LA LUCRÈCE ROMAINE

TRAGÉDIE.

M. DC. XXXVII.

AVEC PRIVILEGE DU ROI.

À PARIS, Chez TOUSSAINT QUINET, au Palais, Dans la petite salle, sous la montée de La Cour des Aides.

Représentée à Paris pour la première fois en 1637.


Texte établi à partir de l'Édition critique établie par Coralie Deher dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2010-2011)

publié par Paul FIEVRE, décembre 2023

© Théâtre classique - Version du texte du 30/04/2024 à 20:06:09.


EPÎTRE À MADAME LA MARQUISE De COASLIN.

MADAME,

Cette Lucrèce qui fut autrefois l'objet de l'amour d'un Prince, craint encore d'être celui de votre mépris, quand elle considère la sévérité de votre vertu. Elle n'est pas de celles qui ne veulent point de jour s'il n'est faux, ni de miroir s'il ne flatte ; quoi qu'elle soit plus malheureuse que coupable, elle a cru que comme pour avoir aimé un portrait, on n'est pas obligé d'aimer la toile quand il n'y a rien dessus ; on ne devait pas aussi chérir la vie quand l'honneur en était ôté, qui est la seule chose pour laquelle nous avons droit de la souhaiter. Toutefois, MADAME, considérez s'il vous plaît, que toutes les personnes qui perdent les yeux ne méritent pas qu'on leur arrache, que toutes celles qui haïssent la vie n'en sont pas indignes, et que cette Dame Romaine, quoique violée, passe encore dans notre siècle pour un exemple de pudeur. Mais comme la malice et la médisance ne trouvent point de vide dans la Nature, et que leur Empire n'a point d'autres bornes que celles du monde, j'appréhende qu'après avoir été si mal traitée d'un Prince, elle le soit encore davantage du reste des hommes. Je sais bien que voulant peindre Lucrèce, j'ai fait un monstre de ce dont la Nature avait fait une merveille ; et que mes vers seront peut-être aussi dignes de compassion que sa mort. Toute ces considérations ne me divertiront pas pourtant, MADAME, de vous l'offrir, et de vous prier de la recevoir. C'est de vous qu'elle attend son plus grand support ; et si elle mérite votre estime je suis assuré que son prix n'en eut jamais ; puis que vous discernez si nettement les bonnes choses d'avec les mauvaises, que ceux qui considèrent ce qui sort de vous avec envie, ne peuvent pas même s'empêcher de regarder ce qui est en vous avec admiration. Il est plus séant de publier hautement cette vérité, que de faire un mensonge, et votre raison ne se trouvera pas offensée d'une louange qu'on ne lui peut dérober avec injustice, et qu'elle doit souffrir par nécessité. Je n'entreprends pas ici, MADAME, de traiter de tout ce qui vous rend recommandable : L'antiquité de votre race, les généreuses actions de vos ancêtres, les éminentes dignités de vos parents, et les services notables qu'ils rendent aujourd'hui à l'État, avec vos mérites, et vos vertus, sont plutôt le sujet d'une histoire que d'une lettre. Il me suffit seulement de vous considérer comme un chef d'oeuvre que la Nature n'a pas fait sans effort, et après lequel, tous ses ouvrages n'ont rien qui nous puissent surprendre et nous émouvoir. C'est un sentiment commun, je ne répète que ce que disent les plus sensés ; et comme un écho j'emprunte ici la voix des autres pour me faire entendre. Cette opinion est juste et raisonnable, et la vérité les fait aussi bien parler, que moi, quand je proteste que je suis,

MADAME,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CHEVREAU.


AUX HONNÊTES GENS.

Nous sommes dans un siècle où les bonnes pensées semblent naître aussi rarement que les choses prodigieuses, et dans lequel les bons livres ne se comptent que par le nombre des miracles. Les esprits sont aujourd'hui si pénétrants, qu'on dirait qu'ils sont tous d'une même trempe, en ce que le moindre ne trouve rien au dessus de sa portée. Tous les hommes, sans en excepter même ceux qui n'en ont que l'apparence, pour avoir leu qu'ils ont été faits à l'Image de Dieu ; s'imagineraient choquer la Divine Providence, s'ils croyaient être défectueux dans la moindre de leur partie. Le pis en ceci est, qu'on en voit qui veulent être seuls dans cette comparaison, et qui se persuadent d'avoir en effet reçu du Ciel, ce que Pandore en eut autrefois au dire des poètes. Mais je trouve encore plus étrange que ceux qui connaissent toutes les vertus, et qui les croient pratiquer, oublient la modestie que je tiens une des principales, et qu'ils aient assez d'insolence pour vouloir assujettir les autres à croire qu'ils sont honnêtes gens pour ce qu'ils le disent : Comme si leurs jugements étaient aussi infaillibles que les paroles de celui dont ils veulent être le véritable portrait. On en trouve qui ne font pas conscience de publier que les personnes qui doutent de leur esprit et de leur mérite, ne sont pas moins hérétiques que celles qui auraient quelque scrupule des articles de foi, et des mystères de la Religion. Ce sont ces écrivains qui cherchent leur gloire dans le mépris qu'ils font des autres, et qui s'estiment aussi nécessaires dans les boutiques des libraires pour corriger les défauts d'un livre, que ces grands censeurs pouvaient être dans les anciennes Républiques pour corriger le défaut des moeurs. Ceux-ci trouvant ma LUCRÈCE y remarqueront peut-être autant de fautes que de mots et diront que je fais presque autant de chutes que de pas : Quelques uns moins jaloux, et plus véritables, trouveront quelque chose de rude, parmi quelque mouvement qui les pourra chatouiller : Mais qu'ils sachent que les épines d'ordinaire sont parmi les roses, et s'ils s'étonnent de voir une faute plus insupportable où je ne devais pas tomber, qu'ils se souviennent qu'on rencontre quelquefois des vipères sous de belles fleurs. En un mot comme je reconnais mon esprit faible, je crois être aussi sujet à mal écrire, qu'à mal faire, pour ce que je suis homme. Je n'ai pas eu les Sciences infuses comme notre premier père, pour reconnaître ici ce que je devais suivre, et ce que je pouvais éviter. Je croirais perdre mon esprit dans la recherche de l'éloquence et de la poésie, aussi bien que les Alchimistes perdent le leur dans la recherche de la pierre Philosophale. Je me console au moins, en ce que ceux qui n'écrivent pas bien, n'ont pas le châtiment de ceux qui font mal. Si cela était, la passion que j'ai a me faire connaître par ce moyen n'est point si forte que je ne la désavouasse si elle devait attirer ma honte et ma perte. Enfin, Lecteur, si ce poème pour lequel je n'ai perdu que fort peu de temps, ne peut mériter ton approbation, je t'entretiendrai un jour de matières plus sérieuses et peut-être plus nécessaires, et s'il a de quoi te plaire, je me trouverai sans doute récompensé de ma peine, puis que je n'eus jamais d'autre but que mon contentement et le tien.


ACTEURS.

TARQUIN, Empereur Romain.

COLATIN, mari de Lucrèce.

SEXTE, Fils de Tarquin.

MAXIME. Confident de Sexte.

MISENE, domestique de Colatin.

TULLIE, Femme de Tarquin.

LUCRÈCE.

CECILIE, Demoiselle de Lucrèce.

MELIXENE. Demoiselle de Tullie.

BRUTE.

LUCRETIE. Père de Lucrèce.


ACTE I

ARGUMENT DU PREMIER ACTE.

Tarquin étant au siège d'Ardée invite les Romains à seconder ses mouvements pour la prise de cette ville, qu'il juge nécessaire pour la sûreté de celle de Rome : et après les avoir instruits du moyen de se gouverner parfaitement dans l'obéissance qu'il en veut tirer : il envoie Sexte Tarquin son fils à Colatie, pour avertir Tullie, la Reine, du bon succès de ses armes. Sexte consent à regret, toutefois se ressouvenant que c'était une occasion pour voir Lucrèce qu'il aimait infiniment, il se propose mille plaisirs, et dés l'heure rend Maxime confident de cette amour malgré tous les sentiments que l'honneur et le devoir lui pouvaient inspirer. Dans ce siège Colatin ayant appris des nouvelles de Lucrèce par Misene leur serviteur, renvoie ce même Messager pour assurer Lucrèce qu'ils emportaient sur les ennemis tout autant qu'ils en pouvaient souhaiter, et beaucoup plus qu'ils n'en avoient espéré au commencement.

SCÈNE PREMIÈRE.
Tarquin, Colatin, Sexte, Maxime, Misene.

TARQUIN.

Et bien, confessez donc qu'aujourd'hui ma valeur

Porte chez ces mutins ma gloire et leur malheur ;

Nous en savons tirer et du sang et des larmes,

Rien ne leur est fatal que l'éclat de nos armes,

5   Ils disent me voyant commander aux Romains

Que Rome n'a qu'un chef, mais qu'elle a trop de mains,

Que vous donnez des lois sur la terre et sur l'onde,

Que m'ayant, c'est assez pour avoir tout le monde,

Et que tous mes effets leur ont trop fait savoir

10   Que les Dieux et Tarquin sont égaux en pouvoir :

Et depuis mes exploits les ont tous fait résoudre

À craindre plus mes coups que les coups de la foudre.

Voyez, braves Romains ; voyez, que leur orgueil

Leur a promis un temple et leur donne un cercueil ;

15   Ils manquent de courage et non pas de matière,

Ils font de leurs maisons leur propre cimetière,

Ils sont tous étonnés d'un combat si nouveau,

Et dans chaque retraite ils trouvent leur tombeau.

Mais surtout achevez une telle victoire,

20   Qui les couvre de honte et nous comble de gloire ;

Achevez de porter ou la mort, ou l'effroi,

Et faites en soldats comme je fais en Roi.

Quoi que vous les voyez dans l'état de se plaindre,

« Ne regardez jamais un malheur sans le craindre.

25   « Sachez que le bonheur a d'étranges appas,

« Mais qu'aussi le plus sûr est de n'y croire pas.

« Ne rions point du sort quand il nous est propice,

« Tel qui fut au sommet se voit au précipice ;

« L'inconstante fortune où buttent les humains

30   « Tourne aussitôt le dos qu'elle nous tend les mains,

« Et nous pourrions nous voir par le tour de sa roue

« Aujourd'hui sur un trône, et demain dans la boue.

« Tantôt on a du bien, tantôt on a du mal,

« Par là son mouvement paraît toujours égal ;

35   « L'ingrate bien souvent dans l'ardeur qui la presse

« Ne preuve son pouvoir que dans notre faiblesse,

« Et l'aveugle qu'elle est, qui nous fait tant de lois,

« Fait monter des Bergers, et descendre des Rois.

COLATIN.

Grand Roi qui ne pouvez ni monter, ni descendre

40   Nous attendons de vous tout ce qu'on peut attendre,

Et pour votre sujet, en voyant leur trépas

Nous plaignons leur malheur, et ne le craignons pas.

Nous n'appréhendons point leur misère commune,

Vous savez comme il faut gouverner la fortune :

45   Nous craignons seulement dans ce camp glorieux

Quand nous voyons vos mains plus promptes que vos yeux.

Toutefois, ce danger est trop digne d'envie,

Et si nous n'avons pas l'honneur de votre vie,

Chacun saura bientôt, que nous sommes jaloux

50   D'avoir au moins l'honneur de mourir comme vous.

Forcez des légions, attaquez des murailles,

Nous aurons même ardeur, et mêmes funérailles :

En un mot, nos desseins se vont tous limiter

À l'honneur de vous suivre et de vous imiter.

TARQUIN.

55   C'est parler en soldats et combattre de même

Grâce aux Dieux, nous voyons que leur mal est extrême.

Puisque notre bonheur ne peut diminuer

Il suffit seulement de le continuer.

« Vous apprenez par là qu'on nous doit les hommages,

60   « Qu'on attaque les Dieux attaquant leurs images ;

« Car les Rois comme nous approchent tant des Dieux

« Que nous sommes ici ce qu'ils sont dans les Cieux.

Après tout, ces mutins osent nous entreprendre,

Et veulent attaquer au lieu de se défendre.

65   Non, non Rome apprendra sachant leur lâcheté,

Que leur sang doit un jour signer sa liberté :

Ardée auprès de nous se promet de paraître,

Mais c'est par son malheur qu'elle se fait connaître.

Surtout, souvenez-vous pour la voir sous ma loi

70   Que vous êtes sujets, et que je suis un Roi,

Que je suis successeur des vertus de Romule,

Et que pour un tel monstre il faut un tel Hercule.

Surtout souvenez-vous que vous êtes Romains,

Que la Rébellion doit mourir par vos mains,

75   Que tout notre bonheur dépend de la victoire,

Et que leur honte un jour doit servir à ma gloire,

Surtout, souvenez-vous Romains que ce combat,

En détruisant leur ville agrandit notre État.

SEXTE.

Seigneur, nous voici prêts, il ne faut que poursuivre,

80   On voit que ces mutins n'ont qu'un moment à vivre :

Et comme vous savez prévenir sagement

Ce délai pourrait faire un triste changement.

Mêlons-nous au combat où l'honneur nous engage,

Combattons seulement sans parler davantage ;

85   Notre esprit s'entretient en discours superflus,

Ils prennent tout le temps et ne m'en laissent plus.

Ne nous arrêtons pas à des choses frivoles,

Témoignons des effets et non pas des paroles.

Notre courage est mort, ou du moins endormi,

90   Étouffons la pitié qui plaint un ennemi.

N'avons-nous plus de coeur, manquons-nous de constance,

Pour ce que tous ces gens n'ont plus de résistance ?

Il faut leur faire voir sans les entretenir

Qu'ils savent offenser ; mais qu'on sait bien punir ;

95   « Pardonner aux mutins dans un danger extrême

« C'est aider à leur faute et s'offenser soi-même.

Souffrir nos ennemis !

TARQUIN.

Sexte, il faut avouer

Que vous avez un coeur qu'un chacun doit louer.

On sait que vos exploits forcent la Renommée

100   De porter votre nom plus loin que cette armée ;

Et je puis témoigner qu'ici votre devoir

A toujours fait pour nous ce qu'il peut faire voir,

Mais dans les mouvements où cette ardeur vous porte

Il est souvent besoin d'en user d'autre sorte ;

105   Je saurai bien punir mes sujets insolents,

J'arrêterai bientôt leurs desseins violents ;

Par leur propre folie ils sauront mon adresse,

Ils verront ma puissance, en voyant leur faiblesse :

Ces mutins trouveront leur support abattu,

110   Et l'on verra le vice aux pieds de la vertu.

Lorsque ces orgueilleux viendront me reconnaître,

Je les pourrai punir en qualité de maître.

Peut-être un repentir suivra tous leurs projets ;

Je leur serai bon Roi s'ils me sont bons sujets,

115   Et si nous éprouvons la fortune prospère,

Je les traiterai tous en qualité de père.

Toutefois il est vrai qu'ils sont trop criminels,

Et qu'ils doivent sentir des tourments éternels.

N'importe, nous verrons ; il faut leur faire entendre

120   Qu'ils nous doivent donner ce que nous pouvons prendre,

Et si leur désespoir s'obstine à leur trépas

Allons prendre d'un coup ce qu'ils ne donnent pas.

Mais, Sexte, cependant qu'ils attendent leur peine,

Allez à Collatie en avertir la Reine.

125   Dites-lui de ma part que je suis satisfait,

Et que tous nos desseins n'ont eu qu'un bon effet.

SEXTE.

Quoi Seigneur, ai-je fait une action si noire,

Qu'on m'ôte du combat pour m'en ôter la gloire ?

TARQUIN.

Vous me rendrez confus quand vous résisterez,

130   Mais courez sans répondre et vous m'obligerez.

SCÈNE II.
Sexte, Maxime.

SEXTE.

Quoi, Maxime, le Roi serait-il en colère ?

Je me rendais bientôt dans l'état de lui pleure,

J'allais dans le combat étonner l'ennemi,

Et je vois que mon bras n'a rien fait qu'à demi !

135   Je n'ai fait que semer ce qu'un autre moissonne,

Et ma valeur soutient le poids de la Couronne :

Ces mutins étaient morts, tout nous était ouvert,

Et de toute la ville on faisait un désert ;

Je les avais réduits à s'aider de leurs larmes,

140   Et l'on vient s'opposer à l'effort de mes armes.

Au moins juges-tu bien que leur molle vertu

Ne suit plus qu'un chemin que je leur ai battu ?

Qu'ils vont seuls triompher aux dépens de ma gloire ?

Et qu'on taira mon nom parlant de la victoire ?

145   Qu'ils vont prendre l'honneur que je devais avoir ?

Qu'Ardée en mon absence aimera leur pouvoir ?

Que s'ils combattent bien ce n'est qu'à mon exemple ?

Et qu'ils vont en un mot me démolir un temple ?

Le peuple veut cacher les biens que je lui fis,

150   Et le père est rival de l'honneur de son fils !

Ils vont en mon absence, achever ma conquête,

Ils prennent mes lauriers dont ils ornent leur tête ;

Ah ! Maxime, tu vois qu'on me fait un refus

Qui devrait en effet les rendre tous confus.

MAXIME.

155   Non, tous ceux qu'on a vu sous votre obéissance,

Prouveront aux Romains votre extrême puissance ;

Rome depuis un temps connaît votre valeur,

Et Rome en vous ayant s'exempte du malheur.

Vous n'avez pas ainsi du sujet de vous plaindre.

160   Vivez Prince, vivez, Rome n'a rien à craindre ;

Mais si quelqu'un venait à troubler votre sort,

Rome ne serait plus quand Sexte serait mort.

Aujourd'hui les Romains plaignent votre courage,

Qui nous met trop souvent au milieu de l'orage,

165   Et le peuple ravi d'être seul au combat

Veut bien vous conserver pour conserver l'État.

SEXTE.

Ne me flatte jamais de si vaines louanges,

Maxime ; ces façons me semblent trop étranges.

Le Roi doit-il ainsi procurer mon bonheur ?

170   Il m'a donné la vie, et veut m'ôter l'honneur.

Tu dis qu'il m'aime trop ; et son âme soupire,

Quand je veux affermir ou croître son Empire.

Est-ce par ce moyen qu'il devrait se venger ?

Pour le mettre à couvert je m'expose au danger,

175   Et pour ce qu'il me voit un trop bon Capitaine

Il veut tirer les fruits qu'on devrait à ma peine ;

Il veut que j'aille voir Tullie à même temps

Qu'un si juste combat les rendra tous contents :

L'honneur que je lui rends ne plaît pas à mon âme,

180   Je trouve son amour un peu digne de blâme,

Il n'aime point ma vie en craignant mon trépas,

Et pensant me chérir il ne me chérit pas.

MAXIME.

Le Roi par ce moyen croit obliger la Reine,

Il étouffe sa crainte en vous ôtant de peine.

185   Mais puisque le combat ne vous peut arrêter ;

Pourquoi vous plaindrez-vous qu'il vous en veuille ôter ?

Méprisez les combats où la gloire est commune,

Vos gens n'auront jamais de mauvaise fortune,

Ils ne peuvent manquer, leur bonheur est parfait,

190   Ils ne font qu'imiter ce que vous avez fait.

Après tous vos travaux ils vont trouver des roses,

Gardez votre valeur à de plus grandes choses :

Vous donnez à connaître aux plus nobles esprits

Que vous avez tout fait ce qu'ils ont entrepris.

195   Pourvu que votre adresse ait causé la victoire,

Qu'importe si quelqu'un refuse de la croire.

Entretenez ailleurs un facile désir,

Après ce grand combat donnez-vous du plaisir ;

Perdez les sentiments de l'honneur qui vous presse,

200   Et ne mourez jamais qu'aux bras d'une maîtresse.

SEXTE.

Maxime, c'est par là que je perdrai le jour,

J'allais mourir de rage, et je mourrai d'amour.

Je me sens consumer d'un feu qui me fait craindre,

Mon coeur est à la gêne, et je n'ose me plaindre.

205   J'en efface un portrait que l'amour a tracé,

Mais il revient toujours quand il est effacé :

La crainte, le respect, l'amour, la tyrannie

Me font toujours sentir une peine infinie,

Et mon malheur est tel que je n'ose penser

210   À cet objet divin de peur de l'offenser.

Hélas ! Si tu savais le nom de cette belle,

Tu me croirais un traître en me croyant fidèle.

Cette fidélité qui me rend suborneur

Blesse ma conscience attaquant son honneur.

215   Je sais que c'est un sort qui ne se veut point rendre,

Pour en venir à bout il faudrait le surprendre.

La prière, la force, et l'amour, et les pleurs

Ne donneront jamais de trêve à mes douleurs ;

La crainte que j'en ai me comble de tristesse,

220   J'aime une beauté chaste, en un mot, c'est Lucrèce.

MAXIME.

Lucrèce n'était pas l'objet de mon discours,

Votre mal n'en doit pas espérer du secours.

Quoi vous aimez Lucrèce ? Ô Prince misérable

N'attendez rien du sort qui vous soit favorable !

225   Vous aimez donc Lucrèce ? Ô Sexte malheureux !

Votre propre malheur vous en rend amoureux.

Elle est belle, il est vrai, mais son âme pudique

Ne saurait endurer une amour si lubrique

Vous ne pouvez aimer un plus parfait objet

230   Ni faire en même temps un plus triste projet.

Perdez, perdez ce feu dont la force vous presse,

Et ressouvenez-vous que vous aimez Lucrèce.

SEXTE.

Ha qu'un homme content flatte bien un ennui !

Et qu'il est bien aisé de conseiller autrui,

235   Si Maxime sentait le mal qui me possède !

Il choisirait la mort plutôt que ce remède,

Il aimerait en lui, ce qu'il condamne en moi,

Et jamais la raison ne lui serait de loi.

Cher ami, pour juger d'un mal de cette sorte,

240   Regarde seulement l'amour que je lui porte,

Et puis en même temps tache à considérer

Qu'elle me doit haïr, si je veux l'adorer.

MAXIME.

Voyant dans votre amour votre perte apparente,

Vous la devez aimer comme une indifférente,

245   Non, non, n'espérez point d'être son favori,

Oubliez cette femme en songeant au mari.

Pensez bien qu'il vous sert, que vous êtes son maître,

Et qu'en continuant vous devenez un traître,

Et que leur couche même où s'exerce leur foi

250   Serait déshonorée en recevant un Roi.

SEXTE.

La plaisante raison dont ton âme est surprise,

Un mari seulement romprait mon entreprise.

Je crois que tes conseils ne sont guères suivis,

Et qu'on en voit bien peu qui soient de ton avis.

255   Beaucoup feignent souvent sans attirer du blâme

De servir le mari pour visiter la femme.

MAXIME.

Ce n'est donc que ce point qui vous peut arrêter,

S'il trahit votre ami voulez-vous l'imiter ?

Suivrez-vous une amour dont la rage est extrême ?

260   Et s'il brûle un autel, en ferez-vous de même ?

Quoi l'exemple d'autrui vous porte à cet effet,

Et vous faites un mal quand un autre le fait.

« Le Prince, à votre avis, est-il ce que nous sommes ;

« Il a je ne sais quoi de plus grand que les hommes.

265   « Ce que la loi permet il peut le demander,

« Et pour être bon Prince il se doit commander.

SEXTE.

Ah ! Que cette victoire est d'une longue peine,

« Les Princes, comme vous, ont la nature humaine,

« Ils sont sujets aux maux qu'on vous peut reprocher,

270   « Leur âme est comme une autre, et leur corps est de chair.

SCÈNE III.
Colatin, Misene.

COLATIN.

Misene retournez, et dites à Lucrèce

Qu'elle a trop de sujet de bannir sa tristesse.

Est-elle à Colatie ?

MISENE.

Elle y fait son séjour.

COLATIN.

Elle en pourrait partir si j'étais de retour ?

MISENE.

275   Il n'en faut point douter, mais en ma conscience

Elle a pour ce retour assez d'impatience,

Et si jamais la peur nous peut faire mourir

Vous n'êtes que trop lent à l'aller secourir.

COLATIN.

Retourne à Colatie, et rassure ma femme,

280   Prouve-lui par mes soins les transports de mon âme.

Dis lui que sans manquer je la verrai demain

Quand on verrait périr tout le peuple Romain.

On entend ici quelques trompettes.

Mais j'entends le combat où la gloire m'appelle,

Adieu, cours à Lucrèce et sois toujours fidèle.

ACTE II

ARGUMENT DU SECOND ACTE.

Sexte entretient Maxime de la violence de sa passion, et quelque difficulté que Maxime oppose au dessein de ce jeune Prince : il est contraint lui-même d'aller voir Lucrèce pour lui découvrir ce secret. Cependant qu'ils sont à contester, Tullie arrive, que Sexte entretient du succès des armes de Tarquin ; ce qui lui ôte la peur qu'elle avait toujours eue, que le courage de ce Roi ne fût la cause de leur infortune. Lucrèce après avoir vu Misene, raconte à Cécilie un songe dont elle n'attend rien de bon : et commence à en éprouver l'effet par la fausse nouvelle de la mort de son mari, que Maxime tâche de rendre véritable, pour l'assujettir par ce moyen plus facilement aux volontés de Sexte.

SCÈNE I.
Sexte, Maxime, Tullie, Lucrèce.
Misene, Cécilie.

SEXTE.

285   Use de cent raisons pour défendre à mes sens

D'entretenir ainsi leurs plaisirs innocents,

Blâme les mouvements de mon âme insensée,

Étouffe mon ardeur, accuse ma pensée,

Représente à mes yeux la crainte et le respect,

290   Fais voir que mon amour lui doit être suspect :

Mais souffre que j'adore une telle maîtresse,

Ne m'ôte point du coeur le portrait de Lucrèce ;

Maxime, cher ami, mon plus ferme support,

Hélas ! Si tu poursuis tu me donnes la mort.

MAXIME.

295   Faites que désormais votre esprit se repose,

Et pour guérir vos maux n'en voyez point la cause.

Travaillez de vous-même à votre guérison,

Et ne vous jetez pas ainsi dans la prison.

Vous êtes ennemi de votre propre vie,

300   Vous désirez par là qu'elle vous soit ravie.

Un si mauvais dessein fait-il votre bonheur ?

Et pour le conserver perdrez-vous votre honneur ?

Un chacun vous estime, et cette renommée

Après un tel éclat doit aller en fumée.

305   Vous eussiez bien mieux fait de n'avoir point quitté,

Et de servir le Roi contre sa volonté.

SEXTE.

Dans le juste sujet que j'avais de me plaindre

J'avais blâmé le Roi que mon coeur faisait craindre ;

Et depuis, j'ai songé, qu'il me donnait loisir

310   De goûter tous les biens que l'esprit peut choisir.

Et toi qui me défend de parler à Lucrèce

Tu m'as bien conseillé d'avoir une maîtresse,

De quitter les combats pour mon contentement,

Et de vivre avec elle en qualité d'amant.

MAXIME.

315   J'entends de ces beautés dont l'humeur est docile,

Et qui voyant un Prince auraient l'esprit facile.

Mais jamais celle-ci ne faussera sa Foi

Quand même Colatin en deviendrait un Roi.

Brûlant pour sa beauté votre âme est criminelle,

320   Si vous l'aimez, Lucrèce est plus chaste que belle ;

Et si vous poursuivez à lui faire ce tort,

Espérez seulement ou la honte, ou la mort.

SEXTE.

Fais ce que tu voudras pour empêcher mon âme

De brûler désormais d'une si belle flamme,

325   Apprends qu'un repentir ne me peut affliger ;

Censurer mon dessein c'est me désobliger.

De grâce, cher ami, dont je fais tant de conte,

Ne me propose point ni la mort, ni la honte ;

Parais, si tu me veux montrer quelque douceur,

330   Le témoin de mon crime, et non pas le censeur.

Va-t'en dire à Lucrèce, en qui seule j'espère,

Que pour la visiter j'abandonne mon père,

Qu'on a vu ses amis mourir par leur valeur,

Et qu'un jour je dois seul réparer ce malheur :

335   Pour augmenter bientôt mon plaisir et ma gloire,

Cherche dans ton esprit de quoi lui faire croire,

Dis lui qu'on la va perdre au lieu de la sauver,

Que je ne suis ici que pour la conserver,

Et que dans le dessein d'être un jour notre maître

340   Son mari s'est acquis l'infâme nom de traître,

Qu'il trahit sa Patrie, et que les ennemis

Ne lui peuvent donner ce qu'ils avaient promis.

Bref, ne saurais-tu pas pour achever ma peine

De cet objet d'amour faire un objet de haine ?

MAXIME.

345   Enfin vous me portez à cette extrémité,

Et mon coeur se résout à cette lâcheté.

Mais choisissons une heure à finir votre peine,

Et prenons celle-ci pour visiter la Reine.

SEXTE.

Maxime qu'à propos elle s'en vient ici,

350   Mon discours va bientôt la tirer de souci.

SCÈNE II.
Tullie, Sexte, Maxime.

TULLIE.

Ah ! Mon fils, que mon coeur était dans la contrainte,

Que vous revenez bien pour en ôter la crainte !

J'avais trop peu d'espoir, pour avoir trop de peur,

Mais elle disparaît ainsi qu'une vapeur.

355   À votre seul abord ma douleur est finie,

Et j'ai tout espéré de votre compagnie.

Mais que fait donc le Roi ? Que ne s'est-il rendu ?

Vous êtes-vous sauvé ? Tarquin s'est-il perdu ?

La ville des mutins est-elle asservie ?

360   Hélas nos gens sont morts ! Le Roi n'a plus de vie !

Dites à quel malheur notre destin s'est joint,

Je devais avoir peur, car il n'en avait point.

SEXTE.

Madame tout va bien ; votre coeur qui soupire

Ne doit s'entretenir que de sujets de rire.

365   Le Ciel à tous moments seconde nos projets,

Nos plus grands ennemis sont enfin nos sujets.

Le Roi viendra bientôt, chacun bénit sa gloire,

Et veut que le triomphe achève la victoire.

TULLIE.

Ha, Sexte, ce bonheur rend mon coeur interdit !

SEXTE.

Il dit ceci bas.

370   Maxime guéris moi, fais ce que je t'ai dit.

TULLIE.

Ces mots interrompus surprennent ma pensée,

Ô Dieux, mon espérance est aussitôt passée !

Sans doute l'ennemi nous vient de reculer ;

Mon fils il n'est plus temps de le dissimuler.

375   Parlez, ne craignez rien, l'ennemi nous surmonte,

Enfin notre projet est suivi de la honte.

Les Dieux dans ce combat ont pris leur favori ;

Rome n'a plus de Roi, je n'ai plus de mari,

Tout nous afflige ici, rien ne vous est prospère,

380   L'armée est sans conduite, et vous êtes sans père.

SEXTE.

Madame, croyez-moi, tout rit à nos désirs,

L'ennemi dans sa honte étouffe ses plaisirs.

Le Roi vient de forcer cette ville rebelle,

Et nous vous en venons apporter la nouvelle.

385   Tous les mutins sont morts, votre peuple est vainqueur

Il dit ceci bas.

Maxime, fuis d'ici, va parler à mon coeur.

Dis lui tout ce qu'il faut, que mon âme soupire,

Et que pour l'honorer, je méprise l'Empire.

MAXIME.

Ah Prince, votre amour est sans comparaison !

390   Vous avez tout perdu jusques à la raison.

TULLIE.

Vos secrets entretiens me font bien reconnaître,

Que vous cachez un mal que le sort m'a fait naître.

SEXTE.

Tu vois bien que la Reine est triste à ton sujet,

Ta présence m'afflige, achève mon projet.

Il s'en va.

TULLIE.

395   Mais, dois-je donc finir ou commencer ma plainte ?

Mon fils si vous m'aimez faites cesser ma crainte.

Dites-moi pour troubler, ou pour fléchir mon sort,

Comment Tarquin peut vivre, ou comment il est mort.

SEXTE.

Madame, quand le Roi s'approcha de la ville,

400   Et qu'il n'y put trouver un accès si facile,

Il jura sa ruine, il mit des gens partout,

Il conclut de mourir, ou d'en venir à bout.

Ses gens sont disposez ; la bataille s'apprête,

Pour nous donner exemple il se met à la tête,

405   Il nous regarde tous, et sa langue et sa main,

Étonnant le rebelle enhardit le Romain.

Dans le premier combat notre coeur s'évertue,

Nous poussons tous nos gens, on tire, on frappe, on tue,

Il tâche à résister, on le met à l'écart,

410   On attaque une porte, on surprend un rempart,

On monte à la muraille, on y fait mille brèches,

Pas un n'y peut entrer, il n'en sort que des flèches :

Nous poursuivons toujours ; l'ennemi cependant

Veut n'espérant plus rien se perdre en nous perdant ;

415   Un triste désespoir succède à son courage,

Jugeant de sa faiblesse, il recourt à la rage,

On trouve du plaisir dans un combat si beau,

Chaque arbre est un gibet, et chaque homme un bourreau,

Et le sort ennuyé de troubler notre joie,

420   Nous fit faire d'Ardée une ville de Troie.

L'ennemi dans l'effet qu'eut un si juste voeu

Ne pouvait plus rien voir que du sang et du feu ;

Les enfants, les vieillards, les soldats et les femmes,

Brûlaient également dans le milieu des flammes,

425   Bref nous allions si bien les mettre à la raison

Que leur Temple brûlait comme une autre maison.

Alors que peu de gens n'ayant plus rien à craindre

Cherchent voyant ce feu les moyens de l'éteindre,

Nos gens étant épars, le désir du butin

430   Les empêchait d'y mettre une dernière fin.

Le reste cependant tâche de nous surprendre,

Et nous oblige tous alors de nous défendre ;

Si bien qu'en un moment chacun fut étonné,

De lui remettre un bien qu'il nous avait donné.

435   Toutefois aujourd'hui cette ville est perdue,

Dans le temps que je vins on la croyait rendue,

Et sans en discourir, j'ose vous assurer

Que le Roi n'y saurait plus longtemps demeurer.

J'en suis venu moi-même apporter la nouvelle,

440   Le Roi m'en a chargé ; vous me trouvez fidèle.

TULLIE.

Que notre sort est doux ! Que j'ai versé de pleurs !

Et qu'après mes soucis je rencontre de fleurs !

Nous avons toutefois du sujet de nous plaindre :

Car le Roi craint trop peu ce que nous devons craindre.

445   Il doit aimer l'honneur, mais Dieux il ne voit pas

Qu'il lui coûte bien cher, s'il cause son trépas.

Il recherche la gloire aux dépens de sa vie,

Et que ferai-je après en lui voyant ravie ?

Perdrai-je davantage ayant perdu ce bien ?

450   Ne craindrai-je pas tout, pour ne craindre plus rien ?

Il pense bien mourir en mourant dans la gloire,

Il croit par ses exploits exercer la mémoire ;

Mais, hélas ! Ces honneurs sont des biens superflus,

Et c'est en faire à ceux qui n'en jouissent plus.

455   Nous entendons parler de Romule et d'Énée,

La mémoire aujourd'hui vante leur destinée,

Et nous remarquons tous leur sort si glorieux

Qu'on parle de ces gens comme on parle des Dieux,

Ils vivent dans nos coeurs, on vante leur mérite,

460   Mais après le trépas pas un ne ressuscite ;

Que leur sert donc l'honneur qu'ils poursuivent si fort

Si pas un n'en jouit aussitôt qu'il est mort ?

Ah ! Mon fils croyez-moi, tirons-en votre père,

Je sais bien que la guerre est un mal nécessaire,

465   Qu'une belle action donne beaucoup de bruit,

Et qu'il faut se défendre alors qu'on nous poursuit ;

Mais, hélas ! Méprisons un si triste avantage,

Pour avoir plus de vie, ayons moins de courage ;

Ne faisons rien aussi qui nous puisse tacher,

470   Mais d'entrer au combat quand on peut l'empêcher.

« Non, Sexte, le malheur vous pourra bien apprendre

Qu'il arrive assez tôt sans qu'on le doive attendre,

Et que sans rechercher le mal, ou le trépas,

Ils viennent bien souvent quand on n'y songe pas.

SEXTE.

475   Quoi souffrir des mutins sans punir leur offense,

Lors qu'on est attaqué n'aimer pas sa défense,

Voir croître leur orgueil sans le diminuer,

C'est forcer leur esprit à le continuer.

« Ceux qui savent régner pour vivre sans contrainte

480   « Donnent également et l'amour et la crainte.

C'est par ce moyen seul qu'il faut s'entretenir,

« Le pardon est injuste alors qu'on doit punir ;

Et dans un tel dessein que le monde contemple.

« On ne punit jamais sans donner un exemple :

485   « Si bien que nous voyons aussi clair que le jour

« Que la crainte fait tout au défaut de l'amour.

TULLIE.

« Quand un Roi veut user de ce remède extrême

« En donnant de la crainte il s'en donne à soi-même.

Mais qu'il est malaisé de servir les Romains !

490   « Et qu'un sceptre parfois est pesant dans les mains !

SCÈNE III.
Lucrèce, Misene, Cécilie.

LUCRÈCE.

Comment l'as-tu pu voir au milieu de l'armée ?

Tu ne m'en parles point que par la renommée.

On t'a peut-être dit qu'il devait revenir,

Et que ces insolents n'étaient pas à punir.

495   Parle, ne viens-tu point me conter une fable ?

Dis moi si ton discours est feint ou véritable.

Le désir de le voir m'inquiète si fort

Qu'il me semble toujours que je le verrai mort ;

Et pour ce que le Ciel veut bien que je le voie

500   Mon esprit n'ose croire à l'excès de ma joie.

Mais le moindre moment peut changer leur dessein,

« Et tel meurt aujourd'hui qui naguère était sain.

MISENE.

Oui bien s'il y faisait de plus longue demeure,

Mais demain vous pourrez le voir d'assez bonne heure.

LUCRÈCE.

505   Il courut au combat si tôt qu'il t'eut quitté,

Que sait-on si depuis le sort s'est irrité ?

Il ne faut pas longtemps pour voir mourir un homme,

Un moment peut suffire à la perte de Rome.

CECILIE.

Ah ! Madame, espérez que demain du matin

510   Vous finirez vos maux en voyant Colatin.

Dans un si prompt retour tenez-vous toute prête,

Il tiendra vos plaisirs plus chers que sa conquête,

Son coeur entre vos bras viendra se reposer,

Et c'est là que sans crainte il pourra tout oser.

515   Entretenez donc bien la beauté qui le touche,

Et perdez le désir de nous être farouche :

Il est temps de guérir votre extrême douleur,

Il faut que votre teint prenne une autre couleur,

Ranimez vos appas ; faites que ce visage

520   Lui montre à son retour son premier avantage :

De grâce que vos yeux témoignent leur vigueur,

N'exercez pas sur vous une telle rigueur,

Mettez dans vos regards une plus grande flamme,

Ne donnez pas au corps ce qu'endure votre âme,

525   Témoignez que Lucrèce après un tel retour

Fait naître en même temps et l'ennuie, et l'amour,

Et qu'après ce combat...

LUCRÈCE.

Ma chère Cécilie,

« On ne se peut aimer dans sa mélancolie.

Hélas une beauté dans l'état où je suis

530   Conserve rarement sa force et ses ennuis ;

« Et quand la peur a mis notre âme à la torture,

« L'ennui défait souvent ce qu'a fait la nature.

Je crois quand mon visage aurait tous les appas,

Que je n'en puis avoir où Colatin n'est pas :

535   Mais quand il est présent je n'ai plus de martyre,

Et mes yeux et mon âme ont ce que je désire :

C'est de lui seulement que dépend mon plaisir,

Il fait toute ma peur comme il fait mon désir.

Pourvu qu'il vienne ici je suis trop à mon aise,

540   Et je crois plaire assez pourvu que je lui plaise.

Mais un soupçon me tue, un songe à ce matin

M'a fait voir clairement ce que veut mon destin.

J'ai vu dans mon sommeil la chose la plus noire

Qui puisse à mon avis entrer dans la mémoire.

545   Le moindre souvenir donne de la terreur,

Et je n'ose en parler tant il est plein d'horreur.

D'un coup inopiné j'ai crû voir consumée

La Déesse d'honneur dont j'étais tant aimée,

L'image que le Temple en gardait chèrement,

550   Aussitôt m'a semblé regarder fixement,

Et me tendant les bras, par un autre miracle,

Saignant de tous côtés m'a rendu cet Oracle :

Sors du Temple, Lucrèce, et d'un pas assez prompt

Répare par ta mort un détestable affront.

555   Fais ce que tu pourras, tu seras poursuivie,

Et tu perdras l'honneur aussi bien que la vie.

Mais ne crains point la mort que craignent les mortels,

Car c'est elle qui doit remettre mes autels.

Lors elle a fait silence, et d'un coup de tonnerre

560   J'ai vu l'autel à bas, et le Temple par terre.

Un ombre incontinent s'est offert à mes yeux,

Dont l'abord n'avait rien qui ne fût odieux :

Par là j'ai crû ma mort ou ma perte arrêtée,

J'ai vu qu'à mon malheur j'étais sollicitée ;

565   Fuyant j'ai crû tromper et ses yeux et ses bras,

Mais j'ai fait une chute en pensant faire un pas.

Alors tout à cet ombre a semblé légitime

Et ma seule faiblesse a commencé mon crime.

La peur m'a réveillée après tant de malheurs,

570   Et j'ai trouvé mon lit que je baignais de pleurs.

J'ai voulu m'écrier ; mais une extrême crainte

En étouffant ma voix ma défendu la plainte,

Et pensant me lever pour aller jusqu'à toi,

J'ai vu deux gros serpents qui sifflaient contre moi.

575   J'ai regagné mon lit, et de cette aventure

Il m'a fallu de force accuser la nature.

Mais comme justement Maxime vient à nous,

Nous saurons si le sort nous est contraire ou doux.

SCÈNE IV.
Lucrèce, Maxime.

LUCRÈCE.

Si bien que nous jugeons par la fin de la guerre

580   Qu'on étendra l'Empire aux deux bouts de la terre ?

Et que notre ennemi ressent également

La honte et le dépit avec le châtiment ?

MAXIME.

« Madame, il est bien vrai que celui qui surmonte

« N'emporte point l'honneur qu'il ne laisse la honte.

585   Toutefois Colatin...

LUCRÈCE.

  Quoi vous êtes au port ?

Et je vous entretiens cependant qu'il est mort.

MAXIME.

Celui pour qui votre âme a de l'idolâtrie

A trahi son honneur avecque sa patrie.

Lorsqu'au dernier combat ont fut prêt à donner,

590   Sa noire lâcheté (nous fit tous étonner)

Au lieu de nous servir, le traître se retire,

Il attaque Tarquin pour attaquer l'Empire.

Il anime ses gens qui devaient être à nous,

Et montre son malheur en montrant son courroux.

595   Tarquin le reconnaît qui le veut entreprendre,

Chacun veut l'offenser, Sexte le veut défendre,

Et quoi qu'il dut punir un crime si récent,

Il vit presque trahi son désir innocent.

L'infâme nous poursuit pour s'emparer de Rome,

600   Il veut tuer le Roi comme on fait un autre homme.

Sexte le veut servir, bref ce triste rapport

Qui vous doit affliger...

LUCRÈCE.

Je vois bien qu'il est mort.

Ah ! Pauvre Colatin, ta femme ne peut croire,

Qu'un dessein de régner ait obscurci ta gloire.

MAXIME.

605   Madame il n'est pas mort, mais je crois qu'il est pris,

Que le Roi doit punir cet injuste mépris.

Et que pour empêcher une pareille envie,

Il pourra la finir par celle de sa vie.

LUCRÈCE.

Adieu, Maxime, adieu ; je saurai bien mourir.

MAXIME.

610   Madame, un seul moyen reste à nous secourir.

LUCRÈCE.

Juste Ciel ! Colatin ne doit plus rien attendre :

Il n'est plus en état de se pouvoir défendre :

Le Roi s'en est saisi, Colatin ne vit plus ;

Nous ne faisons pour lui que des voeux superflus,

615   C'est de quoi seulement, notre esprit est capable,

Car procurer son bien c'est se rendre coupable.

« Les Rois ont leurs desseins dont ils viennent à bout

« Mais pour en bien parler n'en parlons point du tout.

Ici elle tombe en pâmoison, et on la porte dans sa chambre.

ACTE III

ARGUMENT DU TROISIESME ACTE.

Maxime dans la violence de la douleur de Lucrèce ; tâche de préparer son esprit à l'amour ; et s'imagine ce dessein assez facile en lui représentant que Colatin a trahi l'Empire, et qu'il s'est joint aux artifices de ceux d'Ardée pour venir plus facilement à bout des Romains. Mais cette vertueuse femme qui ne considère que la personne de son mari et sa qualité, sans s'arrêter à ce vice dont elle n'ose le soupçonner ; n'est point de l'intelligence de ce Confident, et ne peut croire qu'une personne de sa réputation puisse l'écouter sans scandale. Lorsqu'ils s'entretiennent sur ce sujet, Sexte arrive, qui continue dans la première ruse, et là il n'épargne rien de tout ce qui peut tomber dans l'imagination pour venir à bout de son entreprise : il assure que Colatin est un traître, que le désir de régner l'a rendu criminel, et qu'il a même attenté jusques à sa vie : pour trouver occasion de prouver sa vertu. C'est où il en reçoit de visibles témoignages, et d'où il prend occasion d'entrer secrètement dans son logis afin de venir à toutes les extrémités. Pendant ces intrigues, Tullie s'étant aperçu de la tristesse, et de la rêverie de son fils Tarquin, demande raison à Melixene de cette nouveauté, et n'en devinent toutes deux le sujet que confusément, d'autant qu'elles n'avoient pas lieu de soupçonner la brutalité de ce Prince : et qu'elles n'estimaient pas Lucrèce assez malheureuse pour être objet de ce funeste dessein. Elles sortent néanmoins dans la résolution d'essayer toutes sortes de remèdes pour connaître cette maladie : et Tullie s'en remet sur Melixene qui ne tenait pas pour impossible que la beauté de Lucrèce eut touché le Prince. Dans ces entremises Tarquin après avoir pris Ardée revient à Rome, et Colatin à Colatie et Sexte découvrant sa damnable résolution viole Lucrèce ; car n'ayant pu rien en tirer par les menasses, il crût ne devoir l'obtenir que par la force.

SCÈNE PREMIÈRE.
Maxime, Lucrèce, Sexte, Melixene, Tarquin, Colatin, Brute, Maxime et Lucrèce, dans une chambre.

MAXIME.

Quand même Colatin reconnaîtrait son crime,

620   Et qu'il serait puni d'un trépas légitime,

Il vous faut à la fin résoudre à le quitter ;

Vos pleurs n'auront pas l'art de le ressusciter.

Et si quelque devoir oblige votre flamme

De regretter un peu la moitié de votre âme,

625   Songez en même temps qu'il nous voulut trahir,

Et qu'étant criminel vous devez le haïr.

LUCRÈCE.

Ce crime par malheur est suivi de sa peine :

Mais il ne saurait pas me porter dans la haine.

Le croire criminel, c'est qu'il est malheureux :

630   Je l'aime, et si je plains son destin rigoureux

En tous lieux la vertu mérite sa louange,

« Elle a même son prix au milieu de la fange

Et tous les accidents qui peuvent affliger

Ne font rien en eux qui la puissent changer.

MAXIME.

635   Comment, cette action mérite votre estime,

Et vous nommez vertu ce qu'on appelle un crime.

La trahison vous plaît : osez-vous bien penser

Qu'un Roi soit obligé de la récompenser ?

LUCRÈCE.

Non, non je ne vais pas jusques à la couronne :

640   Je déteste son crime, et j'aime sa personne.

Tel que soit un mari, sa femme doit l'aimer,

Ce titre seulement suffit pour la charmer.

Quand même sa rigueur passerait dans l'extrême,

On doit toujours l'aimer et le servir de même :

645   En quelque état qu'il soit apprenez qu'il me plaît,

Et me plaira toujours en m'étant ce qu'il est.

MAXIME.

Dans l'état qu'on l'a mis chaque objet l'importune,

Et Sexte seulement peut changer sa fortune.

Mais tâchez seulement de recourir aux pleurs,

650   Proposez par ce bien la fin de vos malheurs.

Usez de cent moyens afin qu'il vous entende,

Et promettez-lui tout afin qu'il vous le rende.

LUCRÈCE.

Maxime, dis-tu vrai ? Je lui promettrai bien,

Mais dans ce triste état je ne possède rien.

655   Dis-moi dans ce malheur ce qu'il faut que je fasse ?

Comment faut-il parler pour obtenir sa grâce ?

Empêche maintenant un remord éternel,

Et dis-moi comme on peut absoudre un criminel.

MAXIME.

Je crois qu'il ne faut point méditer de harangue,

660   Vos yeux feront du moins autant que votre langue.

Pleurez pour le gagner, et lui faites la cour.

Bref vous lui promettrez jusques à votre amour.

LUCRÈCE.

Promettre mon amour ! Que dites-vous, Maxime ?

Faudrait-il assurer Colatin par un crime ?

665   Repousser son injure, et lui faire ce tort,

Il vaut mieux le résoudre aux rigueurs de la mort.

J'aime bien Colatin, mais il faut que l'on sache,

Que l'honneur m'est trop cher pour lui faire une tache.

Pour sauver Colatin perdre ainsi mon honneur,

670   Et trahir notre foi pour faire son bonheur.

Que je rompe le noeud dont notre âme est étreinte,

Que ma honte commence en achevant sa crainte.

Que notre chaste couche endure un favori

Et que Sexte à la fin me serve de mari.

675   Maxime, ta pensée est trop injurieuse,

Il vaut bien mieux souffrir une mort glorieuse.

Donne un autre conseil, et tâche à secourir

Celle que ton remède oblige de mourir.

Je demande un avis qui m'exempt de blâme,

680   Qui prouve à Colatin que Lucrèce est sa femme.

Et que pour le sauver tout lui semble à mépris,

Pourvu que son honneur ne perde point son pris.

MAXIME.

Cet avis seulement doit vous donner de l'aide,

Autrement votre mal est loin de son remède ;

685   C'est par ce moyen seul qu'il doit être guéri,

Vous obligez un Prince, et sauvez un mari.

SCÈNE II.

LUCRÈCE, voyant Sexte.

Vous de qui la bonté console une affligée,

Et pour qui seulement je me sens obligée,

Grand Prince, exercez vous à fléchir mon destin,

690   Venez m'ôter la vie ou rendre Colatin :

N'éteignez pas si tôt une flamme si belle,

Ne vous en servez plus s'il vous est infidèle ;

Tachez de pardonner plutôt que de punir,

Et me rendez le bien qu'on me veut retenir.

SEXTE.

695   Je voudrais de bon coeur excuser sa licence :

Mais le Roi le retient, et l'a dans sa puissance ;

S'il en voulait pourtant rapporter à ma voix,

J'en ferais aujourd'hui vivre deux à la fois.

LUCRÈCE.

Ha ! Que c'est m'obliger, l'espérance me flatte,

700   En me faisant ce bien, vous me rendez ingrate.

SEXTE.

Je ne veux seulement pour me récompenser

Que la moindre faveur que vous pouvez penser.

Adoucissez ma peine, et flattez mon envie,

Colatin reprendra son bonheur et sa vie.

705   Efforcez-vous d'aimer ce Prince malheureux,

Qui s'est rendu sujet se rendant amoureux.

LUCRÈCE.

Ô Ciel c'est à ce coup ; mon malheur est extrême !

Grand Prince, le devoir veut bien que je vous aime,

Je parle d'un amour où rien n'est vicieux,

710   Et qui n'offense point Colatin ni les Dieux ;

En un mot d'une amour qui ne soit jamais feinte,

Où chacun puisse voir le respect et la crainte ;

D'une amour qui s'entende avecque mon honneur,

Et telle qu'un sujet doit rendre à son seigneur.

SEXTE.

715   Madame, Colatin doit s'assurer de vivre,

Si voyant mon dessein vous tâchez de le suivre.

J'accomplirai bientôt ce que je vous promets,

Le Roi l'aimera plus qu'il ne l'aima jamais.

Je saurai déguiser son âme criminelle,

720   On n'en parlera point comme on fait d'un rebelle,

Il aura des moyens pour se faire obéir

De sorte que pas un ne le pourra trahir.

LUCRÈCE.

Un sort si glorieux me rendrait trop heureuse.

SEXTE.

Mais faites seulement qu'il vous rende amoureuse.

LUCRÈCE.

725   Voici l'effet du songe ; il n'en faut plus douter,

Mais je ne suis plus chaste, en voulant l'écouter.

SEXTE.

Ha ! Madame, il est vrai, votre vertu me touche,

Mon amour seulement paraissait dans ma bouche,

Dormez donc en repos ; je m'en vais de ce pas

730   À dessein que le Roi retarde son trépas.

Ici on tire la tapisserie qui ferme la chambre.

Cher Maxime, le jour a fait place aux ténèbres,

Et nous ne voyons plus que des objets funèbres.

Lucrèce va dormir ; de peur de l'offenser

J'ai voulu taire exprès ce que tu peux penser.

735   La nuit forçons sa porte, usons de violence,

Tu sais que mon amour excuse ma licence,

Je vois bien que son coeur me refusera tout,

Et qu'il faut la forcer pour en venir à bout.

Allons ne craignons rien ; la force ou la prière

740   De toutes les faveurs m'obtiendront la dernière,

Prenons garde en un point, retenons un secret

Qu'on ne peut éventer qu'avecque du regret.

Conduisons-nous si bien après l'avoir surprise

Que pas un du logis ne rompe l'entreprise.

SCÈNE III.
Tullie, Melixene.

TULLIE.

745   Mais n'as-tu point connu que depuis son retour

Il a des sentiments ou de haine ou d'amour ?

Il n'a point rapporté, son humeur ordinaire,

Sans doute il se propose un bien imaginaire.

Je vois que mon amour ne saurait l'attirer,

750   Parfois dans l'entretien je l'entends soupirer,

Les plus doux passe-temps lui causent un martyre,

Il se fâche aussitôt qu'on lui parle de rire.

Melixene, le Prince endure quelque ennui,

Il ne vous parle plus, il ne songe qu'à lui,

755   Il rêve trop souvent, je m'en tiens offensée,

Maxime seulement gouverne sa pensée ;

Et de quelque moyen qu'il faille me servir,

Mon humeur n'aura rien qui le puisse ravir.

Il porte sur son front la colère ou la honte,

760   Il voit mille beautés et n'en fait plus de conte,

Ô Dieux qu'il a changé ! Tout fait mal à ses yeux,

Réservé son ami tout lui semble odieux.

Jamais homme en un rien ne devint si farouche,

Il paraît insensible et plus froid qu'une souche :

765   J'en suis toute confuse, et Sexte me déplaît

En sachant comme il fut de le voir comme il est.

MELIXENE.

Sans doute que l'amour qu'il retient dans son âme

Doit tirer son malheur de l'excès de sa flamme.

C'est un Prince vaillant, mais les plus généreux

770   Soupirent quelquefois quand ils sont amoureux.

Aussitôt que l'amour a fait sentir ses armes

Nous voyons qu'il instruit de soupirs et de larmes,

Et Sexte à mon avis ne vient dans votre cour

Qu'à dessein d'y trouver de quoi faire l'amour.

775   Il a des qualités qui ne sont pas communes,

Il se peut acquérir, d'assez bonnes fortunes,

« La naissance, l'humeur, la jeunesse ; et le bien

« Font qu'on passe parfois plus loin que l'entretien.

TULLIE.

Melixene il est vrai ; mais qui l'a pu surprendre ?

780   Nous le saurons bientôt si tu veux l'entreprendre.

Songe à l'entretenir, veille de tous côtés,

Parle secrètement aux plus jeunes beautés,

Use de ton esprit, et tâche à faire en sorte

Qu'on connaisse l'objet d'une flamme si forte :

785   Et nous verrons après !

MELIXENE.

  À parler sainement,

Je crois qu'on n'en peut faire un ferme jugement.

Toutefois nous pouvons remarquer la plus belle,

Et dire qu'il a droit de soupirer pour elle,

Qu'il s'en rendra maître, et qu'après son plaisir,

790   La guerre entretiendra seulement son désir.

TULLIE.

Non, non, ne jugeons point du corps ni du visage ;

La beauté pour l'amour est un grand avantage.

Elle n'a pas aussi toujours un même effet,

« On aime bien souvent un objet imparfait :

795   Tel en fait son idole, et l'autre son supplice,

« La vertu plaît souvent beaucoup moins que le vice.

Le plus aimable objet qui soit dessous les Cieux

N'a jamais trouvé l'art de charmer tous les yeux.

Si le Prince rêvait à faire une maîtresse,

800   Et qu'il en d'eût aimer, il aimerait Lucrèce :

Mais quoi que sa beauté, le doive assez charmer,

Sa vertu toutefois l'empêche de l'aimer.

Il ni faut point songer : Lucrèce est plus qu'humaine,

Tout amant y doit perdre et ses voeux et sa peine :

805   Et si quelqu'un pouvait y soulager ses maux,

Il fâcherait les Dieux qui seraient ses rivaux.

MELIXENE.

O que sa chasteté romprait son entreprise !

« Mais parfois la plus chaste est la plutôt surprise.

Il ne faut qu'un moment pour s'emparer d'un coeur,

810   Dont on se rend après le maître et le vainqueur.

« Combien en voyons nous qui sont toujours au Temple

« Et qui sont en effet de très mauvais exemples ?

Qu'on vive comme il faut, ou qu'on vive autrement ;

Il est bien malaisé d'en juger sainement,

815   Notre âme se fait voir, mais d'un tel artifice,

Qu'on la voit rarement sous les habits du vice.

TULLIE.

Si bien qu'à ton avis, Lucrèce peut faillir.

MELIXENE.

On peut beaucoup gagner quand on veut assaillir.

TULLIE.

Arrête, Melixene, et ne blâme personne,

820   Et dis que sa vertu mérite une couronne.

Car quiconque sait bien comme Lucrèce fait,

Croira qu'elle produit toujours un même effet.

Son esprit est exempt d'une amoureuse flamme,

La vertu seulement règne dedans son âme.

825   Pas un n'y peut entrer, si ce n'est Colatin,

Ses desseins ont l'honneur pour leur dernière fin :

Et je crois que tous ceux qui voudront l'entreprendre,

Ne croiront pas d'abord qu'elle se puisse rendre.

Mais peut-être que Sexte aime une autre beauté,

830   Et que c'est autre part qu'il perd sa liberté.

N'importe quelque objet que son âme révère,

Quelque fille qu'il aime ou facile, ou sévère,

Et de quelque côté, que vienne son malheur,

Il faut à tout le moins divertir sa douleur.

SCÈNE IV.
Tarquin, Colatin, Brute.

TARQUIN.

835   Êtes-vous satisfaits ? Ardée est-elle prise ?

Nous voyons le succès d'une belle entreprise.

Apprenez de ces gens ceux qu'il faut honorer.

« Ne voyez point de Roi sans vouloir l'adorer.

« Chacun doit obéir à sa moindre demande,

840   « Et vous devez plier quand un Roi vous commande.

Considérez un peu voyant vos ennemis,

Que vous avez leur bien dont je les ai demis,

Que la ville est à nous, qu'ils ont perdu la vie,

Et que le châtiment a suivi leur envie.

845   Ils ont eu des projets que je viens d'étouffer,

Nous avons la victoire, il reste à triompher.

Abandonnons ces lieux, et retournons à Rome.

Montrons que son bonheur ne dépend que d'un homme,

Qu'elle a des ennemis, qu'elle fait des jaloux,

850   Mais qu'en m'obéissant elle commande à tous.

COLATIN.

Il faut le confesser ; votre gloire est trop ample,

Il ne nous reste plus qu'à vous bâtir un temple.

Les maux qu'on nous donnait n'auront plus de refus !

Paressons désormais, l'ennemi ne vit plus.

BRUTE.

855   Rome qui vous attend avec impatience

Recueillera les fruits de votre expérience.

TARQUIN.

Nous tardons trop longtemps ; allons peuple Romain.

COLATIN, tout bas à Brute.

Je vais à Colatie, adieu jusqu'à demain.

BRUTE.

C'est là que vous pourrez finir vôtre tristesse,

860   Servez donc votre humeur, et contentez Lucrèce.

SCÈNE V.
Sexte, Lucrèce dans un lit.

SEXTE.

Madame, Colatin n'a plus aucun souci,

Sachez qu'en peu de temps vous le verrez ici.

Bénissez le bonheur que le Ciel vous envoie,

Et par mille baisers prouvez-lui votre joie.

865   Que ne puis-je un moment gouverner le destin !

Que ne suis-je moins pour être Colatin !

Madame, il n'est plus temps d'user d'aucune feinte,

Pour avoir tant d'amour mon âme a trop de crainte,

Et quand je vous mettrais dans un juste courroux

870   Pardonnés si je dis que je brûle pour vous.

LUCRÈCE.

Pour moi ; Dieux votre amour me rendrait malheureuse :

Ayez à mon égard l'âme plus généreuse,

Ne me contraignez point, pour en venir à bout,

Et pour me bien aimer, ne m'aimez point du tout.

SEXTE.

875   Cent fois votre vertu m'en a voulu distraire,

Et cent fois mon amour a voulu le contraire,

Jamais, pas un moyen ne m'a pu secourir,

J'ai paru dans la guerre à dessein d'y mourir.

J'ai cherché dans la paix le repos qu'on y trouve,

880   Et pour m'en divertir j'ai tout mis à l'épreuve.

J'ai voulu m'absenter, me voila revenu,

Plus je brise de fers, plus je suis retenu.

Mon âme là-dedans sait garder vôtre image,

Quand vous la punissez elle vous rend hommage.

885   Si j'arrache du coeur ce portrait glorieux,

Il y rentre, aussitôt qu'il disparaît aux yeux.

De grâce pardonnez à l'excès de ma flamme,

Ce portrait est trop beau pour l'ôter de mon âme.

Et le sort qui se plaît à me voir endurer

890   Me crie incessamment ; Sexte il faut l'adorer.

LUCRÈCE.

Mais votre guérison n'est pas dans ma puissance,

Vos desseins pour Lucrèce ont trop peu d'innocence.

SEXTE.

Madame, accordez-moi ce que j'ai mérité,

Ne me réduisez point à d'autre extrémité.

895   Pour me rendre aujourd'hui le destin plus prospère

Je veux tuer Tullie, et massacrer mon père.

Vous serez absolue, et cette qualité

À la fin changera votre incrédulité.

Vous marcherez en Reine, et le sort qui vous brave,

900   Malgré vos ennemis se rendra votre esclave.

Votre esprit vainement se voit trop combattu,

Souvent pour prendre un sceptre on quitte la vertu.

Usez de ce bonheur quand le Ciel vous le donne,

La gloire quelquefois vaut moins qu'une couronne :

905   C'est trop me retenir, ne balancez plus tant,

Rendez-vous misérable, ou me rendez contant.

Car si je ne suis point dans ce coeur plein de glace,

Sachez que ce poignard s'y doit faire une place.

LUCRÈCE.

Je sais bien que ce bras ne t'en peut empêcher,

910   Mais tu ne saurais pas me contraindre à pécher.

De quelque grand malheur qu'on menace ma vie,

Je croirai que ma mort sera digne d'envie,

Massacre donc ce corps, et ne retarde pas,

Je crains plus ton amour que l'horreur du trépas.

915   Vouloir tuer le Roi pour assouvir ta rage ?

Est-ce avoir de l'amour ? Ou montrer du courage ?

Pour gagner mon esprit faire un double attentat,

Et pour me ruiner, ruiner tout l'État !

Quel crime épouvantable ose attaquer votre âme ?

920   Vous vivez donc de sang aussi bien que de flamme ?

Monstre de cruauté, barbare que fais-tu ?

Voudrais-tu par un crime acheter la vertu ?

SEXTE.

Après ces traits d'amour le dépit me surmonte,

Je saurai désormais publier votre honte.

925   Tout le monde après moi la viendra publier.

On ne vous fuira plus que pour vous oublier,

Et tous ceux qui sauront d'où vient cette colère

Trahiront votre amour pour tâcher de me plaire.

Je prendrai cet esclave, et cette propre main

930   Produira sur son corps un effet inhumain,

Vous causerez sa mort pour m'être trop farouche,

Et son sang innocent souillera cette couche.

Après, je le mettrai moi-même entre vos draps,

Je dirai qu'il est mort au milieu de vos bras ;

935   J'aurai mille témoins comme on vint vous surprendre.

Lors vous pourrez crier, et non pas vous défendre,

Lors vous souhaiterez l'excès de mon amour,

Lors aussi vous perdrez et l'honneur et le jour.

LUCRÈCE.

Quoi Prince, je perdrais l'honneur de cette sorte,

940   Votre amour est bien grand, mais la haine est plus forte.

Toutefois ce moyen ne saurait m'attirer.

N'importe !

SEXTE.

J'en ai cent pour vous désespérer.

Mais vous résistez trop ; et j'ai trop d'innocence,

Il se faut au besoin servir de violence.

LUCRÈCE.

945   Hé sauvez mon honneur.

SEXTE.

  Nous en viendrons à bout !

LUCRÈCE.

Que voulez-vous de moi, puisque vous m'ôtez tout ?

Au secours Cécilie...

SEXTE.

Ah ! J'ai trop eu de crainte

J'estime tout en vous, mais je hais votre plainte.

LUCRÈCE.

Cécilie au secours ? Créateurs de ces lieux,

950   Hélas ! Si vous m'aimez jetez ici les yeux.

ACTE IV

ARGUMENT DU QUATRIESME ACTE.

Lucrèce ne croyant pas devoir conserver sa vie, apres avoir perdu son honneur ; se fait des armes de tout pour se faciliter la mort : mais elle en est empêchée par Cécilie, qui pour la flatter dans son malheur lui veut persuader que la force rend son pêché excusable. Malgré les sentiments de Cécilie elle envoie une lettre dans laquelle son regret est assez visible ; mais où elle ne se blâme pas tout à fait, ayant été violée, et où elle ne veut pas s'excuser étant adultère. Sexte et Maxime se doutant de la rage de Lucrèce, et craignant les premiers mouvements du Peuple Romain, délibèrent d'aller à Tarquin, pour obtenir le pardon d'une telle faute. Cependant qu'ils vont à Rome, le valet de Lucrèce rencontre Colatin qui revenait à Colatie, qui s'étant enquis de la santé de sa femme, trouve dans sa lettre un sujet de désespoir. Ayant su l'auteur de cette infamie, il jure avec son beau-père Lucretie, de punir une action si détestable ; et dés l'heure vont émouvoir tout le peuple et Brute principalement, qui n'attendait que l'occasion de s'exempter de leur tyrannie ; et qui trouva celle-ci pour donner aux Romains la liberté pour laquelle ils faisaient des voeux secrets ; sans oser aller plus avant.

SCÈNE PREMIÈRE.
Lucrèce, Cécilie, Maxime, Sexte, Misene, Colatin, Lucretie, Lucrèce, Cécilie.

LUCRÈCE.

Et tu veux que je vive après sa perfidie,

Par la fin de mes jours finis la Tragédie.

La mort est mon remède ; et je ne puis guérir,

Pour ce que ta bonté m'empêche de mourir.

955   Ta main qui doit servir à me donner de l'aide

M'empêche donc ainsi de choisir mon remède,

Souffre que je t'embrasse, et que je meure ici.

Et qu'après mon honneur je perde mon souci.

CECILIE.

Ce dessein ne peut-il vous donner de la crainte ?

960   Estimez vous qu'on pêche en pêchant par contrainte

Madame il en faut faire un autre jugement,

Et le pêché ne vient que du consentement.

La mort est effroyable, et vous la voulez prendre

C'est une complaisance, où je ne puis me rendre.

965   Je sais bien que ma gloire est de vous obéir,

Mais je ne la mettrai jamais à vous trahir.

Cherchez d'autres desseins et mon âme vous jure

De vous aider par tout à venger cette injure.

LUCRÈCE.

Que ne venais-tu donc empêcher sa rigueur ?

CECILIE.

970   J'étais lors insensible à l'égal de son coeur.

Eussé-je crû jamais votre perte certaine ?

Je prenais le repos au fort de vôtre peine,

Et comme, si le Ciel eut conclu ma douleur,

Il vint en mon absence achever ce malheur.

975   Eut on dit que le Prince eut eu l'âme si noire

Que de venir la nuit pour ternir votre gloire ?

Il fallait le savoir nous l'eussions empêché,

Mais s'il eut été Prince eut-il ainsi pêché ?

Nous voyons toutefois par cette expérience,

980   Que vous êtes sans blâme, et lui sans conscience.

LUCRÈCE.

Dis tout pour m'obliger ; mais je ne pense pas

Que mon crime ressent ne mérite un trépas.

Allons-nous retirer dans un lieu solitaire,

Fais moi ce que tu veux, mais je suis adultère,

985   Notre couche est pollué et ce Prince odieux

N'a point craint d'irriter la colère des Dieux.

CECILIE.

Il est vrai, mais tous ceux qui connaîtront sa rage,

Plaignant votre malheur loueront votre courage,

Cette infortune est grande, et vous devez juger

990   Que vous êtes à plaindre, et qu'on vous doit venger.

Peut-être verrons-nous la fortune changée,

On punira le Prince, et vous serez vengée.

LUCRÈCE.

Ah ! C'est ma seule mort qui me peut secourir,

Venge donc mon injure en me faisant mourir.

995   Cache par mon trépas ma dernière infortune :

Je souffre mille morts pour n'en souffrir pas une.

CECILIE.

Que j'oblige par là votre esprit abattu,

On dirait que ma main fit mourir la vertu.

LUCRÈCE.

La vertu Cécilie ? ah pauvre malheureuse !

1000   Lucrèce que tu vois n'est plus si vertueuse.

Si la force de Sexte a causé cet affront

Je n'en porte pas moins la honte sur le front.

Peut-être qu'on le sait par toute la Province ;

Et qu'on me croit déjà la maîtresse du Prince.

Elle dit ceci à Misene.

1005   Va trouver Colatin, s'il n'a perdu le jour,

Dis lui qu'a ma prière il hâte son retour.

Fais voir qu'une fureur justement me transporte,

Que s'il ne vient bientôt, il me trouvera morte :

Porte lui ce papier, je t'ai trop retenu

1010   Cours, tu n'avances point, n'es-tu pas revenu.

CECILIE.

Madame votre écrit pourrait bien le surprendre,

Cachons si bien ce mal qu'il ne le puisse apprendre.

LUCRÈCE.

Mais toi qui crois bien faire en m'empêchant d'agir

Instruis-moi du moyen de le voir sans rougir :

1015   Il verra sa moitié, sans en faire du conte,

Il ne pourra m'aimer et connaître ma honte,

Espérai-je de lui quelque trait de pitié ?

Ai-je pu conserver notre sainte amitié ?

Colatin me voyant verra son infamie,

1020   Il croira que l'amour m'a fait son ennemie.

Et peut-être qu'au lieu de pleurer comme nous,

Il nous viendra punir et montrer son courroux.

Et tu veux t'étonner voyant que je soupire.

CECILIE.

Mais après ce malheur en craignez-vous un pire ?

1025   Madame qu'il demeure, et qu'il n'en sache rien,

Il apprendrait sa honte.

LUCRÈCE.

Ô Dieux quel entretien !

Une telle action serait-elle impunie ?

Colatin doit venger ma douleur infinie.

Ne m'en parle jamais !

CECILIE.

Je prévois des malheurs,

1030   Qui vous feront verser et du sang et des pleurs ;

Sexte ne peut jamais éviter sa colère,

Il ira le tuer dans les bras de son père

Le peuple avecque lui rabattra tous leurs coups,

Et puis si vous mourrez, il mourra comme vous.

LUCRÈCE.

1035   Ah ! Que si tu m'aimais, tu romprais, Cécilie,

Par un coup généreux l'amitié qui nous lie.

Tu perdrais ta maîtresse et ne la perdrais pas,

Tu lui ferais un bien lui donnant le trépas.

Ton âme pitoyable a trop de retenue,

1040   Dépêche, achève moi, me voila toute nue.

Rends moi si tu le peux cet office d'amour,

Quiconque perd l'honneur doit bien perdre le jour.

Je t'en donne un moyen, et ton âme résiste,

Quoi depuis mon malheur je te vois toute triste.

1045   Tu plains mon désespoir, et ton coeur ne veut pas

Cacher mon déshonneur en causant mon trépas.

Tu m'entends soupirer, ta pauvre âme soupire,

Mon bras me peut guérir, et le tien le retire.

Fais ce que tu voudras, mais il faut que la mort

1050   Succède au désespoir que me livre le sort.

SCÈNE II.
Maxime, Sexte.

MAXIME.

J'entendais vos débats, et je n'osais paraître,

Je m'eusse fait complice, en me faisant connaître :

J'y voulus bien aller pour faire un autre effort,

Mais je me ressouviens que je vous faisais tort.

1055   Plus elle résistais, plus vous faisiez d'approches,

Je pesais vos discours, j'entendais ses reproches.

Et quand vous avanciez l'effet de vos désirs

Pour vaincre votre amour, elle avait des soupirs.

Votre âme se piquait dans cette résistance,

1060   Vous la vouliez changer en voyant sa constance,

Et la force à la fin mit dans l'extrémité

L'exemple des vertus et de pudicité.

Mais lors que je lui vis le désespoir dans l'âme,

Mon esprit affligé censura votre flamme.

1065   Je blâmais avec elle une telle rigueur,

Et votre cruauté me perça jusqu'au coeur.

Je disais en moi-même : Ah, Sexte, est-il possible !

Hélas si vous l'aimez, soyez donc plus sensible !

Ménagez autrement un telle beauté,

1070   Pour aimer son mérite aimez sa chasteté.

N'usez en son endroit d'aucune violence,

Et pour l'amour des Dieux aimer son innocence.

Toutefois mes souhaits n'eurent aucun effet,

La force vous acquit un objet si parfait.

1075   Vous trouvâtes moyen d'apaiser votre flamme,

Lucrèce vous servit comme la plus infâme.

Sa prière jamais ne vous peut émouvoir,

Sa faiblesse parut près de votre pouvoir.

Et cette beauté chaste au lieu d'être adorée,

1080   Pour aimer trop l'honneur, se vit déshonorée.

Qu'elle fit des soupirs ! Qu'elle versa de pleurs

Dessus la même couche où vous trouviez des fleurs !

Et je disais de vous il faut pour son mérite

Que la pitié le prenne, et que l'amour le quitte.

1085   Mais nous parlons en vain tandis qu'elle se plaint,

Et puis vous avez fait tout ce que j'avais craint.

SEXTE.

Il est vrai que mon crime a fini mon supplice,

Mais c'est avoir trop d'heur que d'en être complice.

Maxime on ne saurait juger de mon plaisir,

1090   Pour te le raconter j'ai trop peut de loisir.

Qu'elle m'ait fait heureux par amour, ou par crainte ;

Cependant j'ai fini le sujet de ma plainte ;

Et si le repentir me rend triste ou confus,

C'est d'avoir eu de l'heur, et ne n'en avoir plus.

MAXIME.

1095   Toutefois confessez.

SEXTE.

  Que j'ai failli sans doute ;

Mais confessez aussi que l'amour ne voit goûte,

Et que bien rarement on s'entretient des Dieux

Quand un objet si beau se présente à nos yeux.

MAXIME.

Que l'objet soit infâme, ou qu'il soit adorable,

1100   C'est un crime pourtant dont vous êtes coupable.

Lucrèce est violée, et par droit d'amitié,

Colatin doit venger cette chère moitié.

Que sait-on si le Roi se doit mettre en colère ?

Si la mort quelque jour en sera le salaire :

1105   Et si le désespoir forcera les Romains,

De porter sur vous deux et leur haine et leurs mains.

Le Sénat irrité, le peuple dans sa rage,

Viendront bientôt à bout de vôtre grand courage,

Et déjà Colatin n'a que trop de pouvoir

1110   Ni que trop de sujet de l'aller émouvoir.

SEXTE.

Maxime après le Roi, qu'est-ce qui nous peut nuire ?

Dans un si grand malheur je me saurai conduire.

Mais allons au devant, il me pardonnera,

Personne après ceci ne me condamnera.

1115   Ne m'abandonne point dans ce danger visible,

Et fais pour mon salut ce qui sera possible.

SCÈNE III.
Misene, Colatin.

MISENE.

Je n'en fais que sortir, je vous allais trouver,

Mais sans doute il est temps, vous devez arriver.

COLATIN.

Pourquoi viens tu d'abord m'affliger de la sorte ?

1120   Ai-je quelque malheur ? Lucrèce est elle morte ?

Tu portes sur le front un visible danger,

Dis moi que t'a-t-on fait que je puisse venger ?

Que crains tu pour ma femme ? Est-ce mon infortune

Dont le ressentiment aujourd'hui t'importune ?

1125   Parle, il faut aussi bien le savoir tôt ou tard,

Apprends moi ton ennui que j'y prenne ma part ;

Quelque récent malheur paraît sur ton visage.

MISENE.

Dieux ! Je ne me saurais retenir davantage.

J'en apporte un écrit, à l'entendre parler

1130   On dirait que pas un ne la peut consoler.

Je crains quelque accident.

COLATIN.

Il dit ceci en prenant le papier.

Que viens-tu de me dire ?

Dois-je le déchirer ou si je le dois lire ?

S'il cache mon malheur, à quoi bon de le voir,

Le puis-je déchirer s'il me fait le savoir ?

1135   Croirai-je à cet écrit qui cause ma tristesse ?

Le papier souffre tout, mais il est de Lucrèce.

Portes-y donc les yeux malheureux Colatin,

Pour y lire l'arrêt de ton mauvais destin.

LETTRE DE LUCRESSE.

Vous cherchez le fer et la flamme,

1140   Pour mourir dans un lit d'honneur,

Le vôtre n'en a plus, et votre pauvre femme

Est le butin d'un suborneur.

     

Venez punir une injustice

Dont votre honneur est combattu,

1145   Ma vertu désormais, doit passer pour un vice :

Mais je n'ai vice ni vertu.

     

Misene tu me tiens trop longtemps en balance,

Instruis moi de l'auteur de cette violence :

Que j'aille dans son sang nettoyer ce forfait,

1150   Si tu connais ce crime, apprends moi qui l'a fait.

Dis moi le nom du traître, afin que je me venge,

Son trépas désormais doit faire ma louange.

Dis comme ce barbare a perdu la raison,

Je l'irai massacrer jusque dans sa maison.

1155   Lucrèce verra donc sa liberté ravie

Et le tyran qu'il est n'a point perdu la vie ?

J'en veux faire un objet épouvantable aux yeux,

Je veux que mon injure intéresse les Dieux.

Quoi je le veux connaître, et pas un ne le nomme,

1160   Mais n'est-ce point un Dieu, sous la forme d'un homme.

Je ne sais point le nom de mon persécuteur,

Je ne vois point celui qui m'arrache le coeur.

Vains pensers, désespoir, crainte, amoureuse flamme,

Présentes-le à mes yeux en l'ôtant de mon âme.

1165   Ô Dieux ! Si c'était vous j'abattrais vos autels

Vous n'auriez plus de voeux, je vous rendrais mortels.

Il lit.

Vous cherchez le fer et la flamme.

     

Oui, je les chercherai, doux objet de mon âme,

À dessein seulement de venger cet affront

1170   Qui nous imprime à tous la honte sur le front.

Oui je les veux chercher, et mon âme te jure

De venger tôt ou tard cette visible injure.

Je chercherai les feux, je chercherai les fers,

Je veux savoir les maux qu'on endure aux enfers,

1175   Afin qu'en les sachant une peine infinie,

Me venge sur l'auteur de nôtre ignominie.

Exécrable bourreau qui détruis mon bonheur,

Tu te causes la mort, causant mon déshonneur.

Il lit.

Venez punir une injustice.

     

1180   Ah ! L'infâme qu'il est traîne trop son supplice.

Lucrèce, je l'avoue, il doit être puni,

Le Ciel me vengera son crime est infini.

Aujourd'hui cette main y doit être occupée,

S'il évite la foudre il craindra mon épée.

1185   Ne t'en afflige point nous serons soulagez,

Les Dieux et Colatin doivent être vengés.

Il se laisse tomber.

MISENE.

Que n'étais-je muet, la fureur le transporte,

Et pour y résister sa douleur est trop forte,

A combien d'accidents nous trouvons nous réduits !

1190   Et pour si peu de jours, que nous souffrons de nuits !

COLATIN.

Il lit.

Vous cherchez le fer et la flamme.

Pour mourir dans un lit d'honneur.

Le votre n'en a plus, et votre pauvre femme

Est le butin d'un suborneur.

     

1195   O Ciel ! c'est à ce mot que mon âme est blessée,

Ce malheur peut il bien entrer dans ma pensée.

Ma femme est le butin d'un lâche suborneur,

Dois-je croire sa lettre ou bien mon déshonneur.

Que ce triste penser met mon âme à la gêne !

1200   D'une chaste Lucrèce on en fait une Hélène.

On surprend donc Lucrèce, on en vient donc à bout,

Ce qui fut la vertu n'est donc plus rien du tout.

Il lit.

Venez punir une injustice

Dont votre humeur est combattu,

1205   Ma vertu désormais, doit passer pour un vice

Mais je n'ai vice ni vertu.

     

Lucrèce n'a plus rien contre mon espérance,

La vertu désormais perd donc son assurance.

Quoi Lucrèce n'a plus ni vice ni vertu,

1210   Misene c'est en vain, pourquoi retardes-tu ?

Ce secret nous importe, à quoi bon de le taire,

Nomme vite l'auteur d'un infâme adultère.

Hélas ! J'ai beau parler tu ne me réponds pas,

Pourquoi venais-tu donc prononcer mon trépas ?

1215   Ni vice, ni vertu j'ai trop d'impatience,

Et ce retardement noircit ma conscience.

MISENE.

J'ai trop été muet, il est temps de parler,

Ce point le touche trop, il faut le révéler.

Sexte a fait votre mal, il n'est plus temps de feindre,

1220   Il a forcé Lucrèce, et nous force à vous plaindre.

COLATIN.

Il a forcé Lucrèce, et ce Prince brutal

A contenté ses sens d'un plaisir si fatal ?

SCÈNE IV.
Lucretie, Colatin.

LUCRETIE.

Mon fils, quel nouveau bruit trouble notre espérance ?

Vous en a-t'on donné de meilleure assurance.

1225   Le peuple maintenant m'a rendu tout confus,

Ah ! Que je ne suis pas ce qu'autrefois je fus.

J'entends qu'un chacun dit ce que je n'ose dire,

Nous sommes tous les jours esclave de l'Empire.

Ma fille est violée ; un tyran nous retient ;

1230   Alors qu'un mal nous passe un autre nous revient.

COLATIN.

C'est trop, c'est trop parler ! Montrons notre courage,

Que le père et le fils ressentent notre rage.

Allons, mon père, allons ; c'est trop nous retenir,

L'auteur de notre mal ne se peut-il punir ?

1235   Non, non, il faut s'en prendre à toute la famille,

Vous vengerez ma femme en vengeant votre fille ;

Dieux qui savez l'auteur de cet injuste effort !

Le pouvez vous bien voir sans lui donner la mort ?

Sexte a fait nos malheurs.

LUCRETIE.

Il faut tout entreprendre,

1240   Vite ne craignons rien, tachons de nous défendre.

Tel que soit le tyran qui nous ôte l'honneur,

Il se ressouvient trop de son premier honneur.

Il faudra réparer mon injure et la vôtre,

Et repousser de même un crime par un autre.

COLATIN.

1245   Je vengerai Lucrèce avant que de la voir,

C'est par là que je veux lui prouver mon devoir.

Il attire sur lui des fureurs légitimes

Ou les Dieux haïront la vengeance des crimes.

Mais nous parlons en vain, forçons les lois du sort,

1250   Et cherchons aujourd'hui sa misère ou sa mort.

En cette occasion que le Ciel nous présente,

L'âme la plus cruelle est la plus innocente.

Ayons pour nous venger un dessein généreux,

Et faisons d'un grand Prince un pauvre malheureux.

ACTE V

ARGUMENT DU CINQUIÈME ACTE.

Tarquin pensant joindre la joie à son triomphe, se trouve surpris du pardon que Sexte veut exiger de lui : après avoir appris la nouvelle d'une action où il s'attendait le moins ; il commande à son fils de se retirer ; ce que Sexte ne put refuser dans la crainte qu'ils avoient, que les ressentiments du peuple irritez par sa présence, ne se convertissent en fureur. Il s'en alla avec Maxime dans une petite colonie où il fut tué un an après. Tullie ayant vu dans la passion du Prince, le commencement de son malheur, apprend que le peuple cherche Tarquin, et que Brute en ce rencontre fait tout ce qui n'était pas impossible pour se délivrer de sa tyrannie. L'effet succède à la crainte ; car Lucretie, Colatin, Brute et quelques autres, donnent la fuite à leur Roi, et chassent toute la race des Tarquins. Après avoir contenté, leurs désirs, Colatin et Lucretie vont voir Lucrèce, qui ne pouvant survivre à son déshonneur, après avoir prié Colatin de venger son injure, tire secrètement de son sein un poignard et se tue voulant laisser par sa mort la mémoire de sa vie et de sa vertu aux nations les plus reculées.

SCÈNE PREMIÈRE.
Tarquin, Brute, Maxime, Sexte, Tullie, Melixene, Colatin, Lucretie, Lucrèce.

TARQUIN, dans un char de Triomphe.

1255   Romains, c'est comme il faut honorer ma conquête,

Vos lauriers semblent beaux quand ils sont sur ma tête.

Les sujets dont les Rois procurent le bonheur,

Sont obligez du moins de leur rendre l'honneur ;

Et les Rois qu'on doit craindre, et qu'on doit reconnaître,

1260   En rendant grâce aux Dieux dont ils tiennent leur être.

Il ne faut que me plaire ; et vos moindres désirs,

Seront toujours suivis de semblables plaisirs.

Romule est dans le Ciel ; mais à la moindre guerre,

Il verra son Empire aussi grand que la terre.

1265   Si les hommes l'ont mis au rang des immortels,

Je veux que ma vertu bâtisse mes autels,

Et qu'à la fin le peuple en signe de victoire,

Me juge être immortel considérant ma gloire.

Les hommes ne font pas les biens que je vous fais,

1270   Il n'appartient qu'aux Dieux à montrer ces effets.

Aussi voyez-vous bien que l'éclat de ma vie,

Donne l'être à l'Empire, et la mort à l'envie.

Jugez que nos desseins ne sont point superflus,

Les Dieux sont nos seconds quand nous n'en pouvons plus.

1275   Ils sont tous obligez de prendre ma défense,

Car vouloir m'offenser c'est leur faire une offense.

Mais parmi les plaisirs que me donnent les Dieux,

Je ne sais ce qui trouble et mon âme et mes yeux.

Dans ce puissant bonheur que le Ciel nous envoie,

1280   Mille pensers confus importunent ma joie.

BRUTE.

Je sais bien comme il faut rabattre ton orgueil,

Prends garde que ce char ne te soit un cercueil.

SCÈNE II.
Maxime, Sexte, Brute, Tarquin.

MAXIME.

Allez ne craignez rien ; tout vous sera prospère,

Je sais, s'il est bon Roi, qu'il n'est pas mauvais père.

SEXTE.

1285   Tu m'as toujours aimé, suis moi jusques à la mort,

Dieux je crains le naufrage, où j'avais cru le port.

La honte me devrait empêcher de paraître,

Seigneur pardonnez moi je viens me reconnaître.

J'ai violé Lucrèce.

BRUTE.

Ô Lâche suborneur !

1290   Nous avons cent moyens pour finir ton bonheur.

Qu'une telle action demeurât impunie,

Brute que tardes tu dans cette tyrannie ?

TARQUIN.

Lucrèce est violée : et Sexte en est l'auteur ?

Sexte pour violer a-t-il assez de coeur ?

1295   Si vous étiez mon fils pourriez-vous faire un crime ?

Mais vous peut-on donner un pardon légitime ?

Quoi Sexte votre vice a de si beaux objets ?

Et vous pouvez trahir mes plus nobles sujets.

Je devais toujours vivre et mourir dans la gloire,

1300   Et vous avez commis une action si noire.

Fuyez d'ici mon fils, fuyez pour votre bien,

Je crains trop votre mal, et plains trop peu le mien.

SEXTE.

Quoi vous me bannissez ? C'est vous en qui j'espère.

TARQUIN.

Le crime vous bannit, et non pas vôtre père.

1305   Il fallait se résoudre à me bien imiter,

C'eut été de quoi vivre et de quoi mériter.

J'avais toujours prédit que votre promptitude,

Ne vous ferait régner que dans la solitude.

« Pour vivre comme il faut, faites vous une loi,

1310   Vous êtes crû trop prompt pour être estimé Roi.

« Un Roi qui brave tout et que pas un ne brave,

« Ne se commandant point ne vit plus qu'en esclave ;

« Et celui que les sens veulent parfois trahir,

« Doit être estimé Roi s'il s'en fait obéir.

SEXTE.

1315   Si bien qu'il faut sortir, et que votre puissance,

Ne me défendrait pas de la moindre insolence ?

Verrai-je où vous serez tout un peuple irrité ?

Pourrait-il m'attaquer avec impunité ?

Ne me refusez pas la pitié que je donne,

1320   Pour excuser mon mal, montrez votre couronne.

Vos bons sujets iront au devant de ses coups,

S'il n'a pitié de Sexte, il aura peur de vous.

Faites sans me punir mon destin plus prospère,

Vous êtes bien mon Roi, mais vous êtes mon père.

1325   Vous pouvez m'exiler ou bien me retenir,

Vous me pouvez enfin pardonner ou punir.

TARQUIN.

Est-ce ainsi comme il faut apaiser la justice ?

Vouloir que ma vertu répare votre vice.

Faire ainsi toujours mal pour ce que je fais bien,

1330   Croire que pour cela vous ne méritez rien.

Non non si mes vertus ont eu des récompenses,

Il faut un châtiment pour toutes vos offenses.

À punir son dessein sur la vertu d'autrui,

Oser me procurer un si funeste ennui,

1335   Vous perdez le chemin que je vous facilite,

Et vous pouvez manquer en voyant mon mérite ?

Apprenez que le peuple aura juste raison

De nous punir un jour de cette trahison.

SEXTE.

Mon crime est le sujet d'une juste colère,

1340   Et je mourrai bientôt si ma mort vous doit plaire.

Mais faites moi revivre, et veuillez m'assister :

« Les Rois comme les Dieux savent ressusciter.

TARQUIN.

Hé quoi vous croyez donc que je l'aille entreprendre,

Que je m'ôte la vie afin de nous la rendre ?

1345   « Le peuple qui reçoit et qui défait nos lois,

« Se fait le plus souvent craindre autant que les Rois.

« Les sujets irritez trouvent tout légitime,

« Et du plus juste Prince ils en font leur victime.

Allez ne tardez plus c'est trop longtemps parler,

1350   Celui qui vous bannit saura vous rappeler.

SEXTE.

Maxime, cher ami, que mon mal importune,

Sui moi dans ce malheur comme dans ma fortune.

TARQUIN.

« Toujours l'ombre paraît auprès de la clarté,

« Et le malheur se mêle à la prospérité !

1355   « Les objets les plus beaux à la fin sont funèbres,

« Et le jour le plus clair est suivi des ténèbres,

« Il semble après un bien qu'il faille soupirer,

« Et le même oeil qui rit est sujet à pleurer.

N'importe, il faut tourner les malheurs en coutume,

1360   Voyons si nos douceurs auront plus d'amertume.

SCÈNE III.
Tullie, Melixene.

TULLIE.

Je te l'avais bien dit qu'il était amoureux,

Et qu'enfin son amour le rendrait malheureux.

Eut on crû que le Prince en usât de la sorte ?

Et que sa passion dût paraître si forte ?

1365   Je crains que son trépas fasse tous nos malheurs,

Qu'on oblige nos yeux à répandre des pleurs,

Et que malgré nos soins il faille se résoudre,

A recevoir du Ciel quelque grand coup de foudre.

Sexte a connu ce crime, et Sexte en est taché,

1370   A-t-il pu s'y porter sans en être empêché ?

MELIXENE.

C'est au Prince à pâtir, c'est à nous à le plaindre,

Son crime toutefois nous doit faire un peu craindre.

Si le peuple Romain venait à s'émouvoir,

Il nous ferait sentir sa haine et son pouvoir.

1375   Chacun voudrait punir ce détestable crime

« Un peuple est dangereux quand la rage l'anime.

Il va de tous cotez, il se moque de tout,

Et ne voit presque rien dont il ne vienne à bout.

Il met dessous ces pieds sans que pas un l'arrête,

1380   Ce que les plus grands Rois mettent dessus leur tête.

TULLIE.

Ne t'imagine pas que nous devions périr.

Le peuple est retenu par la peur de mourir.

MELIXENE.

Le peuple ayant souffert une telle contrainte

Peut faire un désespoir de l'excès de sa crainte.

1385   Et les désespérés ont toujours ce bonheur

Que s'ils font notre perte ils achèvent la leur.

TULLIE.

Je ne crains point pour moi, mais je crains pour un autre,

On ne peut commencer ton malheur ni le nôtre.

Mais Sexte ayant manqué, je crains à tous moments,

1390   Qu'un repentir succède à ses contentements.

Voyons donc où le Ciel tâche de nous conduire

Et s'il nous veut aider ou bien s'il nous veut nuire.

MELIXENE.

Les Dieux nous aiment trop pour changer notre sort,

Et les Dieux sont trop bons pour nous donner la mort.

SCÈNE IV.
Tarquin, Brute, Colatin, Lucretie.

TARQUIN.

1395   Quoi vous me bannissez ? Ô Dieux quelle insolence !

Vous pouvez-vous porter à cette violence ?

BRUTE.

Vous demeurez encore, achevons tout, Romains,

Poursuivons ce tyran, qu'il meure par nos mains.

Ah qu'avecque raison ; ce lâche se retire !

1400   De sa perte dépend le salut de l'Empire.

Pas un ne doit blâmer un si juste attentat,

Sa mort ou son exil peut changer notre état.

Le père dès longtemps cause notre tristesse,

Et depuis peu le fils a violé Lucrèce :

1405   Le peuple pour le père est sans aucun bonheur,

Colatin pour le fils semble être sans honneur ;

Bref, le père et le fils n'ont qu'une même envie

L'un nous prive d'honneur, et l'autre de la vie.

Ils nous font malheureux, leurs desseins sont égaux,

1410   Ils mettent leur plaisir à procurer nos maux,

Ils nous donnent toujours une peine infinie,

Ils font également sentir leur tyrannie.

Pour nous donner un bien ils nous en ôtent deux,

Et nous pourrons nous voir si longtemps malheureux ?

1415   Nous devons tous punir leur noire perfidie,

Je veux être l'auteur de cette tragédie.

Romains je veux apprendre à la postérité,

Que je vous ai servis dans votre liberté.

Que vous étiez perdus, que Rome était détruite,

1420   Qu'elle doit son bonheur à ma sage conduite.

Qu'en un mot j'ai sauvé l'Empire des Latins,

Et que Brute a chassé la race des Tarquins.

COLATIN.

Ha Brute généreux, je bénirai ta gloire,

S'ils sont loin de ces lieux comme de ta mémoire.

LUCRETIE.

1425   Poursuivons les Romains, c'est trop s'entretenir :

Nous commençons fort bien, mais il faut mieux finir.

SCÈNE V.

TARQUIN, seul.

Quelles extrémités où la rage les porte,

Et je soufre qu'un peuple en use de la sorte.

A quel crime odieux le porte la fureur,

1430   Un peuple me bannit, et je suis Empereur !

Vous commettez Romains ce crime épouvantable,

En savez-vous quelqu'un qui soit plus détestable ?

Rappelez moi Romains, bannissez votre erreur,

Mais je ne suis plus rien, et j'étais Empereur.

1435   Hélas ! Faut-il qu'un fils par l'horreur de ses crimes

M'ait mis du plus haut ciel au plus creux des abîmes ?

Un peuple trop heureux de recevoir ma loi,

M'a rendu son esclave, et je vivais en Roi.

Ô Cieux ! D'où viendraient bien tant de métamorphoses ?

1440   On m'a vu reposer dessus des lits de roses.

Chacun m'obéissait ; tous me rompent la foi.

Je ne suis qu'un sujet, et je me suis vu Roi.

L'ennemi me craignait à l'égal du tonnerre,

Et mon peuple s'obstine à me faire la guerre !

1445   Pendant que je régnais, il avait trop d'honneur,

Dans l'éclat de ma gloire il voyait son bonheur.

Mon coeur lui promettait le reste de la terre,

Et le peuple s'obstine à me faire la guerre !

Les grandeurs ont toujours un dangereux appas,

1450   Naître ainsi dans l'honneur si nous n'y mourons pas

Recevoir des faveurs si le Ciel nous en prive,

Souffrir cent déplaisirs quand un bien nous arrive,

À quoi nous peut servir un tel contentement

S'il vient comme un éclair et passe en un moment ?

1455   Rois, Princes, Potentats, qui portez les couronnes,

Qui pensez gouverner les coeurs et les personnes,

Considérez Tarquin pour voir un malheureux,

A qui jamais le Ciel ne fut plus rigoureux.

Naguère ma vertu se promettait un temple

1460   Aujourd'hui mon malheur nous doit être un exemple.

Dans un tel changement que je suis étonné !

Que notai-je le jour à qui je l'ai donné ?

Fils, peuple, désespoir, exil, Empire, femme

Vous portez à tous coups la mort dedans mon âme.

1465   Romains votre salut consiste à me ravoir

Et votre sûreté dépend de mon pouvoir.

Mais funeste malheur où mon âme est réduite

Toute ma sûreté doit être dans ma fuite.

SCÈNE VI.

COLATIN.

Hélas ! Ce n'est pas tout ; l'Empereur est banni,

1470   Mais son fils est absent qui demeure impuni.

LUCRETIE.

Nos mains leur donneront des sujets de se plaindre,

Et nous avons des pieds qui les pourront atteindre.

Allons trouver le Prince, et lui faisons sentir

Que l'effet d'un grand crime est un grand repentir.

1475   Mais allons plus avant, et qu'une mort cruelle

Achève de toucher cette âme criminelle.

SCÈNE DERNIÈRE.
Lucèce, Colatin, Lucretie, Brute.

LUCRÈCE.

Comment les puis-je voir sans mourir à leurs yeux ?

Tout ce que je dirai leur doit être odieux :

Mon père votre fille est devenue infâme,

1480   Mon coeur je ne suis plus votre fidèle femme.

Les plus grands accidents qu'on peut s'imaginer,

Le plus grand coup du Ciel qui nous peut ruiner,

Les maux les plus cuisants, et les plus longs supplices,

La colère des Dieux, le fer, les précipices,

1485   Les flammes, les poisons, et le plus grand malheur

Doivent par la raison céder à ma douleur.

Le trépas doit finir une peine infinie,

Et sans avoir pêché je veux être punie.

Et combien que mon coeur souhaite le trépas,

1490   Si mon corps est pollué, mon esprit ne l'est pas.

Hier je vis dans la nuit ma pudeur immolée.

Et pour dire en trois mots, Sexte m'a violée.

Oui je suis violée ; au moins avant ma mort,

Cherchez cet assassin, vengez-vous de ce tort.

1495   Je ne le puis nier : maintenant je confesse,

Qu'après cet accident je ne suis plus Lucrèce.

Ce traître vient à bout de mes plus grands efforts

Il se met loin du coeur en s'approchant du corps.

La honte me surprend, et la vertu me laisse,

1500   Je sens que tout d'un coup je ne suis plus Lucrèce.

Il cause sans regret tous nos communs malheurs,

Il soufre mes soupirs, il adore mes pleurs.

Dans ce ressentiment il fait voir sa tristesse :

Mais il veut qu'à la fin je ne sois plus Lucrèce.

1505   Je le veux regarder et je n'ose le voir,

Car en le regardant je vois mon désespoir.

Je ne puis détourner le désir qui le presse,

Sexte vit en infâme, et je meurs en Lucrèce.

Elle se tue.

COLATIN.

Hélas que veux-tu faire ? Apaise ta rigueur,

1510   Tu me veux massacrer en massacrant ton coeur.

Lucrèce que fais-tu ? console toi mon âme,

Est-ce pour Colatin que tu manques de flamme ?

Ne crains rien mon souci, nous le pourrons venger,

Bons Dieux comme la mort commence à la changer !

1515   Ne vis tu plus Lucrèce ? il est trop véritable,

Nôtre commun malheur se trouve inévitable.

Lucrèce répond moi, je ne veux qu'un soupir,

Au moins avant ta mort contente mon désir.

Répond moi donc mon âme. Ah ! La douleur l'emporte

1520   Je n'en ai qu'un soupir ; la voila déjà morte.

Mon père il n'en faut plus espérer d'entretien,

Sa mort fait ici voir son malheur et le mien.

LUCRETIE.

Attends ma chère fille, attends que je te voie

Si tu finis tes jours tu finiras ma joie.

1525   Mais nous faisons ici d'inutiles efforts

Nos cris ne peuvent rien pour ranimer ce corps.

COLATIN.

Ah ! Mon père apprenez que ce corps que j'honore,

Tout pâle comme il est me doit bien plaire encore.

Délices de mes yeux faut-il que le trépas

1530   T'ait montré des rigueurs et ne m'en montre pas.

Ma Lucrèce ton coeur est percé de la sorte,

Mais si ton corps est mort, ta vertu n'est pas morte.

Propos extravagants, entretiens superflus,

La vertu ne peut être où Lucrèce n'est plus.

1535   Belle âme dont ce corps avait reçu la vie

Attends, je te vais suivre approuve mon envie.

Je tarde trop longtemps, il faut bien t'aller voir.

Je veux par mon trépas te montrer mon devoir.

Souffrez, souffrez ma mort, pour finir ma tristesse,

1540   C'est suivre la vertu que de suivre Lucrèce.

Il se veut tuer.

LUCRETIE.

Ô Dieux ! Sans mon secours, je voyais tout péri.

COLATIN.

Il se veut tuer.

Lucrèce est morte en femme, et je meurs en mari.

LUCRETIE.

Il faut venger Lucrèce, et suivre son envie,

L'imiter dans sa mort c'est accroître sa vie.

1545   Je ne retarde point : une semblable mort

Achèvera le fiel que nous verse le sort.

Mais prenons notre temps, tâchons de les poursuivre

Aussi bientôt ou tard il nous faudra la suivre.

Toutefois pour lui plaire et pour nous contenter

1550   Cherchons notre homicide, il nous faut l'arrêter.

Lucrèce par sa mort doit être soulagée,

Et nous mourrons contents après l'avoir vengée.

BRUTE.

Ne donnons point de temps à des propos si vains,

Et n'ayons point de langue où nous avons des mains

1555   Colatin, c'est trop peu que de bannir le père,

Allons chercher le fils, vengeons nous sur la mère,

Par leur bannissement ou leur commune mort,

Rome sera sauvée, et nous serons au port.

COLATIN.

La vengeance est trop douce, ah ne retardons pas,

1560   S'il a plus d'une vie, il a plus d'un trépas.

Quand il sera puni, je suivrai ta belle ombre,

J'irai te voir là bas dans le lieu le plus sombre.

Mais qu'ici nos desseins ne sont-ils tous égaux,

Car la mort n'est qu'un mal qui finit tous les maux.

1565   Pour avoir élevé ce monstre abominable,

Que Rome désormais devienne épouvantable.

Que tous ceux qui l'ont vu pâtissent à leur rang,

Que leur Tibre à jamais soit un fleuve de sang :

Que les vents les plus doux y causent des orages,

1570   Dont les moindres effets soient de tristes naufrages :

Que les plus fortunés s'y trouvent malheureux,

Et que le Ciel enfin soit un enfer pour eux.

Que leurs temples détruits soient des objets funèbres,

Que jamais le Soleil n'en chasse les ténèbres :

1575   Que ses tours qu'on regarde avec étonnement

Nous fassent voir leur pointe où fut leur fondement,

Que ces lieux qu'on révère, et que rien ne seconde

Se trouvent aussi bas que le centre du monde.

Et que Rome en un mot dans ce malheur nouveau

1580   Pour bien s'ensevelir soit son propre tombeau.

 


PRIVILÈGE DU ROI.

Louis par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, à nos âmés et féaux les gens tenants nos Cours de Parlement, Baillifs, Sénéchaux, Prévôts, Juges, ou leurs Lieutenants, et à chacun d'eux en droit Foi, Salut. Notre cher et bien-âmé Toussaint Quinet, marchand Libraire, nous a fait remontrer, qu'il désirerait imprimer et mettre en lumière une Tragédie, intitulée, La Lucrèce Romaine mais craignant que l'Impression ne lui soit dommageable si d'autres que lui s'ingéraient de la faire imprimer, il nous a requis nos Lettres sur ce nécessaires. À ces causes, nous avons permis, et octroyé, permettons et octroyons audit Quinet d'imprimer ou faire imprimer ladite Tragédie, par tels Imprimeurs que bon lui semblera, icelle vendre et exposer durant le temps de sept années pendant lequel temps nous avons fait et faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes autres Libraires et Imprimeurs de la faire Imprimer, vendre, ni débiter, sur peine de perte des exemplaires, et de trois mille livres d'amende, applicable un tiers à nous, et un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, et l'autre tiers à l'exposant, dépens, dommages et intérêts : Et afin qu'ils n'en prétendent cause d'ignorance, nous voulons que mettant enfin des exemplaires autant des présentes, elles soient tenues pour certifiées. A la charge toutefois de mettre deux exemplaires de ladite Tragédie dans notre Bibliothèque des Cordeliers à Paris, et un exemplaire d'icelle ès mains de notre âmé et féal Chevalier Chancelier Garde des Seaux de France, le sieur Séguier Dautry. Car tel est notre plaisir. Donné à Paris le quatorzième jour de Juillet, l'an de grâce, mille six cent trente-sept. Et de notre règne le vingt-septième. Par le Roi en son Conseil, DEMON CEAUX, et scellé du grand seau de cire jaune.

Achevé d'imprimer le 30. Juillet 1637.


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