LA PETITE GLANEUSE

1873 TOUS DROITS RÉSERVÉS.

tirés de BARQUIN

PARIS LIBRAIRIE DE L4. HACHETTE ET Cie, rue Pierre_Sarrazin, n°14.

PARIS. - TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie, rue des Flaurs, 9 et de l'Ouest 21.


© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:47.


PERSONNAGES.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

MARCELLIN, son fils.

HENRIETTE, sa fille.

MADAME DE JOINVILLE.

ÉMILIE, sa fille.

HUBERT, garde-chasse de Monsieur de Beauval.

La scène est dans un champ qu'on vient de moissonner, et sur lequel il y a encore plusieurs monceaux de gerbes. On voit d'un côté Je château de M. de Beauval, de l'autre des cabanes de paysans, et en général tout ce qui peut décorer un séjour champêtre.

Texte extrait de "Choix de petits drames et de contes tirés de Berquin, illustrée de 36 vignettes" par Foulquié et Forest, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1861. pp 69-103.


LA PETITE GLANEUSE

SCÈNE PREMIÈRE.

ÉMILIE, tenant des deux mains, par les anses, une corbeille pleine d'épis. Elle va s'asseoir auprès d'une gerbe.

Allons, voilà qui n'est pas trop mal commencé. Quelle joie pour ma pauvre mère !

Elle pose sa corbeille à terre, et regarde dedans, d'un air satisfait.

Ce vieux moissonneur ! Avec quelle bonté il m'a rempli ma corbeille ! J'aurais eu beau courir çà et là tout le jour, je n'en aurais jamais ramassé seulement la moitié. Que le bon Dieu l'en récompense ! Voici encore quelques épis à terre : quand je n'en glanerais qu'une poignée ou deux....

Elle enfonce des deux mains les épis dans la corbeille.

Je les ferai bien entrer en pressant un peu ; et puis, n'ai-je pas mon tablier ?

Elle se lève, prend d'une main les deux bouts de son tablier, et s'apprête de l'autre à y jeter les épis qu'elle ramasse, lorsqu'elle entend du bruit.

Mon Dieu ! Voici un homme qui vient à moi d'un air fâché ; je ne crois pas avoir fait de mal pourtant.

Elle retourne à sa corbeille, la reprend et veut s'en aller.

SCÈNE II.
Émilie, Hubert.

HUBERT, l'arrêtant par le bras.

Ah ! Petite voleuse, je vous y prends !

ÉMILIE.

Que voulez-vous dire, Monsieur ? Je ne suis pas une petite voleuse ; je suis une honnête petite fille, entendez-vous ?

HUBERT.

Une honnête petite fille ! Toi, une honnête petite fille ?

Il lui arrache la corbeille des mains.

Que portez-vous donc là-dedans, l'honnête petite fille ?

ÉMILIE.

Des épis, comme vous voyez.

HUBERT.

Et ces épis sont apparemment poussés dans ta corbeille ?

ÉMILIE.

Ah ! S'ils poussaient dans ma corbeille, je n'aurais pas besoin de prendre tant de peine à les ramasser dans les champs.

HUBERT.

C'est donc volé !

ÉMILIE.

Monsieur, ne me traitez pas si vilainement, je vous prie. J'aimerais mieux mourir de faim avec ma mère que de faire ce que vous dites là.

HUBERT.

Mais ils ne sont pas venus se jeter d'eux-mêmes dans ta corbeille, de par tous les diables !

ÉMILIE.

Mon Dieu ! Vous me faites peur avec vos jurements ; écoutez-moi. J'étais allée glaner dans ce champ là-bas. Il y avait un bon vieillard qui me voyait faire. « La pauvre enfant ! A-t-il dit, qu'elle a de peine ! Je veux la secourir. Il y avait des gerbes couchées sur son champ ; il en a tiré de pleines poignées d'épis, qu'il a jetées dans ma corbeille. Ce que l'on donne au pauvre, disait-il Dieu le rend, et.... »

HUBERT.

Ah ! J'entends. Le vieillard de ce champ là-bas t'a donné plein ta corbeille d'épis que tu prends ici dans nos gerbes, n'est-il pas vrai ?

ÉMILIE.

Allez plutôt lui demander à lui-même, il pourra vous le dire.

HUBERT.

Que j'aille courir là-bas ! Oh bien ! Tu n'as qu'à attendre : je t'ai prise ici, tout est dit.

ÉMILIE.

Mais quand je vous dis que je n'ai touché à aucune gerbe ! Le peu d'épis que j'ai dans mon tablier, je les ai ramassés à terre, parce que j'ai cru que cela était permis. Cependant, si vous y avez du regret, je suis prête à vous les rendre ; tenez, voilà les vôtres.

HUBERT.

Non, non, ceux-ci resteront avec ceux-là ; et où la corbeille restera, il faudra bien que tu restes aussi. Allons, suis-moi dans le chenil.

ÉMILIE, avec effroi.

Comment ! Que dites-vous, mon brave homme ?

HUBERT.

Oh ! Oui, ton brave homme ! Je serais bien plus brave homme si je te laissais échapper, n'est-ce pas ? Dans le chenil, le dis-je ; allons ! allons !   [ 1 Chenil : Lieu où l'on renferme les chiens d'une meute. Par extension, bâtiment où sont logés les officiers et les équipages de chasse. [L]]

ÉMILIE.

Ah ! Je vous supplie, pour l'amour de Dieu ! Je n'ai ramassé ici, je vous assure, que la poignée d'épis que je vous ai rendue. Que dirait ma pauvre mère si je ne rentrais pas de la journée, si elle apprenait que l'on m'a mise en prison ? Elle est capable d'en mourir.

HUBERT.

Le grand malheur ! La paroisse en serait débarrassée.

ÉMILIE se met à pleurer.

Ah ! Si vous saviez quelle bonne mère c'est combien nous sommes pauvres ! Vous auriez pitié de nous.

HUBERT.

Je ne suis pas ici pour avoir pitié des gens ; j'y suis pour les arrêter lorsqu'ils entrent sur les terres de monseigneur,et pour les fourrer en prison.

ÉMILIE.

Mais lorsqu'on n'a rien fait, lorsqu'on est innocent comme moi ?

HUBERT.

Oui, parle-moi de ton innocence ! Venir nous voler une pleine corbeille d'épis et me faire ensuite mille menteries ! Allons, allons, qu'on me suive !

ÉMILIE.

Elle tombe auprès d'une gerbe.

Ah ! Mon cher monsieur ! Ayez pitié de moi. Prenez, si vous voulez, ma corbeille : hélas ! Ma petite provision ne vous rendra guère plus riche ; mais laissez-moi aller, je vous en prie ; si ce n'est pas pour moi, que ce soit pour ma pauvre mère ! Je suis toute sa consolation, tout son secours.

HUBERT.

Si je te laisse aller, ce n'est pas pour ta mère, au moins, je t'en avertis ; je voudrais la voir à cent lieues : c'est pour toi seule, parce que tes pleurnicheries m'ont un peu remué le coeur. Mais n'attends pas que ta corbeille te suive : je la confisque pour la justice ; et puis, c'est vendredi jour d'audience, Monsieur le bailli prononcera une bonne amende ; si on ne la paye pas, en prison, et chassée du village.

Il charge la corbeille sur son épaule. Émilie pleure à chaudes larmes et se jette à ses genoux.

Allons, ne m'étourdis plus, ou tu verras ce qu'on y gagne.

Il s'éloigne en grommelant.

Mais voyez donc, si l'on n'était pas toujours à les épier, si petits qu'ils soient, ils nous enlèveraient, je crois, jusqu'à la terre de nos champs.

SCÈNE III.

ÉMILIE, seule.

Elle s'assied à terre et appuie sa tête sur une gerbe. Elle pleure quelques moments en silence ; enfin elle se lève et regarde autour d'elle.

Ah ! Il s'en est allé, ce méchant homme ! Il m'emporte toute ma joie ; je perds tout, mes épis, ma jolie corbeille ; et qui sait encore ce qui nous en arrivera à ma mère et à moi ?

Après une petite pause.

Que ces petits oiseaux sont heureux ! Il leur est au moins permis de venir prendre quelques grains pour leur repas, et moi... Mais qui sait si un méchant homme comme celui-ci n'est pas à les guetter pour les tuer avec son fusil ? Je vais les faire envoler, et je m'en irai ; car peut-être me punirait-on encore d'avoir repose ma tête sur cette gerbe... Mais qui sont ces deux enfants qui s'avancent ?

SCÈNE IV.
Marcellin, Henriette, Émilie, essuyant ses larmes.

MARCELLIN.

Ha ! Ha ! C'est donc toi, petite fille, que le garde-chasse vient de surprendre à voler les épis de nos gerbes ?

Les sanglots empêchent Émilie de répondre.

HENRIETTE, la regarde avec attention, et tire à part son frère.

Elle a l'air d'une bonne petite fille, Marcellin. Elle pleure, ne l'afflige pas davantage par tes reproches. Le peu d'épis qu'elle a ramassés ne vaut pas la peine...

Elle va à elle.

Ma pauvre enfant, qu'as-tu donc à pleurer ?

ÉMILIE.

C'est de voir qu'on m'accuse sans sujet, et que vous me croyez peut-être coupable.

MARCELLIN.

Tu ne l'es donc pas ?

ÉMILIE.

Non, vous pouvez m'en croire. J'étais allée glaner dans ce champ là-bas. Un vieux moissonneur a eu pitié de ma peine et m'a rempli ma corbeille d'épis. Je viens ici en ramasser quelques autres que je vois éparpillés çà et là. Votre méchant garde-chasse me trouve auprès de cette gerbe et m'accuse de voler. Il me prend ma corbeille, et il m'aurait mise en prison si, par mes prières et par mes larmes pour ma mère, je n'avais tant fait qu'il m'a laissée aller.

HENRIETTE.

Ah ! J'aurais bien voulu voir qu'il t'arrêtât ! Nous avons un bon papa, qui ne souffre pas qu'on fasse du mal aux pauvres, et qui t'aurait fait bien vile relâcher.

MARCELLIN.

Oui, et qui te fera bientôt rendre ta corbeille, je t'en réponds.

ÉMILIE, avec joie.

Oh ! Le croyez-vous ? Mon cher petit monsieur ?

HENRIETTE.

Marcellin et moi nous allons tant le prier.... Sois tranquille, il n'est jamais si content de nous que lorsque nous lui parlons en faveur des pauvres gens. Et nous poumons même te faire rendre ta corbeille sans lui en parler.

ÉMILIE.

Ah ! Que vous êtes heureuse, ma jolie petite demoiselle, de n'avoir besoin du secours de personne et de pouvoir même secourir les autres !

MARCELLIN.

Tu es donc bien pauvre, ma chère enfant ?

ÉMILIE.

Il faut bien l'être, pour venir ramasser ici son pain avec tant de douleur.

HENRIETTE.

Quoi ! C'est pour du pain que tu viens chercher des épis ? Je croyais, moi, que c'était pour faire cuire les grains sur une pelle bien rouge, et les manger ensuite, comme nous le faisons quelquefois mon frère et moi, quand personne ne nous regarde.

ÉMILIE.

Eh ! Mon Dieu, non ! Ma mère et moi nous voulions battre ces épis et en donner les grains au meunier, pour avoir de la farine et en faire du pain.

HENRIETTE.

Mais ma pauvre enfant, tu n'en auras pas grand' chose, et cela ne vous durera pas longtemps.

ÉMILIE.

Et quand nous n'en aurions que pour un jour ou deux ! C'est encore un ou deux jours de plus que ma mère et moi nous aurions à vivre.

MARCELLIN.

Eh bien ! Pour que tu aies encore un autre jour d'assuré, je vais te donner une pièce de douze sous, que j'ai gardée la dernière, parce qu'elle est toute neuve.

ÉMILIE.

Ah ! Mon cher petit monsieur, tant d'argent. Non, non, je n'ose le prendre.

HENRIETTE, en souriant.

Tant d'argent ! Prends, prends toujours. Si j'avais ma bourse sur moi, je t'en donnerais bien davantage. Mais je te le garde, et tu n'y perdras rien.

MARCELLIN, lui présentant encore la pièce.

Reçois-la comme une médaille.

Émilie rougit, reçoit la pièce, et lui serre la main sans lui répondre.

MARCELLIN.

Ce n'est pas assez. Je vais courir à toutes jambes après notre garde-chasse, et il faudra bien qu'il me rende la corbeille, ou autrement....

ÉMILIE.

Ah ! Ne vous donnez pas cette peine. Vous me promettez de me secourir, c'est assez pour moi.

HENRIETTE.

Dis-moi, où loges-tu ?

ÉMILIE.

Ici, dans le village.

MARCELLIN.

Nous ne t'avions pas encore vue ; et cependant nous venons ici tous les ans avec notre papa, au temps de la moisson.

ÉMILIE.

Nous n'y sommes que depuis huit jours. C'est chez une bonne vieille qui s'appelle Marguerite, et qui a montré bien de l'amitié à ma mère, oh ! Une bien grande amitié.

HENRIETTE.

Quoi ! La vieille Marguerite ?

MARCELLIN.

Nous la connaissons. C'est la veuve d'un pauvre tisserand, qui n'avait pas d'ouvrage. Mon papa la fait venir quelquefois pour ratisser le jardin.

HENRIETTE.

Veux-tu me conduire chez ta mère ?

ÉMILIE.

Ce serait pour elle trop d'honneur. Une noble demoiselle comme vous....

HENRIETTE.

Va, va, noTre papa ne veut point que nous nous croyions plus nobles que les autres ; et si tu n'as pas d'autres raisons....

ÉMILIE.

Non, au contraire ; vous pourrez m'aider à la consoler de la perte de ma corbeille et de mes épis. Et puis ce méchant homme qui nous a encore menacées....

MARCELLIN.

Ne crains rien de ses menaces. Tandis que ma soeur ira avec toi chez ta mère, je vais courir après lui ; et sûrement... Reviendras-tu ici ?

ÉMILIE.

Si vous l'ordonnez, mon cher petit Monsieur.

MARCELLIN.

Ta corbeille y sera avant que tu sois de retour.

ÉMILIE.

Peut-être que je vous amènerai ma mère pour vous faire ses remerciements.

HENRIETTE.

Allons, allons, courons la trouver.

Elle prend Émilie par la main et sort avec elle.

SCÈNE V.

MARCELLIN, seul.

Que nous sommes heureux, ma soeur et moi, de n'être pas obligés, comme cette pauvre enfant, d'aller ramasser de tous côtés des épis pour vivre ! En vérité celte petite parle comme si elle avait été bien élevée : elle n'a point l'air malpropre et déguenillé des filles de nos paysans. Oh ! J'obtiendrai sûrement de mon papa.... Mais le voici qui vient avec Hubert. Bon, la corbeille est aussi de la compagnie.

SCÈNE VI.
Marcellin, Monsieur de Beauval, Hubert.

MARCELLIN, en courant à son père.

Ah ! Que je suis aise, mon cher papa, de vous rencontrer !

À Hubert.

Rends-moi cette corbeille.

HUBERT.

Doucement, doucement, Monsieur, vous allez m'arracher le cou.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Que veux-tu faire de cette corbeille, Marcellin ?

MARCELLIN.

Elle appartient à une pauvre petite fille, à qui ce vilain Hubert l'a prise avec les épis qu'on lui avait donnés. Vous saurez tout, mon papa.

HUBERT.

Ho ! Ho ! On est donc vilain pour faire son devoir et pour ne pas aider les voleurs à faire leur coup ? Pourquoi donc monseigneur me donne-t-il des gages ?

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, Hubert, c'est pour empêcher les vagabonds de courir sur mes terres et d'incommoder mes vassaux, mais non pas pour arrêter et traîner en prison les pauvres, et encore moins d'honnêtes nécessiteux, qui cherchent à se nourrir d'une miette de mon superflu et de quelques épis échappés à une riche moisson.

HUBERT.

Premièrement, je ne les empêche point de glaner tant qu'ils veulent, lorsque la moisson est hors de champ ; mais tant qu'il y reste une gerbe....

MARCELLIN, ironiquement.

Que ne dis-tu aussi lorsque les champs sont en friche et couverts de neige ? Il y a grand' chose à ramasser, n'est-ce pas, lorsque la moisson est rentrée ?

HUBERT.

Vous n'entendez rien du tout à cela, Monsieur. Secondement, qui peut nous répondre que ce ne sont pas des voleurs ?

MARCELLIN.

Des voleurs, grand Dieu ! Des voleurs ! La petite fille m'a dit qu'elle n'avait pris ici aucun épi, et que c'était un vieux moissonneur du champ voisin qui lui avait rempli sa corbeille.

HUBERT.

Bon, elle vous l'a dit ! Comme s'il y avait un mot de vérité dans ce que ces gens-là vous disent ! Je l'ai surprise ici sur une gerbe.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Qui détachait des épis ?

HUBERT.

Je ne dis pas tout à fait cela. Mais sais-je, moi, ce qu'elle avait fait avant mon arrivée ? Et puis, n'est-ce pas un mensonge que cette histoire d'un vieux moissonneur qui lui remplit sa corbeille ? Oh ! Je reconnais bien là nos paysans : ce sont des messieurs si charitables !

MARCELLIN.

Et moi je soutiens que ces épis lui ont été donnés, car elle me l'a dit ; et une si bonne petite fille ne saurait mentir.

HUBERT.

Et vous, n'avez-vous jamais menti, Monsieur ? Cependant nous vous regardons comme un brave gentilhomme.

MARCELLIN.

Entendez-vous, mon papa, comme ce vilain Hubert me traite ?

À Hubert en colère.

Non, si je mentais, je serais un méchant garçon ; mais je ne mens pas, ni la bonne petite fille non plus. Et c'est vous qui êtes un...

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Doucement, Marcellin, je suis content jusque-là de ta défense. On doit croire tous les hommes honnêtes gens jusqu'à ce que l'on soit bien convaincu du contraire ; mais l'on ne doit pas s'emporter contre ceux qui sont d'une opinion différente ; et il faut chercher à les ramener avec douceur à des pensées plus consolantes et plus vraies.

HUBERT.

Non, non, Monseigneur, il vaut mieux croire tous les hommes méchants, jusqu'à ce que l'on voie, à n'en pouvoir douter, qu'ils sont honnêtes : c'est beaucoup plus sage. Lorsque je rencontre un boeuf sur ma route, je suppose toujours qu'il a la corne mauvaise, et je me retire de son chemin. Il peut se faire qu'il ne soit pas méchant ; mais je ne cours aucun risque à prendre mes précautions. Le plus sûr est toujours le meilleur.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Si tous les hommes avaient ta façon de penser, Hubert, avec qui pourrions-nous vivre ? Et qu'en serait-il résulté entre toi et moi, si, au lieu de te donner un service honnête dans ma terre, pour procurer du pain à un vieux soldat réformé, je t'avais livré à la justice comme un vagabond qui n'avait ni certificat ni passeport ?

HUBERT.

Oui, cela est vrai ; mais il est vrai aussi que je suis un honnête-homme.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Je ne te garde auprès de moi que parce que j'en suis persuadé ; mais je ne pouvais le croire d'abord que sur ta parole et sur ta physionomie.

MARCELLIN.

Oh ! Mon cher papa ! Si vous vous en rapportez à la parole et à la physionomie, vous en croiriez bien plus ma petite fille qu'Hubert.

HUBERT.

Oui-da, Monsieur ! Regardez-moi en face. Voire papa sera certainement bien content de la physionomie de votre petite fille, si elle lui revient autant que la mienne.

MARCELLIN.

Vraiment oui, il le sied bien, avec ta figure d'ours...

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Fi donc ! Marcellin.... Hubert, connais-tu la petite fille ?

HUBERT.

Oui, je la connais et je ne la connais pas. Je sais qu'elle est ici depuis dix à douze jours, avec sa mère ; mais comment et pourquoi elles y sont venues, il n'y a que Monsieur le bailli qui puisse vous en instruire. Vous le dirai-je, Monseigneur ? C'est bien mal fait à lui de recevoir cette espèce de gens dans la paroisse, pour y être nourris aux dépens de la communauté.

MARCELLIN.

Eh bien ! C'est moi qui les nourrirai, oui, moi.

HUBERT.

Vous avez donc quelque chose à vous, Monsieur ?

MARCELLIN.

Si je n'ai rien, mon papa en a assez.

HUBERT.

En attendant, toute la communauté murmure. Mais lorsqu'on graisse la patte aux gens en place...

Il compte dans sa main.

car j'imagine que Monsieur le bailli....

MARCELLIN.

Ne voilà-t-il pas qu'il dit aussi des injures à Monsieur le bailli ? Je le lui dirai, va !

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Doucement, mon fils. Je vois, Hubert, qu'il est impossible de guérir ton esprit soupçonneux ; mais je conçois des soupçons à mon tour. Tu juges que cette petite fille a rempli ici sa corbeille, parce que tu l'as trouvée dans mon champ, auprès d'une gerbe ; tu juges que Monsieur le bailli s'est laissé corrompre pour de l'argent, parce qu'il a reçu une pauvre famille dans le village. Eh bien ! Je juge aussi que tu n'as retenu la corbeille de la petite fille que parce qu'elle n'a pas eu de l'argent ou quelques prises de tabac à te donner, et qu'à ce prix tu l'aurais volontiers relâchée.

HUBERT.

Quoi ! Monseigneur, vous pourriez croire ?...

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Pourquoi ne veux-tu pas que je pense sur ton compte ce que tu te permets de penser sur le compte des autres ?

HUBERT.

Tenez, Monseigneur, il vaut mieux que je me taise. Et quand je verrais ces mendiants charger sur les épaules vos champs, vos bois et vos prairies... Faut-il porter la corbeille chez Monsieur le bailli ?

MARCELLIN.

Oh ! Non, non, mon cher papa, je vous en supplie.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Hubert, vous la rapporterez chez la pauvre femme, et vous ferez des excuses à la petite fille.

HUBERT.

Des excuses, Monseigneur ! Des excuses, y pensez-vous ? Moi lui aller faire des excuses ! Et pourquoi ?

MARCELLIN.

Pourquoi ? Pour l'avoir affligée sans sujet, et pour lui avoir fait l'affront de l'accuser d'une bassesse.

HUBERT.

Si elles n'Ont pas d'autres excuses ni d'autre corbeille....

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Hubert, si j'avais commis une injustice envers vous, je ne balancerais pas à la réparer. Et pour vous en convaincre, j'irai moi-même, je rapporterai la corbeille et je ferai des excuses en votre nom.

HUBERT.

Chargez-vous-en plutôt, Monsieur Marcellin.

MARCELLIN.

Oh ! De tout mon coeur. Mon cher papa, la petite fille doit revenir à l'instant avec Henriette, qui est allée consoler sa mère : il faut l'attendre.

HUBERT.

En ce cas-là, je n'ai plus rien à faire ici.

Il s'éloigne en grommelant.

Je vois que nous allons avoir tant de mendiants dans ce village, qu'il nous faudra bientôt mendier nous-mêmes.

SCÈNE VII.
Monsieur de Beauval, Marcellin.

MARCELLIN.

Mon papa, entendez-vous ce qu'il dit ?

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Oui, mon fils, et je lui pardonne volontiers son humeur.

MARCELLIN.

Mais comment pouvez-vous garder ce méchant homme ?

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Il n'est pas méchant, mon ami. C'est un zèle outré pour nos intérêts qui l'égare. Il m'est très attaché, et il remplit exactement ses devoirs.

MARCELLIN.

Mais s'il est injuste ?

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Tu viens d'entendre qu'il ne croit pas l'être. Son unique défaut est de suivre trop littéralement ce qui lui a été prescrit, et de n'avoir pas assez d'intelligence pour faire de justes distinctions entre les personnes et les circonstances.

MARCELLIN.

Expliquez-moi cela, mon papa, je vous prie.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Très volontiers, mon ami. En l'installant dans sa place, je lui ai ordonné d'écarter de ce village les vagabonds et d'amener devant le juge ceux qu'il y surprendrait. Cet ordre ne pouvait regarder que ces malheureux qui se nourrissent de vols et de brigandages, et qui viendraient piller ou assassiner.

MARCELLIN.

Ah ! Je comprends. Et lui, il regarde comme des scélérats ceux qui n'ont pour subsister que les secours des autres ; et il ne s'informe point si c'est la vieillesse, des maladies ou des malheurs inévitables qui les ont réduits à cet état.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Très bien, mon fils, car les circonstances changent bien la nature des choses. Par exemple, tu as mis trop peu de réflexion dans la querelle que lu as eue avec lui. Sais-tu si la mère de cette petite fille n'est pas une personne vicieuse, si la petite fille elle-même ne l'a pas fait un mensonge et n'a pas effectivement dérobé ces épis à mes gerbes ?

MARCELLIN.

Non, mon cher papa, c'est impossible.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Pourquoi cela serait-il impossible ? As-tu pris des éclaircissements ? Sais-tu qui elle est, quelle est sa mère, et dans quel dessein elles sont venues ici ?

MARCELLIN.

Ah ! Si vous l'aviez seulement vue ! Si vous l'aviez seulement entendue ! Son langage, sa figure, ses larmes !... Elle est si pauvre, qu'elle a besoin d'une poignée d'épis pour se procurer du pain. A-t-on besoin d'en savoir davantage ? Dois-je laisser mourir un pauvre de faim, parce que je ne sais pas encore s'il mérite mon assistance ?

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Embrasse-moi mon fils ; conserve toujours ces généreuses dispositions envers les pauvres, et Dieu te bénira, comme il m'a béni moi-même pour de pareils sentiments, en les faisant naître dans ton jeune coeur. La clémence est toujours préférable à la sévérité. L'insensibilité ne peut conduire qu'à l'injustice, et, si celui qui sollicite notre pitié ne la mérite pas, c'est sa faute, et non pas la nôtre.

MARCELLIN.

Mais, mon cher papa, il n'est guère prudent de confier à des personnes comme Hubert un emploi où l'on peut commettre des injustices.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Tu aurais raison, mon fils, si je lui avais laissé le pouvoir de condamner ou d'absoudre lui-même. Il ne peut tout au plus commettre qu'une injustice passagère, à laquelle il est facile de remédier ; et cet inconvénient est inévitable. Pour juger les choses suivant les principes de l'équité, j'ai dans mon bailli un homme plein de lumières, de droiture et de noblesse dans les sentiments. Il m'a rendu un témoignage favorable de la petite fille et de sa mère, lorsqu'il les a reçues dans le village, et il m'a appris qu'elles demeurent chez, la vieille Marguerite, qui est une très honnête femme.

MARCELLIN.

Mais si Hubert avait battu la petite fille comme il l'en a menacée ?

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Il ne se serait jamais porté à cet excès. Je lui ai défendu, sous peine de perdre son emploi, de frapper qui que ce soit, même les personnes qu'il prendrait en faute ; et il suit à la rigueur les ordres que je lui donne.

MARCELLIN.

Ah ! Mon cher papa, voici ma soeur qui revient avec la petite fille.

MARCELLIN, courant avec la corbeille vers Émilie.

Tiens, mon enfant, voilà ta corbeille ; il n'y manque pas un seul épi.

ÉMILIE.

Ô ma chère corbeille ! Que je vous ai d'obligations, mon bon petit Monsieur !

Elle aperçoit Monsieur de Beauval.

Qui est ce monsieur-là ?

SCÈNE VIII.
Monsieur de Beauyal, Marcellin, Henriette, Émilie.

HENRIETTE, courant vers son père, et lui sautant au cou.

C'est notre bon papa.

MARCELLIN, à Émilie.

Oh ! C'est un bon père, je t'assure ; tu n'as rien à craindre. Viens, je veux te présenter à lui.

En s'avançant.

Il a bien rabroué le vieux père Hubert, pour t'avoir maltraitée.

ÉMILIE s'avance timidement vers M. de Beauval et lui baise la main.

Monsieur, me pardonnerez-vous cette liberté ? Oh ! Que vous avez de braves enfants !

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Marcellin a raison ; en la voyant on ne peut douter de son innocence. Cet air décent, ce langage, n'annoncent pas une éducation commune.

ÉMILIE, bas à Marcellin et à Henriette.

Est-ce que j'aurais fâché votre papa ? Il parle tout seul.

MONSIEUR DE BEAUVAL, qui l'a entendue.

Non, ma chère fille. Si mes enfants en ont bien agi envers toi, ils n'ont rien fait que tu ne paraisses mériter.

HENRIETTE.

Et qu'elle ne mérite aussi, mon papa. Ah ! Si vous aviez vu sa mère !

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Qui est ta mère, mon enfant ? Qui vous a engagées à venir dans ma terre ? Et quelles ressources avez-vous pour vivre ?

ÉMILIE.

Nous vivons.... Ah ! Grand Dieu, je ne sais pas de quoi. Nous vivons de peu ou de rien. Nous passons le jour, et quelquefois la nuit, à coudre et à filer, pour avoir du pain. La vieille Marguerite donne le couvert à ma mère ; elles m'ont envoyée aujourd'hui, aux champs pour glaner. Hélas ! Mon apprentissage ne m'a pas trop bien réussi.

MARCELLIN, bas à Émilie.

Pas si mal que tu penses. Ma soeur et moi, nous voulons obtenir de mon papa qu'il te fasse donner des épis sans glaner.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Mais où demeuriez-vous auparavant ?

ÉMILIE.

Dans le village de Nanterre, qui est à quelques lieues d'ici. La vie y était trop chère : la vieille Marguerite engagea ma mère à venir chez elle, et lui offrit un logement pour rien.

MONSIEUR DE BEAUVAL, à part.

Si des gens aussi pauvres exercent la bienfaisance, quels devoirs nous avons à remplir !

À Émilie.

Ton père vit-il encore ? Quel est son état ?

MARCELLIN.

Je gagerais bien que ce n'est pas un paysan.

HENRIETTE.

Je le parierais aussi, surtout depuis que j'ai vu sa mère.

ÉMILIE, embarrassée.

Mon père ?... Je n'en ai plus. Je ne l'ai même jamais vu. Il était mort quand je suis née. Ah ! S'il vivait encore !

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Et tu ne sais pas qui il était ? Comment il s'appelait ?

ÉMILIE.

Ma mère vous en instruira mieux que moi.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Ne pourrais-je pas lui parler ?

HENRIETTE.

Oh ! Oui, mon papa. Elle va venir elle-même ; elle ne m'a demandé qu'un moment pour s'arranger un peu.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Et qui t'a élevée ?

ÉMILIE.

Elle seule, monsieur. Elle m'a appris à lire et à écrire. Elle m'a instruit dans ma religion et me donne quelques leçons de dessin.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

De dessin ? Je n'en doute plus : c'est un rejeton de quelque famille distinguée, que des malheurs ont réduite à l'indigence.

HENRIETTE.

Ah ! La voici qui vient.

MARCELLIN.

Est-ce elle ?

MONSIEUR DE BEAUVAL, à part.

Je brûle d'éclaircir ce mystère. Cette enfant me rappelle des traits connus, mais que je ne sais encore démêler.

SCÈNE IX.
Monsieur de Beauval, Madame de Joinville, Marcellin, Henriette, Émilie.

ÉMILIE, courant au-devant de sa mère, qui paraît embarrassée en voyant M. de Beauval.

Venez, ma maman, ne craignez rien. C'est le père de ces deux aimables enfants qui nous montrent tant d'amitié, et il est bon, aussi bon que ses enfants.

Madame de Joinville s'avance timidement. Henriette lui prend la main avec vivacité et l'entraîne vers son père.

HENRIETTE.

Oh ! Notre bon papa est instruit de tout.

MADAME DE JOINVILLE.

J'ose me flatter, Monsieur, que vous n'avez pas soupçonné mon Émilie.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

On n'a besoin, Madame, que de vous voir, vous et votre fille, pour prendre de vous l'opinion la plus avantageuse.

MARCELLIN.

Elle s'appelle Émilie ? Oh ! Mon papa, on voit bien qu'elle n'était pas née pour glaner.

MADAME DE JOINVILLE.

La nécessité impose quelquefois des lois cruelles, et, pourvu qu'on ne fasse rien de déshonorant....

MONSIEUR DE BEAUVAL.

On ne doit point rougir de la pauvreté. Elle peut s'allier avec toutes les vertus. Mais oserais-je vous demander, Madame, qui vous êtes ?

HENRIETTE.

Elle s'appelle Madame Laborie.

MADAME DE JOINVILLE.

Je ne crois pas, Monsieur, devoir vous déguiser mon vrai nom. Je me vois même dans la nécessité de vous le découvrir pour me justifier dans votre esprit de l'état dans lequel vous me voyez descendue. Cependant je voudrais ...

Elle regarde les enfants.

Vous faire cet aveu sans témoin. Ce n'est pas que je rougisse démon abaissement ; mais, si mon nom était connu, je craindrais de trouver parmi les gens du peuple des âmes peu généreuses qui se feraient peut-être un plaisir de m'humilier, parce qu'il nous arrive souvent de ne pas agir plus noblement à leur égard, lorsque nous sommes dans la prospérité.

MARCELLIN.

Eh bien ! Je n'écouterai point.

HENRIETTE.

Et moi, je n'en dirai pas un mot, je vous assure ; et, qui que vous soyez, Émilie sera toujours ma bonne amie.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Croyez, Madame, que je ne vous aurais pas demandé ces particularités sans un intérêt pressant, et si je n'étais pas dans la résolution de réparer les injustices du sort.

MADAME DE JOINVILLE.

Je suis née d'une famille noble, mais peu favorisée de la fortune. J'ai passé ma jeunesse à Paris, auprès d'une dame de condition, en qualité de demoiselle de compagnie. Il y a huit ans que je fis connaissance avec Monsieur de Joinville, lieutenant-colonel de cavalerie, qui était venu passer quelques mois dans la capitale.

MONSIEUR DE BEAUVAL, avec transport.

Joinville ! Joinville !

MADAME DE JOINVILLE.

Il prit de l'inclination pour moi ; ses vertus m'avaient prévenue en sa faveur ; je lui donnai ma main et, quelques jours après notre mariage, nous nous retirâmes dans une terre qu'il possédait en Provence.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Oh ! C'est lui ! C'est lui. Je retrouve tous ses traits sur la figure de cette enfant.

MADAME DE JOINVILLE.

Que dites-vous, Monsieur ?

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Poursuivez, Madame ; je vous en conjure.

MADAME DE JOINVILLE.

J'abrégerai autant qu'il sera possible. Nous commencions à goûter, dans une paisible retraite, les douceurs de la plus tendre union. Mais, hélas ! Les fatigues de la guerre avaient altéré la santé de mon époux, et une maladie cruelle termina sa vie en peu de jours.

Elle laisse couler des larmes.

HENRIETTE, à Émilie.

Pauvre enfant ! Tu as été orpheline bien jeune.

ÉMILIE.

Hélas ! Même avant d'être née.

MADAME DE JOINVILLE.

Il me laissa enceinte de cette enfant que vous voyez. Je lui donnai la naissance dans la douleur. Aussitôt que les frères de mon mari, gens durs et intéressés, virent qu'il n'y avait point d'héritier mâle, ils se mirent en possession de ses fiefs ; et, comme nous avions de jour en jour différé de faire revêtir nos articles de mariage de toutes les formalités essentielles, je fus obligée de me contenter de ce qu'ils voulurent bien me laisser pour ma fille et pour moi.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Leur indigne avarice me fait juger que la somme fut modique, et ne put suffire longtemps.

MADAME DE JOINVILLE.

Elle me servit à vivre encore quelques années en Provence, dans l'attente d'un léger douaire que je me flattais d'obtenir. Enfin, lorsque je vis mes espérances déçues, je pris la résolution de retourner à Paris, auprès de mon ancienne bienfaitrice. J'appris à mon arrivée que cette dame venait de mourir. Je n'eus pour lors d'autre ressource que de vendre ce qui me restait de mes bijoux et de mes habits, et de subsister du travail de mes mains. Je me retirai à Nanterre, pour y vivre inconnue. Il y a quelque temps que j'y rencontrai par hasard une femme que j'avais connue autrefois et qui demeure dans ce village.

HENRIETTE.

Mon papa, c'est la vieille Marguerite.

MADAME DE JOINVILLE.

Elle avait servi chez la dame dont je vous ai parlé. Je lui avais donné, dans une cruelle maladie, des soins qui me valurent son attachement. Je lui exposai ma situation : elle me proposa de venir demeurer ici, où je pourrais vivre dans une obscurité plus profonde. C'est à elle que je dois l'hospitalité, et, comme elle n'a personne pour lui fermer les yeux, elle m'a fait entendre que j'hériterais à sa mort de sa petite chaumière. Vous voyez....

MONSIEUR DE BEAUVAL.

C'en est assez, Madame. Cette généreuse femme ne me surpassera point en reconnaissance. J'ai une joie inexprimable de pouvoir enfin acquitter une dette que j'ai contractée envers votre digne époux.

MADAME DE JOINVILLE.

Comment, Monsieur ! Est-ce que vous l'auriez connu ?

MARCELLIN.

Le père de cette bonne Émilie ?

HENRIETTE.

Ô ma chère Émilie, je vois que nous allons te garder avec nous. Mais quoi ! Tu pleures ?

ÉMILIE.

Ne me plaignez pas, je ne pleure que de plaisir.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

C'est à lui que je dois la vie : quel bonheur pour moi de pouvoir reconnaître ce bienfait envers son épouse et son enfant ! J'ai servi sous lui pendant la dernière guerre d'Allemagne. Dans une affaire malheureuse, où j'étais épuisé de fatigue, un cavalier ennemi avait le sabre levé sur ma tête. C'en était fait de moi, si mon digne lieutenant-colonel ne m'eût sauvé en se précipitant sur lui.

MADAME DE JOINVILLE.

Je le reconnais bien à ces traits : il était aussi brave que généreux.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Quelques jours après, je fus commandé en détachement pour, une expédition périlleuse. Nous fûmes, enveloppés et forcés de nous rendre après une longue résistance. Mes équipages avaient été pillés. J'étais dénué d'habits et d'argent. Monsieur de Joinville fut instruit de mon sort et me fit recommander au général ennemi. J'obtins, grâce à lui, tous les secours dont j'avais besoin dans le traitement d'une blessure profonde que j'avais reçue. Je fus plus de deux ans à me rétablir, et, lorsque je revins dans ma patrie, je n'eus que le temps de l'embrasser à mon passage, étant obligé de m'embarquer aussitôt pour les Indes. Un mariage avantageux que j'y ai fait m'a ramené, il y a six ans, en France. Je me disposais à voler dans ses bras lorsque j'appris qu'il ne vivait plus. Que j'étais loin de penser que son épouse et sa fille fussent dans la situation où j'ai la douleur de vous trouver !

MADAME DE JOINVILLE.

Grand Dieu ! Grand Dieu ! Par quelles voies miraculeuses m'as-tu conduite ici ?

MARCELLIN.

Quoi ! Ton père a sauvé la vie au nôtre !

HENRIETTE.

Combien nous devons t'aimer !

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Viens, mon Émilie : tu retrouveras en moi le père que tu as perdu. Mes enfants ont aussi besoin d'une seconde mère qui remplace celle qui leur a été enlevée. L'éducation que vous avez donnée à votre aimable fille

Émilie s'avance vers lui et lui baise la main.

... me fait voir, Madame, combien vous êtes digne de remplir un emploi si délicat. Je vais prendre toutes les précautions nécessaires pour que vous n'ayez plus à craindre une seconde fois les coups imprévus de la fortune.

À Émilie, qui lui tient toujours la main.

Oui, ma chère fille, je ne mettrai plus de différence entre toi et mes enfants. Tu es la vivante image de ton généreux père, et tu es aussi digne de ma tendresse qu'il l'était de ma reconnaissance.

MADAME DE JOINVILLE, saisissant avec transport la main de Monsieur de Beauval.

Comment pourrai-je répondre à tant de bienfaits, Monsieur ? Je n'ai que des larmes pour exprimer ce que je sens.

HENRIETTE, l'embrassant.

Ô ma nouvelle maman ! Vous serez donc toujours auprès de nous avec Émilie ? Vous verrez comme nous serons empressés à vous obéir.

MARCELLIN.

Oui, Émilie sera ma seconde soeur. Elle n'ira certainement plus glaner. Ah ! Méchant Hubert, comme je vais me moquer de toi !

MADAME DE JOINVILLE.

Mon cher petit troupeau ! De quelle joie vous remplissez mon âme ! Au lieu d'un enfant, j'en ai donc trois ? Non, aucune mère ne m'égalera pour les soins et pour la tendresse.

À Monsieur de Beauval.

Permettez-vous, Monsieur, que j'aille apprendre cette heureuse nouvelle à ma bonne Marguerite ? Je crains qu'elle n'en meure de plaisir.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Rien de plus juste, Madame ; et moi, je vais faire préparer votre appartement au château.

HENRIETTE.

Mon papa, me permettez-vous de suivre Émilie et ma nouvelle maman ?

MARCELLIN.

Et moi aussi, je voudrais bien aller avec elles.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Je le veux bien, mes enfants. Vous ramènerez ensuite au château Madame de Joinville et sa fille, sans oublier la bonne Marguerite, que j'invite aussi à venir dîner avec nous.

MARCELLIN, à Émilie, qui veut emporter la corbeille.

Non Émilie, cela n'est plus fait pour toi. La corbeille restera ici.

ÉMILIE.

Ah ! Monsieur, pour rien au monde je ne donnerais cette corbeille. Je lui dois mon bonheur, le bonheur de ma mère, celui de vous avoir connu, notre vie et notre bien-être. Non, ma chère petite corbeille, je ne rougirai jamais de toi. Elle la relève, et s'en charge avec beaucoup de peine.

HENRIETTE.

Du moins ôtez-en les épis, elle sera plus légère.

ÉMILIE.

Non, non. Ces épis sont à moi ; car le bon vieillard me les a bien donnés, quoi qu'en ait pu dire Hubert. Je veux en faire présent à notre vieille Marguerite.

MONSIEUR DE BEAUVAL.

Elle ne sera pas oubliée à la prochaine moisson ; et dès ce moment elle a du pain assuré pour toute sa vie.

MADAME DE JOINVILLE.

Que le ciel vous récompense de votre générosité dans vos enfants !

 



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Notes

[1] Chenil : Lieu où l'on renferme les chiens d'une meute. Par extension, bâtiment où sont logés les officiers et les équipages de chasse. [L]

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