LE CHANOINE DE REIMS

PROVERBE.

QUATRE-VINGT-NEUVIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXXXI. Avec approbation et privilège du Roi

de CARMONTELLE.

À AMSTERDAM, et se trouve à Paris, Chez ESPRIT, au Palais-Royal, et chez LAPORTE, Libraire, Rue des Noyers.


Texte établi par Paul FIEVRE mai 2021

Publié par Paul FIEVRE juin 2021.

© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:42.


PERSONNAGES

L'ABBÉ DE LA CRAIE, Chanoine de Reims.

MONSIEUR COLLIGER, Auteur.

MONSIEUR FESTONS, Décorateur des menus plaisirs.

DAME MONIQUE, Gouvernante de l'Abbé de la Craie.

SAINT-PIERRE, Laquais de Monsieur Festons.

La Scène est chez l'Abbé de la Craie à Reims.

Extrait de PROVERBES DRAMATIQUES DE CARMONTELLE (...), chez Poinçot libraire, Tome VII, Amesterdam, 1781. pp. 187-213.


LE CHANOINE DE REIMS

SCÈNE PREMIÈRE.
Monsieur Festons, Monsieur Colliger, Dame Monique.

DAME MONIQUE.

Messieurs, donnez-vous la peine d'entrer et de vous asseoir.

MONSIEUR FESTONS.

Et pourquoi faire ?

DAME MONIQUE.

Monsieur le Chanoine de la Craie va revenir.

MONSIEUR COLLIGER.

Mais il y a huit jours que vous dites qu'il va arriver ; nous venons ici tous les jours, et il n'arrive jamais.

DAME MONIQUE.

Ah dame ! C'est qu'il a eu bien des affaires à ses vignes ; mais il est revenu.

MONSIEUR COLLIGER.

Quoi ! Il est à Reims ?

DAME MONIQUE.

Oui, Monsieur, et je lui ai dit que ces Messieurs étaient venus le demander bien des fois. Il est allé voir un de ces Messieurs les Chanoines, et il m'a recommandé de l'aller chercher, si par hasard ces Messieurs revenaient : ainsi assoyez-vous.

MONSIEUR FESTONS.

Eh bien, ne soyez donc pas longtemps.

DAME MONIQUE.

Ah ! C'est ici tout près dans la rue pavée d 'Andouilles. C'est que Monsieur le Chanoine, chez qui est le nôtre, a des vignes dans le même canton, qui ne sont pas si bonnes tout-à-fait ; mais le vin en est pourtant bien bon.   [ 1 Rue pavée d'Andouille : Rue de Reims occupée par des charcutiers, entre la rue de l'Étape et la rue du clou dans le Fer. Cette rue était connue en 1854.]

MONSIEUR COLLIGER.

Allez donc.

DAME MONIQUE.

Je vous dis cela, parce que si vous aviez envie d'en acheter, il y en a encore à vendre, et que Monsieur le chanoine vous en ferait avoir ; parce que c'est son ami depuis longtemps.

MONSIEUR FESTONS.

Fort bien.

DAME MONIQUE.

Il n'est pourtant pas aussi âgé ; car il n'étAit pas encore Chanoine du temps du sacre de 1722.   [ 2 Louis XV a été sacré à Reims en 1722.]

MONSIEUR COLLIGER.

C'est assez.

DAME MONIQUE.

J'y étais moi à ce sacre, c'est-à-dire, à Reims. Eh ! Mon Dieu, tenez, nous avions chez nous un beau Monsieur qui y était logé, qui me trouvait bien gentille. Ah dame ! J'étais plus jeune que je ne suis. Mais c'est qu'on a tous les ans douze mois, comme vous savez. Monsieur le Chanoine vous contera tout cela ; car il a plus de mémoire que moi.

MONSIEUR FESTONS.

Mais si vous n'allez pas le chercher, nous nous en allons.

DAME MONIQUE.

J'en serais bien fâchée. Ne vous impatientez pas.

SCÈNE II.
Monsieur Festons, Monsieur Colliger.

MONSIEUR COLLIGER.

C'est une terrible chose que les vieilles gens avec tous leurs bavardages !

MONSIEUR FESTONS.

J'aime bien que tu me dises cela, quand tu n'es venu à Reims avec moi que pour causer avec cet Abbé de la Craie, et que tu m'as retenu deux jours de plus que je ne voulais pour l'attendre.

MONSIEUR COLLIGER.

Mais c'est qu'il m'est important de voir un homme qu'on m'a dit qui était au sacre, pour faire mon livre du Recueil des cérémonies.

MONSIEUR FESTONS.

Et tu crois qu'à cet âge-là il se souviendra de tout ce qu'il aura vu ?

MONSIEUR COLLIGER.

J'en suis sûr. Les vieillards n'ont de la mémoire que pour les choses anciennes, et ils se plaisent à se les rappeler ; ils n'oublient pas la moindre circonstance, ce que les auteurs contemporains négligent trop souvent.

MONSIEUR FESTONS.

Oui ; mais s'il te tient trop longtemps, je t'avertis que je partirai ; je dois rendre compte demain matin de ma besogne à Paris : je t'ai attendu assez.

MONSIEUR COLLIGER.

Je compte, après cette conversation, de faire un livre unique sur cette matière, et qui fera tomber tous les autres.

MONSIEUR FESTONS.

Tu ne suis que tes idées, et tu ne m'écoutes pas.

MONSIEUR COLLIGER.

Je t'ai entendu de reste ; je ne te ferai pas attendre.

MONSIEUR FESTONS.

À la bonne heure.

MONSIEUR COLLIGER.

Tu sais bien que je n'ai pas le sol ; ainsi je n'ai pas envie de rester ici sans toi.

MONSIEUR FESTONS.

Ma foi, je n'ai que ce qu'il me faut pour la poste et pour payer la dépense de notre auberge.

MONSIEUR COLLIGER.

Tiens, nous allons avoir des nouvelles du Chanoine.

SCÈNE III.
Dame Monique, Monsieur Colliger, Monsieur Festons.

MONSIEUR COLLIGER.

Eh bien, va-t-il venir Monsieur le Chanoine ?

DAME MONIQUE.

Oui, oui.

MONSIEUR FESTONS.

Mais quand ?

DAME MONIQUE.

Tout à l'heure, tout à l'heure.

MONSIEUR FESTONS.

Avec tout cela le temps se perd : vois si tu veux revenir avec moi, ou si tu veux rester ici.

MONSIEUR COLLIGER.

Je ne te demande qu'un quart d 'heure.

MONSIEUR FESTONS.

Eh bien, je m'en vais toujours faire préparer les chevaux ; mais après cela je ne retarde plus, je t'en avertis.

SCÈNE IV.
Dame Monique, Monsieur Colliger.

MONSIEUR COLLIGER.

Il se fait bien attendre Monsieur le Chanoine.

DAME MONIQUE.

Dame, il n'a pas de si bonnes jambes que vous ; il ne peut pas aller aussi vite, quoiqu'il se porte bien.

MONSIEUR COLLIGER.

Et, il a une bonne mémoire ?

DAME MONIQUE.

Oh ! Il se souvient de tout, de tout ce qu'il a vu, comme si c'était d'hier. Mais j'entends quelqu'un.

MONSIEUR COLLIGER.

On n'a pas sonné.

DAME MONIQUE.

Est-ce qu'il n'a pas la clef ? Tenez, le voilà, c'est lui-même.

SCÈNE V.
L'Abbé, Monsieur Colliger, Dame Monique.

L'ABBÉ.

Messieurs, j'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonjour.

DAME MONIQUE.

Il n'y en a qu'un, l'autre s'en est allé.

L'ABBÉ.

Ah ! Je suis bien fâché de ne l'avoir pas vu.

MONSIEUR COLLIGER.

Monsieur...

L'ABBÉ.

Assoyez-vous donc, je vous prie. On m'a dit que vous m'attendiez depuis huit jours ; je n'en savais rien, et puis quand on a des affaires, on ne sait pas le temps qu'elles vous tiendront.

MONSIEUR COLLIGER.

J'en ai de bien pressées, et je voudrais vous demander si vous ne pourriez pas me rendre un service intéressant ?

L'ABBÉ.

Je ferai tout ce que vous voudrez, ou plutôt tout ce que je pourrai ; car...

DAME MONIQUE.

Monsieur, je m'en vais chercher votre robe-de-chambre.

L'ABBÉ.

Vous ferez bien, Dame Monique.

SCÈNE VI.
L'Abbé, Monsieur Colliger.

L'ABBÉ.

Monsieur, je vous demande bien pardon ; mais c'est qu'à mon âge il faut se mettre un peu à son aise.

MONSIEUR COLLIGER.

Je ne veux pas vous déranger. On m'a dit, Monsieur, que vous étiez au sacre de 1722.

L'ABBÉ.

Ah ! Mon Dieu, oui, j'y étais, et je puis vous en parler savamment ; car il me semble que j'y suis encore ; cela m'est aussi présent que de vous voir là.

MONSIEUR COLLIGER.

Vous avez une heureuse mémoire, et vous pourriez m'aider prodigieusement dans un ouvrage que je veux faire sur le sacre.

L'ABBÉ.

Vous ne pouvez pas mieux vous adresser.

MONSIEUR COLLIGER.

On me l'a bien dit à Paris, que si je pouvais causer un peu avec vous, je saurais les choses très exactement, et c'est ce qui m'a fait venir.

L'ABBÉ.

Qu'est-ce qui peut vous avoir dit cela ?

MONSIEUR COLLIGER.

Monsieur l Abbé Dubreuil.

L'ABBÉ.

L'Abbé Dubreuil ? Je ne me rappelle pas bien...

MONSIEUR COLLIGER.

Cela n'est pas nécessaire ; je suis très pressé...

L'ABBÉ.

Attendez, attendez, j'y suis. J'étais étonné de ne me pas souvenir de l'Abbé. Oui, c'est cela, je me rappelle à présent... Et tenez, mon frère avait été fort amoureux de sa grand-mère ; il a même pensé l'épouser.

MONSIEUR COLLIGER.

Tout cela ne fait rien.

L'ABBÉ.

Pardonnez-moi, je voulais vous faire voir que je ne l'avais pas oublié.

SCÈNE VII.
L'Abbé, Monsieur Colliger, Dame Monique.

DAME MONIQUE, apportant la robe-de-chambre de l'Abbé.

Allons, Monsieur le Chanoine, voulez-vous mettre votre robe-de-chambre ?

L'ABBÉ.

Sans doute, sans doute. Vous permettez, Monsieur ?

Il met sa robe-de-chambre.

MONSIEUR COLLIGER, à part.

Je n'aurai jamais le temps de rien savoir de ce que je veux.

DAME MONIQUE.

Bon, j'ai oublié votre bonnet de nuit.

L'ABBÉ.

Je n'en ai que faire.

DAME MONIQUE.

Vous ne voulez donc plus rien ?

L'ABBÉ.

Non, non.

DAME MONIQUE.

Allons, je m'en vais penser à mon dîner.

SCÈNE VIII.
Monsieur Colliger, L'Abbé.

MONSIEUR COLLIGER, à part.

Je meurs d'impatience.

L'ABBÉ.

Vous devriez dîner avec moi, Monsieur, on cause mieux le verre à la main.

MONSIEUR COLLIGER.

Je ne le puis pas ; je suis très pressé de partir pour Paris.

L'ABBÉ.

Je vous aurais fait boire du vin de quarante-trois. Je ne crois pas qu'il y en ait de pareil.

MONSIEUR COLLIGER.

Je vous suis très obligé, Monsieur l'Abbé ; mais, je vous en prie, allons au fait.

L'ABBÉ.

C'est tout ce qui s'est passé au sacre que vous voulez savoir ?

MONSIEUR COLLIGER.

Oui, Monsieur.

L'ABBÉ.

Tenez, il me semble que j'y suis. Vous savez que cela dure plusieurs jours ?

MONSIEUR COLLIGER.

Oui, oui.

L'ABBÉ.

Attendez, reprenons de la veille du premier jour. Qu'est-ce que nous fîmes ?... Qu'est-ce que nous fîmes ? Ah ! Nous nous assemblâmes tous, ce que nous étions de Chanoines.

MONSIEUR COLLIGER.

Fort bien.

SCÈNE IX.
L'Abbé, Monsieur Colliger ; Dame Monique, Saint-Pierre, en bottes.

DAME MONIQUE, à Monsieur Colliger.

C'est vous, Monsieur, qu'on demande.

MONSIEUR COLLIGER.

Ah ! Saint-Pierre, je m'en vais dans un moment. Prie Monsieur Festons de m'attendre encore un instant.

SAINT-PIERRE.

Monsieur, il m'a dit de vous dire que si je ne vous ramenais pas avec moi, il partirait sur le champ.

L'ABBÉ.

Où voulez-vous donc aller ?

MONSIEUR COLLIGER.

À Paris, avec un Monsieur qui m'a amené ici seulement pour vous voir.

L'ABBÉ.

Cela est bien honnête.

MONSIEUR COLLIGER.

Et pour m'instruire de ce que je viens de vous demander.

L'ABBÉ.

Mais si vous partez, vous ne le saurez pas.

MONSIEUR COLLIGER.

Eh vraiment non, c'est là ce qui me désespère.

L'ABBÉ.

Il ne faut pas vous désespérer pour cela, nous trouverons quelque occasion plus favorable.

MONSIEUR COLLIGER.

Il n'y en a pas dont je puisse mieux profiter, pour des raisons que je ne peux pas vous dire.

L'ABBÉ.

Attendez, attendez ; laissez partir Monsieur votre ami.

MONSIEUR COLLIGER.

Comment ! Cela ne se peut pas.

L'ABBÉ.

Pardonnez-moi ; le Doyen part à trois heures après midi ; il cherchait quelqu'un pour lui tenir compagnie. Il sera charmé de voyager avec vous.

MONSIEUR COLLIGER.

Vous le croyez ?

L'ABBÉ.

J'en suis sûr.

MONSIEUR COLLIGER.

Il n'a personne ?

L'ABBÉ.

Non, je le quitte, et je vais lui envoyer Dame Monique, pour lui dire que je lui ai trouvé un compagnon de voyage.

MONSIEUR COLLIGER.

Mais c'est que...

L'ABBÉ.

Il ne vous en coûtera pas un sol encore ; voilà le meilleur.

MONSIEUR COLLIGER.

Vous m'en répondez.

L'ABBÉ.

Sûrement.

MONSIEUR COLLIGER.

Allons. Saint-Pierre, dis à Monsieur Festons qu'il peut s'en aller.

SAINT-PIERRE.

Je m'en vais le lui dire. Vous n'avez pas besoin que je vous laisse votre sac de nuit ?

L'ABBÉ.

Non, non ; le Doyen va tout de suite sans s'arrêter.

SAINT-PIERRE.

En ce cas-là, j'aurai soin de toutes vos affaires.

MONSIEUR COLLIGER.

Je t'en serai obligé, Saint-Pierre.

SCÈNE X.
L'Abbé, Monsieur Colliger, Dame Monique.

L'ABBÉ.

Écoutez, Dame Monique.

DAME MONIQUE.

Oui, Monsieur le Chanoine.

L'ABBÉ.

Allez vous-en, de ma part, chez le Doyen ; vous lui direz que j'ai un compagnon de voyage à lui donner, que je le prie de le prendre ici en passant ; c'est son chemin.

DAME MONIQUE.

Est-ce aujourd'hui ?

L'ABBÉ.

Oui, c'est Monsieur qui s'en va à Paris avec le Doyen.

DAME MONIQUE.

Ah ! J'entends ; allons, j'y vais.

SCÈNE XI.
Monsieur Colliger, L'Abbé.

MONSIEUR COLLIGER, à part.

J'apprendrai donc enfin ce que je veux savoir.

L'ABBÉ.

Ah çà, où en étions-nous ?

MONSIEUR COLLIGER.

À la veille du sacre.

L'ABBÉ.

Ah, oui : nous nous assemblâmes tous chez le Doyen, la veille, pour délibérer sur ce que nous avions à faire. Ce n'était pas le Doyen d'à présent ; mais c'était un bon vivant, qui faisait la meilleure chère du monde ; je m'en souviens comme si j'y étais, il nous donna un dîner excellent.

MONSIEUR COLLIGER.

Supposons le dîner fini.

L'ABBÉ.

Un moment. Tenez, il me semble que je vois le dîner. Nous avions deux potages succulents : le Doyen aimait le potage, il me semble que je le vois là à le manger ; car c'était ici, cette maison lui appartenait. Il avait à côté de lui le Chanoine Long-Brun, qui était maigre et sec ; mais qui buvait bien du vin.

MONSIEUR COLLIGER.

Cela n'est pas nécessaire à savoir pour...

L'ABBÉ.

Pardonnez-moi, c'est pour vous prouver que ma mémoire est fidèle. À chaque bout de la table il y avait des côtelettes de veau. Le Chanoine Gobart en mangea sept à lui seul, et Raclart onze ; il me semble que je les vois tous deux boire et manger. Gobart avait une bonne trogne ; et comme il riait toujours quand il avait la bouche pleine, et qu'il parlait, il ne faisait pas bon être de ses voisins. Ce même jour, le Chanoine Blondinau s'en plaignit beaucoup, il était dans une colère qui nous fit bien rire ; il me semble que je le vois.

Il rit longtemps.

MONSIEUR COLLIGER, à part.

Quel homme ! Quel homme ! Il ne finira jamais !

L'ABBÉ.

Je vais par ordre, comme vous voyez.

MONSIEUR COLLIGER.

Que trop.

L'ABBÉ.

Enfin, le dîner fut très gai, et nous bûmes que c'était un plaisir ! Je me souviens d'un vin blanc, dont les vignes ont été gelées depuis ; il me semble que je le bois encore. Ce qui nous fâcha beaucoup, c'est que Gobart en cassa une bouteille avec un tire-bouchon qu'il avait acheté la veille à Montmirel.   [ 3 Montmirel : ou Montmirail. Commune située à 70km de Reims au sud-ouest. ]

MONSIEUR COLLIGER.

Mais, Monsieur l Abbé...

L'ABBÉ.

Vous voyez si j'ai la mémoire bien présente.

MONSIEUR COLLIGER.

Oui, mais passons à ce qui m'amène.

L'ABBÉ.

Ah oui, cela est juste : j'y viens. Je ne sais si je vous ai dit tout ce que nous avions à dîné ?

MONSIEUR COLLIGER.

Oui, tout.

L'ABBÉ.

Bien exactement ?

MONSIEUR COLLIGER.

Je vous dis que oui.

L'ABBÉ.

Je ne vous ai pas parlé d'un mouton de Beauvais, qui était excellent, et que mon frère m'avait envoyé. Il était Chanoine à Beauvais, et d'une taille ! Il avait près de six pieds ; et comme il atteignait à tout facilement, on l'appelait le Chanoine Long-bras.

MONSIEUR COLLIGER.

Mais vous voyez bien que vous me menez à Beauvais, quand il n'est question que de ce qui s'est passé à Reims.

L'ABBÉ.

C'est pour vous prouver ma mémoire et mon exactitude.

MONSIEUR COLLIGER.

Oui ; mais je ne sais encore rien. Passez à la fin du repas.

L'ABBÉ.

Cela est bien aisé à dire ; je n'ai pas encore eu le temps de rien manger. J'avais pourtant une bonne perdrix sur mon assiette ; il me semble que je la vois encore ; mais, puisque vous le voulez, il n'y avait que six heures que nous étions à table, lorsque l'on servit le dessert. Il était beau ! Dans le milieu il y avait un jambon...

MONSIEUR COLLIGER.

Ah ! Je vous en prie...

L'ABBÉ.

Vous serez étonné du jambon au dessert ; mais c'était notre usage dans ce temps-là, parce que cela fait boire. Celui-là était bien salé ; il me semble que je le vois encore.

MONSIEUR COLLIGER.

Ah, je vous en prie, sortez de table.

L'ABBÉ.

Bon ! Vous n'y êtes pas. Tout en buvant, le Doyen dit : Messieurs, si nous parlions un peu de nos affaires, nous n'avons pas beaucoup de temps, c'est demain, et nous n'avons encore rien délibéré. Eh bien, buvons un coup, dit le Chanoine Ventrin. Je ne vous ai pas encore parlé de lui, je crois ? Il était gros comme un orme qu'il y avait dans la cour du Doyen, qui était vieux comme le monde ; c'est moi-même qui l'ai mesuré, il me semble que j'y suis encore.

MONSIEUR COLLIGER.

Dites, enfin que fîtes-vous ?

L'ABBÉ.

Nous délibérâmes que nous nous rendrions à l'église le lendemain à cinq heures du matin. Gobart dit : Messieurs, le temps avance ; si vous m'en croyez, nous souperons ensemble, et tout en buvant nous arriverons à cinq heures du matin ; je l'entends encore. Nous ordonnons le souper.

MONSIEUR COLLIGER.

J'espère que vous m'en ferez grâce.

L'ABBÉ.

Il était pourtant bien bon ! Il me semble que j'y suis encore. Nous envoyons chercher nos aumusses. La mienne se trouva brûlée d'un côté, parce que ma gouvernante, qui était endormie, la laissa tomber dans le feu ; mais en mettant le brûlé en dedans, cela ne s'apercevait pas. Vous voyez que je me souviens de tout.   [ 4 Aumusse : Peau de martre ou de petit-gris que les chanoines et les chantres portent sur le bras lorsqu'ils vont à l'office. [L]]

MONSIEUR COLLIGER.

De tout ce qui est inutile.

L'ABBÉ.

Cinq heures sonnent, nous buvons un coup, et nous nous mettons en marche ; nous arrivons à l'église. Nous trouvons à la porte un Cent-Suisse qui avait une belle moustache ; il me semble que je le vois encore : Où allez-vous, Messieurs, nous dit-il ? Nous allons dans l'église. Vous n'avez point de place ici, Messieurs. Ah ! Ah ! Celui-là est plaisant ! Vous ne nous connaissez pas, apparemment ? Vous n'entre pas par ici. Allons, marche.   [ 5 Cent-suisse : Compagnie d'élire composée de mercenaires suisses au service du roi de France entre 1471 et 1830.]

MONSIEUR COLLIGER.

Comment ! Vous ne pûtes pas entrer ?

L'ABBÉ.

Attendez donc. Nous nous regardâmes tous en riant ; il me semble que j'y suis encore. Ventrin dit : Messieurs, si vous m'en croyez, nous irons nous coucher ; si l'on a besoin de nous, on viendra nous chercher.

MONSIEUR COLLIGER.

Quoi ! Les Chanoines ne sont pas entrés ?

L'ABBÉ.

Pardonnez-moi, par une autre porte ; il me semble que j'y suis encore.

MONSIEUR COLLIGER.

Allons, vous allez donc me dire ?

L'ABBÉ.

J'eus une indigestion qui m'obligea de retourner chez moi, et j'ai été malade pendant huit jours ; je m'en souviens comme si j'y étais encore.

MONSIEUR COLLIGER.

Et vous m'avez retenu pour ne m'apprendre que cela ?

L'ABBÉ.

Écoutez donc : si vous n'admirez pas ma mémoire au bout d'un temps si considérable, je ne sais pas ce que vous voulez.

MONSIEUR COLLIGER.

Je serais parti...

L'ABBÉ.

Et vous partirez tout de même. Tenez, voilà Dame Monique.

SCÈNE XII.
L'Abbé, Dame Monique, Monsieur Colliger.

L'ABBÉ.

Eh bien, Dame Monique, le Doyen ?

DAME MONIQUE.

Il est parti, Monsieur le Chanoine.

MONSIEUR COLLIGER.

Il est parti ?

DAME MONIQUE.

Oui, avec un autre Monsieur : je l'ai vu monter en chaise.

MONSIEUR COLLIGER.

Il faut que je sois bien malheureux ! Monsieur l'Abbé, vous êtes cause que je suis dans le plus grand embarras.

L'ABBÉ.

Mais nous trouverons peut-être une autre occasion

MONSIEUR COLLIGER.

Eh non, Monsieur, je vous remercie ; je vais voir moi-même ce que je pourrai devenir.

L'ABBÉ.

Attendez donc.

MONSIEUR COLLIGER.

Adieu, adieu.

SCÈNE DERNIÈRE.
L'Abbé, Dame Monique.

DAME MONIQUE.

Pour quoi donc est-il si fort en colère ce Monsieur ?

L'ABBÉ.

Je n'en sais rien. J'admire pourtant ma mémoire ; je l'ai entretenu pendant plus d'une heure, j'ai besoin de boire un coup.

DAME MONIQUE.

Allons, venez Monsieur le Chanoine ; mais une autre fois ne parlez pas tant sans boire.

L'ABBÉ.

C'est ce que je ferai, je vous en réponds bien.

Explication du Proverbe : 89. Promettre est un, et tenir est un autre.

 



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Notes

[1] Rue pavée d'Andouille : Rue de Reims occupée par des charcutiers, entre la rue de l'Étape et la rue du clou dans le Fer. Cette rue était connue en 1854.

[2] Louis XV a été sacré à Reims en 1722.

[3] Montmirel : ou Montmirail. Commune située à 70km de Reims au sud-ouest.

[4] Aumusse : Peau de martre ou de petit-gris que les chanoines et les chantres portent sur le bras lorsqu'ils vont à l'office. [L]

[5] Cent-suisse : Compagnie d'élire composée de mercenaires suisses au service du roi de France entre 1471 et 1830.

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