EPITRE à mes vers

Nicolas Boileau

1695

J'ai beau vous arrêter, ma remontrance est vaine ;

Allez, partez, mes vers, dernier fruit de ma veine ;

C'est trop languir chez moi dans un obscur séjour.

La prison vous déplaît, vous cherchés le grand jour ;

Et déjà chez Barbin, ambitieux libelles,

Barbin est un imprimeur libraire célèbre au XVIIème siècle.

Vous brûlez d'étaler vos feuilles criminelles.

Vains et faibles enfants de ma vieillesse nés,

Vous croyez sur les pas de vos heureux aînés,

Voir bientôt vos bons mots passant du peuple aux princes,

Charmer également la ville et les provinces,

Et par le prompt effet d'un sel réjouissant

Devenir quelquefois proverbes en naissant.

Mais perdez cette erreur dont l'appas vous amorce.

Le temps n'est plus, mes vers, où ma muse en sa force

Du parnasse français formant les nourrissons,

De si riches couleurs habillait ses leçons :

Quand mon esprit poussé d'un courroux légitime

Vint devant la raison plaider contre la rime,

À tout le genre humain sut faire le procès,

Et s'attaqua soi-même avec tant de succès.

Alors, il n'était point de lecteur si sauvage

Qui ne se déridât en lisant mon ouvrage,

Et qui, pour s'égayer, souvent dans ses discours,

D'un mot pris en mes vers n'empruntât le secours.

Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue,

Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,

A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,

Onze lustres complets surchargés de trois ans,

Cessés de présumer, dans vos folles pensées,

Mes vers, de voir en foule à vos rimes glacées

Courir, l'argent en main, les lecteurs empressés.

Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés.

Dans peu vous allés voir vos froides rêveries

Du public exciter les justes moqueries,

Et leur auteur jadis à Regnier préféré,

À Pynchesne, à Liniere, à Perrin comparé.

Vous aurez beau crier, "Ô vieillesse ennemie !

N'a-t-il donc tant vécu que pour cette infâmie ?"

Ceci est une citation de la tragi-comédie de Pierre Coneille Le Cid

Vous n'entendrez partout qu'injurieux brocards

Et sur vous, et sur lui fondre de toutes parts.

Que veut-il ? Dira-t-on. Quelle fougue indiscrète

Ramène sur les rangs encor ce vain athlète ?

Quels pitoyables vers ! Quel style languissant !

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant :

De peur que tout à coup efflanqué, sans haleine,

Il ne laisse en tombant son maître sur l'arène.

Ainsi s'expliqueront nos censeurs sourcilleux :

Et bientôt vous verrez mille auteurs pointilleux

Pièce à pièce épluchant vos sons et vos paroles,

Interdire chez vous l'entrée aux hyperboles,

Traiter tout noble mot de terme hasardeux,

Et dans tous vos discours, comme monstres hideux,

Huer la métaphore, et la métonymie,

(Grands mots que Pradon croit des termes de chimie : )

Vous soutenir qu'un lit ne peut être effronté ;

Que nommer la luxure est une impureté.

En vain contre ce flot d'aversion publique,

Vous tiendrez quelque temps ferme sur la boutique :

Vous irez à la fin honteusement exclus

Trouver au magasin Pyrame et Regulus,

Ou couvrir chez Thierry d'une feuille encor neuve

Thierry est un autre imprimeur libraire célèbre au XVIIème siècle.

Les méditations de Buzée et d'Hayneuve,

Puis, en tristes lambeaux semés dans les marchés,

Souffrir tous les affronts au Jonas<:i> reprochez.

Mais quoi, de ces discours bravant la vaine attaque,

Déjà comme les vers de Cinna, d'Andromaque,

Cinna est une tragédie de Pierre Corneille, et Andromaque est une tragédie de Jean Racine.

Vous croyez à grands pas chez la postérité

Courir marquez au coin de l'immortalité.

Hé bien, contentez donc l'orgueil qui vous enivre.

Montrez-vous, j'y consens : mais du moins dans mon livre

Commencez par vous joindre à mes premiers écrits.

C'est là qu'à la faveur de vos frères chéris

Peut-être enfin soufferts comme enfants de ma plume,

Vous pourrez vous sauver épars dans le volume.

Que si mêmes un jour le lecteur gracieux,

Amorcé par mon nom sur vous tourne les yeux ;

Pour m'en récompenser, mes vers, avec usure,

De votre auteur alors faites-lui la peinture :

Et surtout, prenez soin d'effacer bien les traits

Dont tant de peintres faux ont flétri mes portraits.

Déposez hardiment, qu'au fond cet homme horrible,

Ce censeur, qu'ils ont peint si noir, et si terrible,

Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité,

Qui cherchant dans ses vers la seule vérité,

Fit sans être malin ses plus grandes malices,

Et qu'enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.

Dites, que harcelé par les plus vils rimeurs

Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs moeurs :

Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage,

Assez faible de corps, assez doux de visage,

Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,

Ami de la vertu plutôt que vertueux.

Que si quelqu'un, mes vers, alors vous importune,

Pour savoir mes parents, ma vie et ma fortune ;

Contez-lui, qu'allié d'assez hauts magistrats,

Fils d'un père greffier, né d'aïeux avocats,

Dès le berceau perdant une fort jeune mère,

Réduit seize ans après à pleurer mon vieux père,

J'allai d'un pas hardi, par moi-même guidé,

Et de mon seul génie en marchant secondé,

Studieux amateur, et de Perse, et d'Horace,

Assez près de Regnier m'asseoir sur le Parnasse ;

Que par un coup du sort au grand jour amené,

Et des bords du Permesse à la Cour entraîné,

Je sus, prenant l'essor par des routes nouvelles,

Élever assez haut mes poétiques ailes ;

Que ce roi dont le nom fait trembler tant de rois

Voulut bien que ma main crayonnât ses exploits ;

Que plus d'un grand m'aima jusques à la tendresse ;

Que ma vue à Colbert inspirait l'allégresse ;

Qu'aujourd'hui même encor de deux sens affaibli,

Retiré de la cour, et non mis en oubli ;

Plus d'un héros épris des fruits de mon étude

Vient quelquefois chez moi goûter la solitude.

Mais des heureux regards de mon astre étonnant

Marquez bien cet effet encor plus surprenant,

Qui dans mon souvenir aura toujours sa place :

Que, de tant d'écrivains de l'école d'Ignace,

Étant, comme je suis, ami si déclaré,

Ce docteur toutefois si craint, si révéré,

Qui contre eux de sa plume épuisa l'énergie,

Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie.

Sur mon tombeau futur, mes vers, pour l'énoncer,

Courez en lettres d'or de ce pas vous placer.

Allez jusqu'où l'aurore en naissant voit l'Hydaspe,

Chercher, pour l'y graver, le plus précieux jaspe.

Sur tout à mes rivaux sachez bien l'étaler.

Mais, je vous retiens trop. C'est assez vous parler.

Déjà plein du beau feu qui pour vous le transporte,

Barbin impatient chez moi frappe à la porte.

Il vient pour vous chercher. C'est lui : j'entends sa voix.

Adieu, mes vers, adieu pour la dernière fois.

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