,
Pourquoi doncques ma fille ( Ah ! Perds ce vain désir )
Voudrais-tu toujours vivre et seule, et sans plaisir ?
Le bien de ce Royaume, et celui de ton frère,
780 | Demandent qu'à l'hymen tu ne sois pas contraire. |
Pourras tu donc priver d'un si juste secours,
Ton frère, ton pays, ta mère en ses vieux jours ?
Ah ! Prends pitié de moi, songe que mes années,
Par ma prochaine fin vont être terminées ;
785 | Pourquoi donc m'envier ce reste de plaisir |
Avant qu'un prompt trépas me le vienne saisir :
Ne veux-tu pas souffrir qu'avant ma mort je voie
D'autres portraits vivants renouveler ma joie ?
Et que pour accomplir le comble de mes voeux,
790 | De l'un et l'autre fils, me naissent des neveux ? |
ROSMONDE.
Madame, j'y consens, et qu'à cela ne tienne
Qu'un si noble souhait bientôt ne vous advienne :
Par force, et en soupirant.
Une fille a sa mère obéit justement.
RUSILLE.
Va donc pour te parer d'un plus riche ornement.
SCÈNE V.
RUSILLE, seule.
795 | Une veuve ne peut se dire infortunée |
Qui flatte en ses enfants sa douleur obstinée,
Et qui trouvant en eux comme un puissant appui,
Y laisse reposer tout ce qu'elle a d'ennui.
Jamais il ne lui faut vivre plus retirée,
800 | Ils font que sa vieillesse est toujours honorée. |
Quoiqu'un nombre d'enfants soit sans doute un grand don,
Il suffit d'une fille avec un seul garçon.
Dans ce nombre aujourd'hui ma fortune amoureuse
Entreprend de me rendre entièrement heureuse :
805 | Jour pour moi glorieux, où j'aperçois les miens |
Au comble de beauté, de valeur, et de biens :
Mais voici Torrismon en habits magnifiques,
Et tel qu'il se fait voir en nos fêtes publiques ;
Cependant que sa soeur, autre astre de mes yeux,
810 | S'en va pour se parer de ce qu'elle a de mieux. |
SCÈNE VI.
Rusille, Torrismon.
RUSILLE.
Après s'être longtemps contre moi défendue,
Enfin à mon vouloir Rosmonde s'est rendue ;
Mais, non sans témoigner un secret déplaisir ;
Et sans quitter la place en jetant un soupir ;
815 | Ô ! S'il plaisait aux Dieux qu'une même journée, |
Étreignit les saints noeuds de ce double hyménée,
Et que comme j'espère, elle se trouvât bien
D'avoir suivi l'avis de son frère, et le mien !
TORRISMON.
Je crois que ce n'est pas faire en homme bien sage
820 | De joindre avec ce Prince, un coeur ainsi sauvage, |
Et que c'est tout ainsi que qui voudrait forcer
Quelque limier farouche à courir et chasser.
Mais soit ce qui pourra, s'il la veut qu'on lui donne.
RUSILLE.
À la bonne heure soit.
TORRISMON.
Ou malheureuse, ou bonne.
825 | Cependant que la Cour soit superbe en habits, |
Que tout y brille d'or, de perles, et de rubis :
Que ma soeur soit suivie ainsi qu'elle mérite :
Qu'Alvide à ses côtés ait cent filles d'élite ;
Qu'elle fasse éclater un appareil Royal
830 | Et porte dessus soi le manteau nuptial, |
Que les jeux, les festins, les ballets, et la danse
Témoignent à l envi notre réjouissance.
De moi, puisque le Prince est si prés d'arriver,
Avec mille chevaux je m'en vais le trouver.
ACTE III
SCÈNE I.
LE CONSEILER, seul.
835 | On voit peu d'amitiés qui ne fassent naufrage, |
Toujours la passion soulève quelque orage :
Toutefois l'amitié dont s'est lié mon Roi,
Par les noeuds mutuels d'une éternelle foi ,
Quoi que du vent d'amour cruellement poussée,
840 | Demeure encore ferme, et n'est point renversée : |
Ainsi, tel qu'un Nocher qui conduit le timon,
Je suis prêt de voguer où m'enjoint Torrismon.
Je dois tantôt parler au Prince de Suède,
Pour lui tirer du coeur l'amour qui le possède ;
845 | Je trouve cependant les Ministres des Rois |
Certes assujettis à de fâcheuses lois :
Que tout ce qu'un Royaume a de dures affaires
Ce soit là seulement leurs emplois ordinaires,
Et que nous prononcions de rudes jugements,
850 | Et condamnions souvent aux derniers châtiments, |
Tandis que nos Seigneurs se gardent la puissance
D'octroyer les faveurs, les dons, la récompense.
Ce n'est pas toutefois que la difficulté
M'empêche de tenter ce qu'on m'a consulté,
855 | Je chéris tellement mon Prince, et son mérite, |
Que j'estime pour lui ma peine trop petite ;
Mais je crains bien souvent de travailler en vain
S'il ne daigne lui même aussi prêter la main.
Que la fortune donc soit ici favorable,
860 | Et donne à mon conseil un succès souhaitable : |
Qu'au grand Prince des Goths, celui des Suédois
Quitte ce mariage, et cet amoureux chois :
Car encor que des deux pareille soit la gloire,
Des vieux Goths toutefois plus noble est la mémoire.
SCÈNE II.
ROSMONDE, seule.
865 | Après qu'en si haut lieu tu m'as daigné porter, |
Fortune veux tu donc encore me flatter ?
M'élèves tu toujours afin que j'appréhende
De plus sensibles coups d'une chute plus grande ?
Je ne vois désormais que des sujets de peur,
870 | Ton éclat me paraît mensonger et pipeur ; |
Il est temps, il est temps que je quitte tes pompes
Et la fausse lueur des biens dont tu nous trompes :
Qu'attends-je pour laisser ce qui n'est pas à moi ?
Ne suffisait-il pas qu'on me crut soeur de Roi ,
875 | Sans qu'il me faille encore usurper effrontée |
La couche qu'une Reine a seule méritée ?
Donc ma mère aura fait des veux qui seront vains ?
Sur qui j'ai tant jeté de fleurs à pleines mains,
Dont la tombe souvent de mes pleurs arrosée,
880 | Sait quel zèle pour elle a mon âme embrasée ; |
Non, il n'en sera rien : Je remets à la fin
Tout ce que m'a prêté le Sort et le Destin,
Je n'en ai que par trop gardé la jouissance,
J'ai vécu fille heureuse, et dedans la puissance.
885 | Maintenant je vivrai dans ma condition, |
Loin du grand bruit du monde, et sans ambition.
SCÈNE III.
Torrismon, Germon.
TORRISMON.
La haine des mortels devrait être mortelle,
Comme leur amitié demeurer éternelle : [ 12 Il avait autrefois eu des grandes guerres entre le Royaume des Goths et celui de Suède.]
Qu'à présent tous courroux soient pour jamais éteints
890 | Avec ce noble sang dont nos champs furent teints : |
Et qu'en ce lieu, la paix du vouloir des deux Princes,
Commence à s'établir dans toutes nos Provinces.
GERMON.
Si devant, par l'effet d'une sainte amitié
Vous fûtes Torrismon ma plus chère moitié :
895 | À cette heure je suis tout à vous sans réserve, |
Hormis toujours la part que l'Amour se conserve ;
C'est par votre moyen qu'Alvide dans ce jour
Va rendre fortunés ma vie et mon amour.
C'est par vous que je vis, par vous que j'aime encore,
900 | Et que je puis jouir de celle que j'adore, |
Et s'il arrive aussi que par votre moyen
Alvide soit ma femme, et me veuille du bien,
Recueillir pour sa haine, une amour conjugale,
Est-il quelque faveur a vos faveurs égale ?
TORRISMON.
905 | Aussi suis-je tout votre, et me donnant à vous |
Avec elle qui croit que je suis son époux,
J'accomplis mon devoir, mais sans vaincre sa haine : [ 13 Il dit cela à dessein, et veut témoigner de la franchise, mais pourtant avec beaucoup de froideur.]
Que ne puis-je aussi bien fléchir cette inhumaine,
Amollir sa rigueur, et vous gagner sa foi,
910 | Comme vous pourrez voir qu'il ne tient pas à moi : |
Qu'aujourd'hui donc par moi votre espoir réussisse,
Qu'Alvide aime Germon, et Germon me chérisse ;
C'est en vain qu'on attend des vengeances de nous,
Je n'ai ni coeur ni bras à trancher contre vous.
GERMON.
Plutôt rebrousseront les eaux vers leur naissance,
Et plutôt le Soleil doit prendre un autre cours
Que mon amitié cède à de nouveaux amours ;
Mais adieu, je vous laisse avec la belle Alvide.
TORRISMON.
920 | Ah ! Si tu connaissais combien je suis perfide . |
SCÈNE IIII.
Torrismon, Alvide.
TORRISMON.
Madame, ce Seigneur est venu tout exprès
Pour honorer l'hymen dont on fait les apprêts :
C'est un grand cavalier, et d'une haute estime,
Et ce qui passe tout, réserve ami plus intime ;
925 | Et quoi que la Norvège ait par lui tant souffert, |
Son bras à vous servir vous est pourtant offert ;
Donc pour gage assuré de paix et d'alliance,
Donnez lui votre main et votre bienveillance.
Faites-le, car il m'aime, et vous chérit aussi.
ALVIDE.
930 | Rien que votre amitié ne m'oblige à ceci : |
Une femme ne doit avoir pour agréables
Que ceux que son époux lui rend considérables :
Sa valeur ne me plaît, ni son affection,
Que pour avoir gagné votre inclination.
TORRISMON.
935 | De votre sage amour j'avais cette assurance, |
Et les effets n'ont point trompé mon espérance ;
Donc qu'un ressouvenir amer et soucieux,
Ne trouble point ce jour, ni l'éclat de vos yeux. [ 15 à cause de l'inimitié qu'elle avait pour Germon.]
ALVIDE.
Mon coeur n'aura jamais d'ennui ni d'allégresse,
940 | Que ce que vous aurez de joie ou de tristesse, |
Sur moi vous possédez un absolu pouvoir.
En me donnant à vous, j'y donnai mon vouloir :
Je pourrai me haïr si Torrismon ne m'aime :
Et s'il aime Germon, je puis l'aimer de même.
TORRISMON.
945 | Toute haine s'éteigne en ce bienheureux jour, |
Et la haine jamais n'éteigne notre amour. [ 16 Il la quitte voyant venir le gentilhomme avec les présents de la part de Germon]
SCÈNE V.
Gentilhomme de la part de Germon, Alvide.
GENTILHOMME.
Grande Reine, ces dons viennent du Roi mon maître,
L'un de vos serviteurs qui prise plus de l'être,
Et qui fait plus de cas d'un si sensible honneur,
950 | Que si du monde entier on le disait Seigneur. |
ALVIDE.
Voila certes des dons d'une main libérale,
Et votre courtoisie est aussi sans égale .
GENTILHOMME.
Rien ne peut égaler ce que vous méritez :
Que ces dons toutefois ne soient pas rejetés ;
955 | Recevez en faveur de celui qui les donne, |
Ce manteau, ce portrait, avec cette couronne.
ALVIDE.
Mon oeil à leur aspect demeure tout ravi,
Et la richesse et l'art combattent à l envi ;
Et j'ajoute bientôt le nom de magnifique,
960 | Au bruit de sa valeur en ce lieu si publique ! |
Tant s'en faut que ces dons soient au dessous de moi,
Que je ne sais comment remercier le Roi.
GENTILHOMME.
Vous lui rendez, Madame, une grâce assez grande,
Agréez ses présents, c'est tout ce qu'il demande.
SCÈNE VI.
Alvide, Nourrice.
ALVIDE.
965 | Quels présents vois-je ici ! Quels discours ai-je ouïs ! |
Quel riche portrait s'offre à mes yeux éblouis !
À qui ressemble-t-il ? C'est là ma propre image !
Je reconnais ici les traits de mon visage !
Cet habit tient pourtant mes esprits ébahis,
970 | Il n'est point de Norvège, et moins de ce pays, [ 17 Germon l'avait fait habiller à la Suédoise.] |
Pourquoi mettre à mes pieds ces couronnes brisées ?
Pourquoi dedans mes mains ces flèches embrasées ? [ 18 Symboles de servitude et d'amour.]
Que veut dire d'ailleurs ce Lion couronné
Et dessous un dur joug richement enchaîné ? [ 19 Armes de la maison de Suède.]
975 | Ce beau manteau Royal est tout semé de flèches ! |
De noeuds entretissus ! Et de mille flammèches !
Ouvrage tout parfait d'un ouvrier sans pareil ;
Mais que cette couronne est d'un émail vermeil !
Ah ! Je m'en ressouviens : C'est là, c'est d'assurance,
980 | Cet agréable prix d'une douce vengeance, |
Considère la bien, Nourrice, et reconnais
Cette couronne offerte en ce fameux tournois, [ 20 C'est que celui qui remporterait ce prix était obligé de venger la mort du frère d'Alvide, et Germon l'ayant remporté lui même, il ne s'en ensuivit aucune combat.]
À qui remporterait l'honneur de la victoire,
Pour gages d'un combat bien plus rempli de gloire :
985 | Ce prix, mais vainement, par mes mains fut donné, |
Car ainsi le voulut ce père infortuné.
NOURRICE.
Je connais la couronne, et j'ai bien souvenance
Du jour où cent guerriers prouvèrent leur vaillance ;
Mais de ce qu'en passant vous avez dit ici,
990 | Mon esprit n'en est pas encor trop éclairci : |
À peine touchiez vous à la cinquième année,
Lors que par le vieux Roi vous me fûtes donnée :
Je te laisse dit-il, et commets à ta foi
Ce qui me doit venger et mon Royaume et moi, [ 21 Il expliquait la prédiction suivant ses intérêts et sa passion, car il avait reçu de grands maux des Suédois et de Germon, néanmoins cette haute vengeance qui qui était prédite en la personne d'Alvide, au Royaume de Norvège comme au Royaume des Goths d'où on l'avait fait sortir, n'était autre que la mort même de son ami le vieux Roi de Torrismon pour avoir trahi Norvège en lui enlevant Alvide pour Germon, et peut- commis un inceste quoi que innocemment.]
995 | Des tributs, des affronts, des embûches souffertes, |
D'une secrète fraude, et de toutes mes pertes ;
C'est tout ce qu'il me dit, et sans plus m'enquérir
J'employai tous mes soins depuis à vous nourrir :
J'appris pourtant d'ailleurs de certaine science
1000 | Qu'on prédisait au Prince une haute vengeance. |
ALVIDE.
Une injure nouvelle augmenta ses douleurs,
Et plus que tous ses maux lui fit verser des pleurs ;
La guerre en Danemark étant fort allumée,
Son fils unique y fut conducteur d'une armée ;
1005 | Là pour ses ennemis il eut les Suédois, |
Que Germon animait, fameux de mille exploits ;
Ce fils encor novice au métier de la guerre,
Dès le premier assaut se vit porter par terre ;
Superbe en ses habits, le diadème au front,
1010 | Que ce puissant guerrier arrache et puis lui rompt, |
Fait tomber son cheval, jette au vent sa dépouille,
Et dans des flots de sang le renverse et le souille :
Ainsi mourut mon frère en la fleur de ses ans,
Laissant à tous les siens des regrets bien cuisants.
1015 | Ce malheur fut suivi de mille autres batailles, |
De mille autre affronts, de mille funérailles,
Et depuis dans les coeurs ne s'établit jamais
Un repos assuré, ni de fidèle paix :
Quand voici que le Roi convoque à la barrière
1020 | Ceux qui se vantaient plus d'une valeur guerrière, |
Il propose au vainqueur ce noble et riche prix,
Et la gloire et le gain attirent les esprits :
Maint fameux Cavalier à cette voix publique,
Accourt de tous côtés, superbe et magnifique ;
1025 | Dans la ville partout le fer resplendissait : |
Et le champ d'alentour au bruit retentissait :
Le Roi hors de l'enclos de l'ample Nicosie,
Près des Juges du camp sa place avait choisie :
Moi j'étais vis à vis, et de l'autre côté,
1030 | Avec ce que la Cour eut de rare en beauté ; |
En mille et mille chocs mainte lance est brisée,
Et de coups flamboyants mainte épée embrasée ;
Le champ est tout jonché de guerriers renversez,
La victoire et le prix, demeurent balancez :
1035 | Lors que vient à paraître ( un armet noir en tête ) |
Un Cavalier sans nom, fier de mainte conquête ;
À sa première course il ressemble un éclair,
Qui bientôt est suivi de l'orage de l'air :
Après qu'il eut rompu jusqu'à l'onzième lance,
1040 | Et de l'épée encor montré mieux sa vaillance, |
Au son de la trompette, il se vit couronné.
Et de ma propre main le prix lui fut donné :
J'eusse bien désiré connaître son visage ;
Mais il requit de nous comme un grand avantage,
1045 | De pouvoir demeurer tout à fait inconnu, |
Et depuis nul ne sait ce qu'il est devenu :
De savoir qui c'était chacun fut fort en peine,
Et chacun en disait sa pensée incertaine :
De moi ce que j'appris par un moyen secret :
1050 | C'est que ce Cavalier s'en allait à regret, |
Étant mon serviteur, quoi que le sort contraire
En eut fait de tout temps mon plus fier adversaire :
Maintenant je connais la couronne et ce pris,
C'était Germon ! Germon avait donc entrepris,
1055 | Contre ses ennemis, en ce péril extrême, |
De combattre au milieu de la Norvège même !
Comment si grande audace en un si vain dessein !
Puis avec tant d'amour, tant de secret au sein !
S'il fut comme on me dit amant si véritable,
1060 | Hé comment fut sa foi si faible et si muable ! |
Que si ce n'était lui qui fut lors couronné,
D'où lui vient donc ce prix ? Qui peut l'avoir donné ?
Et pourquoi maintenant faut-il qu'il me l'envoie ?
À quoi bon ce manteau brodé d'or et de soie ?
1065 | Qu'est ce que signifie un si riche portrait ? |
Que veulent les discours et les dons qu'on me fait ?
NOURRICE.
Madame je ne sais, le temps couvre des choses
Qui par lui même en fin au jour seront écloses.
ALVIDE.
Sont-ce des dons d'amour ou d'ami seulement ?
1070 | Qui me tente ? Germon, ou bien mon cher amant ? |
Sont-ce présents d'honneur, ou marques d'infamie ?
Me prend-on pour épouse, ou si c'est pour amie ?
Les dois-je renvoyer, ou bien les recevoir ?
Les tiendrai-je cachez, ou les lairrai-je voir ?
1075 | Quel vaut mieux que je parle ou garde le silence ? |
Quelle est à mon époux plus grande ou moindre offense ?
Qui lui déplaira plus l'audace ou le mépris ?
De rejeter ses dons, ou de les avoir pris
Montrerai-je que j'aime afin qu'il me chérisse ?
1080 | Ou bien dois-je haïr de peur qu'il me haïsse ? [ 22 Torrismon lui avait enjoint de faire bon visage à Germon.] |
NOURRICE.
Madame, quels soupçons vous allez vous formant ?
ALVIDE.
Je crains la peur d'autrui, non ma peur seulement :
L'esprit jaloux d'autrui cause ma jalousie,
Et ses soupçons trop clairs troublent ma fantaisie : [ 23 Elle craint la jalousie de Torrismon, et l'infidélité de son ami.]
1085 | Ah ! S'il est abusé pour avoir trop de foi, |
Qu'en lui cette foi manque, ou qu'elle augmente en moi ;
Qu'il n'en ait que pour moi, qui la reçus en gage ;
Qui me l'ôte, ou quel autre avec moi la partage ?
À cause de Germon en qui Torrismon se confiait.
1090 | Mais peut-être en Germon n'a-t-il pas trop de foi, |
Et dessous ce prétexte il est jaloux de moi :
Las ! Quel autre sujet peuvent avoir mes plaintes
Sinon, ces vains soupçons et ces frivoles craintes ;
S'il n'appréhendait pas, me fuirait-il ainsi ?
1095 | Torrismon la fuyait depuis les remords du crime qu'il avait commis. |
Qui craint, fuit, ou du moins qui fuit, doit craindre aussi.
NOURRICE.
Madame, votre peur vous figure la sienne.
ALVIDE.
Quel amant ne craint pas une amour ancienne ?
NOURRICE.
Si par ces riches dons il ne peut rien sur vous,
1100 | Votre époux ne peut pas en devenir jaloux : |
Madame, croyez-moi, perdez tous ces ombrages ;
Tantôt vous redoutiez d'un songe les présages,
Maintenant en plein jour vous vous imaginez
Des fantômes nouveaux dont vous vous étonnez ;
1105 | Vous craignez vos amis, votre époux qui vous aime, |
Et vous n'avez pourtant à craindre que vous-même.
ALVIDE.
À quoi donc désormais me réserve le sort ?
Que me faut-il venger ? Quelle embûche ? Quel sort ? [ 24 Ceci se rapporte à ce que la Nourrice a dit un peu devant que le Roi de Norvège lui avait dit en lui donnant Alvide à élever ; car elle doute si cette vengeance de fraudes et embûches secrètes ne regarde point Germon qu'elle croyait la vouloir tenter par ces dons.]
Où donc est le trompeur, et la fraude qu'on cache ?
1110 | Qu'on la sache bientôt ou jamais ne se sache : |
Je crains Nourrice, hélas ! Je crains je ne sais quoi,
Et puisque je ne dois craindre que moi, c'est moi.
Rien ne peut rassurer mon coeur triste et malade
Que mon cher Torrismon par une douce oeillade ;
1115 | Qu'il me console donc, et qu'il rende à mes yeux |
Agréables ces dons, ou s'il veut, odieux.
ACTE IIII
SCÈNE I.
Conseiller, Germon.
CONSEILLER.
Sire, votre arrivée en cette grande ville,
Assure à tous les Goths un état fort tranquille,
Elle accroît notre joie, et chasse loin de nous
1120 | La guerre, la terreur, la rage et le courroux : |
D'une ferme amitié nos nations unies,
S'en vont goûter en paix des douceurs infinies ;
Votre gloire à tous deux s'élève jusqu'aux Cieux,
Et là vous donne un rang parmi les autres Dieux ;
1125 | Cette insigne valeur à l'univers fatale, |
Et le bruit de vos noms à vos grandeurs s'égale ;
Sans vous deux tous nos forts seraient mal défendus,
Et leurs peuples bientôt aux ennemis rendus :
Il est donc assuré qu'une heureuse alliance
1130 | Servirait à tous deux d'une ferme défense, |
Sauverait votre honneur du péril de tous maux,
D'une embûche secrète, et des plus fiers assauts :
Lors nous ne craindrions pas que des bouts de la terre
Un monde conjuré nous vint porter la guerre,
1135 | Puisque nous savons bien que pour votre vertu |
Déjà tout l'univers s'est vu presque abattu ;
Ainsi que deux torrents enflez, et gros d'écume
Vous portâtes l'effroi jusqu'où le jour s'allume :
Mais par là vous avez excité contre vous,
1140 | Mille Rois dont le coeur ronge un secret courroux ; |
Et sans aller plus loin, que pense l'Allemagne
De mettre maintenant tant de gens en campagne ?
C'est à quoi seul souvent je m'occupe à rêver,
Et tout l'expédient que j'y puisse trouver,
1145 | C'est qu'un noeud fort liât ces trois pays ensemble |
Que le grand océan sous ses ondes assemble ;
Déjà deux sont unis ; et dans le même jour [ 25 La Norvège, la Suède et le Royaume des Goths sont comme une île dans la mer Océane.]
Qu'Alvide et Torrismon se joignent par amour,
Il ne resterait plus que ce bonheur suprême,
1150 | Que Rosmonde avec vous se vit jointe de même ; |
Quoi qu'unis d'amitié, ne veuillez oublier
Rien de ce qui vous doit davantage lier :
Maintenant que du Ciel la paix daigne descendre,
Faites tout ce qui peut plus ferme nous la rendre ;
1155 | Par votre affection, et par cette bonté |
Qui de vous en parler m'ouvre la liberté, [ 26 Il faut remarquer qu'il avance cette proposition comme de lui même ; Germon pourtant met en doute si ce n'est point de la part de Torrismon.]
Par la prière aussi de cette noble terre
De tous temps si fameuse en tant d'exploits de guerre,
Et qui requiert de vous cette grâce aujourd'hui,
1160 | Ne nous refusez pas ce favorable appui. |
GERMON.
J'approuve votre zèle, et votre bienveillance,
Et ce que vous montrez de sage prévoyance,
Mais Torrismon et moi sommes si bien d'accord,
Qu'aucun noeud ne saurait nous étreindre plus fort.
CONSEILLER.
1165 | Jamais un second noeud ne rend l'autre plus lâche : |
L'amour à l'amitié sert d'une forte attache .
GERMON.
L'amitié, de l'amour produit en nous l'effet.
CONSEILLER.
L'hymen est dangereux que l'amitié ne fait.
GERMON.
Quand le péril est grand, la gloire en est plus grande.
CONSEILLER.
1170 | Sans honte, le péril pour autrui s'appréhende. |
GERMON.
Nos esprits sans raison se montrent refroidis
Quand l'audace d'un seul rend les autres hardis. [ 27 Il croit que son seul courage est capable de rendre tous les siens courageux.]
CONSEILLER.
L'audace a sa saison, et le conseil la sienne,
On prévoit dans la paix que le trouble ne vienne ;
1175 | Ce temps clair et serein semble exiger de vous |
D'éviter promptement la tempête et les coups ;
Le Roi de la Norvège a par la foi donnée
Joint au Prince des Goths sa fille en hyménée,
Et puisque nous voyons le port nous être ouvert,
1180 | Que votre Majesté nous y mette à couvert : |
Qu'un double mariage en même jour se fasse,
Et parmi tant d'amour ne soyez pas de glace.
GERMON.
J'aime avant Torrismon, il ne le peut nier,
Le premier en valeur il m'aima le dernier,
1185 | Et je le dois aimer tant qu'une humeur guerrière |
Nourrira dans ce corps une âme noble et fière ;
Je me ressouviens bien que nous avons juré
Un serment par nous deux cent fois réitéré,
Que nous serions toujours prêts à prendre vengeance
1190 | De ce que l'un ou l'autre aurait reçu d'offense ; |
Ainsi qu'est-il besoin qu'un pacte tout nouveau
Vienne rompre ou troubler cet ancien plus beau ?
Et s'il est si content qu'un heureux mariage
Rassure son pays et l'exempte d'orage,
1195 | J'en suis content aussi ; son destin fait le mien, |
Et je trouve en sa paix mon bien avec le sien.
Qu'une vraie amitié fasse donc sur ma tête
Gronder à son plaisir ou cesser la tempête ;
M'empêche d'être amant ou me fasse être époux,
1200 | Tout ce qu'elle fera toujours me sera doux : |
Allez, ne manquez pas de dire à votre maître
Que tout ce qu'il voudra, je suis tout prêt de l'être.
SCÈNE II.
GERMON, seul.
Il se faut bien garder qu'un mauvais jugement
Ne nous pousse trop tôt à quelque changement :
1205 | La perte de la vie est beaucoup moins cruelle |
Que celle d'un ami qui nous était fidèle ;
Si depuis tant de jours, et si par tant d'effets
Torrismon est au rang des amis plus parfaits,
Je ne veux point quitter ni changer ma créance,
1210 | Et je bouche mon coeur à toute défiance : |
Plaise aux Dieux seulement qu'une semblable foi
Puisse toujours rester aussi ferme dans moi ;
Et que le Roi des Goths, et son Germon fidèle,
D'une vraie amitié soient un jour le modèle ;
1215 | Toutefois cet accueil, ce regard moins serein, |
Ce maintien qui ressent je ne sais quel dédain,
Ce peu de mots suivis d'un si morne silence,
Cette courte entrevue après si longue absence,
Et d'une et d'autre part de tels événements, [ 28 Comme font ceux qui arrivent dans les États a l'avènement de nouveaux Rois à la couronne. Il l'excuse encore tant il est son ami.]
1220 | Jette dans mon esprit de grands étonnements : |
Mais c'est un lourd fardeau qu'un nouveau diadème,
Il trouble notre front, nous fait la face blême,
Et remplissant nos coeurs de mille soins cuisants,
Nous rend graves et froids en l'ardeur de nos ans ;
1225 | L'amour, l'amour lui seul conserve sa jeunesse, |
Ou n'arrive du moins que tard à la vieillesse ;
Ni sceptre, ni dangers, ni perte, ou déplaisirs,
N'ont jamais de mon coeur tiré tant de soupirs,
Que l'amour qui sans cesse agite mon courage,
1230 | N'en tire de ce coeur mille fois davantage : |
Ô bienheureux tournois ! Ô glorieux ébats !
Ô victoires ! Ô prix ! Ô travaux ! Ô combats !
Votre ressouvenir n'est point doux à mon âme
S'il n'apporte avec soi l'image de ma Dame.
1235 | De ce sage vieillard j'approuve les conseils, |
Touchant la paix, l'hymen, et ses avis pareils :
Mais pour tomber d'accord de ce qu'il me propose
Je n'ai manque de biens, ni d'aucune autre chose ;
Que Torrismon pourtant en fasse à son plaisir,
1240 | Je ne me conduirai que selon son désir. |
SCÈNE III.
Torrismon, Rosmonde.
TORRISMON.
Je suis à tes propos le plus confus du monde,
Tu n'es donc pas ma soeur ! Tu n'es donc pas Rosmonde ! [ 29 Rosmonde craignant qu'on ne résolut son mariage avec Germon déclare qui elle est.]
ROSMONDE.
Toute une autre Rosmonde, et toute une autre soeur.
TORRISMON.
Dieux ! L'état d'une vierge a-t-il tant de douceur [ Elle se nommait Rosmonde comme l'autre dont elle tenait la place qui était Alvide, et était aussi soeur de Torrismon, mais soeur de lait, puis qu'elle était fille de sa nourrice, comme elle le déclare.]
1245 | Qu'il te puisse obliger à tenir ces paroles ! |
ROSMONDE.
Les titres mal acquis sont des titres frivoles.
TORRISMON.
Déclare moi comment ils te sont mal acquis,
Qui fit la tromperie, et de qui tu naquis.
ROSMONDE.
Déjà votre Nourrice avait quitté la pompe
1250 | Dont la Cour des grands Rois nous attire et nous trompe, |
Et deux de ses enfants étaient morts en naissant,
Quand je fus à son ventre un fais plus menaçant :
Si bien que dans les maux d'une longue grossesse,
Et parmi les périls qui l'assiégeaient sans cesse ;
1255 | Son fruit par elle même aux Dieux fut consacré, |
Qui reçurent son offre et son saint zèle en gré ;
Ainsi donc je naquis sans que comme un vipère
J'achetasse le jour, du trépas de ma mère.
TORRISMON.
Tu veux donc accomplir ses veux et non les tiens ?
ROSMONDE.
1260 | Ma mère fit ses veux : Depuis ils furent miens : |
Cette triste journée, ou pâle et langoureuse,
Elle rendit au Ciel son âme bienheureuse,
Comme je l'embrassais assise sur son lit,
Voici ce qu'en pleurant alors elle me dit :
1265 | Ma fille, c'est vraiment un acte charitable |
De ne pas rejeter sa mère véritable ;
Ce fut moi qui neuf mois dans ces flancs te portait,
Moi qui dans les douleurs au jour te présentai,
Mais qui t'offris aux Dieux, auteurs de la lumière,
1270 | Qui daignèrent ouïr mes veux et ma prière ; |
Toi cependant ma fille, accomplis si tu peux,
Te consacrant aux Dieux, ma promesse et mes voeux.
TORRISMON.
Ta piété vraiment est digne de louange :
Mais qui fit de ma soeur, avec toi, cet échange ?
ROSMONDE.
1275 | Ma mère, mais plutôt votre père le fit. |
TORRISMON.
Quelle raison l'y mût, quel dessein, quel profit ?
ROSMONDE.
Il avait peur.
TORRISMON.
De quoi ?
ROSMONDE.
Qu'une haute vengeance
Ne soumit cet état à quelqu'autre puissance.
TORRISMON.
D'où lui pouvaient venir ces appréhensions ? [ C'est ce qui arrive à la fin de la tragédie.]
ROSMONDE.
1280 | D'une nymphe fameuse en ses prédictions. |
TORRISMON.
Il eut donc tant de peur de ces contes illustres
Qui n'ont point eu d'effet en trois ou quatre lustres ?
ROSMONDE.
Oui vraiment, et de plus afin de s'en guérir,
À la Nymphe il donna votre soeur à nourrir.
TORRISMON.
1285 | La Reine ne sut rien de ce mystère étrange ? |
ROSMONDE.
Non, car elle eut sans doute empêché cet échange :
Loin d'ajouter créance à ces prédictions,
Elle les réputait de sottes fictions ;
Ainsi pour votre soeur, dans ma plus tendre enfance
1290 | Je fus mise et nourrie en un lieu de plaisance ; |
Dont l'ait pur et serein, et les ombrages frais,
Pour nous maintenir sain semblent formez exprès ;
Et quelque temps après on m'offrit à la Reine
Qui me prit pour sa fille, et me reçut sans peine.
TORRISMON.
1295 | Ma soeur habite-t-elle encore dans ces bois ? |
ROSMONDE.
À peine avec la Nymphe elle y fut quatre mois,
Que les prédictions de quelques autres sages
Redoublèrent au Roi sa peur et ses ombrages ;
De sorte que pour vivre en toute sûreté
1300 | Il la fit emmener en pays écarté. |
TORRISMON.
Celui qui l'emmena, sais-tu comme il se nomme ?
ROSMONDE.
Fauston, ou je me trompe, est le nom de cet homme.
TORRISMON.
Et la Reine jamais n'en apprit rien du Roi ? [ L'auteur le nomme Fronton.]
ROSMONDE.
Il n'en avait encor rien commis à sa foi,
1305 | Lors qu'avec les Danois continuant la guerre, |
Un coup prompt et mortel lui fit mordre la terre ;
Voilà ce que ma mère alors me déclara
Et puis entre mes mains toute froide expira.
TORRISMON.
Certes un tel secret méritait le silence,
1310 | Et qu'un peuple indiscret n'en eut pas connaissance : |
Cependant qu'on me cherche et me fasse venir
Fauston, et le vieillard qui prédit l'avenir.
SCÈNE IIII.
TORRISMON, seul.
Fut-il jamais douleur comparable à la nôtre ?
Las ! D'un côté l'Amour, la Fortune, de l'autre,
1315 | Me tirent à l'envi mille traits inhumains, |
Sans que de pas un d'eux les coups soient jamais vains :
Mes pensées sont leurs traits, mon coeur est leur visée,
Et ma vie est le prix de leur victoire aisée ;
Ni l'un ni l'autre Archer n'a point encor cessé,
1320 | Et je languis pourtant mortellement blessé : |
Malheureux que je suis ! Une soeur m'est ôtée,
Et par une autre soeur sa place est rejetée :
Le moyen de changer manque où manqua la foi,
Je ne puis rien offrir qui soit digne d'un roi ;
1325 | Le conseil que j'ai pris se trouvera frivole, |
Et n'aura point d'effet non plus que ma parole :
Ô Sort ! Injuste Sort ! Ton caprice nouveau
Supposa pour une autre, une soeur au berceau,
Et sans que maintenant le trépas me l'arrache,
1330 | Tu m'en viens ravir une, et l'autre encor se cache : |
Ô Nymphe, ô lieux secrets qui l'eûtes autrefois,
Ô du Septentrion, montagnes, vallons, bois,
Où la puis-je trouver, et dessous quelle plage ?
En quelle île ? En quel bord solitaire et sauvage ?
1335 | J'irai partout cherchant, j'irai dessus les mers, |
Malgré l'effort des vents, et ceux des flots amers,
J'irai dis-je cherchant, non point ma foi perdue,
Hé ! Par qui pourrait-elle hélas ! M'être rendue ?
Mais du moins le moyen de couvrir mon péché :
1340 | Mais voici le vieillard à qui rien n'est caché. |
SCÈNE V.
Torrismon, Le Devin.
TORRISMON.
Toi qui sais les secrets que l'univers enserre,
Apprends moi si ma soeur n'est point en cette terre.
DEVIN.
Ô Dieux ! Que le savoir qui ne nous sert de rien
Qu'à faire qu'on nous blâme, est un nuisible bien.
TORRISMON.
1345 | Pourquoi te troubles-tu ? |
DEVIN.
Je ne réponds qu'à peine, |
Ma sagesse aussi bien te sera sotte et vaine.
TORRISMON.
Rends de ce doute seul mon esprit éclairci,
Et me dis si ma soeur est en ce pays ci .
DEVIN.
Elle fait maintenant sa demeure dernière
1350 | Au pays qui premier lui donna la lumière . [ 33 Elle devait bientôt mourir et était en son propre pays.] |
TORRISMON.
Est-elle en terre ?
DEVIN.
Non, mais je crois que ses os
Reposeront bientôt au lieu de ton repos. [ 34 Ils meurent et sont enterrez ensemble.]
TORRISMON.
Je n'entends point du tout, tes paroles confuses,
Ni de quel artifice à présent tu m'abuses :
1355 | Apprends moi seulement si ma soeur est ici . |
DEVIN.
Tu te trompes toi-même, et nous trompes aussi.
TORRISMON.
Si tout ce que tu sais n'est qu'une rêverie,
Découvre moi ma soeur, avec la tromperie .
DEVIN.
Ta soeur est parmi nous.
TORRISMON.
En quels lieux, et comment ?
1360 | Est-ce celle qu'on croit, ou s'il est autrement ? |
Et si ce ne l'est pas, où donc ma soeur est-elle ?
DEVIN.
Autre qu'elle est ta soeur, donc l'aventure est telle,
Qu'on ne la connaît pas, où l'on la voit pourtant, [ 35 On ne la connaît pas pour la soeur de Torrismon, et dès qu'il trouvera qu'elle est sa soeur, il faut qu'il la quitte ne la pouvant pas avoir lors pour femme.]
Et que tu la pourras trouver en la quittant.
TORRISMON.
1365 | Tu persistes toujours à nous conter des songes |
Pour accroître le prix et l'art de tes mensonges :
Il faut que nos discours dans la simplicité,
Montrent naïvement la pure vérité.
DEVIN.
Ton Destin est certain, ta créance incertaine ;
1370 | Mais quand tu m'offrirais pour le prix de ma peine |
Ce que la Terre enclot de plus riches butins,
C'est tout ce que je puis t'apprendre des Destins :
Le reste par dessus notre humaine faiblesse
Demeure enseveli dans une Nuit épaisse ;
1375 | Mais je vois le Centaure armé dedans les Cieux, |
Qui tire et court après un monstre furieux,
Mais lui même en a peur, et prend en main sa lance.
Je vois choir la Couronne, et trembler la Balance ;
Tous les astres entre eux ont un mauvais aspect :
1380 | Je vois chasser du Ciel des Dieux sans nul respect |
J'en vois d'autres armés d'éclairs et du tonnerre
Qui jurent aux mortels une immortelle guerre.
TORRISMON.
Va, va-t-en mon ami retrouver tes déserts,
Où tu puisses tout seul parler avec les airs ;
1385 | Là tandis que la Nuit étend ses sombres toiles, |
Travaille à mesurer et conter les étoiles.
DEVIN.
Devant que ce grand Astre ait achevé son tour,
Et que la nuit succède à la place du jour ;
Ô Cour qui me bannis comme un homme profane,
1390 | Que d'étranges effets tu verras dans Arane. |
SCÈNE VI.
Fauston, Torrismon.
FAUSTON.
Après avoir goûté d'une si longue paix,
Qui me rappelle au bruit d'un superbe Palais ?
Bienheureux est celui qui peut cacher sa vie
Exempt d'ambition, d'avarice, et d'envie :
1395 | Mais où le Sort puissant ne jette-t-il les yeux, |
Puisque de mon repos il me tire en ces lieux ?
Que pour le moins le vent qui souffle en mon vieil âge
Ne me menace point de trouble ni d'orage !
Grand Roi, je viens ouïr votre commandement.
TORRISMON.
1400 | Tu viens pour me tirer de peine et de tourment : |
Sois donc en tes discours véritable et fidèle,
Celle que je croyais être ma soeur l'est-elle ?
FAUSTON.
Non, Sire.
TORRISMON.
Et jusqu'ici la Reine n'en sut rien ?
FAUSTON.
Votre père et le sort l'ont voulu pour un bien.
TORRISMON.
1405 | Pour quel bien ? |
FAUSTON.
Votre soeur était à peine née, |
Que le Roi la craignit pour quelque Destinée.
TORRISMON.
Quelle peur, nonobstant les menaces du Sort,
Eut d'une jeune fille un Roi prudent et fort ?
FAUSTON.
L'Oracle l'étonnait d'une Nymphe fort sage,
1410 | Qui dit qu'elle croissant et de beautés et d'âge, |
D'un funeste trépas vous nous seriez ravi,
Et sous un étranger ce pays asservi,
Si bien que pour frustrer sa fière destinée
Dans l'antre de la Nymphe elle fut détournée.
TORRISMON.
1415 | Qui de cet antre obscur l'emmena plus loin ? |
FAUSTON.
Votre père et le Ciel me commirent ce soin.
TORRISMON.
Où fut-elle ?
FAUSTON.
Où voulut la fortune contraire,
Où je ne voulais pas ni le feu Roi son père,
Qui l'envoyait bien loin des provinces du Nord,
1420 | Afin de la pouvoir cacher même à son Sort : |
Mais bientôt notre nef errante et vagabonde
Tantôt au gré des vents, tantôt au gré de l'onde,
Fit sans nous abîmer naufrage sur les eaux ;
Et vogua par malheur devers quatre vaisseaux,
1425 | Où des gens de Norvège allaient d'un cours rapide |
Picorant le butin dessus la plaine humide ;
Nous leur fûmes livrez par ce triste hasard,
Ils nous mirent chacun dans un esquif à part ;
Moi parmi les captifs, la fille avec les femmes,
1430 | Elle libre, mais moi chargé de fers infâmes ! |
Or comme leurs vaisseaux en Norvège abordaient ;
Dans un certain détroit des Goths les attendaient
Qui pratiquant sur mer le même brigandage,
Fondirent dessus eux pour les mettre au pillage ;
1435 | L'esquif prompt et léger où votre soeur était, |
Fuit devant eux aidé du vent qui l'emportait ;
Pour le mien, il fut pris, et le Chef mis au chaînes
En ma place souffrit plus justement mes peines.
TORRISMON.
Sais-tu point quel asile, ou quel heureux chemin
1440 | Prit l'esquif qui portait un si noble butin ? |
FAUSTON.
Si le captif fut vrai qui l'eut en sa conduite,
Au pays de Norvège il terminait sa fuite.
TORRISMON.
Ce Chef que devint-il ?
FAUSTON.
Ceci ne sais-je pas ;
Lors le Roi fut ravi par un sanglant trépas,
1445 | Après quoi d'autres morts, et d'autres tristes guerres |
De Norvège et des Goths vinrent troubler les terres.
TORRISMON.
Mais le connais-tu point ?
FAUSTON.
Ils étaient deux amis,
Envoyez en exil pour un meurtre commis,
Celui qui fut captif se nommait Clitorompe,
1450 | Et celui qui s'enfuit, Aralde, ou je me trompe. |
SCÈNE VII.
Messager, Torrismon, Fauston.
MESSAGER.
Cette soudaine mort d'un Roi si généreux
Ne fera que hâter cet hymen bienheureux ;
Avant que de mourir il assembla les Princes,
Les pria qu'à sa fille on gardât ses Provinces :
1455 | Mais j'aperçois le Roi. Grand Prince que pour vous, |
Le Sort toujours se monstre et favorable et doux.
TORRISMON.
Toi même sois heureux : mais quel sujet t'amène ?
MESSAGER.
J'étais ici venu devers la jeune Reine.
TORRISMON.
Conte moi librement tout ce que tu lui veux,
1460 | Entre nous il suffit qu'on parle à l'un des deux. [ 36 La mort de ce Roi qu'on n'annonce pas à Alvide et qu'elle découvre pourtant, augmente ses défiances, et donne le dernier branle à son désespoir.] |
MESSAGER.
Désormais la Norvège est dessous sa puissance,
Et s'apprête à vous rendre une humble obéissance.
TORRISMON.
Galealte est donc mort !
MESSAGER.
Oui ce grand Prince est mort. [ L'auteur, par mégarde que je crois, nommait ce Roi Aralde, qui est aussi le nom qu'il vient de donner au pirate qui se sauva et qui est celui-là même qui apporte ces nouvelles.]
TORRISMON.
La Parque dessus lui fit donc un prompt effort !
MESSAGER.
1465 | Le mal abat bientôt un corps usé d'années. |
TORRISMON.
Aussi faut-il céder aux lois des destinées,
Qui du plus vertueux dans un si petit cours
Bornent injustement et le règne et les jours.
MESSAGER.
Après avoir vécu si redoutable en guerre,
1470 | Il vous laisse son sceptre, et son corps à la terre. |
FAUSTON.
Sire, à voir son visage, à sa voix, à son port,
C'est Aralde lui-même, ou je m'abuse fort.
TORRISMON.
Il ne pouvait ici plus à propos paraître :
Mais si tu le connais, te doit-il pas connaître ?
FAUSTON.
1475 | Ne te souvient-il point de m'avoir jamais vu ? |
MESSAGER.
Non, ou je suis d'esprit tout à fait dépourvu.
FAUSTON.
Souviens toi qu'autrefois Chef de quelques Pirates,
Tu pris, accompagné de trois autres frégates,
Une esquif qui laissant le Royaume des Goths
1480 | Cinglait vers Danemark, agité sur les flots : |
J'étais dans cet esquif, me peux-tu méconnaître ?
MESSAGER.
La Fortune et le Temps font assez souvent naître
La triste occasion qui nous porte aux forfaits,
Comme ils causèrent seuls les crimes que j'ai faits.
FAUSTON.
1485 | Mais encor, que fis-tu de cette jeune fille ? |
MESSAGER.
Je fis qu'un Roi daigna la prendre en sa famille.
TORRISMON.
Las ! Je n'en sais que trop, et crains d'en trop savoir :
Mais pour le moins mon mal se doit connaître et voir,
Doncques déclare moi la vérité sans feinte.
MESSAGER.
1490 | Voyant l'âme du Roi sensiblement atteinte |
Du malheur qui lui mit une fille au cercueil,
Je pensai que cette autre allégerait son deuil ;
Aussi la reçut-il le plus joyeux du monde,
La nommant comme l'autre, Alvide, pour Rosmonde :
1495 | L'histoire est jusqu'ici demeurée en secret. [ 38 Celle qui lui était morte se nommait Alvide et celle qu'on lui donnait était la véritable Rosmonde.] |
TORRISMON.
Las ! Elle est maintenant trop claire à mon regret.
SCÈNE VIII.
Germon, Torrismon.
GERMON.
Faut-il toujours qu'un tiers entre nous s'interpose, [ 39 Torrismon avait lors l'esprit extrêmement troublé quand Germon survient lui faire encore des reproches, ce qui fait qu'il lui répond quelquefois assez crûment et quelquefois avec des excuses qui ne sont pas les vraies, et qui sembleraient l'accuser plutôt que de le justifier, car ni la mort du père d'Alvide était la cause de sa douleur, ni il ne pouvait témoigner qu'elle la fut, qu'en montrant qu'il prenait beaucoup de part aux intérêts d'Alvide qui lui devait être indifférente, néanmoins il revient et promet tout de bon à son ami de faire ce qu'il pourra pour lui envers Alvide.]
Et que toujours pour moi votre bouche soit close ?
Je voudrais que Germon de l'ami même apprit
1500 | Ce que le Roi des Goths roule dans son esprit. |
TORRISMON.
Toujours le Roi des Goths et son Royaume est votre,
Mais l'obstination des volontés d'une autre,
Votre amour si constante, et mes propres malheurs,
Certes causent en moi de bien vives douleurs.
GERMON.
1505 | Je ne suis pas venu troubler par ma présence |
Ni cet heureux hymen, ni sa réjouissance ;
Si mon aspect vous nuit, il me faut retirer,
Par là se peut mon crime aisément réparer.
TORRISMON.
Tout le crime est du Sort, qui dans notre allégresse
1510 | Mêle inopinément des sujets de tristesse : |
Car si le Messager n'est indigne de foi,
Alvide perd un père, et la Norvège un Roi :
Mais si le mal vous trouble aussitôt qu'il se montre,
Si d'abord vous fuyez sa funeste rencontre,
1515 | Il est en votre choix ou de vous en aller |
Ou bien de tenir ferme, et de nous consoler.
GERMON.
Méconnaissez-vous donc votre ami de la sorte ?
Ah ! Vraiment je vois bien que le deuil vous transporte :
Pourrais-je d'un oeil sec vous voir verser des pleurs,
1520 | Et ne pas prendre part à toutes vos douleurs ? |
Je répandrai des pleurs, s'ils font votre allégeance,
Et du sang, si vos maux veulent quelque vengeance.
TORRISMON.
Je ne suis pas tombé dans un si grand malheur
Que d'avoir oublié votre insigne valeur ;
1525 | Comment serais-je aveugle auprès tant de lumière, |
Et ne verrais-je plus votre vertu première ?
Je sais votre mérite, et connais mon devoir,
Non, je ne change point d'avis, ni de vouloir,
Je l'ai dit une fois, et le redis encore,
1530 | Cette jeune beauté que votre coeur adore, |
Alvide, et ses États sont à vous si je puis,
Encore est-ce trop peu, vu ce que je vous suis.
ACTE V
SCÈNE I.
Alvide, Nourrice.
ALVIDE.
En quelles régions, Alvide infortunée,
Et parmi quelles gens le Sort t'a-t-il menée
1535 | Ô Dieux implorerai-je en vain votre secours ! |
NOURRICE.
Toujours vous vous plaignez, et vous craignez toujours.
ALVIDE.
Je n'ai plus désormais aucun sujet de crainte,
Mon mal est trop certain, trop certaine ma plainte :
Ma honte est assurée, on me manque de foi ;
1540 | Torrismon la perdit, quand je perdis le Roi ; |
D'une part il défend que personne m'apprenne
Le triste événement d'une mort si soudaine ;
Et de l'autre il me vient publier hautement
Qu'il est temps que je songe à prendre un autre amant :
1545 | Il m'appelle sa soeur, se lamente, m'embrasse, |
Et dessous ce faux nom l'infidèle me chasse :
Ô mer ! Ô port des Goths ! Ô Palais glorieux
Qui reçûtes jadis les Reines de ces lieux,
Où puis-je désormais trouver une retraite
1550 | Qui tienne ma misère et ma honte secrète ? |
Irai-je en mon pays pour voir ce déloyal
Injustement assis sur mon trône royal ?
Irai-je me ranger dessous sa servitude
Et le voir jouissant de son ingratitude ?
1555 | Ou si je dois aller en quelqu'autre |
Dont je rende à mes maux les peuples ébahis ?
NOURRICE.
Que Torrismon put faire une action si noire !
Madame excusez moi, je ne le saurais croire.
ALVIDE.
Il l'a faite, Nourrice, il est trop assuré,
1560 | Son crime, et ce trépas n'est que trop avéré : |
Je sais trop son dessein, sa violence est claire ;
Mais je sais bien aussi ce qu'Alvide doit faire.
NOURRICE.
Peut-être tenez vous pour une vérité
Ce qui ne sera pas, et qui n'a point été :
1565 | Mais a-t-on jamais vu qu'avec tant d'insolence, |
De deux Amants le sort troublât la jouissance ?
Et vous figurez-vous que dans la mort du Roi
Amis, sujets, parents, tout ait perdu sa foi ?
Qu'on n'écoutera plus ni raison ni justice ?
1570 | Qu'on lairra désormais toute licence au vice ? |
Que la honte soit morte avec l'honnêteté ?
Et qu'ici la vertu n'ait plus de sûreté ?
Certes si votre peur se trouvait véritable,
Notre perte, autant vaut, serait inévitable.
ALVIDE.
1575 | Ce bon vieillard mourant, la Justice mourut, |
Ou remontant au Ciel, avec lui disparut :
Et la force et la fraude occupèrent la terre,
Et prirent place aux coeurs pour nous livrer la guerre ;
La Foi n'oserait plus avoir levé la main,
1580 | L'Honneur baisse le front, et nous est à dédain, |
La Raison est muette, ou pour le moins ne flatte
Que les vaines grandeurs dont la Fortune éclate ;
Le sage et bon avis cède aux rigueurs du Sort,
La majesté des Lois succombe sous l'effort,
1585 | Cependant que le fer en guise d'un tonnerre, |
D'un effroyable bruit va menaçant la terre :
Le plus puissant est Roi ; la peur de son courroux
Nous fait servilement embrasser ses genoux ;
Cela seul qui lui plaît est juste et raisonnable ;
1590 | Je trouble ses désirs, lui suis désagréable, |
Pour Princesse des Goths, je lui suis à mépris,
Mais quant à mon pays, ce brave Roi l'a pris.
NOURRICE.
Vous croyez trop peut-être à quelques apparences,
Un grand amour troublé vit dans les défiances.
ALVIDE.
1595 | Soit du reste, Nourrice, ainsi qu'il plaît au Sort, |
De mon traître pays, du bruit de cette mort,
Ne me suffit-il pas de voir qu'on me refuse ?
J'ai moi même entendu le refus dont il use,
Mon coeur n'est en ceci défiant ni jaloux,
1600 | Alvide, m'a-t-il dit, Germon est votre époux, |
Ne dédaignez de prendre un Prince pour un autre,
Et que votre vouloir s'accorde avec le nôtre ;
Ainsi doncques bien loin de ce qu'il m'a promis
Il me met dans les mains d'un de mes ennemis.
1605 | Ainsi doncques il veut que d'un coeur impudique |
Je consente aux désirs d'un amant tyrannique :
Ainsi donc l'un me quitte, et l'autre me reprend,
Ainsi m'accepte un Prince, ainsi l'autre me vend,
Et dans un tel mépris, et tant de convoitise,
1610 | À leur sale trafic je sers de marchandise, |
A-t-on jamais parlé d'un échange pareil ?
NOURRICE.
Peut-être n'est-il pas sans quelque grand conseil.
ALVIDE.
La raison qu'il en donne, est vaine et mensongère,
Et ne fait qu'augmenter ma honte et ma colère,
1615 | Cependant qu'il me chasse et me manque de foi, |
Le barbare me joue, et se moque de moi ;
Chère Alvide, m'a dit cette âme si légère,
Germon est votre époux, moi je suis votre frère ;
Il me va figurant un faux enlèvement,
1620 | Une Nymphe, une grotte, un bois, un vrai roman ; |
Et tous ces discours feints, et ressentant la fable
Sont l'injuste sujet d'un refus véritable ;
Et c'est mon Torrismon qui m'abandonne ainsi.
Lui qui me répudie, et qui me tue aussi :
1625 | Celui qui remporta ma dépouille première |
Et qui joyeux attend maintenant la dernière :
Aujourd'hui que je suis fille d'un Prince mort,
Je me vois refusée ; ô Ciel ! Ô terre ! Ô sort !
Pourrai-je vivre encor me voyant méprisée ?
1630 | Vivrai-je n'étant plus qu'un objet de risée ? |
Survivrai-je à ma gloire ? Hé ! Qu'est-ce que j'attends ?
Que crains-je ? Le trépas, ou qu'il ne vienne à temps ?
Et quoi non seulement encore je respire,
Mais j'aime et pleure encore, encore je soupire !
1635 | Alvide n'es-tu point honteuse de pleurer ? |
Hé de quoi maintenant te sert de soupirer ?
Faible main, lâche coeur qui fait que tu diffères
Le généreux dessein de finir tes misères,
Ai-je quelque besoin d'une arme en mon courroux ?
1640 | Ou si mes mouvements sont trop lents et trop doux ? |
Hélas ! Si mon amour abhorre la vengeance,
Un seul coup à mes maux peut fournir d'allégeance ;
Je ne veux que mourir, et mourir en aimant ;
Mais si la mort n'éteint un amoureux tourment,
1645 | Qu'elle fasse plutôt mourir aussi mon âme |
Afin qu'il ne lui reste aucun trait de sa flamme.
NOURRICE.
Hé de grâce perdez cette vaine terreur,
Et bannissez de vous ses pensées pleins d'horreur :
Alvide s'en va sans l'écouter.
Personne ne vous force, et ne vous chasse encore,
1650 | Au contraire chacun pour Reine vous honore. |
SCÈNE II.
RUSILLE, seule.
À la fin la fortune après un si longtemps,
Me ramène un beau jour et rend mes voeux contents ;
Là dedans toute chose est richement ornée,
Un double hymen se fait dedans cette journée ;
1655 | Je suis prête de voir deux Reines, et deux Rois, |
Mais plutôt quatre enfants vivre dessous mes lois.
Mon sang Royal se mêle à la race Royale,
Leur beauté, leur valeur, leur gloire est sans égale ;
Aujourd'hui les festins, les jeux, et les ballets,
1660 | Joindront trois nations en un même Palais : |
Ah ! Si rien du Destin ne change l'ordonnance,
Mon coeur, que ne perds-tu ta dure souvenance ?
Que ni ce front ridé, ni ces pas tremblotants
N'amoindrissent en rien le plaisir que j'attends ;
1665 | Et toi mon cher époux manquant à cette fête, |
Si tu daignes du Ciel tourner ici la tête,
Si tu viens quand je dors consoler mes tourments,
Assistes si tu peux à nos contentements ;
Et prends part aux grandeurs dont ton fils et ta fille
1670 | S'en vont heureusement accroître ta famille. |
SCÈNE III.
ROSMONDE, seule.
Quoi l'état de ma vie est encore incertain !
J'appréhende et nourris encore un espoir vain !
Je me repens d'avoir montré trop d'assurance,
Et puis je me repens de cette repentance !
1675 | J'ignore où tout ceci doit enfin réussir ; |
Le vouloir seul des Dieux nous en peut éclaircir :
Je m'en vais cependant leur faire mes offrandes,
Et parer leurs autels de ces belles guirlandes :
En ce jour solennel, la meilleure action
1680 | C'est de leur témoigner notre dévotion ; |
Daigne donc le grand Dieu qui lance le tonnerre,
D'un oeil doux et bénin regarder cette Terre.
SCÈNE IIII.
ALVIDE, seule dans sa chambre.
Enfin je saurai bien moi-même me guérir
Sans qu'aucun désormais m'empêche de mourir ;
1685 | Voici de tous mes maux la médecine prompte, |
Et qui peut m'exempter de refus et de honte : [ 40 La mort d'Alvide et celle de Torrismon sont seulement racontées dans le Tasse, mais je les ai fait représenter.]
Sus doncques témoignons par un dernier effort
Qu'on nous peut bien ôter la vie, et non la mort.
SCÈNE V.
Torrismon survenant,
Alvide, Gentilhomme de chambre.
TORRISMON.
Alvide qu'est-ceci ? Quel penser ? Quelle rage
1690 | T'ont poussée à te faire un si cruel outrage ? |
Cette sanglante plaie est-elle de ta main ?
ALVIDE.
Pouvais-je donc survivre à ce honteux dédain ?
Hélas ! Si votre amour était toute ma vie,
Qui me l'aurait sinon votre haine ravie ?
1695 | Oui mon cher Torrismon, le trépas m'est plus doux, |
Que de souffrir jamais d'être à d'autres qu'à vous.
TORRISMON.
Et moi puis-je souffrir une douleur si forte ?
Pourrai-je vivre encor voyant Alvide morte ?
Ah non ! Trop justes Cieux ne le permettez pas,
1700 | Que j'abandonne ainsi mon Alvide au trépas : |
Alvide par ce coup le coeur tu me transperces,
Et je puis dire mien tout le sang que tu verses :
Alvide chère soeur, ha que ce nom m'est cher,
Puis qu'il m'ôte aujourd'hui ce que j'ai de plus cher ;
1705 | J'atteste des grands Dieux la puissance suprême, |
Que tout ce que j'ai dit est la vérité même.
ALVIDE.
Torrismon, je vous crois mon feu fut indiscret ;
Et je quitte à présent la lumière à regret :
Mais dedans mon malheur, ceci me réconforte,
1710 | Que je meurs étant votre en mourant de la sorte, |
Et ce penser tout seul a pour moi tant d'appas,
Que je trouve une vie au milieu de trépas :
Tout ce qui me déplaît et croît mon mal au double,
C'est de voir que ma mort vous afflige et vous trouble.
TORRISMON.
1715 | Désormais comme frère, et non plus comme amant, |
Que d'un chaste baiser j'allège mon tourment ;
Et garde à ton époux le reste à ma prière ;
Tu ne peux pour ce coup perdre encor la lumière.
ALVIDE.
Ô frère plus que frère, et plus que bien-aimé,
1720 | Ce coup est plus mortel que tu n'as estimé. |
Ta dernière demande est bien vaine et frivole ;
La mort me clôt les yeux, et mon esprit s'envole.
TORRISMON.
Alvide es-tu donc morte ! ô sort plein de rigueur !
Se peut-il que je vive ayant perdu mon coeur ?
1725 | Fallait-il que si tôt tu cessasses de vivre ? |
Mais si je fus trop lent, au moins te dois-je suivre :
Je rougis qu'une femme ici m'ait devancé,
Et de voir que son sang m'ait le chemin tracé ;
Mais pourquoi s'étonner qu'un coeur lâche et perfide
1730 | Marche encor en la mort après les pas d'Alvide ? |
Et toutefois je suis exempt de lâcheté,
Puisqu'avant ton trépas le mien fut arrêté ;
Car ces lignes font foi que ma rage était preste
D'immoler à mon sort cette coupable tête.
1735 | Ami tiens cette lettre, et la rends à Germon, |
Il apprendra par là ce qu'a fait Torrismon.
Il se tue.
GENTILHOMME.
Sire, que faites vous !
TORRISMON.
Accomplis ton message,
Et me laisses finir en homme de courage :
Saches que c'est ici la plus douce des morts
1740 | Que m'ont fait ressentir l'amour et mes remords : |
Dis lui que je trahis notre amitié si pure,
Et que j'ai même enfreint les lois de la nature ;
Enfin peins lui mon crime et si lâche et si noir,
Qu'il n'ait point de regret de ne me plus revoir :
1745 | À Dieu, sers ce Seigneur avecques plus de gloire, |
Et conserves toujours mon nom dans ta mémoire.
SCÈNE VI.
GENTILHOMME, descendant de la chambre sur le Théâtre.
Ô Misérables Goths ! Tout votre heur, votre appui,
Et toute votre gloire est perdue aujourd'hui :
Ô déplorable Reine ! Ô Cour infortunée !
1750 | Ô cruelle aventure ! Ô funeste journée ! |
SCÈNE VII.
Germon, Gentilhomme.
GERMON.
Quelle dolente voix, et quels cris redoublez
En ce jour d'allégresse ont mes esprits troublez ?
Sont- ce des cris de peur, ou si ce sont des plaintes ?
L'ennemi pourrait-il causer ici des craintes
1755 | Tandis qu'un Torrismon à Germon près de soi ? |
GENTILHOMME.
Las il n'eut d'ennemis que soi-même, et sa foi.
GERMON.
De quoi me parles-tu ?
GENTILHOMME.
Voyez-le en cette lettre,
Qu'en mes mains, pour vous rendre, il a voulu remettre :
Et je crois qu'apprenant sa résolution,
1760 | Vous serez trop certain de l'exécution. |
GERMON.
Las entends comme il parle ;
Ô mon ami fidèle
Si je pus violer une amitié si belle ,
C'était bien la raison que mon sang épanché
Me fit du moins fuir l'horreur de mon péché ;
1765 | Mon péché qui toujours pesant à ma mémoire |
Ne me quittera pas dans la nuit la plus noire :
Celle dont tu devais être seul possesseur,
Alvide fut ma femme, et la même ma soeur ;
Je te la recommande, et plus encor Rusille,
1770 | L'amour te doit assez recommander la fille ; |
Sois de tout mon pays général héritier :
C'est ce que ton ami te peut offrir d'entier ;
Souffres que pour le moins ceci me réconforte,
Que je puisse en mourant m'appeler de la sorte ;
1775 | Vis, et console toi. C'est ce que de Germon |
Pour dernière faveur demande Torrismon.
Ô lettre tristement commencée et suivie !
Mais en quels lieux est-il ? N'est-il donc plus en vie ?
GENTILHOMME.
Non, il suivit Alvide.
GERMON.
Alvide morte aussi !
GENTILHOMME.
1780 | Elle mourut depuis qu'il eut écrit ceci, |
Et lui suivit sa soeur.
GERMON.
Je ne puis rien connaître
À ce que tu me dis, à ce que m'écrit ton maître.
Alvide était sa soeur !
GENTILHOMME.
Elle l'était vraiment
Élevée en Norvège, et vous saurez comment ;
1785 | Et Torrismon l'ayant pour sa soeur reconnue, |
À cet extrême point sa fureur est venue,
Qu'il s'est tué lui même, afin comme je crois,
De vous venger du tort commis contre sa foi.
GERMON.
Il se déjà trop de son ami fidèle,
1790 | Et condamna ma foi par cette mort cruelle : |
Las quel crime est si fort indigne de pitié,
Qu'il n'obtienne pardon d'une vraie amitié ?
Il m'aurait fait sans doute un moins sensible outrage,
Si contre mon sein propre il eut tourné sa rage :
1795 | Je devais seul subir les rigueurs d'un tel sort, |
Seul je suis le sujet de sa tragique mort :
S'il commit quelque mal, je fus l'auteur du crime,
Et ma mort pour la sienne eût été légitime ;
Ah fortune, ah promesse, ah foi, nuisible foi !
1800 | Est-ce ainsi qu'il te garde, ainsi qu'il me fait Roi ? |
GENTILHOMME.
Tout ce qu'il pût donner, son trépas vous le donne.
GERMON.
Mais dit qu'il m'ôte tout, en m'ôtant sa personne ;
Amour, cruel amour, c'est toi qui me réduis
Au pitoyable état où maintenant je suis ;
1805 | Tu m'ôtes un ami, tu m'ôtes une Dame, |
Et de deux coups mortels tu me transperces l'âme :
Je perds tout, le perdant : ah gain trop malheureux,
Triste acquêt où se perd un Roi si valeureux,
Où le fils perd sa mère, une épouse, soi même,
1810 | Un ami, son ami ; mais celle aussi qu'il aime : |
Où la milice perd sa gloire et son honneur,
L'Univers, un grand Prince, et les Goths, leur Seigneur ;
Où je perds mes plaisirs, toute mon espérance,
Et de tant de périls la douce récompense,
1815 | Dedans cet accident à nul autre pareil ; |
Certes le Ciel devrait perdre aussi son Soleil,
Le Soleil, ses rayons, et le jour, sa lumière,
Et la Nuit, ramener, l'obscurité première,
Pour cacher à jamais d'un manteau ténébreux
1820 | Les funestes effets de ce crime amoureux ; |
Les fleuves, et les mers, par d'horribles ravages,
Devraient perdre la Terre en perdant leurs rivages ;
Elle qui peut souffrir d'être ingrate à ce point ,
Qu'elle connaît sa perte, et ne s'en ressent point ;
1825 | Que sur ses fondements demeurant immobile, |
Elle n'ébranle pas ses tours, ni cette ville,
Et ne revomit point du ventre du cercueil,
Des fantômes hurlants pour témoigner son deuil,
Et pour mieux célébrer cette triste aventure,
1830 | Qui fera même horreur à la race future. |
SCÈNE VIII.
Gentilhomme, Rusille.
Germon, Rosmonde.
GENTILHOMME.
Sire, voici la Reine.
RUSILLE.
Hé que me cache-t-on ?
De qui suis-je enfin mère ? Ou suis- je mère, ou non ?
GENTILHOMME.
La vérité longtemps de nous tous ignorée,
Nous est, grande Princesse, aujourd'hui déclarée
1835 | Mais que sa Majesté montre en cet accident, |
Combien est son esprit courageux et prudent.
RUSILLE.
Si celle-ci ne l'est, quelle autre est donc ma fille ?
GENTILHOMME.
Celle que Galealte eut dedans sa famille.
RUSILLE.
Mais il doit y avoir quelque autre mal caché,
1840 | Plus grand que le regret d'un hymen empêché ; |
Pourquoi s'affliger tant d'une soeur retrouvée ?
Et du recouvrement d'une fille enlevée ?
Donc où ma fille est elle ?
GENTILHOMME.
Où pas un ne voudrait.
RUSILLE.
Et mon fils Torrismon ?
GENTILHOMME.
Il est au même endroit.
GERMON.
1845 | Déjà votre constance à nulle autre commune, |
Vous a fait supporter d'autres traits de fortune ;
Il vous faut, grande Reine, encor souffrir ceux-ci, [ 41 Germon après avoir composé son visage vient au devant d'elle.]
Et témoigner un coeur à ces coups endurci :
Si vous fûtes jadis heureuse en votre race,
1850 | Ne me dédaignez pas, ils m'ont quitté leur place. |
RUSILLE.
Si vous fûtes, dit-il, ah mes enfants sont morts.
Elle s'évanouit.
GERMON.
Hé prêtez du secours à son débile corps ;
D'un côté Torrismon, et d'autre part Alvide,
De chacun de mes yeux font une source humide,
1855 | Et dans les sentiments d'amour et d'amitié, |
Elle m'arrache encor des larmes de pitié :
Pauvre Reine, le jour qu'elle avait plus d'attente
D'être dans ses enfants parfaitement contente ;
C'est lors qu'elle se voit par leur funeste mort,
1860 | L'exemple malheureux d'un déplorable sort. |
Je veux mêler mes pleurs, et ma plainte à la sienne,
Madame permettez qu'aussi je vous soutienne.
ROSMONDE.
Que ne suis-je bons Dieux, morte dans le berceau,
Ou du moins ce jour même, alors qu'il était beau !
1865 | La mort était pour moi bien douce et fortunée, |
Lors que je n'avais pas troublé cette journée :
Maudite que je suis, à présent ma fureur
Remplit toute la Cour d'épouvante et d'horreur ;
Je fus de cette erreur l'occasion première,
1870 | Et j'ai fait maintenant perdre au Roi la lumière : |
Oserai-je pour fille à la Reine m'offrir ?
Moi qui n'ai pas voulu pour mère la souffrir ?
Chétive que je suis, pour complaire à moi même,
J'ai refusé l'amour, l'honneur, le diadème ;
1875 | Qu'il eut bien mieux valu, qu'au lieu de mon berceau, |
J'eusse innocente encor rencontré mon tombeau.
RUSILLE, revenant de pâmoison.
Qui me retient en vie ? Ah vieillesse importune,
Dois-je encor respirer après cette infortune ?
À quoi dorénavant me réserve le Sort
1880 | Qu'à pleurer mes enfants ? Qu'à les voir en leur mort ? |
Donc, que pâles et froids je les voie et les touche ;
Et qu'un dernier adieu me colle sur leur bouche.
GERMON.
Ils ne vous causeraient que des pleurs superflus,
Hé que vous servirait de voir ce qui n'est plus ?
RUSILLE.
1885 | Prenez doncques pitié d'une mère affligée, |
Par vous, soit dans ce sein votre lame plongée,
Afin qu'abandonnant le fardeau de ce corps,
J'aille avec mes enfants errer parmi les morts.
GERMON.
Madame, si ma mort leur rachetait la vie,
1890 | Leur mort serait bientôt, de la mienne, suivie ; |
Mais puisque c'est l'arrêt d'un sévère Destin,
Que la Parque jamais ne rende son butin ;
Je vivrai dans les pleurs, et dedans la complainte
Pour alléger le deuil dont votre âme est atteinte ;
1895 | Tandis qu'avec honneur vos enfants bien aimés, |
Seront dessous un marbre ensemble renfermés,
Suivant ce que le Devin avait prédit.
Qu'on saurait rendre à ceux qui perdent la lumière ; [ 42 Ce sont là les devoirs, et la gloire dernière]
Bien qu'aux rois valeureux, par un Destin plus beau,
1900 | Le Ciel soit leur demeure, et la Terre un tombeau : |
Il dit cela pour son ami.
Pour vous donc seulement je reste encor en vie,
Et pour la voir sous vous désormais asservie ;
Si l'offre que je fais n'est de vous rejeté,
Pour vous je porte encore une épée au côté ;
1905 | Seule vous empêchez que je ne foule à terre |
Ma Couronne, et ce fer, jadis heureux en guerre,
Et que devant vos yeux, mon âme avec mon sang,
D'un coup de désespoir ne sortent de ce flanc ;
Mais tant que dureront ma vie et ma puissance,
1910 | Grande Reine, elles sont sous votre obéissance. |
RUSILLE.
Mon esprit déjà prêt à rompre ses liens,
N'attend pour me quitter qu'à voir la mort des miens,
Afin que s'animant par ce triste spectacle,
Rien ne lui puisse plus servir d'aucun obstacle.
1915 | Hélas mes chers enfants ! |
GERMON.
L'excès de sa douleur |
Lui fait perdre à la fois, la force et la couleur ; [ 43 Elle s'évanouit derechef.]
Portons la là dedans, et tous ayons la vue,
À ce que la douleur, ou le fer ne la tue :
Ô ma vie, ô mes jours, non jours, mais tristes nuits,
1920 | Que vous me réservez de regrets et d'ennuis. |
Extrait du Privilège du Roi.
Par grâce et privilège du Roi, Donné à Paris le 12 Mars 1636 Signé par le Roi en son Conseil, VIGNERON : Il est permis au Sr Dalibray, de faire imprimer par tel Imprimeur qu'il voudra choisir un Livre intitulé, Le Torrismon du Tasse, Tragédie, en telle forme et caractère qu'il avisera bon être, et ce durant le temps de six ans, à commencer du jour que ledit Livre sera achevé d'imprimer : et défenses sont faites à tous Libraires et Imprimeurs, de contrefaire ledit Livre, ni en vendre ou distribuer d'autres, que de ceux dudit Dalibray, ou de ceux qui auront droit de lui durant ledit temps, à peine de cinq cent livres d'amende, confiscation des exemplaires, et de tous dépens, dommages et intérêts.
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Notes
[1] C'était Germon qui l'avait tué.
[2] Elle avait été donnée petite au Roi de Norvège par un Pirate, comme il se voit dans le quatrième Acte.
[3] Elle consent d'aimer Germon pour l'amour de Torrismon.
[4] La Nourrice craignait que Torrismon n'eut découvert qu'Alvide n'était de naissance Royale, ainsi que la Nourrice croyoit elle même.
[5] Parce qu'il était ennemi et combattit en Cavalier inconnu, comme on voit au troisième Acte.
[6] Impourvu : Terme vieilli. Non prévu. [L]
[7] Parlant à ses gens.
[8] Elle n'était pas véritable soeur de Torrismon, mais fille de la Nourrice qui l'avait vouée aux Dieux devant même qu'elle vint au monde, comme il se void dans le 4. acte.
[9] Ou dont il entretenait la sienne, ou qu'il témoignait pour Alvide.
[10] Cette comparaison semblerait un peu rustre si elle n'était adoucie par cette métaphore qui la précède, que la vie est un dur joug, et puis que est tirée une chose familière en ce pays là.
[11] On ne doit point trouver à redire qu'une Princesse comme on croyait Rosmonde, ait ces considérations, car la Fortune n'ôte rien aux droits de la Nature, quelque grandeur qu'ait une mère elle est toujours mère. Ni qu'une fille parle de sa grossesse, puis que c'est en termes très honnêtes.
[12] Il avait autrefois eu des grandes guerres entre le Royaume des Goths et celui de Suède.
[13] Il dit cela à dessein, et veut témoigner de la franchise, mais pourtant avec beaucoup de froideur.
[14] Germon aimait Alvide avant qu'être ami de Torrismon ; comme on voit dans le I. Acte. C'est pourquoi il ne faut pas expliquer ceci de l'affection qu'il a pour elle, car il ne la qualifierait pas du titre de nouvelle amour, où l'on doit l'entendre de l'augmentation que son amour pourra recevoir de nouveau dans la possession d'Alvide.
[15] à cause de l'inimitié qu'elle avait pour Germon.
[16] Il la quitte voyant venir le gentilhomme avec les présents de la part de Germon
[17] Germon l'avait fait habiller à la Suédoise.
[18] Symboles de servitude et d'amour.
[19] Armes de la maison de Suède.
[20] C'est que celui qui remporterait ce prix était obligé de venger la mort du frère d'Alvide, et Germon l'ayant remporté lui même, il ne s'en ensuivit aucune combat.
[21] Il expliquait la prédiction suivant ses intérêts et sa passion, car il avait reçu de grands maux des Suédois et de Germon, néanmoins cette haute vengeance qui qui était prédite en la personne d'Alvide, au Royaume de Norvège comme au Royaume des Goths d'où on l'avait fait sortir, n'était autre que la mort même de son ami le vieux Roi de Torrismon pour avoir trahi Norvège en lui enlevant Alvide pour Germon, et peut- commis un inceste quoi que innocemment.
[22] Torrismon lui avait enjoint de faire bon visage à Germon.
[23] Elle craint la jalousie de Torrismon, et l'infidélité de son ami.
[24] Ceci se rapporte à ce que la Nourrice a dit un peu devant que le Roi de Norvège lui avait dit en lui donnant Alvide à élever ; car elle doute si cette vengeance de fraudes et embûches secrètes ne regarde point Germon qu'elle croyait la vouloir tenter par ces dons.
[25] La Norvège, la Suède et le Royaume des Goths sont comme une île dans la mer Océane.
[26] Il faut remarquer qu'il avance cette proposition comme de lui même ; Germon pourtant met en doute si ce n'est point de la part de Torrismon.
[27] Il croit que son seul courage est capable de rendre tous les siens courageux.
[28] Comme font ceux qui arrivent dans les États a l'avènement de nouveaux Rois à la couronne. Il l'excuse encore tant il est son ami.
[29] Rosmonde craignant qu'on ne résolut son mariage avec Germon déclare qui elle est.
[30] Elle se nommait Rosmonde comme l'autre dont elle tenait la place qui était Alvide, et était aussi soeur de Torrismon, mais soeur de lait, puis qu'elle était fille de sa nourrice, comme elle le déclare.
[31] C'est ce qui arrive à la fin de la tragédie.
[32] L'auteur le nomme Fronton.
[33] Elle devait bientôt mourir et était en son propre pays.
[34] Ils meurent et sont enterrez ensemble.
[35] On ne la connaît pas pour la soeur de Torrismon, et dès qu'il trouvera qu'elle est sa soeur, il faut qu'il la quitte ne la pouvant pas avoir lors pour femme.
[36] La mort de ce Roi qu'on n'annonce pas à Alvide et qu'elle découvre pourtant, augmente ses défiances, et donne le dernier branle à son désespoir.
[37] L'auteur, par mégarde que je crois, nommait ce Roi Aralde, qui est aussi le nom qu'il vient de donner au pirate qui se sauva et qui est celui-là même qui apporte ces nouvelles.
[38] Celle qui lui était morte se nommait Alvide et celle qu'on lui donnait était la véritable Rosmonde.
[39] Torrismon avait lors l'esprit extrêmement troublé quand Germon survient lui faire encore des reproches, ce qui fait qu'il lui répond quelquefois assez crûment et quelquefois avec des excuses qui ne sont pas les vraies, et qui sembleraient l'accuser plutôt que de le justifier, car ni la mort du père d'Alvide était la cause de sa douleur, ni il ne pouvait témoigner qu'elle la fut, qu'en montrant qu'il prenait beaucoup de part aux intérêts d'Alvide qui lui devait être indifférente, néanmoins il revient et promet tout de bon à son ami de faire ce qu'il pourra pour lui envers Alvide.
[40] La mort d'Alvide et celle de Torrismon sont seulement racontées dans le Tasse, mais je les ai fait représenter.
[41] Germon après avoir composé son visage vient au devant d'elle.
[42] Ce sont là les devoirs, et la gloire dernière
[43] Elle s'évanouit derechef.