UN AMOUR PARISIEN

MONOLOGUE

PRIX : UN FRANC

1880.

PARIS, LIBRAIRIE THÉÂTRALE, L MICHAUD, Éditeur.14, Rue de Grammond, 14.

Pontoise. - Imp. de Ain. Paris.


Texte établi par Paul FIEVRE, août 2022

Publié par Paul FIEVRE, septembre 2022

© Théâtre classique - Version du texte du 30/01/2024 à 19:07:09.


À JEAN CRÉSY.

Au poète original, à l'auteur des Fauves et des Pyrénéennes.

Paris, Ier Juillet 1880.


Nous plaçons la présente édition sous la sauvergarde des Lois, et poursuivrons toutes celles qui ne seront point revêtues de notre chiffre.


PERSONNAGES.

LE NARRATEUR.


UN AMOUR PARISIEN

I.

J'avais beaucoup aimé. l'avais été volage,

Comme on l'est, quand on n'a que vingt ans; mais mon coeur

M'avait dit qu'il fallait mettre un frein à sa rage,

Qu'il fallait, pour avoir le fruit, garder la fleur,

5   Et moi, je résolus d'écouter son langage.

     

Je devins amoureux : aimant d'un fol amour

Une blonde, aux regards tout injectés de flamme ;

Bien belle, en vérité. - Je l'avais vue un jour,

Au théâtre ; en sortant, je suivis cette femme

10   Épiant le moment de commencer ma cour...

     

Les fronces de satin dont se chargeait sa traîne,

Autour d'elle exhalaient des parfums provocants ;

J'en étais enivré, comme l'est la phalène

Qui papillonne autour d'une fleur à piquants,

15   Et qui voudrait humer le suc dont elle est pleine.

     

II.

Le ciel morne voilait son grand manteau d'azur ;

Sur le trottoir glissant tombaient de larges gouttes.

- Cette femme, de mon côté, suivait le mur ;

Et les filles erraient et se dispersaient toutes,

20   S'abritant de leurs mains et cherchant un lieu sûr.

     

Je la regardais fuir. Elle allait par la rue,

Étalant à mes yeux charmés son pied mignon,

Haut cambré, séduisant, d'où sa tige charnue

S'élançait insolente au travers d'un jupon,

25   Qu'elle tenait avec une grâce ingénue.

     

Je me sentais bondir comme un fauve en chaleur ;  [ 1 Cette stance peut ?tre supprim?e ? l'audition.]

Je rugissais avec une rage lascive ;

Et ce rut, qui montait plein de force et d'aigreur,

Sur mes lèvres en feu, desséchant ma salive,

30   Éveillait mes désirs cyniques de viveur.

     

III.

Le hasard me servit : l'ondée étant trop forte,

Elle entra sous un porche ouvert, - pour s'abriter, -

Et je me réjouis, pensant que de la sorte

Sans qu'on me remarquât je pourrais l'arrêter,

35   Et d'un bond je gagnai le seuil de cette porte.

     

Et là je l'admirai. - Sur son front lisse et pur

De petits cheveux blonds couraient en mèches folles,

Pareils à des vapeurs rayant un ciel d'azur. -

- Fiévreux, je tressaillais, sans force, sans paroles ;

40   Avide comme on l'est en voyant un fruit mûr.

     

Mon regard indiscret plongeait dans son corsage

Que bossuaient deux seins de la blancheur du lait ;

Je sentais des vapeurs m'empourprer le visage ;

Plein d'amour et de feu, mon oeil la contemplait,

45   Et s'enflammait devant cette attrayante image.

     

De cette chair rosée émanait une odeur

Étrange, qui troublait en charmant ; mais la belle

S'aperçut du désir qui me mordait au coeur,

Et sur sa blanche peau jetant une dentelle

50   M'effleura le visage avec un air railleur.

     

Si pourtant l'on m'eût dit de succomber sur l'heure,

Si, pour l'avoir aimée un moment, j'avais dû

Mourir à cet honneur que la volupté leurre,

Mourir à tout... Mon coeur, certes, eût répondu :

55   - « L'honneur n'est qu'un vain mot ; qu'elle aime ! et que je meure !... »]

     

Mais elle s'en allait.... et je ne savais où

Riche, j'eus tout donné pour un mot de sa bouche ;

Pour céder au plaisir de caresser son cou,

Brandille qui fuyait comme un jonc de sa souche ;

60   Consumé de désir, j'étais muet et fou.

     

Mon coeur était meurtri comme un marteau d'enclume ;

La peur de la laisser échapper me glaçait ;

- Tout à coup, son talon sonna sur le bitume ;

Elle partit, hélant un cocher qui passait,

65   Et découpant son ombre épaisse dans la brume.

     

IV.

Je restai là, cloué sur le sol ; haletant

Comme un lion à qui l'on eût pris sa lionne ;

Éperdu, furieux, presque stupide ; quand

J'aperçus à mes pieds comme une main mignonne ;

70   Oh ! Fortune ! Elle avait oublié là son gant !...

     

Qu'il est doux de baiser le gant de sa maîtresse !

Il était blanc, portant l'empreinte de ses doigts

Qu'estompait un trait sombre, avec une finesse

Qui me les dessinait, longs, flexibles, étroits....

75   Et cependant assez larges pour ma caresse.

     

Mon oeil, sous cet étui, voyait sa blanche main

Qui semblait aux baisers se livrer d'elle-même.

J'y déposai ma bouche ; et la peau de satin

Qui passait sous ma lèvre emportait comme emblème,

80   Le sceau dont se marquait mon amour clandestin.

     

Alors, en la suivant, je doublai de vitesse ;

Et tandis qu'elle allait s'apprêter à monter

En berline, je cours : dans mes bras je la presse,

Je la cloue à sa place ; et, sans plus hésiter,

85   Je m'élance en criant au cocher mon adresse...

     

D'abord elle parut effrayée ; elle eut peur :

- « En vérité, c'est là pousser trop loin l'audace, »

Dit-elle en tressautant ; mais la douce fureur

Qui rougissait son front uni comme une glace

90   Avait un bien grand charme, et m'allait droit au coeur.

     

Et puis à ses côtés je pris place... - La flamme

Que l'Amour allumait trouvait son aliment ;

La volupté semblait m'unir à cette femme ;

Je brûlais de rester désormais son amant ;

95   Et d'épancher ainsi mon âme dans son âme.

     

Je lui mis dans la main le gant. - Elle sourit :

- « Puisque tu le voulais, que restais-tu muette ? »

Lui dis-je. - Mais soudain mon regard l'attendrit :

- « Si tu savais comment pour moi la vie est faite,

100   Dit-elle, et me corrompt le coeur et me l'aigrit !

     

Si tu savais combien sous l'or et l'améthyste

Reste pour moi de fiel amer et de douleur ;

Combien, en souriant des lèvres, je suis triste,

En mon âme, où je sens ramper un ver rongeur ;

105   Peut-être saurais-tu pourquoi je te résiste !

     

Pendant longtemps aussi je les connus, ces feux ;

Tu crois peut-être en moi trouver une amoureuse ;

Mais ce tison brûlant qui fascine tes yeux

Me dessèche le coeur et me rend malheureuse ;

110   Avant de te donner à moi, connais-moi mieux.

     

Actrice vile, ayant l'alcôve pour théâtre,

Je me vends au public qui m'achète l'amour ;

Âme de pierre, coeur de bronze, corps d'albâtre,

Je les enivre tous et chacun à son tour ;

115   Sans en aimer un seul, contrainte, je folâtre.

     

À des calices saints porte ta bouche d'or ;

La coupe que je tends à tes lèvres avides,

C'est du poison ; l'Amour la fuit dans son essor ;

Pour y avoir trop bu, les miennes sont livides ;

120   N'y trempe pas la tienne, elle est trop pure encor !... »

     

- Sa taille dans ma main ployait avec souplesse ;

Nous étions enlacés l'un à l'autre ; ses yeux

Se miraient dans mes yeux pleins d'amour et d'ivresse,

Sous cette obscurité qu'ils rayaient de leurs feux ;

125   Et ma lèvre effleurait les cheveux de sa tresse.

     

V.

L'amour est doux, le soir, à l'ombre d'un tilleul,

Quand la mélancolie, avec son grand suaire,

Nous enveloppe ; - ainsi qu'un mort de son linceul ;

Car la route ici est triste et solitaire,

130   Et le voyage est long alors qu'on le fait seul.

     

Mais s'aimer quand on est deux dans une berline,

Qu'on savoure en secret la douceur d'un baiser,

Qu'on a devant les yeux une face divine

Et le sein d'une blonde où l'on puisse poser

135   Sa bouche qui frémit et son front qui s'incline...

     

Quand, entre deux cahots, l'on se sent ballotté,

Effleurant les contours d'une chair qui pantèle,

L'amour devient désir ; c'est une volupté ;

C'est un plaisir des sens goûté près de la belle

140   Qu'on voudrait posséder pour une éternité...

     

VI.

« Qui que tu sois, lui dis-je alors, pucelle ou fille,  [ 2 ? l'audition : aimable fille.]

Je t'aime avec tes yeux d'azur, ton front charmant ;

Je t'aime avec ta gorge à l'air, et la mantille

Dont tu l'enveloppais au théâtre, au moment

145   Où je cherchais les feux de ton regard qui brille.

     

Tiens, mignonne, je suis à toi ; voilà ma main.

Mets la tienne dedans ; reçois cette caresse ;

Sois à moi seulement cette nuit ; et, demain,

Tu pourras insulter au désir qui m'oppresse

150   Si la fatalité te met sur mon chemin. »

     

- La belle ne disait mot ; elle laissait faire

Ma main qui chatouillait l'ampleur de son corset.

Son coeur ne battait pas plus fort qu'à l'ordinaire ;

Mon haleine effleurait sa lèvre et la berçait...

155   Mais mon coeur se heurtait contre une âme de pierre.

     

- « Ton amour doit viser d'autres filles que moi,

Dit-elle amèrement.- Je ne suis qu'une cloche

Où manque le battant qui frappe l'air ; mais toi

Dont la lèvre frémit quand la mienne l'approche

160   Choisis un coeur qui puisse au moins garder ta foi. »

     

- Je ne l'écoutais pas. - « Si ton coeur est de glace

Le mien brûle à côté, sa chaleur suffira.

Je te conduis chez moi, viens, j'ai marqué ta place,

À nos yeux alanguis le même éclair luira ;

165   L'amour est un bourreau qui jamais ne fait grâce.

     

Auprès de toi, je sens mon désir s'allumer,

Si tu n'as pas d'amour, du moins ta bouche est rose ;

Tes yeux voluptueux sont faits pour m'enflammer,

Et je tressaillerai quand ta lèvre mi-close

170   Viendra me murmurer qu'elle voudrait m'aimer !... »

     

Et la belle, cédant enfin à ma prière,

S'était livrée à moi qui voulais l'entraîner ;

Et lorsque à l'Angélus, l'église solitaire

Tinta ses premiers coups, que j'entendis sonner,

175   L'honneur jetait sur nous son voile mortuaire...

     

Je ne me souviens pas d'avoir jamais aimé

Une femme avec plus de fougue et de délire.

- Au réveil, dans ce coeur que je croyais fermé,

Je pus voir, au travers d'un languissant sourire,

180   La Volupté repue et le désir calmé.

     

S'il en est, dans le cours d'une longue carrière,

Dont l'honneur sain et sauf n'ait jamais succombé,

Qui puissent sans rougir regarder en arrière,

Et n'aient pas à se dire : « Ici je suis tombé, »

185   Qu'ils me blâment ceux-là ; qu'ils me lancent la pierre !

     

VII.

Mais quand pour le départ je la vis se parer,

Je sentis comme un fer qui me déchirait l'âme.

Blessé dans mon amour, j'aurais voulu pleurer ;

Et, coupable, j'aurais été peut-être infâme,

190   Si le crime avait dû ne pas nous séparer !...

     

Alors j'allai chercher près de ma cheminée,

Dans ma coupe, un bouton de rose - un souvenir ;

Et puisque par amour elle s'était donnée,

Je la priai, du moins, de me laisser venir

195   Chez elle, jusqu'à tant que la fleur fût fanée.

     

VIII.

Le lendemain, ainsi qu'un paria rêveur,

J'errai. -

Quand vint le soir, pliant sous ma tristesse

Je fus la voir avec de fous désirs au coeur.

- Elle dormait... Je pris la main de ma maîtresse ;

     

200   Mais elle était glacée et je frémis d'horreur !...

Je demeurai longtemps comme un fou, sans haleine,

Halluciné devant ce tableau ; mais soudain,

Je vis, sous un bouton de rose en porcelaine,

Ces lignes que je crus écrites de sa main,

205   Et que mes yeux en sang distinguèrent à peine :

     

- « J'ai perdu mon honneur ; j'ai trahi mon serment ;

Faible comme un roseau qui sous le vent s'incline,

Je n'ai pu demeurer fidèle à mon amant.

J'ai voulu, pour lutter, voiler mon origine ;

210   Je meurs à deux amours ; le Ciel me soit clément ! »

     

 



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Notes

[1] Cette stance peut être supprimée à l'audition.

[2] À l'audition : aimable fille.

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