DIALOGUE DE LA PRUDE ET DE LA COQUETTE

M. DC. LIX.

AVEC PRIVILÈGE DU ROI


Texte établi par Paul FIEVRE, décembre 2020

Publié par Paul FIEVRE, janvier 2021

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2023 à 19:22:10.


À OLIMPE.

Vous m'avez commandé, Olimpe, de vous donner par écrit l'Histoire, ou le plaisant Dialogue que j'entendis il y a quelque jours, entre une Prude Galante, et une Galante Coquette, et d'y ajouter ce que je dis sur leurs différents caractères. Comme vous savez, Olimpe, que vos commandements me font des lois, et que j'y souscris toujours avec joie, vous vous tenez assurée de tout ce que vous souhaitez de moi, et vous ne doutez pas que pour satisfaire à votre curiosité, je ne fasse tous mes efforts pour vous donner des marques d'une obéissance autant aveugle, que j'ai d'amour et de tendresse pour votre charmante personne. Je vais donc, Olimpe, songer plutôt à vous obéir, qu'à chercher des moyens pour m'excuser, bien que ie le puisse sans rien diminuer des voeux que j'ai faite de souscrire à tous vos désirs, en vous disant que cette agréable peinture que je vous ai faite de vive voix, perdrait beaucoup de ses beautés, étant sur le papier. Je pourrais encore ajouter, que je ne me sens pas l'esprit assez galant pour vous réciter agréablement par des paroles muettes ce que je vous ai récité par des paroles vivantes, et qui lors étaient accompagnées des grâces de passion, lesquelles pourraient en quelque façon réparer la faiblesse de mes expressions : Mais comme j'ai déjà dit que je souscrirais aveuglement à tout ce que vous souhaitiez de moi, je vais sans différer davantage commencer le récit que vous me demandez avec tant d'empressement.

Sachez donc, Olimpe, qu'un de ces jours ayant été en votre logis pour vous donner de nouvelles marques d'une passion aussi constante, que vous montrez avoir d'ardeur et de fidélité pour moi ; et ne vous y ayant point trouvée, je pris un livre que le hasard me fit rencontrer sur votre table, où je lus quelque temps pour chasser le chagrin que votre absence m'avait jeté en l'âme. Pendant que j'étais occupé à cette lecture, votre suivante arriva, qui me dit que vous étiez allée à la promenade avec des Dames, et : que vous deviez souper avec elles. Cette nouvelle m'affligea bien plus qu'une grande perte que je venais de faire au jeu. Ce fut lorsque je ne pus m'empêcher de passer contre le sort, qui semblait n'être pas content de m'avoir fait éprouver en ce jour des traits de sa rigueur, puisqu'il ajoutait pour combler ma disgrâce, le déplaisir d'être privé du glorieux avantage de jouir pleinement d'une conversation, où je rencontre plus de charmes du côté de l'esprit, que je n'en trouve à ces appas surprenants, qui vous font aimer aussitôt qu'on vous voit. Enfin ayant passé quelque temps contre ma mauvaise destinée, je sortis avec un chagrin épouvantable, et ne sachant où adresser mes pas (car la rigueur du jeu qui me persécute finis cesse, m'avait mis hors d'état de retourner à l'Académie, si ce n'était pour voir jouer les autres) je m'avisai après avoir rêvé quelque moment, d'aller chez une Damoiselle, nommée Angélique, pour donner du relâche à la mélancolie où votre absence, et la perte de mon argent m'avaient plongées. Étant arrive en sa maison, je rencontrai d'abord sa suivante, qui me dit que sa maîtresse était en sa chambre, mais qu'elle était empêchée. Je crus aussitôt que c'était avec un de mes amis qui la visite fort souvent, et qui l'aime autant qu'il en est aimé. Je voulus me retirer, mais cette suivante m'arrêta, et me dit qu'elle allait avertir sa maîtresse que j'étais dans la salle. Je fis tous mes efforts pour l'en empêcher, sachant bien qu'un tiers est toujours incommode entre deux deux personnes qui s'aiment ; mais sans ouïr ce que je lui disais, elle alla faire savoir à sa maîtresse, que j'étais venu pour lui rendre visite. Elle ne fut pas plutôt dans sa chambre, que j'entendis sur le degré Angélique, qui me pria de vouloir monter. À cette voix, je ne pus m'empêcher de répondre à ce qu'elle souhaitait, et je montai avec précipitation pour lui faire connaître que sa suivante avait interrompu malgré moi la conversation où elle était. Elle me répondit que sa suivante avait seulement fait ce qu'elle devait, et qu'elle aurait été fort en colère contre elle, si elle m'avait laisse sortir sans lui donner avis de ma venue. Après ces paroles obligeantes, qui se disaient dans l'antichambre, elle me fit passer dans la sienne, où en entrant je fus surpris d'y rencontrer une personne dont le brillant de ses yeux, le feu de ses lèvres, la vivacité de son teint, sa taille et son air, semblaient être d'accord pour attaquer la fidélité même. Angélique me demanda ce qu'il me semblait de cette beauté. Comme vous savez, Olimpe, qu'il y a du danger de trop louer une femme devant une autre, je répondis que l'admiration où j'étais par l'amas de tant de beautés que je voyais en cette personne, s'expliquerait beaucoup mieux par mon silence que par mes paroles. Cette beauté répliqua avec une voix aussi charmante que ses mots étaient galants. Je ne voulus pas m'engager longtemps dans les compliments, car vous savez, Olympe, que ce n'est pas mon fort, outre que je voyais par les paroles de cette belle, qu'elle aimait assez la louange, et qu'elle ne se contentait pas de posséder tant de beautés ensemble ; mais qu'elle prenait aussi grand plaisir à l'entendre dire. Je cessai le péril où me pouvait jeter les louanges que je lui pouvais justement donner, en lui disant que j'étais fort obligé à Angélique, de m'avoir fait voir une si belle personne. Elle voulut repartir, mais nous prîmes des sièges dans cet instant, qui fort heureusement pour moi, firent cesser cet entretien. Quand nous fumes assis, Angélique me dit, il faut puisque le hasard vous fait rencontrer ici, que vous soyez juge d'un petit différent que nous avons, Mademoiselle et moi : Ce n'est pas, me dit-elle, de ces différents qui font naître la haine dans les coeurs, mais ce font de ceux où l'esprit se divertit quelquefois. Je voulus m'en défendre autant qu'il me fut possible, en leurs faisant connaître que je n'avais pas assez de lumière pour juger, ni pour être arbitre des différents qui pouvaient naître en elles par la force de leurs esprits, et leurs dit qu'il me serait toujours avantageux de déférer à leurs sentiments ; mais après qu'elles m'eurent dit ce qu'on dit ordinairement aux gens en leur présence, je ne pus m'empêcher de consentir à ce qu'elles souhaitaient de moi. Elles me prièrent de ne point les interrompre, et de vouloir écouter patiemment leurs raisons ; ce que je leurs promis, étant fort aise de ne me point embarrasser trop avant dans leur dispute. Elles se firent civilité pour commencer, mais après quelques compliments Angélique commença, et me dit. Vous saurez que ce qui fait notre divorce, et une petite opinion, qui s'est ému entre nous, touchant la façon de vivre en amour. Mademoiselle, que vous voyez, soutient que l'humeur Coquette a beaucoup plus de satisfaction que la Prude ; et comme nous avons chacune cette humeur, moi prude et elle coquette, nous soutenons opiniâtrement, que l'une donne plus de plaisir que l'autre ; je m'étais résolu de garder le silence, comme vous me l'aviez commandé, leur dis-je ; mais je le romps pour vous dire qu'il faut exposer vos différents sentiments, pour pouvoir en décider ; elles en demeurèrent d'accord, et aussitôt Angélique continua de parler en ces termes.


ACTEURS

LES YEUX.

ANGÉLIQUE.

LE NARRATEUR, personnage muet.

Extrait de "Recueil de pièces en prose, les plus agréables de ce temps. Composés par divers auteurs", Quatrième partie. Paris : Charles de Sercy, 1659-1663. tome 4. pp 92-134


DIALOGUE D'ANGELIQUE...

ANGÉLIQUE.

N'est-il pas vrai que rien n'est plus agréable qu'une Prude, quand elle aime de toutes les ardeurs de son âme ? Ne cache-t-elle pas dans toutes ses actions de plaire à l'objet de sa passion ? Ne fuis-t-elle pas tout ce qui lui pourrait donner du chagrin ? Ne cours-t-elle pas au devant de tout ce qui lui peut donner de la joie ? Ne s'étudie-t-elle pas à lui témoigner à tous moments des preuves d'une tendresse inviolable ? Enfin la Prudence qui règle les entreprises, ne s'efforce-t-elle pas en lui donnant toutes les marques d'un violent amour, de tromper tous ceux qui prétendent à ton coeur, et de leurs faire croire qu'elle est toute de glace pour celui pour qui elle est toute de flamme ?

IRIS.

En vérité ce que vous dites est admirable ; et je m'assure que qui ne chercherait qu'un plaisir commun, ne devrait pas sortir des préceptes que vous venez de donner ; mais je ne vois pas que cette grande satisfaction qui fait tout le fondement de nos disputes, se rencontre dans ce que vous venez de dire à l'avantage de la Prude.

ANGÉLIQUE.

Ô Dieux ! Que dites-vous ? Vous n'y songez donc pas, quand vous dites que tout le plaisir ne s'y rencontre point ? Est-ce une médiocre satisfaction, que de n'avoir rien à se reprocher du côté de l'infidélité ? Ne contez-vous pour rien la joie que vous donnez à d'objet aimé, quand vous lui faites connaître qu'il possède lui seul votre coeur ? Est-ce un petit plaisir, lorsqu'en particulier vous lui donnez les dernières caresses, et que vous lui faites voir que tous vos soins s'occupent à chercher des moyens pour lui donner sans relâche de nouvelles assurances d'un amour tendre et passionné ?

IRIS.

J'avoue que cela est quelque chose mais ce n'est qu'ébaucher notre question, puisque vous laissez toutes les autres circonstances pour vous attacher à une. Je veux pourtant y répondre pour vous faire voir que je sais me défendre de toutes les manières : ces douceurs secrètes que vous donnez à votre amant, en ôtant le soupçon que l'on en pourrait concevoir par cette prudence qui fait que vous arrivez à vos fins, sans qu'aucun en ait connaissance, ne donnent pas toute la joie que vous vous figurez. Les douceurs que donne une coquette quand elle aime un seul objet, font bien plus agréables que celles que donne une prude. Est-il quelque chose de plus plaisant, que de voir une coquette s'attirer plusieurs soupirants, par mille petites afféteries, et tout cela pour étaler aux yeux de celui qu'elle aime la grandeur de son mérite, et pour lui faire connaître combien il doit se croire heureux de la posséder seul ? Il y a-t-il rien de comparable à l'entretien secret qu'ils ont ensemble, quand la foule de ses adorateurs la laisse en repos avec celui qui se peut dire maître absolu de son coeur ? C'est là qu'elle lui donne aisément ce que tous ses soupirants achèteraient de leur sang ; c'est en cet endroit qu'elle se plaît à faire le portrait de ce qu'elle aime avec des traits tout de feu, et qu'elle lui dit avec tendresse, que tout ce qu'elle voir ne saurait donner la moindre atteinte à sa constance.

ANGÉLIQUE.

Il est vrai que vous ne vous défendez pas mal, et vos raisons seraient assez d'impression sur mon esprit, si je n'étais persuadée que les femmes font plus d'état d'une prude que d'une coquette.

IRIS.

C'est une autre question à laquelle je répondrai mais parlons de nos humeurs en général, et non en particulier.

ANGÉLIQUE.

Entendez-vous par ce terme de général ?

IRIS.

J'entends celles qui n'ont point d'attache pour un seul, et qui se plaisent d'en aimer plusieurs à la fois. Je vous ai fait amplement voir que la coquette qui s'arrêtait à aimer un seul objet, était assurément pour le moins autant agréable que la prude, et qu'elle avait beaucoup plus de satisfaction.

ANGÉLIQUE.

Je ne demeure pas d'accord de ce plus ; car l'emportement coquet qui fait tout votre plaisir, n'ôte rien à la retenue prudente qui fait toute ma joie ; et puis ne savez-vous pas qu'on est heureux autant qu'on s'imagine l'être ?

IRIS.

Je confesse que l'imagination fait toute la grandeur du plaisir ; mais nous cherchons vous et moi le moyen qui peut satisfaire la nôtre et comme vous le trouvez dans votre humeur prude, je le trouve aussi dans mon humeur coquette. Si nous étions demeurez vous et moi dans nos sentiments, nous n'aurions pas la contestation que nous avons maintenant, et nous n'aurions pas besoin d'un tiers pour nous accorder : mais en parlant de galanterie, vous m'avez soutenu que l'humeur prude était beaucoup plus agréable que l'humeur coquette, et moi je soutiens le contraire.

Voyant qu'elles s'expliquaient à moi sans aucun scrupule, je leur dis qu'encore qu'elles m'eussent commandé de les écouter sans interrompre leurs discours, que je ne pouvais m'empêcher de leur confesser qu'elles avaient assez bien défendu leur opinion, touchant l'amour qu'elles pouvaient avoir pour un seul objet ; mais qu'il fallait traiter de cet amour qu'on feint d'avoir pour plusieurs, toutefois en ressentir que pour soi-même.

ANGÉLIQUE.

Hé bien, je le veux ; n'est-ce pas une chose admirable de voir la conduite d'une prude, quand elle feint d'avoir de l'amour pour un seul, et qu'elle souffre que plusieurs lui en content ? Est-il rien de plus ingénieux que ses artifices ? Ne fait-elle pas croire adroitement par de puissantes raisons que le vrai est faux, quand cet objet qu'elle feint d'aimer la soupçonne d'intelligence aucun autre ? Et même chose n'est-elle pas le plus souvent faite, alors qu'il s'en aperçoit, et lorsqu'il lui en veut dire son sentiment ? N'a-t-elle pas cent ruses infaillibles pour lui faire connaître qu'il s'abuse ? Ne ménage-t-elle pas adroitement ses caresses pour ne lui pas donner la créance qu'elle tâche d'effacer par ce moyen le crime dont il l'accuse ? Et quand après quelques paroles il vient à nos genoux nous demander pardon de la pensée qu'il a eue, ne nous montrons nous pas sensiblement touchées de l'offense qu'il nous a faite ? Et après quelques larmes répandues, ne lui remettons nous pas sa faute, à condition qu'il perdra pour jamais ses criminels soupçons ? C'est en ce moment que nous prodiguons nos tendresses, pour lui faire mieux croire qu'il est le seul objet de notre félicité.

IRIS.

Souffrez que je vous interrompe, et que je vous dire que la coquette n'a pas besoin de tous ces artifices ; car si quelque amant se plaint d'elle, après lui avoir donné quelques marques d'une tendre amitié, à la première parole, elle le laisse plaindre tout seul, et s'étudie davantage à le confirmer dans cette créance par cent coquetteries affétées : c'est ce qui fait augmenter le feu de cet amant, et qui l'oblige à rechercher avec soin l'occasion de la rejoindre pour lui demander excuse ; et lorsque heureusement pour lui il rencontre ce moment favorable, il n'ose plus se servir de la plainte, par appréhension qu'elle n'en fasse encore autant ; il lui demande seulement si elle a quelque lieu de se plaindre de lui, et qu'il la conjure de tout son coeur de lui faire savoir en quoi il a pu malheureusement lui déplaire. Elle lui répond fièrement que ses soupçons la touchent au dernier point, et qu'après lui avoir donné les dernières marques de sa tendresse, il a mauvaise grâce d'avoir ces criminelles pensées et enfin qu'elle ne peut contraindre son humeur enjouée. Il s'excuse alors par cent belles paroles, et lui dit que c'est la forte passion qu'il relient pour elle, qui lui fait craindre à tous moments la perte de celle pour qui il veut brûler jusqu'au tombeau ; mais que dorénavant il n'aura plus ces fâcheuses visions, ou du moins qu'elle n'en aura pas la connaissance. Il veut en ce moment lui marquer les transports d'un amour passionné ; mais elle le quitte avec fierté, et lui dit, vous serez puni cette fois de l'outrage que vous m'avez fait : il a beau se mettre à genoux pour lui demander pardon, et lui dire qu'elle est sans doute toujours en colère contre lui. Non, dit-elle, je ne suis point fâchée ; mais c'est pour vous faire souvenir que je ne veux pas que l'on ait cette créance de moi. Ce Galant qui me quitte a bien d'autres sentiments dans l'âme que celui qui vous a quittée en suite de ces prodigalités de caresses, car le vôtre tâche à s'éclaircir secrètement, et le mien se consulte pour voir s'il pourra m'aimer de l'humeur dont je suis.

ANGÉLIQUE.

Il est vrai que celui qui me quitte est toujours dans le doute, et qu'il cherche des moyens pour s'éclaircir, mais la prudence n'a-t-elle pas mille ressorts pour l'abuser ? Ne lui fait-on pas dire secrètement par une suivante qu'il croit avoir gagnée par argent, que Monsieur tel est amoureux de sa maîtresse, bien qu'il n'y pense pas, et qu'il ne la visite que pour passer le temps ; et lorsqu'il demande à cette suivante si celui dont il est jaloux soupire pour sa maîtresse, ne lui répond-t-elle pas qu'elle n'en a point connaissance, et que sa maîtresse ne fait pourtant rien sans lui faire savoir ; mais qu'elle tâchera par quelques moyens d'en savoir la vérité ; et pour lui faire croire qu'elle n'en a nulle connaissance, elle répète : Quoi, Madame aurait-elle bien fait cette intrigue sans m'en tien dire ? Je vous avoue que j'en suis sensiblement touchée, et que je n'épargnerai pas mes soins pour le découvrir, et pour pousser la chose plus loin : Ne dit elle pas encore, en vérité vous me surprenez quand vous me dites cela : je ne saurais me persuader que la chose soit faite sans m'en avoir avertie : elle me serait bien voir par cette façon d'agir secrète, que je lui serais funeste en quelque sorte ; mais pour votre intérêt et pour le mien, je m'étudierai sans cesse pour connaître si ce que vous me dites est véritable. Hé bien, qu'en dites-vous ? Ce galant pour spirituel qu'il soit, est-il pas furieusement embarrassé ? Ne la supplie-t-il pas avec instance de vouloir faire ce qu'elle lui promet, et ne sort-il pas d'avec elle l'esprit un peu plus en repos ? Car quoi qu'il puisse croire que ce soit un jeu concerté, vous savez que nous nous flattons aisément.

IRIS.

Pour moi je n'ai pas besoin d'instruire mes suivantes, pour me mettre à couvert de la jalousie d'un Amant: je fais tout sans en donner avis à personne ; je lui fais croire en secret que je n'ai des yeux que pour lui ; et s'il veut raisonner sur ce sujet, je feins d'être fort en colère, et lui dis que mon humeur est enjouée, et que s'il ne me veut aimer de cette maniéré, il n'a qu'à me laisser en repos : ce n'est pas, lui dis-je, que je n'aurai beaucoup de chagrin de notre séparation ; mais j'aime mieux qu'il m'en courte quelques fâcheux moments, et quelques larmes, que de contraindre cette humeur qui soutient mon embonpoint : c'est par ce moyen que je l'embarrasse, et que je fais tout ce qu'il me plaît sans m'inquiéter, et sans en donner la connaissance secrète à une suivante.

ANGÉLIQUE.

Vous faites bien davantage, car vous faites soupçonner tout le monde par vos façons d'agir.

IRIS.

Je demeure d'accord que mes coquetteries donnent à penser à bien des gens ; mais il y a une grande différence entre la vérité connue par un particulier, et entre les soupçons publics ; car les soupçons ne font que jeter un doute dans l'âme de ceux qui les conçoivent ; mais cette vérité connue n'en reçoit point.

ANGÉLIQUE.

Pour moi je soutiens qu'il vaut mieux faire une confidence secrète et véritable, que de donner à douter aux gens ; car il n'y a qu'une personne qui cache votre secret, et de l'autre manière plusieurs le veulent savoir, et le plus souvent croient la chose déjà faite, sans en savoir plus que ce doute.

IRIS.

Je vous ai déjà dit que ce n'était que penser ; mais que votre secret était connu d'une personne qui le plus souvent vous trahit, et ce rend maîtresse de vous même par la confidence que vous lui avez faite. Je ne vous parle point de l'indiscrétion des galants dont vous courez autant de risque que moi.

ANGÉLIQUE.

La Prudence doit faire ce choix, et doit considérer si cette personne est digne de cette confidence.

IRIS.

La Prudence en matière d'amour se trompe le plus souvent ; mais dites-nous encore quelles précautions vous prenez, quand vous voulez faire une nouvelle conquête ? Car je m'imagine qu'il y a bien du mystère.

ANGÉLIQUE.

Rien n'est si facile, une suivante fait cette intrigue sans nous donner la moindre peine. Quand le Galant qui plait vient au logis deux ou trois fois de suite, on voit facilement s'il prend feu ; alors on avertit une suivante que ce galant ne déplairait pas : elle qui sait comme il faut agir dans un rencontre semblable, ne manque pas de lui témoigner de la joie quand il revient à la maison ; et s'il arrive qu'il demande quelque chose, elle montre de l'empressement à courir au devant de ce qu'il souhaite, pour lui faire connaître le plaisir qu'elle a de lui rendre service. Cependant je conserve un grand sérieux, qui semble lui défendre de croire que je sois d'intelligence avec elle; lui voyant que cette suivante marque de l'estime pour sa personne, ne manque pas de chercher les moyens de la joindre : ce qu'il fait aisément par la disposition qu'elle y a. Dans ce premier entretien, il lui dit qu'il l'aime beaucoup ; et pour preuve de son amitié, lui fait quelques présents : elle feint de n'en pas vouloir. Lui la pressant, la prie de les accepter, en lui jurant de n'en parler jamais: ce qu'elle accepte après un léger refus.

IRIS.

Voilà bien des façons pour attraper un coeur pour moi, je haïrais fort cette manière, car je veux triompher aussitôt que l'attaque.

ANGÉLIQUE.

Laissez-moi achever, et puis vous répondrez : vous parlez selon votre humeur, et moi je soutiens la mienne.

IRIS.

Hé bien parlez, je vous promets de ne vous point interrompre, quand vous parleriez jusqu'à demain.

ANGÉLIQUE.

Une autre fois quand il vient au logis, il tâche de donner quelque lettre de prose ou de vers à la suivante, laquelle ne lui promet pas déterminément de me la rendre, mais elle l'assure qu'elle y fera tous ses efforts. Le lendemain quand il revient, elle court au devant pour lui faire savoir que son billet est rendu, et que sa maîtresse a témoignée assez de joie en le lisant, mais qu'elle n'a rien répondu. Une autre fois il la prie de m'en rendre un autre, qui produit le même effet ; ensuite je commence à ne plus affecter un trop grand sérieux, et par là je lui donne jour à se déclarer un peu, il ne manque pas de récrire une autre lettre, à laquelle la suivante répond, que j'ai dit que ses billets étaient tout à fait galants, et qu'il avait autant d'esprit dans la conversation, qu'il en faisait paraître dans ses écrits. Je vous laisse à penser s'il perd l'occasion d'avancer ses affaires : vous voyez qu'il lui est facile, puisque je consens à toutes ses poursuites, et que je prête en secret ma volonté, pour avoir de lui ce qu'il souhaite de moi. Vous pouvez parler à présent.

IRIS.

Il ne m'en coûte pas tant, et j'ose dire qu'en moins d'une heure, j'attaque, je combats, et que je triomphe : premièrement quand il vient un galant chez moi, qui n'a point accoutumé d'y venir, je lui rends toutes les civilités que la bienséance exige soit qu'il me plaise ou non ; mais s'il arrive que ce soit le premier, je les redoute, et je lui fais aussi bon accueil qu'à ceux qui sont tous les jours chez moi : cela embarrasse les autres, et les fortifie dans la créance que mon humeur est égale pour tous, mais que pour celui que je feins d'aimer, elle n'est pas de même. Après demi-quart d'heure de conversation mon humeur enjouée, qui me donne beaucoup de licence, fait que je me lève pour me promener dans la chambre ; chacun loue mon air, ma taille, mon teint, et tout ce qu'ils croient rencontrer d'agrémenter ma personne ; et après avoir étalé tous ces dehors, qui surprennent le plus souvent à la première vue, je marque mon adresse par quelques pas de danse ; et comme en cet endroit il n'y a point d'instruments pour faire danser, je fais paraître ma voix : je lève quelquefois ma jupe au dessus du pied, pour feindre de marquer plus aisément quelques pas de sarabande, mais c'est pour montrer la propreté de ma chaussure, et pour faire voir que je n'ai pas la jambe mal tournée. Je fais adroitement détacher l'épingle de mon mouchoir, et je prends avec la même adresse l'occasion de la chercher dans mon sein, pour lui faire voir ce qui pourrait enflammer le plus insensible. Si je le vois dans le silence, je ne manque pas de lui dire que ses pensées sont occupées à quelque objet qui le touche, et qu'assurément la personne qui l'enflamme est fort heureuse d'avoir tous ces moments. Voila les moyens infaillibles de faire une conquête en moins d'une heure.

ANGÉLIQUE.

Oui, mais bien souvent vous n'avez pas ce que vous vous proposez ; et je m'imagine que vous ne réussissez pas toujours comme vous le souhaitez.

IRIS.

Je ne vois pas que j'y manque souvent ; mais quand cela arrive, je m'en console avec plus de facilité, que vous ne devez faire, puisqu'il ne m'a pas coûté le temps que vous employez, ni les inquiétudes que vous vous donnez, pour savoir si vous avez réussi ; car dès le soir même, ou le lendemain au plus tard, je sais sans me mettre beaucoup en peine, si j'ai fait quelque progrès : on ne manque pas de m'apporter un billet de la part de ce nouveau venu, quand il est touché.

ANGÉLIQUE.

Il est vrai que j'ai plus de difficulté à savoir, que vous n'en avez, et qu'il faut faire agir le mystère, mais cela se fait sans inquiétude ; et cet embarras qui vous paraît un supplice pour votre humeur, est une joie entière pour la mienne.

IRIS.

Je vous l'avoue ; mais ne demeurez vous pas d'accord aussi que c'est une chimère épouvantable, que de faire consister la grandeur du plaisir dans la difficulté de le posséder, comme si la joie n'était pas une ; il est vrai qu'elle se rencontre plus ou moins grande, mais la cause provient seulement de l'objet. N'est-ce pas une folie que de croire que la poursuite d'un objet qui dure quinze jours, donne plus de satisfaction quand on arrive à la fin, que celle qui ne dure qu'un jour ? Il faut avouer qu'il y a beaucoup de manie, comme si ce n'était pas la même chose lorsque les travaux sont moins grands, car ce n'est toujours que posséder ; c'est pourquoi je ne puis m'empêcher de blâmer votre humeur, qui se plait à se donner tant de peine.

ANGÉLIQUE.

Vous ne concevez donc pas que naturellement un bonheur attendu avec inquiétude, nous donne infiniment beaucoup plus de plaisir, que celui qui arrive sans difficulté, et que l'on balance la grandeur de la joie par les peines que l'on a souffert, quand on reparle dans son imagination les difficultés que l'on a eu à l'acquérir ; et comme la chose coûte beaucoup, nous le chérissons davantage que celle qui coûte si peu.

IRIS.

Enfin vous faites consister l'excellence de la chose par la grandeur de son prix, et tout cela n'est qu'un effet de l'imagination : pour moi je la regarde seulement comme elle est. N'est-ce pas encore un embarras épouvantable pour recevoir des Lettres, que de se servir d'une main étrangère pour faire en sorte que vos autres amants n'en aient aucune connaissance. Quant à moi je n'ai point ces difficultés ; je reçois les billets devant tous mes amants, car le bureau est ouvert à ceux qui veulent m'écrire, et mon humeur coquette me donne la licence de les montrer à qui me plaît. En voilà trois qu'on m'a envoyés ce matin : le premier est un sonnet d'un qui me dit journellement qu'il m'adore, et cependant je l'écoute sans lui répondre ; l'autre est un poulet d'un autre à qui je donne quelques dehors qui font assez suffisants pour faire croire qu'il n'est pas mal dans mes bonnes grâces ; le dernier est d'un qui se plaint de mon indifférence, et qui malgré tous mes mépris, ne peut s'empêcher de brûler pour mes appas.

SONNET.

Pourquoi vous taire, Iris, quand ma langueur extrême

Vous découvre mon feu par d'amoureux hélas ?

Quel fruit peut vous donner ce cruel stratagème,

Quel le triple plaisir d'avancer mon trépas ?

     

5   J'ai peignant a vos yeux votre beauté suprême,

Étalé le pouvoir qu'ont sur moi vos appas

Cent fois je vous ai dit à quel point je vous aime,

Et vous vous obstiner à me répondre pas.

     

Je ne puis plus souffrir un si mortel silence,

10   Augmentez ou m'ôtez ce que j'ai d'espérance,

Que votre bouche approuve ou condamne mon feu.

     

Mais pourtant si ce feu m'attire votre haine,

Plutôt que me le dire, ah ! laissez-moi ma peine,

Je l'aime mieux, Iris, qu'un si cruel aveu.

     

POULET.

15   Iris on dit que je vous aime,

Et que pour vos appas je brûle nuit et jour ;

Mais pour répondre a mon amour,

On dit que voue faites de même.

     

On dit bien encore davantage,

20   On pousse plus loin mon bonheur ;

On dit que j'ai seul en partage

Les tendresses de votre coeur.

     

Enfin on dit que votre flamme

Ne refuse rien à mes voeux,

25   Et que pour contenter le beau feu qui m'enflamme

Vous m'accordez ce que je veux.

     

Ah Dieux ! Si ce qu'on dit devenait véritable.

Vous n'auriez jamais lieu de vous en repentir ;

Iris vous êtes charitable,

30   Empêcher les gens de mentiR ?

     

LETTRE EN VERS ET EN PROSE.

Iris, lors que je vois tous vos charmants appas,

Je blâmerais mon coeur s'il ne vous aimait pas,

Mais quand les froids mépris de votre indifférence,

Par cent cruels dédains m'ôtent toute espérance,

35   Bien loin de vous aimer, je voudrais que ce coeur

Étouffât pour jamais une si belle ardeur,

Et que pour goûter mieux une pleine vengeance,

Vous eussiez mon amour, moi votre indifférence ;

Lors vous connaîtriez ce que souffre un amant,

40   Qui se voit dédaigner pour aimer ardemment.

     

Peut-être que je n'en userais pas si mal que vous faites, et que je donnerais du moins par pitié, ce que je ne pourrais donner par estime : mais puisque amour, tendresses, petits soins, assiduités, services, complaisances, soupirs, langueurs, transports, n'ont pu vous forcer à rendre seulement ce que la civilité semblait exiger de vous ; après tant de marques de ma passion, je ne puis m'empêcher, malgré tout l'amour que j'ai pour votre personne, de me servir de ces deux vers, qui vous feront connaître le mal que je vous souhaite.

Pour vous faire souffrir tous ces tourment ensemble,

Puissiez vous adorer quelqu'un qui vous ressemble.

ANGÉLIQUE.

Ces Vers sont assez galants, et disent assez bien ce qu'il faut dire.

IRIS.

Pour vous, vous n'en ferez pas autant ; car la Prudence s'offenserait, si vous aviez fait voir les billets de vos amants ; vous vous contentez d'en recevoir un plaisir secret, sans le partager qu'avec celui qui vous l'envoie : mais moi je dis en particulier à celui qui me l'écrit, que tout le monde admire ce tour de son esprit : je ne manque pas de m'attirer cent petites douceurs, qui ne font pas un petit effet en semblable rencontre.

ANGÉLIQUE.

Je vois bien que vous n'êtes pas moins adroite que moi à soutenir votre cause ; mais je vous dirai encor que les Hommes font plus d'état d'une prude que d'une coquette.

IRIS.

Il est certain que je vous dois répondre là-dessus ; à quoi je vais satisfaire. Dites-moi un peu quelle preuve convaincante vous en avez ? Si ce n'est que l'on dit que la femme prude tient beaucoup plus de l'homme que de son sexe. C'est assurément quelque chose: mais ne voyez-vous pas que les hommes se louent en disant cette belle sentence, parce qu'ils croient sottement que la prudence est incompatible avec nous : vous voyez que ce qu'ils disent est pour toute autre chose que pour l'amour ; et quand même ils l'y voudraient prendre, voyons-nous ces messieurs se laisser conduire par la prudence quand ils sont amoureux ? Ce n'est qu'emportements, transports, dépravations, et cent autres choses de cette nature. C'est en ce rencontre qu'ils ont bien moins de prudence que nous ; ce qui fait voir qu'ils n'entendent pas parler de la prude amoureuse, mais seulement de la prude en toute autre chose.

ANGÉLIQUE.

Vous ne pouvez nier que la prudence ne puisse apporter autant de plaisir en amour que la coquetterie.

IRIS.

Je le veux, si vous voulez mais ce n'est pas mon sentiment.

ANGÉLIQUE.

Pour moi je vous dis derechef, que l'humeur prude apporte plus de repos, et par conséquent plus de plaisir.

IRIS.

Vous ne vous accordez pas vous-même ; car vous nous avez exposé cent embarras pour arriver à vos fins, qui apparemment détruisent le repos que vous nous proposez.

Je les interrompis, bien que j'eusse un extrême plaisir d'apprendre par leurs bouches tous les détours dont elles se servent, en leur disant que la nuit s'approchait, et qu'il fallait me retirer. Elles me demandèrent mon sentiment touchant leurs différentes humeurs : je voulus m'en excuser par l'heure qui semblait ne me pas donner le temps de m'expliquer ; mais elles me contraignirent d'en dire quelque chose. Je leur dis que je trouvais autant de satisfaction dans l'une que dans l'autre. Elles me répondirent, que ce n'était pas mon sentiment, et que je voulais par ce jugement ne désobliger personne ; mais que je pouvais en décider, sans appréhender de fâcher aucune des deux. Je leur dis encore la même chose ; et pour leur prouver que c'était ma pensée, je dis que quand j'aimais une prude, que je crois que la coquette était fort condamnable ; que depuis j'avais trouvé qu'elle avait ses agréments comme une autre, mais que véritablement il fallait faire un étrange saut. Iris répondit, qu'elle avait ouï dire à plusieurs ce que je disais, mais que je ne devais pas regarder l'effet que ces humeurs produisaient dans l'esprit des hommes, mais seulement le plaisir que les femmes en pouvaient receuoir.

ANGÉLIQUE.

Il semble que vous appréhendiez de perdre votre cause ; car vous prenez trop de soin d'instruire monsieur, vous voulez apparemment qu'il juge en votre faveur.

Je me levai, voyant bien qu'elles ne finiraient pas, si je ne finissais, et les priai de permettre de me retirer parce que l'heure m'invitait à le faire. Iris m'offrit une place dans son carrosse ; mais je la remerciai, de crainte de donner de la jalousie à Angélique. Je la conduisis jusqu'à la portière, où elle dit à Angélique ; je ne sais ce que Monsieur dira de moi, mais je me suis laissée conduire cette fois par votre prudence, et j'ai cru que puisque vous vous déclariez si facilement à lui, que je pouvais à votre exemple me déclarer aussi, et que vous le connaissiez pour galant homme. Angélique en l'embrassant, l'assura de ma discrétion, et luy souhaita le bonsoir. Je pris congé de toutes deux en même temps, et me retirai dans mon logis.

Voilà le récit que vous avez souhaité de moi, vous y trouverez sans doute de quoi vous ennuyer, étant dénué des grâces de l'action, qui n'est pas un petit ornement à ces sortes d'Histoires ; mais prenez vous en à vous, et louez mon aveugle obéissance. Adieu.

 



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