Préface de la comédie LE GLORIEUX

Philippe Néricault-Destouches

Cette comédie vient d'être reçue si favorablement du public, que je me croirais indigne des applaudissements dont il m'a honoré, si je ne m'efforçais pas de lui en témoigner ma reconnaissance. J'ose lui protester qu'elle est aussi vive que juste. Je ne trouve point de termes qui puissent l'exprimer ; mais pour la faire éclater d'une manière sensible, je promets à ce même public, à qui je suis si redevable, qu'en cherchant à lui procurer de nouveaux amusements, je n'épargnerai ni soins, ni travaux, pour mériter le continuation de ses suffrages. Quoique les caractères semblent épuisés, il m'en reste encre plusieurs à traiter. Ce n'est pas que je ne sois très convaincu des difficultés et des périls de l'entreprise, parce que les caractères les plus faciles et les plus saillants ont déjà parus sur la scène. Mais comme les succès redoublent mon zèle, peut-être augmenteront-ils mes forces. Ce qui doit au moins m'en faire augurer, c'est que mon objet est généralement approuvé. On sait que j'ai toujours devant les yeux ce grand principe dicté par Horace :

Omne tulit qui miscuit utile dulci ;

Et que je crois que l'art dramatique n'est estimable qu'autant qu'il a pour but d'instruire en divertissant. J'ai toujours eu pour maxime incontestable que, quelque amusant que puisse être une comédie, c'est un ouvrage imparfait et même dangereux, si l'auteur ne s'y propose de corriger les mœurs, de tomber sur le ridicule, de décrier le vice, et de mettre la vertu dans un si beau jour, qu'elle s'attire l'estime et la vénération publiques. Tous mes spectateurs ont fait connaître unanimement, et, si je l'ose dire, d'une manière bien flatteuse pour moi, qu'ils se livraient avec plaisir à un objet si raisonnable. Je ne craindrai pas même d'ajouter ici, qu'en m'honorant de leurs applaudissements, ils se sont faits honneur à eux-mêmes. Car enfin, qu'y a-t-il de plus glorieux pour notre nation, si fameuse d'ailleurs par tant de qualités, que de faire aujourd'hui connaître à tout l'univers, que les comédies, à qui l'ancien préjugé ne donne pour objet que celui de plaire ou de divertir, ne peuvent la divertir et lui plaire longtemps, que lorsqu'elle trouve dans cet agréable spectacle, non seulement ce qui peut le rendre innocent et permis, mais même ce qui peut contribuer à l'instruire et à la corriger ? Il est donc de mon devoir, en payant au public le juste tribut qu'il attend de ma reconnaissance, de la féliciter sur le goût qu'il fait toujours éclater pour les ouvrages qui ne tendent qu'à épurer la scène, qu'à la purger de ces frivoles saillies, de ces débauches d'esprit, de ces faux brillants, de ces sales équivoques, de ces fades jeux de mots, de ces mœurs basses et vicieuses, dont elle a été souvent infectée, et qu'à la rendre digne de l'estime et de la présence des honnêtes gens. Il est aisé de voir dans tous mes ouvrages, remplis au surplus d'une infinité de défauts, que c'est uniquement à ces sortes de spectateurs que je me suis toujours efforcé de plaire. Il ne manque à un objet si légitime que les talents nécessaires pour y parvenir. Toute le gloire dont je puisse me flatter, c'est d'avoir pris un ton qui a paru nouveau, quoique, après l'incomparable Molière, il semblât qu'il n'y eût point d'autres secret de plaire que celui de marcher sur ses traces. Mais quelle témérité de vouloir suivre un modèle que les auteurs les plus sages et les plus judicieux ont toujours regardé comme inimitable ! Il nous a laissé que le désespoir de l'égaler : trop heureux, si, par quelque route nouvelle, nous pouvons nous rendre supportables après lui ! C'est à quoi je me suis borné dans mes ouvrages dramatiques ; et c'est sans doute à cette précaution essentielle que je dois l'accueil favorable qu'ils ont reçu.

Je n'en suis pas moins redevable à l'art des acteurs; qui en ont employé tous les ressorts et toutes les finesses, principalement dans cette dernière comédie, pour signaler leur zèle et leur amitié pour moi. Je leur dois à tous, sans nulle exception, cette justice ; et je leur la rends avec d'autant plus de plaisir, que le public l'autorise par ses applaudissements. M. Quinault l'aîné, dans le rôle de Lycandre, a fait voir qu'il sait se transformer en toutes sortes de caractères ; que, quelque différents qu'ils puissent être les uns des autres, ils lui fournissent également une occasion brillante de faire admirer ses talents et son esprit, et qu'il peut se donner le ton, la gravité, les entrailles de père, avec autant de justesse, de précision et de vérité, qu'il s'approprie les saillies, la vivacité et les grâces d'un jeune homme, quand il est question de les représenter. Quelle estime, quelle vénération, quel amour n'a-t-il point inspiré pour le malheureux père du comte de Tufière et de Lisette !

Je dois les mêmes louanges à son frère, M. Dufresne, qui a trouvé l'art d'annoncer le caractère du "Glorieux" même avant que de prononcer une parole, et par le seule manière de se présenter sur scène. Quelle noblesse dans le port ! Quelle grandeur dans son air ! Quelle fierté dans sa démarche ! Quel art, quelles grâces, quelle vérité dans tout le débit du rôle, et quelle finesse, quelle variété dans tous les jeux du théâtre !

Jamais personnage ne fut plus difficile à représenter que celui de Lisette, fille de condition, et femme de chambre en même temps. Être trop comique, c'était s'exposer à refroidir l'action et à rendre le personnage ennuyeux/ Il s'agissait de trouver un juste milieu entre les saillies et les vivacités d'une suivante, et la noble retenue d'une fille de qualité. C'est ce qu'on vient de voir exécuter avec tant de succès par l'excellente actrice (mademoiselle Quinault) chargée du rôle de Lisette.

Me sera-t-il permis de faire souvenir le public de l'air de confiance, de joie, de naïveté, et des plaisantes brusqueries de Lisimon, ou plutôt de l'acteur judicieux et naturel (M. Duchemin) qui a paru sous le nom de ce bourgeois ennobli ? L'extrême plaisir qu'il a fait aux spectateurs ne me laisse assurément aucun lieu de douter qu'il n'ait beaucoup contribué au succès de mon ouvrage.

Je me ferais encore une devoir bien agréable de faire ici l'éloge de mes autres acteurs, si la crainte d'ennuyer par un trop long détail, ne mettait, malgré moi, des bornes à ma connaissance.

Après ce juste tribut qu'elle exigeait de ma plume, ce serait ci l'occasion naturelle d'employer quelques lignes à réfuter la censure de l'auteur d'une petite comédie, ou plutôt d'un ouvrage qui en usurpe le nom, et qui a paru pendant quelques jours sur le Théâtre italien ["Polichinelle, comte de Ponsier", parodie de la comédie du Glorieux, donnée au mois de mars 1732, BnF ASP - 8-RF-9054 ]. Mais, quoiqu'il ne convienne moins qu'à qui que ce puisse être de mépriser mes confrères les auteurs, et que je reconnaisse en eux des talents supérieurs aux miens, je crois pouvoir affecter le silence à l'égard de l'auteur dont il est question : je me dispenserai même de la nommer [cet auteur est Charles-Simon Favart (1710-1792)], pour ne le point tirer de son obscurité, et je lui laisse le champ libre sur un théâtre qui est son unique ressource, et qui est propre à exercer son génie ; théâtre qui ne subsiste qu'aux dépend des meilleurs ouvrages, et dont le mérite principal est de les tourner en ridicule, et de les livrer à l'envie et au mauvais goût. Il me suffit que le public ait eu la bonté de suivre ma comédie ; en l'approuvant, il s'est chargé de la défendre et de justifier en même temps les suffrages. Tout ce qu'il me reste à dire maintenant, c'est qu'on me trouvera toujours également disposé à me corriger sur les avis des personnes impartiales et judicieuses, et à mépriser les censures de certains petits auteurs étouffés qui tâchent de se donner quelque relief, en attaquant sans mesure et sans discernement tout ce que le public ne juge pas indigne de ses louanges.

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