LA FÊTE DE BELLÉBAT

À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MADEMOISELLE DE CLERMONT

AN IX. 1801

Voltaire

À PARIS, de L'IMPRIMERIE ET DE LA FONDERIE STÉRÉOTYPES de PIERRE DIDOT, L'AÎNÉ, ET DE FIRMIN DIDOT.

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Texte établi par Paul FIEVRE, décembre 2017

publié par Paul FIEVRE, février 2018

© Théâtre classique - Version du texte du 31/07/2023 à 19:58:50.


AVERTISSEMENT.

Cette lettre contient la description d'une fête donnée à Bellébat, chez Monsieur_le_Marquis de Livry, en 1724. Tous les vers, à beaucoup près, ne sont pas de Voltaire, et ceux qui lui appartiennent sont faciles à distinguer.


PERSONNAGES

L'ORATEUR.

UN HABITANT DE COURDIMANCHE.

LE CHOEUR.

LE BEDEAU.

LE CURÉ.

LES JEUNES FILLES.

VOLTAIRE.

LA MARQUISE DE PRIE.

LE CHOEUR.

LE COADJUTEUR.

LE CORYPHÉE.

[La scène au château de Béllébat.]

Transcrit depuis le Tome XII du Théâtre de Voltaire, Paris, Pierre Didot et Firmin Didot, An IX. (1801). pp 117-138


LA FÊTE DE BELLÉBAT.

SCÈNE I.

Les citoyens de Bellébat ne peuvent vous rendre compte que de leurs divertissements et de leurs fêtes ; ils n'ont ici d'affaires que relies de leurs plaisirs. Bien différents en cela de Monsieur votre frere ainé*, qui ne travaille tous les jours que pour le bonheur des autres. Nous sommes tous devenus ici poètes et musiciens, sans pourtant être devenus bizarres. Nous avons de fondation un grand homme qui excelle en ces deux genres ; c'est le curé de Courdimanche : ce bonhomme a la tête tournée de vers et de musique, et on le prendrait volontiers pour l'aumônier du cocher de Monsieur de Vertamont**. Nous le couronnâmes poète hier en cérémonie dans le château de Bellébat, et nous nous flattons que le bruit de cette fête magnifique excitera partout l'émulation, et ranimera les beaux arts en France.

On avait illuminé la grand'salle de Bellébat, au bout de laquelle on avait dressé un trône sur une table de lansquenet ; an-dessus du trône pendait à une ficelle imperceptible une grande couronne de laurier, où était renfermée une petite lanterne allumée, qui donnait à la couronne un éclat singulier. Monseigneur le Comte de Clermont et tous les citoyens de Bellébat étaient rangés sur des tabourets ; ils avaient tous des branches de laurier à la main, de belles moustaches faites avec du charbon, un bonnet de papier sur la tète, fait en forme de pain de sucre ; et sur chaque bonnet on lisait en grosses lettres le nom des plus grands poètes de l'antiquité. Ceux qui faisaient les fonctions de grands-maitres de cérémonies avaient une couronne de laurier sur la tête, un bâton à la main, et étaient décorés d'nn tapis vert qui leur servait de mante.

Tout étant disposé, et le curé étant arrivé dans une calèche a six chevaux qu'on avait envoyée au devant de lui, il fut conduit à son trône. Dès qu'il fut assis, l'orateur lui prononça à genoux une harangue dans le style de l'académie, pleine de louanges, d'antithèses, et de mots nouveaux. Le curé reçut tous ces éloges avec l'air d'un homme qui sait bien qu'il en mérite encore davantage ; car tout le monde n'est pas de l'humeur de notre reine***, qui hait les louanges autant qu'elle les mérite. Après la harangue, on exécuta le concert dont on vous envoie les paroles ; les choeurs allèrent à merveille, et la cérémonie finit par une grande pièce de vers poupeux, à laquelle ni les assistants, ni le curé, ni l'auteur, n'entendirent rien. Il faudrait avoir été témoin de cette fête pour en bien sentir l'agrément : les projets et les préparatifs de ces divertissements sont toujours agréables, l'exécution rarement bonne, et le récit souvent ennuyeux.

L'ORATEUR.

Ainsi, dans les plaisirs d'une vie innocente,

Nous attendons l'heureux jour

Où nous réverrons le séjour

De cette reine aimable et bienfaisante,

5   L'objet de nos respects, l'objet de notre amour :

Le plaisir de vivre à sa Cour

Vaut la fête la plus brillante.

Le curé de Courdimanche s'étant placé sur le trône qui lui était destiné, tous les habitants de Courdimanche vinrent en cérémonie le haranguer ; Voltaire porta la parole. La harangue finie, la cérémonie commença.

UN HABITANT DE COURDIMANCHE chante.

Peuples fortunés de Courdimanche,  [ 1 Courdimanche-sur-Essonne : Commune au sud de Paris. Le Château de Bellébat est au bord de la rivière Essonne.]

Devant le curé que tout s'épanche ;

10   À le couronner qu'on se prépare ,

De pampre, en attendant la tiare.

On met une couronne sur la tête du Curé.

LE CHOEUR, chante.

Sur un air de l'opéra de Thésée.

Que l'on doit être

Content d'avoir un prêtre

Qui fait de si beaux vers !

15   Qu'on applandisse

Sans cesse à ses nouveaux airs,

À ses concerts.

Qu'à l'église il nous bénisse,

Qu'à table il nous réjouisse ;

20   Que d'un triomphe si doux

Tous les curés soient jaloux !

Sur l'air des vieillards de Thésée.

Mène-t-on dans le monde une vie

Qui soit plus jolie

Qu'à Bellébat ?

25   Ce curé nous enchante :

Lorsqu'à table il chante ,

On croirait être au sabbat.

Le démon poétique

Qui rend pâle , étique ,

30   Voltaire le rimeur,

Rend la face

Bien grasse

À ce pasteur/

Sur l'air : Au généreux Roland, etc.

À ce joyeux curé Bellébat doit sa gloire,

35   Tous les buveurs on lui voit terrasser ;

Mais il ne veut, pour prix de sa victoire,

Que le bon vin que Livry fait verser.  [ 2 Le marquis de Livry, premier maître-d'hôtel du roi, qui était de la fête.]

On vient, pour l'admirer, des quatre coins du monde ;

On quitte une brillante Cour ;

40   Partout à sa santé chacun boit à la ronde ;

Mais qui peut voir sa face rubiconde,

Voit sans étonnement l'excès de notre amour.

Triomphe, grand Courdimanche,

Triomphez des plus grands coeurs :

45   Ce n'est qu'aux plus fameux buveurs

Qu'il est permis de manger votre éclanche. (i)  [ 3 Mets que le curé vantait beaucoup.]

Une nymphe lui présente un verre de vin.

UN HABITANT chante.

Versez-lui de ce vin vieux.

Sylvie,

Versez-lui de ce vin vieux ;

50   Encore un coup, je vous prie,

L'Amour vous en rendra deux.

Vénus permet qu'en ces beaux lieux

Bacchus préside ;

Le curé de ce lieu joyeux

55   Est le druide :

Honneur, cent fois honneur

À ce divin pasteur ;

Le plaisir est son guide :

Que les curés d'alentour

60   Viennent lui faire la cour.

Sur l'air : Le pays de Cocagne, d'une comédie de le Grand.

Où trouver la grâce du comique,

Un style noble et plaisant,

Et du grand et sublime tragique

Le récit tendre et touchant ?

65   Voltaire a-t-il tout cela dans sa manche ?

Et lon lon la

Ce n'est pas là

Qu'on trouve cela,

C'est chez le grand Courdimanche.

70   En fait de cette douce harmonie

Qui charme et séduit les coeurs ,

Des maîtres de France ou d'Italie

Qui doit passer pour vainqueurs ?

Entre Miguel et Lulli le choix penche ;

75   Et lon lan la

Ce n'est pas là

Qu'on trouve cela,

C'est chez le grand Courdimanche.

     

Salut au curé de Courdimanche ,

80   Oh, que c'est un homme divin !

Sa ménagère est fraîche et blanche ;

Salut au curé de Courdimanche :

Sûr d'une soif que rien n'étanche,

Il vuiderait cent brocs de vin ;

85   Salut au curé de Courdimanche.

     

Oh, que c'est un homme divin !

Du pain bis, une simple éclanche ;  [ 4 ?clanche : ?paule de mouton s?par?e du corps de l'animal. [L]]

Salut au curé de Courdimanche :

Maigre ou gras, bécassine ou tanche,  [ 6 Tanche : Poisson d'eau douce du genre de la carpe. [L]]

90   Tout est bon dès qu'il a du vin.

Salut au curé de Courdimanche ;

Oh, que c'est un homme divin !

     

Des vers, il en a dans sa manche ;

Salut au curé de Courdimanche :

95   Aucun repas ne se retranche ;

En s'éveillant il court au vin ;

Salut au curé de Courdimanche,

Oh, que c'est un homme divin !

     

La scène change et représente l'agonie du curé de Courdimanche : il paraît étendu sur un lit.

LE CHOEUR.

Ah ! notre curé

100   S'est bien échaudé,

Faisant sa lessive,  [ 7 Il lui était tombé sur les jambes une chaudière d'eau bouillante. On le suppose si incommodé qu'il est à l'extrémité.]

Ah ! notre curé

Est presque enterré ,

Pour s'être échaudé.

UN HABITANT.

105   Et du même chaudron,

bis.

La pauvre Bacarie

A brûlé son...

LE CHOEUR, l'interrompant.

Ah ! Notre curé, etc.

UN HABITANT.

Quelques gens nous ont dit

110   Que le curé lui-même

Avait brûlé son...

LE CHOEUR, l'interrompant.

Ah ! notre curé , etc.

Exhortation faite au curé de Courdimanche en son agonie.

Curé de Courdimanche, et prêtre d'Apollon,

Que je vois sur ce lit étendu tout du long,

115   Après avoir vingt ans, dans une paix profonde,

Enterré, confessé, baptisé votre monde ;

Après tant d'oremus chantés si plaisamment,

Après cent requiem entonnés si gaiement,

Pour nous, je l'avouerai, c'est une peine extrême,

120   Qu'il nous faille aujourd'hui prier Dieu pour vous-même.

Mais tout passe et tout meurt ; tel est l'arrêt du sort :

L'instant où nous naissons est un pas vers la mort.  [ 8 Chaque instant de vie est un pas vers la mort. Vers de Corneille, dans Bérénice.]

Le petit père André n'est plus qu'un peu de cendre ;

Frère i'redon n'est plus ; Diogene, Alexandre,

125   César, le poète Roi, la Fillon, Constantin ;

Abraham, Brioché, tous ont même destin ;

Ce cocher si fameux à la Cour, à la ville,

Amour des beaux esprits, père du vaudeville,

Dont vous auriez été le très digne aumônier,

130   Près Saint-Eustache encore est pleuré du quartier.  [ 9 Saint-Eustache est une église de 1633 qui jouxte les Halles de Paris.]

Vous les suivrez bientôt; c'est donc ici, mon frère,

Qu'il faut que vous songiez à votre grande affaire.

Si vous aviez été toujours homme de bien ,

Va bon prêtre, un nigaud, je ne vous dirais rien :

135   Mais qui peut, entre nous, garder son innocence?

Quel caré n'a besoin d'un peu de pénitence?

Combien en a-t-on vus jusqu'aux pieds des autels

Porter un coeur pétri de penchants criminels ;

Dans ce tribunal même, où, par des lois sévères,

140   Des fautes des mortels ils sont dépositaires,

Convoiter les beautés qui vers eux s'accusaient,

Et commettre la chose, alors qu'ils l'écoutaient !

Combien n'en vit-on pas, dans une sacristie,

Conduire une dévote avec hypocrisie,

145   Et, sur un banc trop dur, travailler en ce lieu

À faire à son prochain des serviteurs de Dieu !

Je veux que de la chair le démon redoutable

N'ait pu vous enchanter par son pouvoir aimable ;

Que, digue imitateur des saints du premier temps,

150   Vous ayez pu dompter la révolte des sens ;

Vous viviez en châtré ; c'est un bonheur extrême :

Mais ce n'est pas assez, curé, Dieu veut qu'on l'aime.

Avez-vous bien connu cette ardente ferveur,

Ce goût, ce sentiment, cette ivresse du coeur,

155   La charité, mon fils ? Le chrétien vit par elle :

Qui ne sait point aimer n'a qu'un coeur infidèle ;

La charité fait tout : vous possédez en vain

Les moeurs de nos prélats, l'esprit d'un capucin,

D'un cordelier nerveux la timide innocence ,

160   La science d'un carme avec sa continence ,

Des fils de Loyola toute l'humilité ;  [ 10 Fils de Loyola : Saint-Ignace de Loyola (1491-1556) est le créateur de l'ordre des jésuites ? reconnue par Paul III en 1540 .]

Vous ne serez chrétien que par la charité.

Commencez donc, curé, par un effort suprême ;

Pour mieux savoir aimer, haïssez-vous vous-même.

165   Avouez humblement, en pénitent soumis,

Tous les petits péchés que vous ayez commis ;

Vos jeux, vos passe-temps, vos plaisirs, et vos peines,

Olivette, Amauri, vos amours, et vos haines ;  [ 11 Allusions ? des anecdotes particuli?res de la vie du cur?. [NdA]]

Combien de muids de vin vous vuidiez dans un an ;

170   Si Brunelle avec vous a dormi bien souvent.  [ 12 Muid : Ancienne mesure de capacit?, qui variait suivant les provinces. [L] de 296 ? 472 litres.]

     

Après que vous aurez aux yeux de l'assemblée

Étalé les péchés dont votre âme est troublée,

Avant que de partir, il faudra prudemment

Dicter vos volontés et faire un testament,

175   Bellébat perd en vous ses plaisirs et sa gloire :

Il lui faut un poète et des chansons à boire,

Il ne peut s'en passer ; vous devez parmi nous

Choisir un successeur qui soit digne de vous.

Il sera votre ouvrage, et vous pourrez le faire

180   De votre esprit charmant unique légataire.

Tel Elie autrefois, loin des profanes yeux,

Dans un char de lumière emporté dans les cieux,

Avant que de partir pour ce rare voyage,

Consolait Elisé qui lui servait de page ;

185   Et, dans un testament, qu'on n'a point par écrit,

Avec un vieux pourpoint lui laissa son esprit.

     

Afin de soulager votre mémoire usée,

Nous ferons en chansons une peinture aisée

De cent petits péchés que peut faire un pasteur,

190   Et que vous n'auriez pu nous réciter par coeur.

     

Air du Confiteor.

Vous prenez donc congé de nous ;  [ 13 Confiteor : Nom donné à la prière que font les catholiques avant de se confesser, à la messe et dans d'autres circonstances. Dire son Confiteor. ]

En vérité, c'est grand dommage :

Mon cher curé, disposez-vous

A franchir gaiement ce passage.

195   Hé quoi, vous résistez encor !

Dites votre Confiteor.

     

Lorsque vous aimâtes Margot,

Vous n'étiez pas encor sous-diacre ;  [ 14 Diacre : Dans l'?glise catholique, celui qui est rev?tu du second des ordres sacr?s. [L]]

Un beau jour de Quasimodo,  [ 15 Quasimodo : Terme de liturgie (avec un Q majuscule). Le dimanche qui suit P?ques. [L]]

200   Avec elle montant en fiacre...

Vous en souviendrait-il encor ?

Dites votre Confiteor.

     

Nous vous avons vu pour Catin

Abandonner souvent l'office ;

205   Vous n'êtes pas, pour le certain,

Chu dans le fond du précipice ;  [ 16 Chu : participe pass? du verbe choir.]

Mais, parbleu, vous étiez au bord :

Dites votre Confiteor.

     

Vos sens, de Brunelle enchainés,

210   La fêtaient mieux que le dimanche.

Sous le linge elle a des beautés,

Quoiqu'elle ne soit pas trop blanche,

Et qu'elle ait quelque taie encor :  [ 17 Taie : Linge en forme de sac qui sert d'enveloppe ? un oreiller. Une taie d'oreiller. [L]]

Dites votre Confiteor.

     

215   Vous avez renversé sur eu[x]

Plus de vingt tonneaux par année ;

Tout Courdimanche est convaincu

Que Toinon fut plus renversée.

Pour les muids de vin, passe encor :

220   Dites votre Confiteor.

     

N'êtes- vous pas demeuré court

Dans vos rendez-vous, comme en chaire ?

Vous avez tout l'air d'un Saucourt,

De grands traits à la cordelière ;

225   Mais tout ce qui luit n'est pas or :

Dites votre Confiteor

     

Élève, et quelquefois rival

De l'abbé de Pure et d'Horace,  [ 18 De Pure, Michel, Abb? (1620-1680) fut aumonier de Louis XIV, e un po?te et auteur dramatique. On lui doit la com?die "La D?route des pr?cieuses" (1658) et un trag?die nomm? "Ostorius" (1658). ]

Du fond du confessionnal,

230   Quand vous grimpez sur le Parnasse,

Vous vous croyez sur le Thabor :  [ 19 Thabor : Nom d'une montagne isol?e en Galil?e, o? l'on croit que J?sus-Christ se transfigura en pr?sence de trois de ses disciples. On met un grand T. Par souvenir, pi?destal recouvert d'une pi?ce de tapisserie o? l'on pose le saint sacrement. [L]]

Dites votre Confiteor.

     

Si les Amauris ont voulu

Troubler votre innocente flamme,

235   Et s'ils vous ont un peu battu,

C'est pour le saint de votre âme ;

C'est pour vous de grâce un trésor :

Dites votre Confiteor.

     

Après la confession, le Bedeau chante.

Gardez tous un silence extrême,

240   Le curé se dispose à vous parler lui-même,

Pour donner plus d'éclat à ses ordres derniers,

Il a fait assembler ici les marguilliers.  [ 20 Marguillier : celui qui a l'administration temporelle d'une église, d'une paroisse, qui a soin de la fabrique et de l'oeuvre. [F]]

Écoutez bien comme l'on sonne :

Du carillon tout Bellébat résonne ;

245   Il tousse, il crache, écoutez bien ;

De ce qu'il dit ne perdez jamais rien.

LE CURÉ chante d'un ton entrecoupé.

À Courdimanche, avec honneur,

J'ai fait mon devoir de pasteur ;

J'ai su boire, chanter, et plaire,

250   Toutes mes brebis contenter :

Mon successeur sera Voltaire,

Pour mieux me faire regretter.

LE BEDEAU chante.

Que de tous côtés on entende

Le beau nom de Voltaire , et qu'il soit célébré.

255   Est-il pour nous une gloire plus grande ?

L'auteur d'Oedipe est devenu curé.

LE CHOEUR.

Que de tous côtés on entende , etc.

LE BEDEAU.

Qu'avec plaisir Rellébot reconnaisse

De ce curé le digne successeur ;

260   Il faut toujours dans la paroisse

Un grand poète avec un grand buveur.

À Voltaire.

Que l'on bénisse

Le choix propice

Qui du pasteur

265   Vous fait coadjuteur.  [ 21 Coadjuteur : Ecclésiastique nommé pour aider un évêque ou un archevêque dans les fonctions épiscopales et pour lui succéder, le siège venant à vaquer. [L]]

LE CHOEUR.

Que de tous côtés on entende

Le beau nom de Voltaire, et qu'il soit célébré , etc.

Madame_la_Marquise_de_Prie présente à Voltaire une couronne de laurier, et l'installe en chantant.

LA MARQUISE DE PRIE.

Pour prix du bonheur extrême

Que nous goûtons dans ces lieux,

270   Et qu'on ne doit qu'à toi-même,

Reçois ce don précieux ;

Je te le donne,

En attendant encor mieux

Qu'une couronne.

LES HABITANTS DE BELLÉBAT, chantent.

275   Dans cet auguste jour,

Reçois cette couronne

Par les mains de l'amour ;

Notre coeur te la donne,

Et zon, zon, zon, etc.

     

280   Tu connais le devoir

Où cet honneur t'engage ;

Par un double pouvoir

Mérite notre hommage,

Et zon, zon, zon, etc.

     

On annonce au coadjuteur ses devoirs.

285   Du poste où l'on t'introduit

Connais bien toutes les charges ;

Il faut des épaules larges,

Grand'soif, et bon appétit.

On répete.

Du poste , etc.

On fait le panégyrique du curé, comme s'il était mort.

UN CORYPHÉE chante.

290   Hélas ! Notre pauvre saint,

Que Dieu veuille avoir son âme !

Pain, vin, jambon, fille, ou femme,

Tout lui passait par la main.

LE CHOEUR.

Hélas ! etc.

LE CORYPHÉE.

295   Il eût cru taxer les dieux

D'une puissance bornée.

Si jamais pour l'autre année

Il eût gardé de vin vieux.

LE CHOEUR, répète.

Il eût cru , etc.

LE CORYPHÉE.

300   Tout Courdimanche en discord

Menaçait d'un grand tapage ;

Il enivra le village,

À l'instant tout fut d'accord.

LE CHOEUR.

Tout Courdimanche, etc.

LE CORYPHÉE.

305   Quand l'orage était bien fort,

Pour détourner le tonnerre,

Un autre eût dit son bréviaire ;

Lui courait au vin d'abord.

LE CHOEUR.

Quand l'orage, etc.

LE CORYPHÉE.

310   Bonhomme, ami du prochain,

Ennemi de l'abstinence,

S'il prêchait la pénitence,

C'était un verre à la main.

LE CHOEUR.

Bonhomme, etc.

DEUX JEUNES FILLES, chantent.

315   Que nos prairies

Seront fleuries !

Les jeux, l'amour,

Suivent Voltaire en ce jour ;

Déjà nos mères

320   Sont moins sévères ;

On dit qu'on peut faire

Un mari cocu.

Heureuse terre !

C'est à Voltaire

325   Que tout est dû.

LE CHOEUR.

Que nos prairies, etc.

LES JEUNES FILLES.

L'amour lui doit

Les honneurs qu'il reçoit :

Un coeur sauvage

330   Par lui s'adoucit ;

Fille trop sage

Pour lui s'attendrit.

LE CHOEUR.

Que nos prairies, etc.

REMERCIEMENT de Voltaire au curé.

Curé, dans qui l'on voit les talents et les traits,

335   La gaieté, la douceur, et la soif éternelle

Du curé de Meudon, qu'on nommait Rabelais,

Dont la mémoire est immortelle

Vous avez daigné me donner

Vos talents, votre esprit, ces dons d'un dieu propice ;

340   C'est le plus charmant bénéfice

Que vous ayez à résigner.

Puisse votre carrière être encor longue et belle !

Vous formerez en moi votre heureux successeur :

Je serai dans ces lieux votre coadjuteur,

345   Partout hors auprès de Brunelle.

LE CHOEUR.

Honneur et cent fois honneur

À notre coadjuteur !

À Monseigneur le Comte de Clermont.

Viens, parais, jeune prince, et qu'on te reconnaisse

Pour le coq de notre paroisse ;

350   Que ton frère, à son gré, soit le digne pasteur

De tous les peuples de la France ;

Qu'on chante, si l'on veut, sa vertu, sa prudence :

Toi seul dans Bellébat rempliras nos désirs :

On peut partout ailleurs célébrer sa justice ;

355   Nous ne voulons ici chanter que nos plaisirs ;

Oui pourrait mieux que toi commencer cet office ?

À Monsieur de Billy, son gouverneur.

Billy, nouveau Mentor bien plus sage qu'austère

De ce Télémaque nouveau,

Si, pour éclairer sa carrière,

360   Ta main de la raison nous montre le flambeau,

Le flambeau de l'amour s'allume pour lui plaire :

Loin d'éteindre ses feux, ose en brûler encor ;

Et que jamais surtout quelque nymphe jolie

Ne renvoie à la Peyronie

365   Le Télémaque et le Mentor.

Au Seigneur de Bellébat.

Duchy, maitre de la maison,  [ 22 Duchy, Jean-Baptiste Berthelot de, (1672-1740) Seigneur de Bellébat , de Courtomanche, Directeur et Intendant de l'Hôtel Royal des Invalides , mourut en cette Maison, sans avoir été marié, dans la 68ème année de son âge. [Mercure de France]]

Vous êtes franc, vrai, sans façon,

Très peu complimenteur, et je vous en révère.

La louange à vos yeux n'eut jamais rien de doux ;

370   Allez, ne craignez rien des transports de ma lyre ;

Je vous estimerai , mais sans vous en rien dire :

C'est comme il faut vivre avec vous.

À Monsieur de Montchesne.

Continuez, monsieur : avec l'heureux talent

D'être plaisant et froid, sans être froid plaisant,

375   De divertir souvent, et de ne jamais rire,

Vous savez railler sans médire,

Et vous possédez l'art charmant

De ne jamais fâcher, de toujours contredire.

À Madame de Montchesne.

Vous, aimable moitié de ce grand disputeur,

380   Vous, qui pensez toujours bien plus que vous et en dites,

Vous, de qui l'on estime et l'esprit et le coeur,

Lorsque vous ne songez qu'à cacher leurs mérites,

Jouissez du plaisir d'avoir toujours donné

Les contradictions dont son esprit abonde ;

385   Car ce n'est que pour vous qu'il a toujours été

De l'avis du reste du monde.

À Madame la Marquise de Prie.

De Prie, objet aimable, et rare assurément,  [ 23 De Prie (Jeanne-Agnès Berthelot de Pléneuf, marquise) (1698-1727) aristocrate très influente de la Cour de Louis XV qui tenait salon au Château Bellébat.]

Que vous passez d'un vol rapide

Du grave à l'enjoué, du frivole au solide !

390   Que vous unissez plaisamment

L'esprit d'un philosophe et celui d'un enfant !

J'accepte les lauriers que votre main me donne :

Mais ne peut-on tenir de vous qu'une couronne ?

Vous connaissez Alain, ce poète fameux,

395   Qui s'endormit un jour au palais de sa reine :

Il en reçut un baiser amoureux ;

Mais il dormait, et la faveur fut vaine.

Vous me pourriez payer d'un prix beaucoup plus doux ;

Et si votre bouche vermeille

400   Doit quelque chose aux vers que je chante pour vous,

N'attendez pas que je sommeille.

À Monsieur de Baye, frère de Madame de Prie.

Vous êtes, cher de Baye, au printemps de votre âge ;

Vous promettez beaucoup, vous tiendrez davantage.

Surtout n'ayez jamais d'humeur ;

405   Vous plairez quand vous voudrez plaire :

D'ailleurs imitez votre frère :

Mais, hélas ! Qui pourrait imiter votre soeur ?

À Monsieur_le_Duc de la Fenillade.

Vous avez, jeune la Feuillade,

Ce don charmant que jadis eut Saucourt,

410   Ce don qui toujours persuade,

Et qui plaît surtout à la Cour.

Gardez qu'un jour on ne vous plaigne

D'avoir su mal user d'un talent si parfait ;

N'allez pas devenir un méchant cabaret

415   Portant une si belle enseigne.

À Monsieur de Bonneval.

Et vous, cher Bonneval, que vous êtes heureux !

Vous écrivez souvent sous l'aimable de Prie,

Et vous avez des vers le talent gracieux ;

Ainsi diversement vous passez votre vie

420   À parler la langue des dieux.

Partagez avec moi ce brin de ma couronne ;

De Prie, aux yeux de tous, m'a promis encor mieux :

Ah ! Si ce mieux venait, je jure par les cieux

De ne le partager jamais avec personne.

À Monsieur le président Hénault.

425   Hénault, aimé de tout le monde,  [ 24 Hénault d'Armorezan, Charles-Jean-François dit « le président Hénault », (1685-1770) historien et écrivain. Académicien en 1723. Initiateur du club de l'Entresol qui réunit philosophes et lettrés.]

Vous enchantez également

Le philosophe, l'ignorant,

Le galant à perruque blonde,

Le citoyen, le courtisan :

430   En Apollon vous êtes mon confrère.

Grand maître en l'art d'aimer, bien plus en l'art de plaire ;

Vif sans emportement, complaisant sans fadeur,

Homme d'esprit sans être auteur,

Vous présidez à cette fête ;

435   Vous avez tout l'honneur de cet aimable jour.

Mes lauriers étaient faits pour ceindre votre tête ;

Mais vous n'en recevez que des mains de l'amour.

À Messieurs le Marquis et l'abbé de Livry.

Plus on connait Livry, plus il est agréable :

Il donne des plaisirs, et toujours il en prend ;

440   Il est le dieu du lit et celui de la table.

Son frère, en tapinois, en fait bien tout autant ;  [ 25 L'abbé de Livry, ambassadeur en Portugal, en Espagne, et en Pologne. [NdA]]

Et sans perdre de sa prudence,

Lorsqu'avec des buveurs il se trouve engagé,

Il soutient mieux que le clergé

445   Les libertés de l'Église de France.

À Monsieur Delaistre.

Doux, sage, ingénieux, agréable Delaistre,

Vous avez gagné mon coeur.

Dès que j'ai pu vous connaître.

Mon estime envers vous à l'instant va paraître ;

450   Je vous fais mon enfant de choeur.

LE CHOEUR chante.

Chantons tous la chambrière

De notre coadjuteur ;

Elle aura beaucoup à faire

Pour engraisser son pasteur.

455   Haut le pied, bonne ménagère ;

Haut le pied, coadjuteur.

LE COADJUTEUR chante.

Tu parais dans le bel âge,

Vive, aimable, et sans humeur ;

Viens gouverner mon ménage,

460   Et ma paroisse, et mon coeur.

Haut le cul, belle ménagère ;

Haut le cul, coadjuteur.

     

L'évêque le plus austère,

S'il visitait mon réduit,

465   Cache-toi, ma ménagère,

Car il te prendrait pour lui.

Haut le pied, bonne ménagère;

Tu peux paraître aujourd'hui.

     

LE CHOEUR chante.

Honneur au dieu de Cythère,

470   Et gloire au divin Bacchus ;

Honneur et gloire à Voltaire,

Héritier de leurs vertus.

Haut le pied, bonne ménagère ;

Que de biens sont attendus !

     

475   Des jeux l'escorte légère,

Sous ce digne successeur,

De la raison trop austère

Délivrera notre coeur.

Haut le pied, bonne ménagère ;

480   Célébrez votre bonheur.

     

Raison, dont la voix murmure

Contre nos tendres souhaits,

Par une triste peinture

Des coeurs tu doubles la paix.

485   Ils peignent d'après nature ;

Nous aimons mieux leurs portraits.

     

 



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Notes

[1] Courdimanche-sur-Essonne : Commune au sud de Paris. Le Château de Bellébat est au bord de la rivière Essonne.

[2] Le marquis de Livry, premier maître-d'hôtel du roi, qui était de la fête.

[3] Mets que le curé vantait beaucoup.

[4] Éclanche : Épaule de mouton séparée du corps de l'animal. [L]

[5] Bécassine : Oiseau de passage comme la bécasse, et qui a comme elle le bec fort long, mais qui n'a que la moitié de sa grosseur. [L]

[6] Tanche : Poisson d'eau douce du genre de la carpe. [L]

[7] Il lui était tombé sur les jambes une chaudière d'eau bouillante. On le suppose si incommodé qu'il est à l'extrémité.

[8] Chaque instant de vie est un pas vers la mort. Vers de Corneille, dans Bérénice.

[9] Saint-Eustache est une église de 1633 qui jouxte les Halles de Paris.

[10] Fils de Loyola : Saint-Ignace de Loyola (1491-1556) est le créateur de l'ordre des jésuites ? reconnue par Paul III en 1540 .

[11] Allusions à des anecdotes particulières de la vie du curé. [NdA]

[12] Muid : Ancienne mesure de capacité, qui variait suivant les provinces. [L] de 296 à 472 litres.

[13] Confiteor : Nom donné à la prière que font les catholiques avant de se confesser, à la messe et dans d'autres circonstances. Dire son Confiteor.

[14] Diacre : Dans l'Église catholique, celui qui est revêtu du second des ordres sacrés. [L]

[15] Quasimodo : Terme de liturgie (avec un Q majuscule). Le dimanche qui suit Pâques. [L]

[16] Chu : participe passé du verbe choir.

[17] Taie : Linge en forme de sac qui sert d'enveloppe à un oreiller. Une taie d'oreiller. [L]

[18] De Pure, Michel, Abbé (1620-1680) fut aumonier de Louis XIV, e un poète et auteur dramatique. On lui doit la comédie "La Déroute des précieuses" (1658) et un tragédie nommé "Ostorius" (1658).

[19] Thabor : Nom d'une montagne isolée en Galilée, où l'on croit que Jésus-Christ se transfigura en présence de trois de ses disciples. On met un grand T. Par souvenir, piédestal recouvert d'une pièce de tapisserie où l'on pose le saint sacrement. [L]

[20] Marguillier : celui qui a l'administration temporelle d'une église, d'une paroisse, qui a soin de la fabrique et de l'oeuvre. [F]

[21] Coadjuteur : Ecclésiastique nommé pour aider un évêque ou un archevêque dans les fonctions épiscopales et pour lui succéder, le siège venant à vaquer. [L]

[22] Duchy, Jean-Baptiste Berthelot de, (1672-1740) Seigneur de Bellébat , de Courtomanche, Directeur et Intendant de l'Hôtel Royal des Invalides , mourut en cette Maison, sans avoir été marié, dans la 68ème année de son âge. [Mercure de France]

[23] De Prie (Jeanne-Agnès Berthelot de Pléneuf, marquise) (1698-1727) aristocrate très influente de la Cour de Louis XV qui tenait salon au Château Bellébat.

[24] Hénault d'Armorezan, Charles-Jean-François dit « le président Hénault », (1685-1770) historien et écrivain. Académicien en 1723. Initiateur du club de l'Entresol qui réunit philosophes et lettrés.

[25] L'abbé de Livry, ambassadeur en Portugal, en Espagne, et en Pologne. [NdA]

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