IRÈNE

TRAGÉDIE

1778

Voltaire

Représentée pour la premère fois le 16 mars 1778 au Théâtre des Tuileries par la Comédie française.


publié par Paul FIEVRE, Septembre 2006, revu novembre 2017

publié par Paul FIEVRE, Septembre 2006, revu novembre 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:17:12.


ACTEURS

NICÉPHORE, empereur de Constantinople.

IRÈNE, femme de Nicéphore.

ALEXIS COMMÈNE, prince de Grèce.

LÉONCE, père d'Irène.

MEMNON, attaché au prince Alexis.

ZOÉ, favorite, suivante d'Irène.

UN OFFICIER de l'empereur.

GARDES.

La scène est dans un salon de l'ancien palais de Constantin.


ACTE I

SCÈNE I.
Irène, Zoé.

IRÈNE.

Quel changement nouveau, quelle sombre terreur,

Ont écarté de nous la cour et l'empereur ?

Au palais des sept tours une garde inconnue

Dans un silence morne étonne ici ma vue ;

5   En un vaste désert on a changé la cour.

ZOÉ.

Aux murs de Constantin trop souvent un beau jour

Est suivi des horreurs du plus funeste orage.

La cour n'est pas longtemps le bruyant assemblage

De tous nos vains plaisirs l'un à l'autre enchaînés,

10   Trompeurs soulagements des coeurs infortunés ;

De la foule importune il faut qu'on se retire.

Nos états assemblés pour corriger l'empire,

Pour le perdre peut-être, et ces fiers musulmans,

Ces scythes vagabonds débordés dans nos champs,

15   Mille ennemis cachés qu'on nous fait craindre encore,

Sans doute en ce moment occupent Nicéphore.

IRÈNE.

De ses chagrins secrets, qu'il veut dissimuler,

Je connais trop la cause ; elle va m'accabler.

Je sais par quels soupçons sa dureté jalouse

20   Dans son inquiétude outrage son épouse.

Il écoute en secret ces obscurs imposteurs,

D'un esprit défiant détestables flatteurs,

Trafiquant du mensonge et de la calomnie,

Et couvrant la vertu de leur ignominie.

25   Quel emploi pour César ! Et quels soins douloureux !

Je le plains, je gémis... il fait deux malheureux...

Ah ! Que n'ai-je embrassé cette retraite austère

Où depuis mon hymen s'est enfermé mon père !

Il a fui pour jamais l'illusion des cours,

30   L'espoir qui nous séduit, qui nous trompe toujours,

La crainte qui nous glace, et la peine cruelle

De se faire à soi-même une guerre éternelle.

Que ne foulais-je aux pieds ma funeste grandeur !

Je montai sur le trône au faîte du malheur,

35   Aux yeux des nations victime couronnée,

Je pleure devant toi ma haute destinée ;

Et je pleure surtout ce fatal souvenir

Que mon devoir condamne, et qu'il me faut bannir.

Ici l'air qu'on respire empoisonne ma vie.

ZOÉ.

40   De Nicéphore au moins la sombre jalousie

Par d'indiscrets éclats n'a point manifesté

Le sentiment honteux dont il est tourmenté :

Il le cache au vulgaire, à sa cour, à lui-même,

Il sait vous respecter, et peut-être il vous aime.

45   Vous cherchez à nourrir une injuste douleur.

Que craignez-vous ?

IRÈNE.

Le ciel, Alexis, et mon coeur.

ZOÉ.

Mais Alexis Comnène aux champs de la Tauride

Tout entier à la gloire, au devoir qui le guide,

Sert l'empereur et vous sans vous inquiéter,

50   Fidèle à ses serments jusqu'à vous éviter.

IRÈNE.

Je sais que ce héros ne cherche que la gloire :

Je ne saurais m'en plaindre. Il a par la victoire

Raffermi cet empire ébranlé dès longtemps.

IRÈNE.

Ah ! J'ai trop admiré ses exploits éclatants :

55   Sa gloire de si loin m'a trop intéressée.

César aura surpris au fond de ma pensée

Quelques voeux indiscrets que je n'ai pu cacher,

Et qu'un époux, un maître, a droit de reprocher.

C'était pour Alexis que le ciel me fit naître :

60   Des antiques césars nous avons reçu l'être :

Et dès notre berceau l'un à l'autre promis,

C'est dans ces mêmes lieux que nous fûmes unis :

C'est avec Alexis que je fus élevée ;

Ma foi lui fut acquise et lui fut enlevée.

65   L'intérêt de l'état, ce prétexte inventé

Pour trahir sa promesse avec impunité,

Ce fantôme effrayant subjugua ma famille ;

Ma mère à son orgueil sacrifia sa fille.

Du bandeau des césars on crut cacher mes pleurs ;

70   On para mes chagrins de l'éclat des grandeurs.

Il me fallut éteindre, en ma douleur profonde,

Un feu plus cher pour moi que l'empire du monde ;

Au maître de mon coeur il fallut m'arracher,

De moi-même en pleurant j'osai me détacher.

75   De la religion le pouvoir invincible

Secourut ma faiblesse en ce combat pénible ;

Et de ce grand secours apprenant à m'armer,

Je fis l'affreux serment de ne jamais aimer.

Je le tiendrai... ce mot te fait assez comprendre

80   À quels déchirements ce coeur devait s'attendre.

Mon père à cet orage ayant pu m'exposer,

M'aurait par ses vertus appris à l'apaiser ;

Il a quitté la cour, il a fui Nicéphore ;

Il m'abandonne en proie au monde qu'il abhorre :

85   Et je n'ai que toi seule à qui je puis ouvrir

Ce coeur faible et blessé que rien ne peut guérir.

Mais on ouvre au palais... je vois Memnon paraître.

SCÈNE II.
Irène, Zoé, Memnon.

IRÈNE.

Eh bien ! En liberté puis-je voir votre maître ?

Memnon, puis-je à mon tour être admise aujourd'hui

90   Parmi les courtisans qu'il approche de lui ?

MEMNON.

Madame, j'avouerai qu'il veut à votre vue

Dérober les chagrins de son âme abattue.

Je ne suis point compté parmi les courtisans

De ses desseins secrets superbes confidents :

95   Du conseil de César on me ferme l'entrée.

Commandant de sa garde à la porte sacrée,

Militaire oublié par ses maîtres altiers,

Relégué dans mon poste ainsi que mes guerriers,

J'ai seulement appris que le brave Comnène

100   A quitté dès longtemps les bords du Borysthène,

Qu'il vogue vers Byzance, et que César troublé

Écoute en frémissant son conseil assemblé.

IRÈNE.

Alexis, dites-vous ?

MEMNON.

Il revole au Bosphore.

IRÈNE.

Il pourrait à ce point offenser Nicéphore !

105   Revenir sans son ordre !

MEMNON.

  On l'assure, et la cour

S'alarme, se divise, et tremble à son retour.

Il a brisé, dit-on, l'honorable esclavage

Où l'empereur jaloux retenait son courage ;

Il vient jouir ici des honneurs et des droits

110   Que lui donnent son rang, sa naissance, et nos lois.

C'est tout ce que j'apprends par ces rumeurs soudaines

Qui font naître en ces lieux tant d'espérances vaines,

Et qui, de bouche en bouche armant les factions,

Vont préparer Byzance aux révolutions.

115   Pour moi, je sais assez quel parti je dois prendre,

Quel maître je dois suivre, et qui je dois défendre :

Je ne consulte point nos ministres, nos grands,

Leurs intérêts cachés, leurs partis différents,

Leurs fausses amitiés, leurs indiscrètes haines.

120   Attaché sans réserve au pur sang des Comnènes,

Je le sers, et surtout dans ces extrémités,

Memnon sera fidèle au sang dont vous sortez.

Le temps ne permet pas d'en dire davantage...

Souffrez que je revole où mon devoir m'engage.

Il sort.

SCÈNE III.
Irène, Zoé.

IRÈNE.

125   Qu'a-t-il osé me dire ? Et quel nouveau danger,

Quel malheur imprévu vient encor m'affliger !

Il ne s'explique point : je crains de le comprendre.

ZOÉ.

Memnon n'est qu'un guerrier prompt à tout entreprendre :

Je le connais ; le sang d'assez près nous unit.

130   Contre nos courtisans exhalant son dépit,

Il détesta toujours leur frivole insolence,

Leurs animosités qui partagent Byzance,

Leurs tristes vanités que suit le déshonneur ;

Mais son esprit altier hait surtout l'empereur.

135   D'Alexis, en secret, son coeur est idolâtre,

Et, s'il en était cru, Byzance est un théâtre

Qui produirait bientôt quelqu'un de ces revers

Dont le sanglant spectacle ébranla l'univers.

Ne vous étonnez point quand sa sombre colère

140   S'échappe en vous parlant, et peint son caractère.

IRÈNE.

Mais Alexis revient... César est irrité :

Le courtisan surpris murmure épouvanté.

Les états convoqués dans Byzance incertaine,

Fatiguant dès longtemps la grandeur souveraine,

145   Troublent l'empire entier par leurs divisions.

Tout un peuple s'enflamme au feu des factions...

Des discours de Memnon que veux-tu que j'espère ?

Il commande au palais une garde étrangère :

D'Alexis, en secret, est-il le confident ?

150   Que je crains d'Alexis le retour imprudent,

Les desseins du sénat, des peuples le délire,

Et l'orage naissant qui gronde sur l'empire !

Que je me crains surtout dans ma juste douleur !

Je consulte en tremblant le secret de mon coeur :

155   Peut-être il me prépare un avenir terrible :

Le ciel, en le formant, l'a rendu trop sensible.

Si jamais Alexis en ce funeste lieu,

Trahissant ses serments... que vois-je ? Juste Dieu !

SCÈNE IV.
Irène, Alexis, Zoé.

ALEXIS.

Daignez souffrir ma vue, et bannissez vos craintes...

160   Je ne viens point troubler par d'inutiles plaintes

Un coeur à qui le mien se doit sacrifier,

Et rappeler des temps qu'il nous faut oublier.

Le destin me ravit la grandeur souveraine ;

Il m'a fait plus d'outrage : il m'a privé d'Irène...

165   Dans l'orient soumis mes services rendus

M'auraient pu mériter les biens que j'ai perdus ;

Mais lorsque sur le trône on plaça Nicéphore,

La gloire en ma faveur ne parlait point encore ;

Et n'ayant pour appui que nos communs aïeux,

170   Je n'avais rien tenté qui pût m'approcher d'eux.

Aujourd'hui Trébisonde entre nos mains remise,

Les scythes repoussés, la Tauride conquise,

Sont les droits qui vers vous m'ont enfin rappelé.

Le prix de mes travaux était d'être exilé !

175   Le suis-je encor par vous ? N'osez-vous reconnaître

Dans le sang dont je suis le sang qui vous fit naître ?

IRÈNE.

Prince, que dites-vous ? Dans quel temps, dans quels lieux,

Par ce retour fatal étonnez-vous mes yeux ?

Vous connaissez trop bien quel joug m'a captivée,

180   La barrière éternelle entre nous élevée,

Nos devoirs, nos serments, et surtout cette loi

Qui ne vous permet plus de vous montrer à moi.

Pour calmer de César l'injuste défiance,

Il vous aurait suffi d'éviter ma présence.

185   Vous n'avez pas prévu ce que vous hasardez.

Vous me faites frémir : seigneur, vous vous perdez.

ALEXIS.

Si je craignais pour vous je serais plus coupable ;

Ma présence à César serait plus redoutable.

Quoi donc ! Suis-je à Byzance ? Est-ce vous que je vois ?

190   Est-ce un sultan jaloux qui vous tient sous ses lois ?

Êtes-vous dans la Grèce une esclave d'Asie,

Qu'un despote, un barbare achète en Circassie,

Qu'on rejette en prison sous des monstres cruels,

À jamais invisible au reste des mortels ?

195   César a-t-il changé, dans sa sombre rudesse,

L'esprit de l'occident et les moeurs de la Grèce ?

IRÈNE.

Du jour où Nicéphore ici reçut ma foi,

Vous le savez assez, tout est changé pour moi.

ALEXIS.

Hors mon coeur ; le destin le forma pour Irène :

200   Il brave des césars la puissance et la haine.

Il ne craindrait que vous ! Quoi ! Vos derniers sujets

Vers leur impératrice auront un libre accès !

Tout mortel jouira du bonheur de sa vue !

Nicéphore à moi seul l'aurait-il défendue ?

205   Et suis-je un criminel à ses regards jaloux

Dès qu'on l'a fait césar, et qu'il est votre époux ?

Enorgueilli surtout de cet hymen auguste,

L'excès de son bonheur le rend-il plus injuste ?

IRÈNE.

Il est mon souverain.

ALEXIS.

Non : il n'était pas né

210   Pour me ravir le bien qui m'était destiné :

Il n'en était pas digne ; et le sang des Comnènes

Ne vous fut point transmis pour servir dans ses chaînes.

Qu'il gouverne, s'il peut, de ses sévères mains

Cet empire, autrefois l'empire des romains ;

215   Qu'aux campagnes de Thrace, aux mers de Trébisonde,

Transporta Constantin pour le malheur du monde,

Et que j'ai défendu moins pour lui que pour vous.

Qu'il règne, s'il le faut ; je n'en suis point jaloux :

Je le suis de vous seule, et jamais mon courage

220   Ne lui pardonnera votre indigne esclavage.

Vous cachez des malheurs dont vos pleurs sont garants ;

Et les usurpateurs sont toujours des tyrans.

Mais si le ciel est juste, il se souvient peut-être

Qu'il devait à l'empire un moins barbare maître.

IRÈNE.

225   Trop vains regrets ! Je suis esclave de ma foi.

Seigneur, je l'ai donnée, elle n'est plus à moi.

ALEXIS.

Ah ! Vous me la deviez.

IRÈNE.

Et c'est à vous de croire

Qu'il ne m'est pas permis d'en garder la mémoire.

Je fais des voeux pour vous, et vous m'épouvantez.

SCÈNE V.
Irène, Alexis, Zoé, un garde.

LE GARDE.

230   Seigneur, César vous mande.

ALEXIS.

  Il me verra : sortez.

À Irène.

Il me verra, madame ; une telle entrevue

Ne doit point alarmer votre âme combattue.

Ne craignez rien pour lui, ne craignez rien de moi ;

À son rang comme au mien je sais ce que je doi.

235   Rentrez dans vos foyers tranquille et rassurée.

Il sort.

SCÈNE VI.
Irène, Zoé.

IRÈNE.

De quel saisissement mon âme est pénétrée !

Que je sens à la fois de faiblesse et d'horreur !

Chaque mot qu'il m'a dit me remplit de terreur.

Que veut-il ? Va, Zoé, commande que sur l'heure

240   On parcoure en secret cette triste demeure,

Ces sept affreuses tours qui, depuis Constantin,

Ont de tant de héros vu l'horrible destin.

Interroge Memnon ; prends pitié de ma crainte.

ZOÉ.

J'irai, j'observerai cette terrible enceinte.

245   Mais je tremble pour vous : un maître soupçonneux

Vous condamne peut-être, et vous proscrit tous deux.

Parmi tant de dangers que prétendez-vous faire ?

IRÈNE.

Garder à mon époux ma foi pure et sincère ;

Vaincre un fatal amour, si son feu rallumé

250   Renaissait dans ce coeur autrefois enflammé ;

Demeurer de mes sens maîtresse souveraine,

Si la force est possible à la faiblesse humaine ;

Ne point combattre en vain mon devoir et mon sort,

Et ne déshonorer ni mes jours, ni ma mort.

ACTE II

SCÈNE I.
Alexis, Memnon.

MEMNON.

255   Oui, vous êtes mandé ; mais César délibère.

Dans son inquiétude il consulte, il diffère,

Avec ses vils flatteurs en secret enfermé.

Le retour d'un héros l'a sans doute alarmé ;

Mais nous avons le temps de nous parler encore.

260   Ce salon qui conduit à ceux de Nicéphore

Mène aussi chez Irène, et je commande ici.

Sur tous vos partisans n'ayez aucun souci ;

Je les ai préparés. Si cette cour inique

Osait lever sur vous le glaive despotique,

265   Comptez sur vos amis : vous verrez devant eux

Fuir ce pompeux ramas d'esclaves orgueilleux.

Au premier mouvement notre vaillante escorte

Du rempart des sept tours ira saisir la porte ;

Et les autres, armés sous un habit de paix,

270   Inconnus à César, emplissent ce palais.

Nicéphore vous craint depuis qu'il vous offense.

Dans ce château funeste il met sa confiance :

Là, dans un plein repos, d'un mot, ou d'un coup d'oeil,

Il condamne à l'exil, aux tourments, au cercueil.

275   Il ose me compter parmi les mercenaires,

De son caprice affreux ministres sanguinaires :

Il se trompe... seigneur, quel secret embarras,

Quand j'ai tout disposé, semble arrêter vos pas ?

ALEXIS.

Le remords... il faut bien que mon coeur te l'avoue.

280   Quelques exploits heureux dont l'Europe me loue,

Ma naissance, mon rang, la faveur du sénat,

Tout me criait : venez, montrez-vous à l'état.

Cette voix m'excitait. Le dépit qui me presse,

Ma passion fatale, entraînaient ma jeunesse ;

285   Je venais opposer la gloire à la grandeur,

Partager les esprits et braver l'empereur...

J'arrive, et j'entrevois ma carrière nouvelle.

Me faut-il arborer l'étendard d'un rebelle ?

La honte est attachée à ce nom dangereux.

290   Me verrai-je emporté plus loin que je ne veux ?

MEMNON.

La honte ! Elle est pour vous de servir sous un

Maître.

ALEXIS.

J'ose être son rival : je crains le nom de traître.

MEMNON.

Soyez son ennemi dans les champs de l'honneur,

Disputez-lui l'empire, et soyez son vainqueur.

ALEXIS.

295   Crois-tu que le Bosphore, et la superbe Thrace,

Et ces grecs inconstants serviraient tant d'audace ?

Je sais que les états sont pleins de sénateurs

Attachés à ma race, et dont j'aurais les coeurs :

Ils pourraient soutenir ma sanglante querelle :

300   Mais le peuple ?

MEMNON.

  Il vous aime : au trône il vous appelle.

Sa fougue est passagère, elle éclate à grand bruit ;

Un instant la fait naître, un instant la détruit.

J'enflamme cette ardeur ; et j'ose encor vous dire

Que je vous répondrais des coeurs de tout l'empire.

305   Paraissez seulement, mon prince, et vous ferez

Du sénat et du peuple autant de conjurés.

Dans ce palais sanglant, séjour des homicides,

Les révolutions furent toujours rapides.

Vingt fois il a suffi, pour changer tout l'état,

310   De la voix d'un pontife, ou du cri d'un soldat.

Ces soudains changements sont des coups de tonnerre

Qui dans des jours sereins éclatent sur la terre.

Plus ils sont imprévus, moins on peut échapper

À ces traits dévorants dont on se sent frapper.

315   Nous avons vu frapper ces ombres fugitives,

Fantômes d'empereurs élevés sur nos rives,

Tombant du haut du trône en l'éternel oubli,

Où leur nom d'un moment se perd enseveli.

Il est temps qu'à Byzance on reconnaisse un homme

320   Digne des vrais césars, et des beaux jours de Rome.

Byzance offre à vos mains le souverain pouvoir.

Ceux que j'y vis régner n'ont eu qu'à le vouloir :

Portés dans l'hippodrome, ils n'avaient qu'à paraître

Décorés de la pourpre et du sceptre d'un maître ;

325   Au temple de Sophie un prêtre les sacrait,

Et Byzance à genoux soudain les adorait.

Ils avaient moins que vous d'amis et de courage ;

Ils avaient moins de droits : tentez le même ouvrage ;

Recueillez les débris de leurs sceptres brisés ;

330   Vous régnez aujourd'hui, seigneur, si vous l'osez.

ALEXIS.

Ami, tu me connais : j'ose tout pour Irène :

Seule elle m'a banni, seule elle me ramène ;

Seule sur mon esprit encore irrésolu

Irène a conservé son pouvoir absolu.

335   Rien ne me retient plus : on la menace, et j'aime.

MEMNON.

Je me trompe, seigneur, ou l'empereur lui-même

Vient vous dicter ses lois dans ce lieu retiré.

L'attendrez-vous encore ?

ALEXIS.

Oui, je lui répondrai.

MEMNON.

Déjà paraît sa garde : elle m'est confiée.

340   Si de votre ennemi la haine étudiée

A conçu contre vous quelques secrets desseins,

Nous servons sous Comnène, et nous sommes romains.

Je vous laisse avec lui.

Il se retire dans le fond, et se met à la tête de la garde.

SCÈNE II.
Nicéphore, suivi de deux officiers ; Alexis, Memnon, gardes, au fond.

NICÉPHORE.

Prince, votre présence

A jeté dans ma cour un peu de défiance.

345   Aux bords du Pont-Euxin vous m'avez bien servi ;

Mais quand César commande, il doit être obéi.

D'un regard attentif ici l'on vous contemple :

Vous donnez à ce peuple un dangereux exemple.

Vous ne deviez paraître aux murs de Constantin

350   Que sur un ordre exprès émané de ma main.

ALEXIS.

Je ne le croyais pas... les états de l'empire

Connaissent peu ces lois que vous voulez prescrire ;

Et j'ai pu, sans faillir, remplir la volonté

D'un corps auguste et saint, et par vous respecté.

NICÉPHORE.

355   Je le protégerai tant qu'il sera fidèle ;

Soyez-le, croyez-moi ; mais puisqu'il vous rappelle,

C'est moi qui vous renvoie aux bords du Pont-Euxin.

Sortez dès ce moment des murs de Constantin.

Vous n'avez plus d'excuse : et si vers le Bosphore

360   L'astre du jour qui luit vous revoyait encore,

Vous n'êtes plus pour moi qu'un sujet révolté.

Vous ne le serez pas avec impunité...

Voilà ce que César a prétendu vous dire.

ALEXIS.

Les grands de qui la voix vous a donné l'empire,

365   Qui m'ont fait de l'état le premier après vous,

Seigneur, pourront fléchir ce violent courroux.

Ils connaissent mon nom, mon rang, et mon service,

Et vous-même avec eux vous me rendrez justice.

Vous me laisserez vivre entre ces murs sacrés

370   Que de vos ennemis mon bras a délivrés ;

Vous ne m'ôterez point un droit inviolable

Que la loi de l'état ne ravit qu'au coupable.

NICÉPHORE.

Vous osez le prétendre ?

ALEXIS.

Un simple citoyen

L'oserait, le devrait ; et mon droit est le sien,

375   Celui de tout mortel, dont le sort qui m'outrage

N'a point marqué le front du sceau de l'esclavage :

C'est le droit d'Alexis ; et je crois qu'il est dû

Au sang qu'il a pour vous tant de fois répandu,

Au sang dont sa valeur a payé votre gloire,

380   Et qui peut égaler (sans trop m'en faire accroire)

Le sang de Nicéphore autrefois inconnu,

Au rang de mes aïeux aujourd'hui parvenu.

NICÉPHORE.

Je connais votre race, et plus, votre arrogance.

Pour la dernière fois redoutez ma vengeance.

385   N'obéirez-vous point ?

ALEXIS.

Non, seigneur.

NICÉPHORE.

  C'est assez.

Il appelle Memnon à lui par un signe, et lui donne un billet dans le fond du théâtre.

Servez l'empire et moi, vous qui m'obéissez.

Il sort.

SCÈNE III.
Alexis, Memnon.

MEMNON.

Moi, servir Nicéphore !

ALEXIS, après avoir observé le lieu où il se trouve.

Il faut d'abord m'apprendre

Ce que dit ce billet que l'on vient de te rendre.

MEMNON.

Voyez.

ALEXIS, après avoir lu une partie du billet de sang-froid.

Dans son conseil l'arrêt était porté !

390   Et j'aurais dû m'attendre à cette atrocité !

Il se flattait qu'en maître il condamnait Comnène.

Il a signé ma mort.

MEMNON.

Il a signé la sienne.

D'esclaves entouré, ce tyran ténébreux,

Ce despote aveuglé m'a cru lâche comme eux :

395   Tant ce palais funeste a produit l'habitude

Et de la barbarie et de la servitude !

Tant sur leur trône affreux nos césars chancelants

Pensent régner sans lois, et parler en sultans !

Mais achevez, lisez cet ordre impitoyable.

ALEXIS, relisant.

400   Plus que je ne pensais ce despote est coupable :

Irène prisonnière ! Est-il bien vrai, Memnon ?

MEMNON.

Le tombeau, pour les grands, est près de la prison.

ALEXIS.

Ô ciel !... de tes projets Irène est-elle instruite ?

MEMNON.

Elle en peut soupçonner et la cause et la suite :

405   Le reste est inconnu.

ALEXIS.

  Gardons de l'affliger,

Et surtout, cher ami, cachons-lui son danger.

L'entreprise bientôt doit être découverte ;

Mais c'est quand on saura ma victoire ou ma perte.

MEMNON.

Nos amis vont se joindre à ces braves soldats.

ALEXIS.

410   Sont-ils prêts à marcher ?

MEMNON.

  Seigneur, n'en doutez pas :

Leur troupe en ce moment va s'ouvrir un passage.

Croyez que l'amitié, le zèle, et le courage,

Sont d'un plus grand service, en ces périls pressants,

Que tous ces bataillons payés par des tyrans.

415   Je les vois avancer vers la porte sacrée ;

L'empereur va lui-même en défendre l'entrée :

Du peuple soulevé j'entends déjà les cris.

ALEXIS.

Nous n'avons qu'un moment ; je règne, ou je péris :

Le sort en est jeté. Prévenons Nicéphore.

Aux soldats.

420   Venez, braves amis, dont mon destin m'honore ;

Sous Memnon et sous moi vous avez combattu ;

Combattez pour Irène, et vengez sa vertu.

Irène m'appartient ; je ne puis la reprendre

Que dans des flots de sang et sous des murs en cendre :

425   Marchons sans balancer.

SCÈNE IV.
Alexis, Irène, Memnon.

IRÈNE.

  Où courez-vous ? Ô ciel !

Alexis ! Arrêtez : que faites-vous ? Cruel !

Demeurez ; rendez-vous à mes soins légitimes ;

Prévenez votre perte ; épargnez-vous des crimes.

Au seul nom de révolte on me glace d'effroi :

430   On me parle du sang qui va couler pour moi.

Il ne m'est plus permis, dans ma douleur muette,

De dévorer mes pleurs au fond de ma retraite.

Mon père, en ce moment, par le peuple excité,

Revient vers ce palais qu'il avait déserté ;

435   Le pontife le suit ; et, dans son ministère,

Du dieu que l'on outrage atteste la colère.

Ils vous cherchent tous deux dans ces périls

Pressants. Seigneur, écoutez-les.

ALEXIS.

Irène, il n'est plus temps :

La querelle est trop grande : elle est trop engagée.

440   Je les écouterai quand vous serez vengée.

SCÈNE V.

IRÈNE.

Il me fuit ! Que deviens-je ? Ô ciel ! Et quel moment !

Mon époux va périr ou frapper mon amant !

Je me jette en tes bras, ô dieu qui m'as fait naître !

Toi qui fis mon destin, qui me donnas pour maître

445   Un mortel respectable et qui reçut ma foi,

Que je devais aimer, s'il se peut, malgré moi !

J'écoutai ma raison ; mais mon âme infidèle,

En voulant t'obéir, se souleva contre elle.

Conduis mes pas, soutiens cette faible raison ;

450   Rends la vie à ce coeur qui meurt de son poison ;

Rends la paix à l'empire aussi bien qu'à moi-même.

Conserve mon époux ; commande que je l'aime.

Le coeur dépend de toi : les malheureux humains

Sont les vils instruments de tes divines mains.

455   Dans ce désordre affreux veille sur Nicéphore :

Et, quand pour mon époux mon désespoir t'implore,

Si d'autres sentiments me sont encor permis,

Dieu, qui sais pardonner, veille sur Alexis.

SCÈNE VI.
Irène, Zoé.

ZOÉ.

Ils sont aux mains ; rentrez.

IRÈNE.

Et mon père ?

ZOÉ.

Il arrive ;

460   Il fend les flots du peuple, et la foule craintive

De femmes, de vieillards, d'enfants, qui dans leurs bras

Poussent au ciel des cris que le ciel n'entend pas.

Le pontife sacré, par un secours utile,

Aux blessés, aux mourants, en vain donne un asile :

465   Les vainqueurs acharnés immolent sur l'autel

Les vaincus échappés à ce combat cruel.

Ne vous exposez point à ce peuple en furie.

Je vois tomber Byzance, et périr la patrie

Que nos tremblantes mains ne peuvent relever ;

470   Mais ne vous perdez pas en voulant la sauver :

Attendez du combat au moins quelque nouvelle.

IRÈNE.

Non, Zoé ; le ciel veut que je tombe avec elle :

Non, je ne dois point vivre en nos murs embrasés,

Au milieu des tombeaux que mes mains ont creusés.

ACTE III

SCÈNE I.
Irène, Zoé.

ZOÉ.

475   Votre unique parti, madame, était d'attendre

L'irrévocable arrêt que le destin va rendre :

Une scythe aurait pu, dans les rangs des soldats,

Appeler les dangers, et chercher le trépas ;

Sous le ciel rigoureux de leurs climats sauvages,

480   La dureté des moeurs a produit ces usages.

La nature a pour nous établi d'autres lois :

Soumettons-nous au sort ; et, quel que soit son choix,

Acceptons, s'il le faut, le maître qu'il nous donne.

Alexis, en naissant, touchait à la couronne ;

485   Sa valeur la mérite ; il porte à ce combat

Ce grand coeur et ce bras qui défendit l'état ;

Surtout en sa faveur il a la voix publique.

Autant qu'elle déteste un pouvoir tyrannique,

Autant elle chérit un héros opprimé.

490   Il vaincra, puisqu'on l'aime.

IRÈNE.

  Eh ! Que sert d'être aimé ?

On est plus malheureux. Je sens trop que moi-même

Je crains de rechercher s'il est vrai que je l'aime,

D'interroger mon coeur, et d'oser seulement

Demander du combat quel est l'événement,

495   Quel sang a pu couler, quelles sont les victimes,

Combien dans ce palais j'ai rassemblé de crimes.

Ils sont tous mon ouvrage !

ZOÉ.

À vos justes douleurs

Voulez-vous du remords ajouter les terreurs ?

Votre père a quitté la retraite sacrée

500   Où sa triste vertu se cachait ignorée :

C'est pour vous qu'il revoit ces dangereux mortels

Dont il fuyait l'approche à l'ombre des autels.

Il était mort au monde ; il rentre, pour sa fille,

Dans ce même palais où régna sa famille.

505   Vous trouverez en lui les consolations

Que le destin refuse à vos afflictions :

Jetez-vous dans ses bras.

IRÈNE.

M'en trouvera-t-il digne ?

Aurai-je mérité que cet effort insigne

Le ramène à sa fille en ce cruel séjour,

510   Qu'il affronte pour moi les horreurs de la cour ?

SCÈNE II.
Irène, Léonce, Zoé.

IRÈNE.

Est-ce vous qu'en ces lieux mon désespoir contemple ?

Soutien des malheureux, mon père ! Mon exemple !

Quoi ! Vous quittez pour moi le séjour de la paix !

Hélas ! Qu'avez-vous vu dans celui des forfaits ?

LÉONCE.

515   Les murs de Constantin sont un champ de carnage.

J'ignore, grâce aux cieux, quel étonnant orage,

Quels intérêts de cour, et quelles factions,

Ont enfanté soudain ces désolations.

On m'apprend qu'Alexis, armé contre son maître,

520   Avec les conjurés avait osé paraître.

L'un dit qu'il a reçu la mort qu'il méritait ;

L'autre, que devant lui son empereur fuyait.

On croit César blessé ; le combat dure encore

Des portes des sept tours au canal du Bosphore :

525   Le tumulte, la mort, le crime est dans ces lieux.

Je viens vous arracher de ces murs odieux.

Si vous avez perdu dans ce combat funeste

Un empire, un époux, que la vertu vous reste.

J'ai vu trop de césars, en ce sanglant séjour,

530   De ce trône avili renversés tour à tour...

Celui de Dieu, ma fille, est seul inébranlable.

IRÈNE.

On vient mettre le comble à l'horreur qui m'accable ;

Et voilà des guerriers qui m'annoncent mon sort.

SCÈNE III.
Irène, Léonce, Zoé, Memnon, suite.

MEMNON.

Il n'est plus de tyran : c'en est fait, il est mort ;

535   Je l'ai vu. C'est en vain qu'étouffant sa colère,

Et tenant sous ses pieds ce fatal adversaire,

Son vainqueur Alexis a voulu l'épargner :

Les peuples dans son sang brûlaient de se baigner.

S'approchant.

Madame, Alexis règne ; à mes voeux tout conspire ;

540   Un seul jour a changé le destin de l'empire.

Tandis que la victoire en nos heureux remparts,

Relève par ses mains le trône des césars,

Qu'il rappelle la paix, à vos pieds il m'envoie,

Interprète et témoin de la publique joie.

545   Pardonnez si sa bouche, en ce même moment,

Ne vous annonce pas ce grand événement ;

Si le soin d'arrêter le sang et le carnage

Loin de vos yeux encore occupe son courage ;

S'il n'a pu rapporter à vos sacrés genoux

550   Des lauriers que ses mains n'ont cueillis que pour vous.

Je vole à l'hippodrome, au temple de Sophie,

Aux états assemblés pour sauver la patrie.

Nous allons tous nommer du saint nom d'empereur

Le héros de Byzance et son libérateur.

Il sort.

SCÈNE IV.
Irène, Léonce, Zoé.

IRÈNE.

555   Que dois-je faire ? Ô Dieu !

LÉONCE.

  Croire un père et le suivre.

Dans ce séjour de sang vous ne pouvez plus vivre

Sans vous rendre exécrable à la postérité.

Je sais que Nicéphore eut trop de dureté ;

Mais il fut votre époux : respectez sa mémoire...

560   Les devoirs d'une femme, et surtout votre gloire.

Je ne vous dirai point qu'il n'appartient qu'à vous

De venger par le sang le sang de votre époux ;

Ce n'est qu'un droit barbare, un pouvoir qui se fonde

Sur les faux préjugés du faux honneur du monde :

565   Mais c'est un crime affreux, qui ne peut s'expier,

D'être d'intelligence avec le meurtrier.

Contemplez votre état : d'un côté se présente

Un jeune audacieux de qui la main sanglante

Vient d'immoler son maître à son ambition ;

570   De l'autre est le devoir et la religion,

Le véritable honneur, la vertu, Dieu lui-même.

Je ne vous parle point d'un père qui vous aime ;

C'est vous que j'en veux croire ; écoutez votre coeur.

IRÈNE.

J'écoute vos conseils ; ils sont justes, seigneur ;

575   Ils sont sacrés : je sais qu'un respectable usage

Prescrit la solitude à mon fatal veuvage.

Dans votre asile saint je dois chercher la paix

Qu'en ce palais sanglant je ne connus jamais :

J'ai trop besoin de fuir et ce monde que j'aime,

580   Et son prestige horrible... et de me fuir moi-même.

LÉONCE.

Venez donc, cher appui de ma caducité ;

Oubliez avec moi tout ce que j'ai quitté :

Croyez qu'il est encore, au sein de la retraite,

Des consolations pour une âme inquiète.

585   J'y trouvai cette paix que vous cherchiez en vain ;

Je vous y conduirai ; j'en connais le chemin :

Je vais tout préparer... jurez à votre père,

Par le dieu qui m'amène, et dont l'oeil vous éclaire,

Que vous accomplirez dans ces tristes remparts

590   Les devoirs imposés aux veuves des césars.

IRÈNE.

Ces devoirs, il est vrai, peuvent sembler austères :

Mais, s'ils sont rigoureux, ils me sont nécessaires.

LÉONCE.

Qu'Alexis pour jamais soit oublié de nous.

IRÈNE.

Quand je dois l'oublier, pourquoi m'en parlez-vous ?

595   Je sais que j'aurais dû vous demander pour grâce

Ces fers que vous m'offrez, et qu'il faut que j'embrasse.

Après l'orage affreux que je viens d'essuyer,

Dans le port avec vous il faut tout oublier.

J'ai haï ce palais, lorsqu'une cour flatteuse

600   M'offrait de vains plaisirs, et me croyait heureuse :

Quand il est teint de sang, je le dois détester.

Eh ! Quel regret, seigneur, aurais-je à le quitter ?

Dieu me l'a commandé par l'organe d'un père ;

Je lui vais obéir, je vais vous satisfaire ;

605   J'en fais entre vos mains un serment solennel...

Je descends de ce trône, et je marche à l'autel.

LÉONCE.

Adieu : souvenez-vous de ce serment terrible.

Il sort.

SCÈNE V.
Irène, Zoé.

ZOÉ.

Quel est ce joug nouveau qu'à votre coeur sensible

Un père impose encore en ce jour effrayant ?

IRÈNE.

610   Oui, je le veux remplir ce rigoureux serment ;

Oui, je veux consommer mon fatal sacrifice.

Je change de prison, je change de supplice.

Toi qui, toujours présente à mes tourments divers,

Au trouble de mon coeur, au fardeau de mes fers,

615   Partageas tant d'ennuis et de douleurs secrètes,

Oseras-tu me suivre au fond de ces retraites

Où mes jours malheureux vont être ensevelis ?

ZOÉ.

Les miens dans tous les temps vous sont assujettis.

Je vois que notre sexe est né pour l'esclavage ;

620   Sur le trône, en tout temps, ce fut votre partage :

Ces moments si brillants, si courts, et si trompeurs,

Qu'on nommait vos beaux jours, étaient de longs malheurs.

Souveraine de nom, vous serviez sous un maître ;

Et quand vous êtes libre, et que vous devez l'être,

625   Le dangereux fardeau de votre dignité

Vous replonge à l'instant dans la captivité !

Les usages, les lois, l'opinion publique,

Le devoir, tout vous tient sous un joug tyrannique.

IRÈNE.

Je porterai ma chaîne... il ne m'est plus permis

630   D'oser m'intéresser aux destins d'Alexis :

Je ne puis respirer le même air qu'il respire.

Qu'il soit à d'autres yeux le sauveur de l'empire,

Qu'on chérisse dans lui le plus grand des césars,

Il n'est qu'un criminel à mes tristes regards ;

635   Il n'est qu'un parricide ; et mon âme est forcée

À chasser Alexis de ma triste pensée.

Si, dans la solitude où je vais renfermer

Des sentiments secrets trop prompts à m'alarmer,

Je me ressouvenais qu'Alexis fut aimable...

640   Qu'il était un héros... je serais trop coupable.

Va, ma chère Zoé, va presser mon départ ;

Sauve-moi d'un séjour que j'ai quitté trop tard :

Je vais trouver soudain le pontife et mon père,

Et je marche sans crainte au jour pur qui m'éclaire.

En voyant Alexis.

645   Ciel !

SCÈNE VI.
Irène, Alexis, gardes, qui se retirent après avoir mis un trophée aux pieds d'Irène.

ALEXIS.

  Je mets à vos pieds, en ce jour de terreur,

Tout ce que je vous dois, un empire et mon coeur.

Je n'ai point disputé cet empire funeste ;

Il n'était rien sans vous : la justice céleste

N'en devait dépouiller d'indignes souverains

650   Que pour le rétablir par vos augustes mains.

Régnez, puisque je règne, et que ce jour commence

Mon bonheur et le vôtre, et celui de Byzance.

IRÈNE.

Quel bonheur effroyable ! Ah, prince ! Oubliez-vous

Que vous êtes couvert du sang de mon époux ?

ALEXIS.

655   Oui ! Je veux de la terre effacer sa mémoire ;

Que son nom soit perdu dans l'éclat de ma gloire ;

Que l'empire romain, dans sa félicité,

Ignore s'il régna, s'il a jamais été.

Je sais que ces grands coups, la première journée,

660   Font murmurer la Grèce et l'Asie étonnée :

Il s'élève soudain des censeurs, des rivaux :

Bientôt on s'accoutume à ses maîtres nouveaux ;

On finit par aimer leur puissance établie :

Qu'on sache gouverner, madame, et tout s'oublie.

665   Après quelques moments d'une juste rigueur,

Que l'intérêt public exige d'un vainqueur,

Ramenez les beaux jours où l'heureuse Livie

Fit adorer Auguste à la terre asservie.

IRÈNE.

Alexis ! Alexis ! Ne nous abusons pas :

670   Les forfaits et la mort ont marché sur nos pas ;

Le sang crie ; il s'élève, il demande justice.

Meurtrier de césar, suis-je votre complice ?

ALEXIS.

Ce sang sauvait le vôtre, et vous m'en punissez !

Qui ? Moi ? Je suis coupable à vos yeux offensés !

675   Un despote jaloux, un maître impitoyable,

Grâce au seul nom d'époux, est pour vous respectable !

Ses jours vous sont sacrés ! Et votre défenseur

N'était donc qu'un rebelle, et n'est qu'un ravisseur !

Contre votre tyran quand j'osais vous défendre,

680   À votre ingratitude aurais-je dû m'attendre ?

IRÈNE.

Je n'étais point ingrate : un jour vous apprendrez

Les malheureux combats de mes sens déchirés ;

Vous plaindrez une femme en qui, dès son enfance,

Son coeur et ses parents formèrent l'espérance

685   De couler de ses ans l'inaltérable cours

Sous les lois, sous les yeux du héros de nos jours ;

Vous saurez qu'il en coûte alors qu'on sacrifie

À des devoirs sacrés le bonheur de sa vie.

ALEXIS.

Quoi ! Vous pleurez, Irène ! Et vous m'abandonnez !

IRÈNE.

690   À nous fuir pour jamais nous sommes condamnés.

ALEXIS.

Eh ! Qui donc nous condamne ? Une loi fanatique !

Un respect insensé pour un usage antique,

Embrassé par un peuple amoureux des erreurs,

Méprisé des césars, et surtout des vainqueurs !

IRÈNE.

695   Nicéphore au tombeau me retient asservie,

Et sa mort nous sépare encor plus que sa vie.

ALEXIS.

Chère et fatale Irène, arbitre de mon sort,

Vous vengez Nicéphore et me donnez la mort.

IRÈNE.

Vivez, régnez sans moi, rendez heureux l'empire :

700   Le destin vous seconde ; il veut qu'une autre expire.

ALEXIS.

Et vous daignez parler avec tant de bonté !

Et vous vous obstinez à tant de cruauté !

Que m'offriraient de pis la haine et la colère ?

Serez-vous à vous-même à tout moment contraire ?

705   Un père, je le vois, vous contraint de me fuir :

À quel autre auriez-vous promis de vous trahir ?

IRÈNE.

À moi-même, Alexis.

ALEXIS.

Non, je ne le puis croire,

Vous n'avez point cherché cette affreuse victoire ;

Vous ne renoncez point au sang dont vous sortez,

710   À vos sujets soumis, à vos prospérités,

Pour aller enfermer cette tête adorée

Dans le réduit obscur d'une prison sacrée.

Votre père vous trompe : une imprudente erreur,

Après l'avoir séduit, a séduit votre coeur.

715   C'est un nouveau tyran dont la main vous opprime :

Il s'immola lui-même et vous fit sa victime.

N'a-t-il fui les humains que pour les tourmenter ?

Sort-il de son tombeau pour nous persécuter ?

Plus cruel envers vous que Nicéphore même,

720   Veut-il assassiner une fille qu'il aime ?

Je cours à lui, madame, et je ne prétends pas

Qu'il donne contre moi des lois dans mes états.

S'il méprise la cour, et si son coeur l'abhorre,

Je ne souffrirai pas qu'il la gouverne encore,

725   Et que de son esprit l'imprudente rigueur

Persécute son sang, son maître, et son vengeur.

SCÈNE VII.
Irène, Alexis, Zoé.

ZOÉ.

Madame, on vous attend : Léonce votre père,

Le ministre du dieu qui règne au sanctuaire,

Sont prêts à vous conduire, hélas ! Selon vos voeux,

730   À cet auguste asile... heureux ou malheureux.

IRÈNE.

Tout est prêt : je vous suis...

ALEXIS.

Et moi, je vous devance ;

Je vais de ces ingrats réprimer l'insolence,

M'assurer à leurs yeux du prix de mes travaux,

Et deux fois en un jour vaincre tous mes rivaux.

SCÈNE VIII.

IRÈNE.

735   Que vais-je devenir ? Comment échapperai-je

Au précipice horrible, au redoutable piége,

Où mes pas égarés sont conduits malgré moi ?

Mon amant a tué mon époux et mon roi ;

Et sur son corps sanglant cette main forcenée

740   Ose allumer pour moi le flambeau d'hyménée !

Il veut que cette bouche, aux marches de l'autel,

Jure à son meurtrier un amour éternel !

Oui, grand dieu, je l'aimais ; et mon âme égarée

De ce poison fatal est encore enivrée.

745   Que voulez-vous de moi, dangereux Alexis ?

Amant que j'abandonne, amant que je chéris,

Me forcez-vous au crime, et voulez-vous encore

Être plus mon tyran que ne fut Nicéphore ?

ACTE IV

SCÈNE I.
Irène, Zoé.

ZOÉ.

Quoi ! Vous n'avez osé, timide et confondue,

750   D'un père et d'un amant soutenir l'entrevue !

Ah ! Madame ! En secret auriez-vous pu sentir

De ce départ fatal un juste repentir ?

IRÈNE.

Moi !

ZOÉ.

Souvent le danger dont on bravait l'image,

Au moment qu'il approche, étonne le courage :

755   La nature s'effraye, et nos secrets penchants

Se réveillent dans nous, plus forts et plus puissants.

IRÈNE.

Non, je n'ai point changé ; je suis toujours la même ;

Je m'abandonne entière à mon père qui m'aime.

Il est vrai, je n'ai pu, dans ce fatal moment,

760   Soutenir les regards d'un père et d'un amant ;

Je ne pouvais parler : tremblante, évanouie,

Le jour se refusait à ma vue obscurcie ;

Mon sang s'était glacé ; sans force et sans secours,

Je touchais à l'instant qui finissait mes jours.

765   Rendrai-je grâce aux mains dont je suis secourue ?

Soutiendrai-je la vie, hélas ! Qu'on m'a rendue ?

Si Léonce paraît, je sens couler mes pleurs ;

Si je vois Alexis, je frémis et je meurs ;

Et je voudrais cacher à toute la nature

770   Mes sentiments, ma crainte, et les maux que j'endure.

Ah ! Que fait Alexis ?

ZOÉ.

Il veut en souverain

Vous replacer au trône, et vous donner sa main.

À Léonce, au pontife, il s'expliquait en maître ;

Dans ses emportements j'ai peine à le connaître :

775   Il ne souffrira point que vous osiez jamais

Disposer de vous-même, et sortir du palais.

IRÈNE.

Ciel, qui lis dans mon coeur, qui vois mon sacrifice,

Tu ne souffriras pas que je sois sa complice !

ZOÉ.

Que vous êtes en proie à de tristes combats !

IRÈNE.

780   Tu les connais ; plains-moi, ne me condamne pas.

Tout ce que peut tenter une faible mortelle,

Pour se punir soi-même, et pour régner sur elle,

Je l'ai fait, tu le sais ; je porte encor mes pleurs

Au dieu dont la bonté change, dit-on, les coeurs.

785   Il n'a point exaucé mes plaintes assidues ;

Il repousse mes mains vers son trône étendues ;

Il s'éloigne.

ZOÉ.

Et pourtant, libre dans vos ennuis,

Vous fuyez votre amant.

IRÈNE.

Peut-être je ne puis.

ZOÉ.

Je vous vois résister au feu qui vous dévore.

IRÈNE.

790   En voulant l'étouffer, l'allumerais-je encore ?

ZOÉ.

Alexis ne veut vivre et régner que pour vous.

IRÈNE.

Non, jamais Alexis ne sera mon époux.

Eh bien ! Si dans la Grèce un usage barbare,

Contraire à ceux de Rome, indignement sépare

795   Du reste des humains les veuves des césars,

Si ce dur préjugé règne dans nos remparts,

Cette loi rigoureuse, est-ce un ordre suprême

Que du haut de son trône ait prononcé Dieu même ?

Contre vous de sa foudre a-t-il voulu s'armer ?

IRÈNE.

800   Oui : tu vois quel mortel il me défend d'aimer.

ZOÉ.

Ainsi, loin du palais où vous fûtes nourrie,

Vous allez, belle Irène, enterrer votre vie !

IRÈNE.

Je ne sais où je vais... humains ! Faibles humains !

Réglons-nous notre sort ? Est-il entre nos mains ?

SCÈNE II.
Irène, Léonce, Zoé.

LÉONCE.

805   Ma fille, il faut me suivre, et fuir en diligence

Ce séjour odieux fatal à l'innocence.

Cessez de redouter, en marchant sur mes pas,

Les efforts des tyrans qu'un père ne craint pas :

Contre ces noms fameux d'auguste et d'invincible,

810   Un mot, au nom du ciel, est une arme terrible,

Et la religion, qui leur commande à tous,

Leur met un frein sacré qu'ils mordent à genoux.

Mon cilice, qu'un prince avec dédain contemple,

L'emporte sur sa pourpre, et lui commande au temple.

815   Vos honneurs, avec moi plus sûrs et plus constants,

Des volages humains seront indépendants ;

Ils n'auront pas besoin de frapper le vulgaire

Par l'éclat emprunté d'une pompe étrangère,

Vous avez trop appris qu'elle est à dédaigner :

820   C'est loin du trône enfin que vous allez régner.

IRÈNE.

Je vous l'ai déjà dit, sans regret je le quitte.

Le nouveau césar vient ; je pars, et je l'évite.

Elle sort.

LÉONCE.

Je ne vous quitte pas.

SCÈNE III.
Alexis, Léonce.

ALEXIS.

C'en est trop ; arrêtez :

Pour la dernière fois, père injuste, écoutez ;

825   Écoutez votre maître à qui le sang vous lie,

Et qui pour votre fille a prodigué sa vie,

Celui qui d'un tyran vous a tous délivrés,

Ce vainqueur malheureux que vous désespérez.

Le souverain sacré des autels de Sophie,

830   Dont la cabale altière à la vôtre est unie,

Contre moi vous seconde, et croit impunément

Ravir, au nom du ciel, Irène à son amant.

Je vous ai tous servis, vous, Irène et Byzance ;

Votre fille en était la juste récompense,

835   Le seul prix qu'on devait à mon bras, à ma foi,

Le seul objet enfin qui soit digne de moi.

Mon coeur vous est ouvert, et vous savez si j'aime.

Vous venez m'enlever la moitié de moi-même,

Vous qui, dès le berceau nous unissant tous deux,

840   D'une main paternelle aviez formé nos noeuds ;

Vous, par qui tant de fois elle me fut promise,

Vous me la ravissez lorsque je l'ai conquise,

Lorsque je l'ai sauvée, et vous, et tout l'état !

Mortel trop vertueux, vous n'êtes qu'un ingrat.

845   Vous m'osez proposer que mon coeur s'en détache !

Rendez-la-moi, cruel, ou que je vous l'arrache :

Embrassez un fils tendre, et né pour vous chérir,

Ou craignez un vengeur armé pour vous punir.

LÉONCE.

Ne soyez l'un ni l'autre, et tâchez d'être juste.

850   Rapidement porté jusqu'à ce trône auguste,

Méritez vos succès... écoutez-moi, seigneur :

Je ne puis ni flatter ni craindre un empereur ;

Je n'ai point déserté ma retraite profonde

Pour livrer mes vieux ans aux intrigues du monde,

855   Aux passions des grands, à leurs voeux emportés :

Je ne puis qu'annoncer de dures vérités ;

Qui ne sert que son Dieu n'en a point d'autre à dire :

Je vous parle en son nom comme au nom de l'empire,

Vous êtes aveuglé ; je dois vous découvrir

860   Le crime et les dangers où vous voulez courir.

Sachez que sur la terre il n'est point de contrée,

De nation féroce et du monde abhorrée,

De climat si sauvage, où jamais un mortel

D'un pareil sacrilège osât souiller l'autel.

865   Écoutez Dieu qui parle, et la terre qui crie :

" tes mains à ton monarque ont arraché la vie ;

N'épouse point sa veuve. " ou si de cette voix

Vous osez dédaigner les éternelles lois,

Allez ravir ma fille, et cherchez à lui plaire,

870   Teint du sang d'un époux et de celui d'un père :

Frappez...

ALEXIS, en se détournant.

Je ne le puis... et, malgré mon courroux,

Ce coeur que vous percez s'est attendri sur vous.

La dureté du vôtre est-elle inaltérable ?

Ne verrez-vous dans moi qu'un ennemi coupable ?

875   Et regretterez-vous votre persécuteur

Pour élever la voix contre un libérateur ?

Tendre père d'Irène, hélas ! Soyez mon père ;

D'un juge sans pitié quittez le caractère ;

Ne sacrifiez point et votre fille et moi

880   Aux superstitions qui vous servent de loi ;

N'en faites point une arme odieuse et cruelle,

Et ne l'enfoncez point d'une main paternelle

Dans ce coeur malheureux qui veut vous révérer,

Et que votre vertu se plaît à déchirer.

885   Tant de sévérité n'est point dans la nature ;

D'un affreux préjugé laissez là l'imposture ;

Cessez...

LÉONCE.

Dans quelle erreur votre esprit est plongé ?

La voix de l'univers est-elle un préjugé ?

ALEXIS.

Vous disputez, Léonce, et moi je suis sensible.

LÉONCE.

890   Je le suis comme vous... le ciel est inflexible.

ALEXIS.

Vous le faites parler : vous me forcez, cruel,

À combattre à la fois et mon père et le ciel.

Plus de sang va couler pour cette injuste Irène,

Que n'en a répandu l'ambition romaine :

895   La main qui vous sauva n'a plus qu'à se venger.

Je détruirai ce temple où l'on m'ose outrager ;

Je briserai l'autel défendu par vous-même,

Cet autel en tout temps rival du diadème,

Ce fatal instrument de tant de passions,

900   Chargé par nos aïeux de l'or des nations,

Cimenté de leur sang, entouré de rapines.

Vous me verrez, ingrat, sur ces vastes ruines,

De l'hymen qu'on réprouve allumer les flambeaux

Au milieu des débris, du sang, et des tombeaux.

LÉONCE.

905   Voilà donc les horreurs où la grandeur suprême,

Alors qu'elle est sans frein, s'abandonne elle-même !

Je vous plains de régner.

ALEXIS.

Je me suis emporté :

Je le sens, j'en rougis ; mais votre cruauté,

Tranquille en me frappant, barbare avec étude,

910   Insulte avec plus d'art, et porte un coup plus rude.

Retirez-vous ; fuyez.

LÉONCE.

J'attendrai donc, seigneur,

Que l'équité m'appelle, et parle à votre coeur.

ALEXIS.

Non, vous n'attendrez point : décidez tout à l'heure

S'il faut que je me venge, ou s'il faut que je meure.

LÉONCE.

915   Voilà mon sang, vous dis-je, et je l'offre à vos coups.

Respectez mon devoir ; il est plus fort que vous.

Il sort.

SCÈNE IV.

ALEXIS.

Que son sort est heureux ! Assis sur le rivage,

Il regarde en pitié ce turbulent orage

Qui de mon triste règne a commencé le cours.

920   Irène a fait le charme et l'horreur de mes jours :

Sa faiblesse m'immole aux erreurs de son père,

Aux discours insensés d'un aveugle vulgaire.

Ceux en qui j'espérais sont tous mes ennemis.

J'aime, je suis césar, et rien ne m'est soumis !

925   Quoi ! Je puis sans rougir, dans les champs du carnage,

Lorsqu'un scythe, un germain succombe à mon courage,

Sur son corps tout sanglant qu'on apporte à mes yeux,

Enlever son épouse à l'aspect de ses dieux,

Sans qu'un prêtre, un soldat, ose lever la tête !

930   Aucun n'ose douter du droit de ma conquête ;

Et mes concitoyens me défendront d'aimer

La veuve d'un tyran qui voulut l'opprimer !

Entrons.

SCÈNE V.
Alexis, Zoé.

ALEXIS.

Eh bien ! Zoé, que venez-vous m'apprendre ?

ZOÉ.

Dans son appartement gardez-vous de vous rendre.

935   Léonce et le pontife épouvantent son coeur ;

Leur voix sainte et funeste y porte la terreur :

Gémissante à leurs pieds, tremblante, évanouie,

Nos tristes soins à peine ont rappelé sa vie.

Des murs de ce palais ils osent l'arracher ;

940   Une triste retraite à jamais va cacher

Du reste de la terre Irène abandonnée :

Des veuves des césars telle est la destinée.

On ne verrait en vous qu'un tyran furieux,

Un soldat sacrilège, un ennemi des cieux,

945   Si, voulant abolir ces usages sinistres,

De la religion vous braviez les ministres.

L'impératrice en pleurs vous conjure à genoux

De ne point écouter un imprudent courroux,

De la laisser remplir ces devoirs déplorables

950   Que des maîtres sacrés jugent inviolables.

ALEXIS.

Des maîtres où je suis ! ... j'ai cru n'en avoir plus.

À moi, gardes, venez.

SCÈNE VI.
Alexis, Zoé, Memnon, gardes.

ALEXIS.

Mes ordres absolus

Sont que de cette enceinte aucun mortel ne sorte :

Qu'on soit armé partout ; qu'on veille à cette porte.

955   Allez. On apprendra qui doit donner la loi,

Qui de nous est césar, ou le pontife, ou moi.

Chère Zoé, rentrez : avertissez Irène

Qu'on lui doit obéir, et qu'elle s'en souvienne.

À Memnon.

Ami, c'est avec toi qu'aujourd'hui j'entreprends

960   De briser en un jour tous les fers des tyrans :

Nicéphore est tombé ; chassons ceux qui nous restent,

Ces tyrans des esprits que mes chagrins détestent.

Que le père d'Irène, au palais arrêté,

Ait enfin moins d'audace et moins d'autorité ;

965   Qu'éloigné de sa fille, et réduit au silence,

Il ne soulève plus les peuples de Byzance ;

Que cet ardent pontife au palais soit gardé ;

Un autre plus soumis par mon ordre est mandé,

Qui sera plus docile à ma voix souveraine.

970   Constantin, Théodose, en ont trouvé sans peine :

Plus criminels que moi dans ce triste séjour,

Les cruels n'avaient pas l'excuse de l'amour.

MEMNON.

César, y pensez-vous ? Ce vieillard intraitable,

Opiniâtre, altier, est pourtant respectable.

975   Il est de ces vertus que, forcés d'estimer,

Même en les détestant, nous tremblons d'opprimer.

Eh ! Ne craignez-vous point, par cette violence,

De faire au coeur d'Irène une mortelle offense ?

ALEXIS.

Non ; j'y suis résolu... je vous dois ma grandeur,

980   Et mon trône, et ma gloire... il manque le bonheur.

Je succombe, en régnant, au destin qui m'outrage :

Secondez mes transports ; achevez votre ouvrage.

ACTE V

SCÈNE I.
Alexis, Memnon.

MEMNON.

Oui, quelquefois, sans doute, il est plus difficile

De s'assurer chez soi d'un sort pur et tranquille

985   Que de trouver la gloire au milieu des combats

Qui dépendent de nous moins que de nos soldats.

Je vous l'ai dit : Irène, en sa juste colère,

Ne pardonnera point l'attentat sur son père.

ALEXIS.

Mais quoi ! Laisser près d'elle un maître impérieux

990   Qui lui reprochera le pouvoir de ses yeux ;

Qui, lui faisant surtout un crime de me plaire,

Et tournant à son gré ce coeur souple et sincère,

Gouvernant sa faiblesse, et trompant sa candeur,

Va changer par degrés sa tendresse en horreur !

995   Je veux régner sur elle ainsi que sur Byzance,

La couvrir des rayons de ma toute-puissance ;

Et que ce maître altier, qui veut donner la loi,

Soit aux pieds de sa fille, et la serve avec moi.

MEMNON.

Vous vous trompiez, César ; j'ai prévu vos alarmes ;

1000   Vous avez contre vous tourné vos propres armes.

C'en est fait ; je vous plains.

ALEXIS.

Tu m'as donc obéi ?

MEMNON.

C'était avec regret ; mais je vous ai servi :

J'ai saisi ce vieillard ; et César qui soupire

Des faiblesses d'amour m'apprend quel est l'empire.

1005   Mais, après cette injure, auriez-vous espéré

De ramener à vous un esprit ulcéré ?

Eh ! Pourquoi consulter, dans de telles alarmes,

Un vieux soldat blanchi dans les horreurs des armes ?

ALEXIS.

Ah ! Cher et sage ami, que tes yeux éclairés

1010   Ont bien prévu l'effet de mes voeux égarés !

Que tu connais ce coeur si contraire à soi-même,

Esclave révolté qui perd tout ce qu'il aime,

Aveugle en son courroux, prompt à se démentir,

Né pour les passions, et pour le repentir !

Memnon sort.

SCÈNE II.
Alexis, Zoé.

ALEXIS.

1015   Venez, venez, Zoé, vous que chérit Irène ;

Jugez si mon amour a mérité sa haine,

Si je voulais en maître, en vainqueur, en césar,

Montrer l'auguste Irène enchaînée à mon char.

Je n'ordonnerai point qu'une odieuse fête

1020   Au temple du Bosphore avec éclat s'apprête ;

Je n'insulterai point à ces préventions

Que le temps enracine au coeur des nations :

Je prétends préparer cet hymen où j'aspire

Loin d'un peuple importun qu'un vain spectacle attire.

1025   Vous connaissez l'autel qu'éleva dans ces lieux

Avec simplicité la main de nos aïeux :

N'admettant pour garants de la foi qu'on se donne

Que deux amis, un prêtre, et le ciel qui pardonne,

C'est là que devant Dieu je promettrai mon coeur.

1030   Est-il indigne d'elle ? Inspire-t-il l'horreur ?

Dites-moi par pitié si son âme agitée

Aux offres que je fais recule épouvantée ;

Si mon profond respect ne peut que l'indigner ;

Enfin si je l'offense en la faisant régner.

ZOÉ.

1035   Ce matin, je l'avoue, en proie à ses alarmes,

Votre nom prononcé faisait couler ses larmes :

Mais depuis que Léonce ici vous a parlé,

L'oeil fixe, le front pâle, et l'esprit accablé,

Elle garde avec nous un farouche silence ;

1040   Son coeur ne nous fait plus la triste confidence

De ce remords puissant qui combat ses désirs ;

Ses yeux n'ont plus de pleurs, et sa voix de soupirs.

De son dernier affront profondément frappée,

De Léonce et de vous tout entière occupée,

1045   À nos empressements elle n'a répondu

Que d'un regard mourant, d'un visage éperdu ;

Ne pouvant repousser de sa sombre pensée

Le douloureux fardeau qui la tient oppressée.

ALEXIS.

Hélas ! Elle vous aime, et sans doute me craint.

1050   Si dans mon désespoir votre amitié me plaint,

Si vous pouvez beaucoup sur ce coeur noble et tendre,

Résolvez-la du moins à me voir, à m'entendre,

À ne point rejeter les voeux humiliés

D'un empereur soumis et tremblant à ses pieds.

1055   Le vainqueur de César est l'esclave d'Irène ;

Elle étend à son choix, ou resserre sa chaîne :

Qu'elle dise un seul mot.

ZOÉ.

Jusques en ce séjour

Je la vois avancer par ce secret détour.

ALEXIS.

C'est elle-même, ô ciel !

ZOÉ.

À la terre attachée,

1060   Sa vue à notre aspect s'égare effarouchée ;

Elle avance vers vous, mais sans vous regarder ;

Je ne sais quelle horreur semble la posséder.

ALEXIS.

Irène, est-ce bien vous ? Quoi ! Loin de me répondre,

À peine d'un regard elle veut me confondre !

SCÈNE III.
Alexis, Irène, Zoé.

IRÈNE.

Un des soldats qui l'accompagnent lui approche un fauteuil.

1065   Un siége... je succombe. En ces lieux écartés

Attendez-moi, soldats... Alexis, écoutez.

D'une voix inégale, entrecoupée, mais ferme autant que douloureuse.

Sachant ce que je souffre, et voyant ce que j'ose,

D'un pareil entretien vous pénétrez la cause,

Et l'on saura bientôt si j'ai dû vous parler :

1070   D'un reproche assez grand je puis vous accabler ;

Mais l'excès du malheur affaiblit la colère.

Teint du sang d'un époux vous m'enlevez un père ;

Vous cherchez contre vous encore à soulever

Cet empire et ce ciel que vous osez braver.

1075   Je vois l'emportement de votre affreux délire

Avec cette pitié qu'un frénétique inspire ;

Et je ne viens à vous que pour vous retirer

Du fond de cet abîme où je vous vois entrer.

Je plaignais de vos sens l'aveuglement funeste :

1080   On ne peut le guérir... un seul parti me reste.

Allez trouver mon père, implorez son pardon ;

Revenez avec lui : peut-être la raison,

Le devoir, l'amitié, l'intérêt qui nous lie,

La voix du sang qui parle à son âme attendrie,

1085   Rapprocheront trois coeurs qui ne s'accordaient pas.

Un moment peut finir tant de tristes combats.

Allez : ramenez-moi le vertueux Léonce ;

Sur mon sort avec vous que sa bouche prononce :

Puis-je y compter ?

ALEXIS.

J'y cours, sans rien examiner.

1090   Ah ! Si j'osais penser qu'on pût me pardonner,

Je mourrais à vos pieds de l'excès de ma joie.

Je vole aveuglément où votre ordre m'envoie ;

Je vais tout réparer : oui, malgré ses rigueurs,

Je veux qu'avec ma main sa main sèche vos pleurs.

1095   Irène, croyez-moi ; ma vie est destinée

À vous faire oublier cette affreuse journée :

Votre père adouci ne reverra dans moi

Qu'un fils tendre et soumis, digne de votre foi.

Si trop de sang pour vous fut versé dans la Thrace,

1100   Mes bienfaits répandus en couvriront la trace ;

Si j'offensai Léonce, il verra tout l'état

Expier avec moi cet indigne attentat.

Vous régnerez tous deux : ma tendresse n'aspire

Qu'à laisser dans ses mains les rênes de l'empire.

1105   J'en jure les héros dont nous tenons le jour,

Et le ciel qui m'entend, et vous, et mon amour.

Irène, en s'attendrissant et en retenant ses larmes.

Allez ; ayez pitié de cette infortunée :

Le ciel vous l'arracha ; pour vous elle était née.

1110   Allez, prince.

ALEXIS.

  Ah ! Grand dieu, témoin de ses bontés,

Je serai digne enfin de mon bonheur !

IRÈNE.

Partez.

Il sort.

En pleurant.

Suivez ses pas, Zoé, si fidèle et si chère.

SCÈNE IV.

IRÈNE, se levant.

Qu'ai-je dit ? Qu'ai-je fait ! Et qu'est-ce que j'espère ?

Je ne me connais plus... tandis qu'il me parlait,

1115   Au seul son de sa voix tout mon coeur s'échappait :

Chaque mot, chaque instant portait dans ma blessure

Des poisons dévorants dont frémit la nature.

Elle marche égarée et hors d'elle-même.

Non, ne m'obéis point ; non, mon cher Alexis ;

N'amène point mon père à mes yeux obscurcis :

1120   Reviens... ah ! Je te vois ; ah ! Je t'entends encore :

J'idolâtre avec toi le crime que j'abhorre...

Ô crime ! éloigne-toi... ciel ! ... quel objet affreux !

Quel spectre menaçant se jette entre nous deux !

Est-ce toi, Nicéphore ! Ombre terrible, arrête :

1125   Ne verse que mon sang, ne frappe que ma tête ;

Moi seule j'ai tout fait : c'est mon coupable amour,

C'est moi qui t'ai trahi, qui t'ai ravi le jour.

Quoi ! Tu te joins à lui, toi, mon malheureux père !

Tu poursuis cette fille homicide, adultère !

1130   Fuis, mon cher Alexis ; détourne avec horreur

Ces yeux si dangereux, si puissants sur mon coeur !

Dégage de mes mains ta main de sang fumante ;

Mon père et mon époux poursuivent ton amante !

Sur leurs corps tout sanglants me faudra-t-il marcher

1135   Pour voler dans tes bras dont on vient m'arracher ?

Ah ! Je reviens à moi... religion sacrée,

Devoir, nature, honneur, à cette âme égarée

Vous rendez sa raison, vous calmez ses esprits...

Je ne vous entends plus, si je vois Alexis ! ...

1140   Dieu, que je veux servir, et que pourtant j'outrage,

Pourquoi m'as-tu livrée à ce cruel orage ?

Contre un faible roseau pourquoi veux-tu t'armer ?

Qu'ai-je fait ? Tu le sais : tout mon crime est d'aimer !

Malgré mon repentir, malgré ta loi suprême,

1145   Tu vois que mon amant l'emporte sur toi-même :

Il règne, il t'a vaincu dans mes sens obscurcis...

Eh bien ! Voilà mon coeur ; c'est là qu'est Alexis :

Oui, tant que je respire il en est le seul maître.

Je sens qu'en l'adorant je vais te méconnaître...

1150   Je trahis et l'hymen, et la nature, et toi...

Elle tire un poignard, et se frappe.

Je te venge de lui, je te venge de moi.

Alexis fut mon dieu, je te le sacrifie :

Je n'y puis renoncer qu'en m'arrachant la vie.

Elle tombe dans un fauteuil.

SCÈNE V.
Irène, mourante ; Alexis, Léonce, Memnon, suite.

ALEXIS.

Je vous ramène un père, et je me suis flatté

1155   Que nous pourrions fléchir sa dure austérité ;

Que sa justice enfin, me jugeant moins coupable,

Daignerait... juste dieu ! Quel spectacle effroyable !

Irène, chère Irène !

LÉONCE.

Ô ma fille ! Ô fureur !

ALEXIS, se jetant aux genoux d'Irène.

Quel démon t'inspirait ?

IRÈNE, à Alexis, à Léonce.

Mon amour, votre honneur.

1160   J'adorais Alexis, et je m'en suis punie.

Alexis veut se tuer ; Memnon l'arrête.

LÉONCE.

Ah ! Mon zèle funeste eut trop de barbarie.

IRÈNE, lui tendant les mains.

Souvenez-vous de moi... plaignez tous deux mon sort...

Ciel ! Prends soin d'Alexis, et pardonne ma mort.

ALEXIS, à genoux d'un côté.

Irène ! Irène ! Ah, dieu !

LÉONCE, à genoux de l'autre côté.

1165   Déplorable victime !

IRÈNE.

Pardonne, Dieu clément ! Ma mort est-elle un crime ?

 



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