COMÉDIE
1906. Tous droits réservés.
Par M. CLOVIS HUGUES
PARIS LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE.
SOCIÉTÉ ANONYME D'IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE DE ROUERGUE, Jules Bardoux, Directeur.
Texte établi par Paul Fièvre en mars 2019
publié par Paul FIEVRE, avril 2019
© Théâtre classique - Version du texte du 26/10/2024 à 20:16:08.
PERSONNAGES.
TYL L'ESPIÈGLE.
NICOLAS, père de Tyl.
ANNA., mère de Tyl
LE COMTE D'HEVERLÉ.
LA COMTESSE D'HEVERLÉ.
VAN BOCK, intendant du Comte.
DOCTEURS DE L'UNIVERSITÉ.
HOMMES D'ARMES DU COMTE.
La scène se passe au château d'Heverlé, en Flandre, au treizième siècle.
Extrait de "Les Joujoux du Théâtre, comédie enfantine, illustration de Louis Bailly", 1906. pp 114-211
TYL L'ESPIEGLE.
Une salle du château d'Heverlé. Panoplies, fauteuils armoriés, portraits d'ancêtres, etc.
SCÈNE PREMIÈRE.
Nicolas, Anna.
NICOLAS.
Oui, monsieur notre fils est un fou réussi,
Et je suis furieux de voir...
ANNA.
Mais non !
NICOLAS.
Mais si !
ANNA.
Bah ! Puisque c'est ainsi que chacun le préfère,
Riez de ses bons tours, passez et laissez faire.
NICOLAS.
5 | Le Comte d'Heverlé, notre maître et seigneur, [ 1 Hervelé est un commune de la banlieue sud de Louvain en Belgique à une trentaine de kilomètres de Bruxelles.] |
Ne se plaît guère aux traits de son esprit moqueur.
ANNA.
Il est le Benjamin de notre châtelaine,
Et c'est lui seul qui tient sa pelote de laine.
NICOLAS.
Alors il la tient peu, je te le dis tout bas.
ANNA.
10 | J'en conviens, car au lieu de tricoter des bas. |
De coudre, de filer, de veiller au ménage,
Ainsi que le faisaient les dames de l'autre âge,
La dame de ces lieux court par monts et par vaux,
Chassant et bataillant, éreintant ses chevaux
15 | Et montrant ce caprice entre mille caprices |
De leur faire au galop franchir les précipices.
Tyl l'accompagnerait sans doute chaque jour,
S'il était moins souvent perché sur cette tour
D'où son cornet, ainsi que cela se rencontre,
20 | Doit sonner, aussitôt qu'un ennemi se montre. |
NICOLAS.
C'est un bonheur pour nous qu'il ne la suive point.
Elle a si bonne mine, un faucon sur le poing,
Qu'il l'accompagnerait, pour un sourire d'elle,
Jusque dans le pays où l'ombre est éternelle.
25 | Le Comte est batailleur, querelle ses voisins, |
Et traite en assiégés ses plus petits cousins.
Jamais, tout vieux qu'il est, notre pays de Flandre
N'avait vu sous le ciel tant de châteaux en cendre,
Et Tyl, du haut des tours sondant le grand chemin,
30 | Y restera longtemps, son cornet à la main. |
ANNA.
Plaise à Monsieur Saint-George ! [ 2 Georges de Lydas : martyr chrétien de la fin du IIème siècle, qui aurait triomphé d'un dragon. Saint patron des chevaliers.]
NICOLAS.
Ah ! Quel énorme cierge
Je veux faire brûler à Madame la Vierge
Si notre fils, plus vain que les petits oiseaux,
Perd son espièglerie en conservant les os !
35 | Mais, le voici... Qu'a-t-il à chantonner encore ? |
SCÈNE II.
Nicolas, Anna, Tyl.
TYL.
AIR de la Branche cassée.
Mon père et ma mère m'ont mis
Un rayon de soleil en tête ;
Tous les rieurs sont mes amis ;
La sainte gaîté, c'est ma fête.
40 | Mon gosier est plein de chansons, |
Mon regard est plein d'étincelles ;
Et pour les nobles demoiselles
Je danse de mille façons.
Il danse.
NICOLAS.
Qu'avez-vous à danser ?
ANNA.
45 | Quelle guêpe vous blesse ? |
TYL, parlant.
Il était une fois une belle princesse...
Reprenant le chant.
Bien que mon nid soit une tour
Bâtie exprès pour le vautour,
Le caprice est ma règle ;
50 | Je m'amuse à plus d'un bon tour, |
Et je suis Tyl l'espiègle.
Est-il rien de plus gai, vraiment,
Dans le coin du monde où nous sommes,
Que de faire éternellement
55 | Des niches à ces pauvres hommes ? |
Êtes-vous enragé ?
La fleur au jour naissant sourit,
Les grands chênes ont le délire,
Et c'est dans un éclat de rire
60 | Que les oiseaux font de l'esprit. |
Il rit.
NICOLAS.
Êtes-vous enragé ?
ANNA.
Pourquoi rire sans cesse ?
TYL, parlant.
Or, un troubadour vint qui charma la princesse...
Reprenant le chant.
Bien que mon nid soit une tour
Bâtie exprès pour le vautour,
65 | Le caprice est ma règle ; |
Je m'amuse à plus d'un bon tour,
Et je suis Tyl l'espiègle.
J'ignore si mon lendemain
Doit répondre à mon espérance,
70 | Et je m'en vais sur le chemin, |
Heureux de mon insouciance.
À moi les folâtres discours !
À moi toutes les douces choses !
Printemps, couronne-moi de roses :
75 | Je veux vivre et danser toujours ! |
Il danse et rit à la fois.
NICOLAS.
Arrêtez, arrêtez.
ANNA.
Quelle folle allégresse !
TYL, parlant.
Alors le troubadour épousa la princesse...
Reprenant le chant.
Bien que mon nid soit une tour
Bâtie exprès pour le vautour,
80 | Le caprice est ma règle ; |
Je m'amuse à plus d'un bon tour,
Et je suis Tyl l'espiègle.
Parlant.
Bonjour, papa !
Il embrasse sa mère.
ANNA.
Bonjour, mon fou !
TYL, embrassant son père.
Maman, bonsoir !
NICOLAS.
Fils, ne pouvez-vous pas montrer votre savoir
85 | Sans dire une folie ou sans faire parade |
De vos légèretés qui me rendront malade ?
ANNA.
Votre père a raison.
TYL.
Quelle raison a-t-il ?
Le papillon qui vole est plus léger que Tyl ;
La feuille qui dans l'air frissonne est plus légère
90 | Que Tyl, ce pauvre diable englué sur la terre ; |
Et pourtant chacun aime et feuille et papillon.
M'a-t-on vu, soulevé par quelque tourbillon,
Faire là-haut l'espiègle ? Ah ! père, je vous prie
Laissez pousser son aile à mon espièglerie :
95 | Elle pousse si peu que j'en suis offense. |
NICOLAS.
Fils, que sera-ce donc quand elle aura poussé ?
TYL.
Oh ! Ne vous fiez pas à tout ce que l'on conte !
Les tours que d'autres font, on les met à mon compte !
ANNA.
C'est donc un parti pris ?
TYL.
Jugez-en par vos yeux.
100 | Le comte avec ses gens arrive dans ces lieux. |
Nous allons devant lui, sans rompre le silence,
Tous les trois à la fois faire la révérence ;
Je serai comme vous plus muet qu'un poisson.
On n'en dira pas moins : « Voyez ce polisson ! »
SCÈNE III.
Nicolas, Anna, Tyl, Le Comte d'Heverlé, Van Bock, Hommes d'armes.
LE COMTE.
AIR de la Vieille Chanson, de Darcier.
105 | J'ai dans mes veines un sang pur |
Comme le sang des vignes ;
Mes lacs sont des nappes d'azur
Où s'attablent les cygnes ;
Ma bannière au vol souverain
110 | Est un aigle qui plane ; |
Et je m'en vais, le front serein,
Faisant sur les casques d'airain
Sonner ma pertuisane. [ 3 Pertuisane : Ancienne arme d'hast, dont le fer présente une pointe à la partie supérieure, et, sur les côtés, des pointes, des crocs, des croissants. [L]]
NICOLAS.
Mon fils, c'est le moment, puisque le Comte est là.
ANNA.
115 | Marchez derrière nous dans l'ordre que voilà. |
Ils s'inclinent tous les trois devant le Comte ; mais Tyl gesticule d'une façon comique derrière Nicolas et Anna, qui ne peuvent le voir.
LES HOMMES D'ARMES.
Même lorsqu'il se prétend sage,
Il a tout juste la raison
Du gnome qui la nuit voyage [ 4 Gnome : Nom des esprits qui. dans le système des cabalistes, président à l'élément de la terre et à tout ce qu'elle renferme dans son sein, comme les ondins à l'élément de l'eau, les sylphes à celui de l'air et les salamandres à celui du feu. [L]]
Sur le dos d'un colimaçon...
120 | Voyez, voyez ce petit polisson ! |
bis.
NICOLAS.
C'est injuste ! Il n'a pas dit un seul mot.
ANNA.
J'enrage
Que Tyl, en se taisant, s'attire cet orage !
LE COMTE.
Sur mes donjons que bat le vent
Veillent trois mille gardes
125 | Dont le soleil en se levant |
Dore les hallebardes ; [ 5 Hallebarde : Arme d'hast, garnie par en haut d'un fer long, large et pointu, traversé d'un autre fer en forme de croissant. Les suisses d'église portent la hallebarde. [L]]
Mon cheval de guerre hennit
Comme la foudre tonne,
Et je me suis dans le granit
130 | Construit superbement un nid |
Que l'orage environne.
NICOLAS.
Fils, marchez devant nous : tout à l'heure, je crois,
Vous faisiez certain geste avec le bout des doigts.
Ils défilent devant les hommes d'armes, mais Tyl leur fait des grimaces que Nicolas et Anna ne peuvent pas voir davantage.
LES HOMMES D'ARMES.
Même quand il se prétend sage,
135 | Il a tout juste la raison |
Du gnome qui la nuit voyage
Sur le dos d'un colimaçon...
Voyez, voyez ce petit polisson !
bis.
TYL, sur un ton tragique.
Ah çà ! Jusques à quand souffrirai-je, mes drôles,
140 | Ces mesquins quolibets pleuvant sur mes épaules ? [ 6 Quolibet : Question de philosophie ou de théologie. Aujourd'hui, et par une extension péjorative, propos trivial, mauvaise plaisanterie. [L]] |
Jusques à quand, Seigneur ? Seigneur, jusques à quand
Vos gens poursuivront-ils d'un refrain provocant
Un page sans égal dont le rire sonore
Dans votre vieux château voltige dès l'aurore ?
SCÈNE IV.
Les précédents, La Comtesse d'Heverlé.
LA COMTESSE, entrant brusquement en scène, une arquebuse au poing, les cheveux dénoues, l'allure guerrière
145 | Bravo, messire Tyl ! Eh quoi ! L'on vous aurait |
En mon absence encor décoché quelque trait ?
Heureusement pour vous que vous avez la langue
Bien pendue.
LE COMTE.
Il allait nous faire une harangue.
TYL.
Berner ma seigneurie ! A-t-on rien vu de tel ?
VAN BOCK.
150 | Ce petit homme-là parle comme un missel. [ 7 Missel : Nom du livre ecclésiastique qui contient les messes propres aux différents jours et fêtes de l'année, et qui sert aux prêtres à l'autel. [L]] |
LA COMTESSE.
Voici mon bon plaisir : je veux, moi, châtelaine,
Qu'on l'écoute, dût-il parler une semaine.
Approchez-vous un peu, mon page bien-aimé !
ANNA, à Nicolas.
Vous avez entendu comme elle l'a nommé.
NICOLAS.
155 | L'attention qu'elle a pour notre Tyl me flatte. |
UN HOMME D'ARMES, à part.
Quel piètre favori !
LE COMTE, à part.
La comtesse le gâte.
TYL, aux genoux de la comtesse.
Ô madame, merci ! Désormais, grâce à vous,
J'ai le droit d'être espiègle et fou parmi les fous,
De chanter, de danser, de rire jusqu'aux larmes,
160 | De mettre un bonnet d'âne à tous vos hommes d'armes, |
De taquiner chacun, de cribler de bons mots
Le savoir des savants, la sottise des sots,
Et de crier partout, sans craindre qu'il me morde,
Que messire Van Bock a mérité la corde.
VAN BOCK.
165 | Et pourquoi voulez-vous dire cela de moi ? |
TYL.
La belle question !
LA COMTESSE.
Pourquoi ?
LE COMTE.
Pourquoi ?
TOUS.
Pourquoi ?
TYL, se levant.
Parce qu'il est râpé comme un gueux dans son bouge, [ 8 Bouge : Plus souvent, logement obscur et malpropre. [L]]
Qu'il porte mal sa toque et qu'il a le nez rouge.
TOUS, riant.
Ah ! Ah !
LE COMTE.
Pauvre Van Bock !
VAN BOCK.
L'affreux petit brigand !
TYL.
170 | Autorisez-moi, Comte, à lui jeter mon gant ! [ 9 Jeter son gant : défier un adversaire en duel. [L]] |
LE COMTE.
Non : les débats sont clos.
VAN BOCK, a part.
Si jamais je l'accoste !...
LE COMTE.
Maintenant, compagnons, tout le monde à son poste !
LES HOMMES D'ARMES.
À table !
LA COMTESSE.
À table !
TYL, se dirigeant vers la table.
À table !
LE COMTE.
Après nous, maître Tyl !
À cette heure ton poste est sur la tour.
TYL.
Plaît-il ?
LA COMTESSE.
175 | Allons, ne boudez pas, beau page : le service |
Est ainsi partagé.
TYL.
Mais c'est une injustice !
J'ai terriblement faim.
LE COMTE.
Tu mangeras plus tard.
TYL.
Puisque vous l'ordonnez, je retourne au rempart,
Et je sonne du cor à fendre les murailles
180 | Si je vois une pique à travers les broussailles. |
Bon appétit !
À part.
Je crois fort qu'on a préparé
Ce dîner pour moi seul. Le beau gâteau doré !
Comme il attire l'oeil ! Ah ! Messire l'espiègle,
Vous allez cette fois faire une farce en règle !
NICOLAS.
185 | J'espère, mon enfant, que tu seras enfin |
Sérieux maintenant...
TYL, a part.
Il fait diablement faim !
ANNA.
Plus grave...
NICOLAS.
Moins léger...
TYL.
Je le suis trop, que diantre !
Depuis hier au soir je n'ai rien dans le ventre.
ANNA.
Et contente toujours les maîtres du château.
TYL, embrassant sa mère.
190 | Oui, mon petit papa. |
À part.
C'est un bien beau gâteau ! |
Anna, Nicolas et Tyl sortent, celui-ci par la gauche, ceux-là par la droite. Le comte, la Comtesse et leur suite s'attablent. Van Bock occupe le bout de la table, à gauche.
SCÈNE V.
Le Comte d'Heverle, La Comtesse, Van Bock, Les Hommes d'Armes, Tyl pendant un instant.
TOUS.
AIR : Evohe ! que ces déesses...
Buvons à la châtelaine
Qui partage nos combats,
Et dans notre coupe pleine
Noyons les maux d'ici-bas !
LA COMTESSE.
195 | Venue au monde guerrière, |
J'aime les grands étendards
Qui flottent dans la lumière
Sur la crête des remparts.
Pendant que le chant continue, Tyl, marchant sur les mains, vient se placer derrière Van Bock et l'attache sur sa chaise par un pan de son vêtement ; après quoi, il se retire avec les mêmes précautions.
TOUS.
Buvons à la châtelaine
200 | Qui partage nos combats, |
Et dans notre coupe pleine
Noyons les maux d'ici-bas !
LA COMTESSE.
À moi la victoire ailée !
À moi le rapide éclair
205 | Des casques dans la mêlée |
Où le fer heurte le fer !
TOUS.
Buvons à la châtelaine
Qui partage nos combats,
Et dans notre coupe pleine
210 | Noyons les maux d'ici-bas ! |
Le cor de Tyl sonne trois fois : tous les convives se lèvent, à l'exception de Van Bock, qui fait de vains efforts pour se séparer de sa chaise.
LA COMTESSE, reprenant son arquebuse.
L'ennemi nous environne :
Debout à l'appel du cor !
Et que la foudre éperonne
Mon coursier harnaché d'or !
TOUS, l'arme au bras.
215 | Nous ne voulons, châtelaine, |
Venir qu'après les combats
Au fond de la coupe pleine
Noyer les maux d'ici-bas.
Ils sortent précipitamment.
SCÈNE VI.
Van Bock ; Tyl, d'abord dans la coulisse.
VAN BOCK, toujours attaché.
Sapristi ! C'est encor ce méchant petit page
220 | Qui m'a joué ce tour ! Oh ! j'enrage, j'enrage ! |
Quel rôle ridicule il me fait remplir là !
C'est mal de se moquer des gens comme cela !
Quoi ! Berner de la sorte un intendant du comte !
Quoi ! M'avoir attaché par l'habit, quelle honte !
225 | Comme si je n'étais qu'un enfant, qu'un vieux fou ! |
Ah ! Si je le tenais, je lui tordrais le cou
Et je lui ferais voir, selon les vieilles règles,
A quels beaux traitements s'exposent les espiègles.
Si du moins je pouvais dénouer mon pourpoint !
230 | Mais le bandit m'a fait un noeud comme le poing : |
Impossible ! Je suis vissé sur cette chaise.
Me voilà bien logé ! Par mon patron Saint-Blaise, [ 10 Saint-Blaise : Martyr chrétien arménien du IVèème siècle. Il fut év^que et médecin.]
Je jure qu'il sera châtié celte fois
Et qu'il conservera la marque de mes doigts
235 | Pendant plus de huit jours au bout de son oreille ! |
On n'aura vu jamais une danse pareille !
Je le corrigerai devant tout le château !
Quand j'y pense ! Je suis comme dans un étau,
Je suis cloué ! Je veux qu'il me demande grâce.
240 | Outrager à ce point un homme de ma race ! |
Un Van Bock ! Mon grand-père était dans ce castel [ 11 Castel : S'est dit pour château. [L]]
Intendant de la coupe et pourvoyeur du sel ;
Mon père avec des ducs chassait à l'arbalète.
Je suis déshonoré, ma disgrâce est complète,
245 | Si quelqu'un me surprend dans l'état où je suis. |
Palsambleu ! J'aimerais mieux être au fond d'un puits
Que d'être à cette chaise attaché de la sorte.
Comme ce noeud est dur ! Que le diable t'emporte,
Abominable Tyl, effronté garnement !
250 | Et si les assaillants entraient ici ! Comment |
Me cacher ? Comment fuir ? Je suffoque, je tremble.
Hé ! Par là-bas ? Qui vient par là-bas ? Il me semble
Que l'on a remué derrière ces piliers.
Il roule à terre avec sa chaise, en faisant un effort pour se mettre à genoux.
Ayez pitié de moi, messieurs les cavaliers !
255 | Je suis un intendant honnête ; je me nomme |
Van Bock, et croyez bien...
TYL, masqué, un casque sur la tête, une grande pique à la main, entrant brusquement et faisant la grosse voix.
Trêve aux discours, bonhomme !
Nous avons sur ces murs planté notre drapeau.
Le duc est pris. Tu vas, si tu tiens à ta peau,
Me remettre les clés du trésor.
VAN BOCK.
Sainte-Vierge !
TYL, montrant sa pique.
260 | Je suis mal disposé. Tu vois cette flamberge.. |
VAN BOCK.
Je la vois, doux seigneur.
TYL.
Eh bien ! Je te la mets
À travers le corps, si les clés du trésor...
VAN BOCK.
Mais,
Je ne sais pas où sont ces clés qu'on me demande.
TYL.
Tu m'interromps, je crois.
VAN BOCK.
Ma frayeur est si grande
265 | Et je suis si troublé ! |
TYL.
Quel butor réussi ! |
L'examinant avec soin.
Ah çà ! Maître intendant, que fais-tu donc ici,
Dans un accoutrement à ce point ridicule ?
Pourquoi t'es-tu vissé sur ta chaise curule ? [ 12 Chaise curule : Terme d'antiquité romaine. Chaise curule, fauteuil d'ivoire sur lequel les premiers magistrats de Rome s'asseyaient et qui avait les pieds courbes et des ornements d'ivoire. [L]]
À la manière antique attendrais-tu la mort ?
VAN BOCK.
270 | C'est Tyl, ce méchant fou... |
TYL.
De plus fort en plus fort ! |
C'est Tyl qui t'a cloué sur ce siège ? Ah ! Le drôle !
VAN BOCK.
Vous le connaissez donc ?
TYL.
Tu me plais dans ce rôle !
VAN BOCK.
Un petit scélérat !
TYL.
Un aimable garçon !
Moi, j'ai toujours aimé les tours de sa façon.
275 | Quand on a de l'esprit, il faut bien qu'on le montre ! |
Est-ce un mal de berner les badauds qu'on rencontre ?
VAN BOCK.
Je ne dis pas.
TYL.
Fort bien. Tu comprends comme moi
Que Tyl a cent raisons de se moquer de toi ?
VAN BOCK.
Je le comprends.
TYL.
D'ailleurs, si ta dure cervelle
280 | Ne se l'expliquait pas d'une façon formelle, |
Je te l'expliquerais au moyen de l'outil
Que voilà.
Il lui montre sa pique.
Par Caron ! Je suis l'ami de Tyl ;
Je ne souffrirais pas qu'un sot de ton espèce...
VAN BOCK.
Mais, monseigneur...
TYL.
Je veux que l'on m'appelle Altesse.
VAN BOCK.
285 | Mais, Altesse ! Je n'ai rien dit. Tyl est charmant. |
Je l'aime.
TYL.
Un peu ?
VAN BOCK.
Beaucoup.
TYL.
Et passionnément ?
VAN BOCK.
Et passionnément : c'est ce que je veux dire.
Mon Altesse...
TYL.
Je veux que l'on m'appelle Sire !
VAN BOCK.
Sire ! Tyl est charmant, je vous le dis encor ;
290 | Mais vous devinez bien... |
TYL, brusquement.
Et les clés du trésor ? |
Où sont-elles ? J'attends depuis plus d'un quart d 'heure.
VAN BOCK.
Je ne sais...
TYL.
Palsambleu ! je les veux.
VAN BOCK.
Que je meure
Si je les ai !
TYL, allant sur lui.
Je vais te servir de ton plat.
VAN BOCK.
Je suis à vos genoux, je me fais aussi plat
295 | Que possible. Pitié ! La gloire serait mince |
D'avoir tué ce vieux Van Bock.
TYL.
Je suis bon prince.
Écoute. Je consens à t'épargner, ma foi,
Si tu jures par la chape de Saint-Éloi [ 13 Chape : Sorte de manteau long, sans plis et agrafé par devant, que portent l'évêque, le célébrant, les chantres, etc. durant l'office ; se dit aussi de l'habit à capuce fourré d'hermine des cardinaux, et du grand manteau de drap ou de serge des chanoines. [L]]
De ne pas te venger de Tyl.
VAN BOCK.
Je vous le jure.
TYL.
300 | De ne pas dire au Comte un mot de l'aventure. |
VAN BOCK.
Je le jure.
TYL.
D'avoir de l'amitié pour Tyl,
De ne pas lui tirer les oreilles.
VAN BOCK.
Plaît-il ?
TYL.
De ne pas lui tirer les oreilles.
VAN BOCK.
J'admire !
TYL.
Jure : cela vaut mieux.
VAN BOCK.
Je vous le jure, Sire.
TYL.
305 | Et tes serments sont sûrs ? |
VAN BOCK.
Aussi fermes qu'un roc ! |
TYL, se démasquant.
Et maintenant, comment ça va-t-il, cher Van Bock ?
VAN BOCK.
Quoi ! Méchant avorton, tu me jouais encore ! [ 14 Avorton : Par mépris, homme petit et mal fait. [L]]
TYL.
Je te jouais. C'est bien amusant.
VAN BOCK.
Je t'abhorre.
TYL.
Je t'aime.
VAN BOCK.
Je ferai quatre morceaux de toi.
TYL.
310 | Et ton serment par la chape de Saint-Éloi ? |
VAN BOCK.
Ton casque me trompait, tu me prenais en traître :
Le serment n'était pas valable.
TYL.
Ah çà, mon maître !
Depuis quand un serment qu'on fait ne vaut-il rien ?
Parbleu ! Je te ferai brûler comme un païen.
VAN BOCK.
315 | Je casserai sur toi les bâtons de la chaise |
Où tu m'as attaché.
TYL.
Vraiment ! J'en suis fort aise.
Comment t'y prendras-tu, si tu restes vissé ?
VAN BOCK.
Tu me laisseras là ?
TYL.
Je ne suis pas pressé.
VAN BOCK.
Mais moi je suis pressé diablement.
TYL.
J'imagine
320 | Que le régal de coups promis à mon échine [ 15 Échine : Épine du dos, longue colonne située entre la tête et le bassin. [L]] |
Ne me poussera guère à te délivrer.
VAN BOCK.
Quoi !
Tu crois que j'oserais te maltraiter ?
TYL.
Ma foi !
Je l'ai cru tout d'abord. Tu n'es pas mauvais diable ;
Mais ce maudit serment qui n'était pas valable,
325 | Ces coups que tu devais sur moi faire pleuvoir, |
Cette noble fureur...
VAN BOCK.
Bah ! Tu vois tout en noir.
TYL.
J'avais tort, j'en conviens.
VAN BOCK.
On est parfois maussade.
TYL, emplissant un verre de vin.
Soyons deux bons amis.
Il présente le verre à Van Bock.
Tiens, bois cette rasade ! [ 16 Rasade : Vase rempli jusqu'aux bords. [L]]
Au moment où Van Bock va saisir le verre, Tyl le boit d'un seul trait.
Comment l'as-tu trouvé ?
VAN BOCK.
Boire ainsi le vin vieux
330 | Du Comte ! |
TYL.
N'est-ce pas qu'il est délicieux ? |
Il emplit un nouveau verre.
Nous allons, si tu veux, jouer cet autre verre.
VAN BOCK.
J'aime ce petit vin.
TYL.
Et moi, je le révère.
Endormons-nous.
VAN BOCK.
Pourquoi ?
TYL.
Pour dormir.
VAN BOCK.
En effet.
TYL, couvrant le verre avec son chapeau.
Et celui qui pendant son sommeil aura fait
335 | Le rêve le plus beau boira le verre. |
VAN BOCK.
Certes ! |
Je dors.
Il ferme les paupières.
TYL, sans fermer les paupières.
Je dors aussi.
VAN BOCK, à part.
L'aimable découverte !
Je ne puis pas dormir, hélas ! Mais en fermant
Les yeux, j'inventerai quelque rêve charmant,
Éblouissant, exquis, adorable, céleste,
340 | Et je duperai Tyl, qui se croit malin ! |
TYL.
Il boit le verre de vin et le recouvre avec le chapeau.
Peste ! |
À travers le gosier ça vous fait un velours.
Secouant Van Bock.
Hé ! Van Bock ! Hé ! Van Bock ! Van Bock !
VAN BOCK.
Je dors toujours.
TYL, riant.
Éveille-toi. Qu'as-tu rêvé ?
VAN BOCK.
J'ai fait un songe
Si beau, si merveilleux qu'il a l'air d'un mensonge !
345 | J'ai rêvé que j'étais là-haut, dans le ciel bleu : |
J'ai vu les légions des anges du bon Dieu ;
Saint-Pierre m'a parlé d'une façon civile ;
J'ai joué de la harpe avec Sainte-Cécile... [ 17 Sainte-Cécile : Patronne des musicien, fêtée le 22 novembre. ]
Et toi, qu'as-tu rêvé pendant ce temps ?
TYL.
Oh ! Moi,
350 | Quand je t'ai vu si haut, je me suis dit : « Ma foi ! |
Il ne reviendra plus, tant il doit pour la terre
Avoir un saint mépris ! » Et, clam ! J'ai bu le verre.
Il soulève le chapeau et montre le verre vide.
VAN BOCK.
Tu n'es qu'un scélérat indigne des bontés
Du comte.
TYL.
Mon ami, pas d'excentricités !
VAN BOCK.
355 | Faquin ! Drôle ! Impudent ! Buveur du vin des autres ! |
TYL.
Et dire que tu viens de voir les saints apôtres !
VAN BOCK.
Garnement ! Effronté !
TYL.
Ton coeur est plein de fiel :
Il faut être plus doux quand on revient du ciel.
VAN BOCK.
Je ne veux pas rester cloué sur cette chaise !
360 | Défais vite ce noeud, ou gare ! |
TYL.
À Dieu ne plaise ! |
Tu m'as fait oublier de croquer ce gâteau :
Je te punis...
VAN BOCK.
Il retombe en gesticulant.
Coquin ! Opprobre du château !
SCÈNE VII.
Les mêmes, Le Comte, La Comtesse, Les hommes d'armes.
LE COMTE.
Quelle est cette algarade ? [ 18 Algarade : Vive sortie contre quelqu'un, insulte brusque, inattendue. [L]]
LA COMTESSE.
Est-ce qu'on vous assiège ?
VAN BOCK.
Il m'a par le pourpoint attaché sur ce siège ! [ 19 Pourpoint : Nom qu'on donnait autrefois à l'habit français qui a précédé les juste-au-corps, et qui couvrait le corps depuis le cou jusqu'à la ceinture. [L]]
LES HOMMES D'ARMES, riant.
365 | Oh ! Le pauvre Van Bock ! |
TYL.
Il m'a dit qu'il avait |
Avec les séraphins dormi dans le duvet
Des lits du paradis.
VAN BOCK.
Il a bu deux bouteilles
De vin vieux.
LE COMTE, à Tyl.
Je devrais te tirer les oreilles.
Délivre ton captif.
TYL, il détache Van Bock.
J'obéis, Monseigneur.
LA COMTESSE.
370 | Il est bien amusant, ma parole d'honneur ! |
TYL.
Cet enragé vantard m'a juré par la chape
De Saint-Éloi qu'il est cousin germain du pape. [ 20 Saint-Éloi : Orfèvre, Evêque du Noyon au Vème siècle, ministre du roi Dagobert.]
VAN BOCK.
As-tu bientôt fini ?
TYL.
J'avais un peu serré...
VAN BOCK.
À nous deux, maintenant que je suis délivré !
Il court après Tyl.
375 | Je te ferai payer... |
TYL, se réfugiant derrière le Comte.
Vous me défendrez, Comte ! |
Van Bock lance le pied. Tyl s'efface. Le comte reçoit le coup de pied de Van Bock.
LE COMTE.
Aie ! Aie !
VAN BOCK.
Excusez-moi, Monseigneur.
LA COMTESSE.
Quelle honte !
VAN BOCK.
C'est la faute de Tyl !
LES HOMMES D'ARMES.
C'est la faute de Tyl !
LE COMTE.
Je te condamne...
TYL.
À quoi, Monseigneur ?
LE COMTE.
À l'exil
Et tu fileras vers les terres de Cologne, [ 21 Cologne : ville d'Allemagne située à moins de 200 kilomètres à l'est d'Heverlé.]
380 | Tout de suite. |
TYL.
J'ai fait une belle besogne. |
À la Comtesse, le genou en terre.
Madame, je m'en vais, je vous baise la main.
LA COMTESSE.
Espérez.
TYL, se relevant.
Comme on doit s'ennuyer en chemin !
VAN BOCK.
Tyl, bon voyage !
TYL.
Avant de partir, je veux croire
Que vous me laisserez vous conter une histoire.
LE COMTE.
385 | Conte. |
TYL.
Comte vous-même ! |
LA COMTESSE.
Est-il gentil ! |
TYL.
Le jour |
Où je naquis, le sort me fit l'aimable tour
De me donner la fée Urgèle pour marraine, [ 22 La Fée Urgèle est une personnage de Cendrillon, comédie en un acte du même auteur.]
Tout comme si j'avais été fils d'une reine.
Elle me fit cadeau d'un chapeau merveilleux,
390 | Le voilà. |
Il montre son chapeau.
Ce chapeau ne dit rien pour les yeux ; |
Mais, si pauvre qu'il semble, il me fournit des piastres,
Il est plein de sols d'or, et le ciel a moins d'astres !
Quand j'ai bien déjeuné chez la mère Goton,
Je n'ai qu'à le frapper du bout de mon bâton
395 | En lui disant trois fois : « Petit chapeau, travaille ! » |
Et les écus luisants pleuvent.
VAN BOCK.
Quelle ripaille
Je ferais, si j'avais ce Crésus des chapeaux !
TYL.
Je te l'offre. Je t'ai berné mal à propos.
J'ai du regret.
VAN BOCK, prenant le chapeau.
Merci. Je te pardonne.
TYL, la tête baissée.
En route !
Il sort.
VAN BOCK, parlant au chapeau.
400 | Toi, tu vas chez Goton me payer ma choucroute ! |
Il sort.
SCÈNE VIII.
Le Comte, La Comtesse, Les hommes d'armes, puis Nicolas et Anna.
LA COMTESSE.
J'espère qu'il n'est pas pour toujours exilé.
LE COMTE.
Je le ferai rentrer au château d'Heverlé,
Avant huit jours.
Anna et Nicolas entrent, suppliants.
ANNA.
Pitié ! Je vous demande grâce
Pour mon fils.
NICOLAS.
Monseigneur, frappez-nous à sa place.
LE COMTE.
405 | Il vous sera bientôt rendu. |
ANNA.
Quelle bonté ! |
NICOLAS.
Merci.
UN PAGE, entrant.
Douze docteurs de l'Université
Demandent, monseigneur, à vous faire l'hommage
De leurs civilités.
LE COMTE.
Introduis-les, beau page.
Le page sort. Les docteurs entrent, en chapeaux pointus, trois par trois, s'arrêtant à chaque pas pour saluer le Comte et la Comtesse.
SCÈNE IX.
Les précédents, Les docteurs, puis Tyl.
LES DOCTEURS.
AIR : Au clair de la lune.
Nous sommes l'utile
410 | Sénat des docteurs ; |
Nous fouillons le style
Des anciens auteurs ;
Et dans nos harangues,
Sans mots superflus,
415 | Nous parlons des langues |
Qu'on ne parle plus.
Dans l'ombre nocturne
Prenant notre essor,
Nous guettons Saturne
420 | Et ses anneaux d'or ; |
Devins et prophètes,
Nous savons quel jour
Vous viendrez, comètes,
Faire au ciel un tour !
425 | La Science blême, |
Mère des vertus,
A pris pour emblème
Nos chapeaux pointus.
Sauve de tout piège,
430 | O Dieu de bonté, |
Quiconque protège
L'Université !
LE COMTE.
Soyez les bienvenus, savants hommes de Flandre !
1er DOCTEUR.
Vous êtes, Monseigneur, un moderne Alexandre : [ 23 Alexandre le Grand, conquérant grec du IVème siècle avec JC. Ici métaphore du conquérant invincible.]
435 | Vous servez Apollon et Bellone à la fois. |
2e DOCTEUR.
Le vieil aveugle Homère eût chanté vos exploits.
3e DOCTEUR.
Amo Deum.
4e DOCTEUR.
Rosa, la rose.
5e DOCTEUR.
La syntaxe
Embellit la pensée et la phrase.
6e DOCTEUR.
Elle est l'axe,
L'âme, le contrepoids du discours.
7e DOCTEUR.
Le phénix
440 | Est l'oiseau qui renaît de ses cendrés. |
8e DOCTEUR.
Félix |
Qui potuit rerum...
9e DOCTEUR.
Vive la catachrèse ! [ 24 Catachrèse : Trope par lequel un mot détourné de son sens propre est accepté dans le langage commun pour signifier une autre chose qui a quelque analogie avec l'objet qu'il exprimait d'abord ; par exemple, une langue, parce que la langue est le principal organe de la parole articulée ; une glace, grand miroir, parce qu'elle est plane et luisante comme la glace d'un bassin ; une feuille de papier, parce qu'elle est plate et mince comme une feuille d'arbre. [L]]
10e DOCTEUR.
La litote a du bon [ 25 Litote : Figure de rhétorique consistant à se servir d'une expression qui dit moins pour faire entendre plus. [L]]
11e DOCTEUR.
J'ai soutenu la thèse
Du libre arbitre.
12e DOCTEUR.
L'air est peuplé d'animaux.
TOUS LES DOCTEURS, parlant à la fois.
Les hommes pour parler ont inventé les mots.
445 | Les mots font le discours, les épis font la gerbe. |
Le verbe est grand. Comment s'exprimer sans le verbe ?
Timeo Danaos et dona ferentes.
Les Gaulois adoraient le divin Teutatès. [ 26 Teutatès : Un des dieux auxquels les Gaulois offraient des victimes humaines. [L]]
Archimède a trouvé la force cylindrique,
450 | Les lois de l'équilibre et de l'hydrostatique. |
Ego sum. Dominus, domini, domino.
Tyl entre en faisant un saut sur la scène II a le corps dans un sac lié sous ses bras.
TYL.
Amen.
LE COMTE.
Encore toi !
LES DOCTEURS.
D'où vient cet étourneau ?
TYL, aux docteurs.
Messieurs, vous me comblez, votre faveur m'honore.
LE COMTE.
Je t'avais exilé.
TYL.
Mais je le suis encore !
LE COMTE.
455 | Explique-toi. |
LA COMTESSE, riant.
Ce sac l'habille drôlement. |
LE COMTE.
Je t'écoute.
TYL.
Suivez bien mon raisonnement.
Vous m'avez-banni sur les terres de Cologne :
Eh bien ! J'y suis, mon maître et je fais ma besogne
De proscrit, sans songer à vous désobéir.
460 | Voici. Le mois passé, vous avez fait venir |
De Cologne des fleurs dans de grands pots bizarres.
LE COMTE.
Après ? Je m'en souviens. J'aime les plantes rares.
1er DOCTEUR.
Flos, floris.
2e DOCTEUR.
C'est un goût qui vous fait grand honneur.
TYL.
Les vases étaient pleins de terre, Monseigneur.
LA COMTESSE, riant.
465 | La terre avait été de Cologne apportée. |
Je devine.
TYL.
J'en ai mis une pelletée
Dans ce sac, et voilà : je foule sous mes pieds
Les terres de Cologne.
S'apprêtant à sortir du sac.
Ah ! Comte, vous riez !
Vous allez donc me rendre à la douce patrie ?
470 | L'exilé souffre, hélas ! Et dans sa rêverie... |
3e DOCTEUR.
Nos patrise fines...
LE COMTE.
Ne sois pas si pressé '
Écoute. Je ne veux oublier le passé
Qu'après t'avoir ouï sans tournure suspecte
Répondre aux questions de ces docteurs.
TYL.
475 | J'accepte. |
1er DOCTEUR.
Je commence. Combien de tonneaux faudrait-il |
Pour contenir la mer ?
UN HOMME D'ARMES.
Que va répondre Tyl ?
TYL.
Il en faudrait six cents millions trente mille [ 27 Tyl répond aux énigmes par la raillerie et le détournement comme Esope le fit.]
Huit cent quarante-deux. Il est d'ailleurs facile
De le prouver : on n'a qu'à tarir tout exprès
480 | Les fleuves, les ruisseaux, et qu'à compter après. |
Mon Dieu ! C'est tout au plus s'il manque une chopine.
NICOLAS.
Le docteur est pincé !
UN HOMME D'ARMES.
Quel gaillard !
2e DOCTEUR, à part.
J'imagine
Qu'il répondra moins bien à cette question...
Haut.
Combien, depuis le jour de la création,
485 | S'est-il passé de jours ? |
TYL.
Oh ! Bien peu : sept à peine. |
2e DOCTEUR.
Sept ! Vous raillez, garçon.
TYL.
Sept qu'à chaque semaine
Nous voyons revenir !
ANNA.
Comme il vous dit cela !
4e DOCTEUR.
Où donc est le milieu de la terre ?
TYL.
Il est là
Où vous êtes. J'attends que l'un de vous mesure
Sautant a pieds joints, de long en large.
490 | Messieurs, je vous provoque en musique, en peinture, |
En ce que vous voudrez. Regardez mes tableaux !
Il montre les murs nus.
Ceci vous représente un étang, des bouleaux,
Une montagne, un ciel d'automne, une rocaille !
Sur cette toile-là j'ai peint une bataille !
5e DOCTEUR.
495 | Mais nous ne voyons rien que des murs et des murs ! |
TYL.
Vous verrez mes tableaux quand vous serez plus purs.
Ils ne se laissent voir que par les hommes graves.
Van Bock entre, tenant le chapeau de Tyl d'une main et son bâton de l'autre.
SCÈNE X.
Les précédents, Van Bock.
VAN BOCK, à Tyl.
Je te romprai les reins.
TYL.
Je crois que tu me braves.
VAN BOCK.
Je te rends ton chapeau.
TYL, reprenant le chapeau.
Déjà ? Que t'a-t-il fait ?
VAN BOCK.
500 | Il devait me donner des piastres à souhait. [ 28 Piastre : Monnaie d'argent qui se fabrique en différents pays (...) [L]] |
TYL.
Eh bien ?
VAN BOCK.
Il ne m'a rien valu que des misères.
Je vais chez Margoton, je m'offre quelques verres [ 29 Margoton : Nom de femme, diminutif de Margot, et pris presque toujours en mauvaise part. [L]]
D'un petit vin blanc sec, à bon droit renommé,
Une bonne choucroute, un jambon enfumé,
505 | Quelques pieds de cochon : bref, je me ravitaille. |
Mais, hélas ! quand j'ai dit : « Petit chapeau, travaille ! »
Le chapeau ne m'a pas craché le moindre sou :
On m'a mis à la porte en me traitant de fou...
TYL.
As-tu de ton bâton frappé le chapeau ?
VAN BOCK.
Certes !
510 | Pan, pan. Voici comment j'ai fait... en pure perte ! |
Il frappe le chapeau trois fois avec son bâton.
TYL.
Tu t'es trompé, mon cher. Ce n'est pas ça du tout.
Il faut frapper ainsi, mais avec l'autre bout.
Il prend le bâton, le retourne, et frappe le chapeau avec l'autre bout. Des sous tombent à terre.
VAN BOCK, se baissant.
Je ramasse.
TYL.
Tu peux aller le dire à Rome ;
Mais je reprends mon bien sous ton nez.
UN HOMME D'ARMES, riant.
Le pauvre homme !
LA COMTESSE.
515 | Comte, il faut gracier l'espiègle. |
LE COMTE.
Pourquoi |
Le gracier ? Il va recommencer.
TYL.
Ma foi,
Je suis bien décidé..
LA COMTESSE.
Bon coeur et tête folle !
TYL.
À ne plus taquiner Van Bock.
VAN BOCK.
Bien vrai ?
TYL.
Parole.
À ne plus l'attacher sur sa chaise.
LE COMTE.
Parfait.
ANNA.
520 | Tu parles bien, mon fils. |
VAN BOCK.
Pas trop mal, en effet. |
TYL.
À rester dans mon coin, à ne plus jamais rire
Aux dépens du prochain.
NICOLAS.
Cette fois, je t'admire !
LE COMTE.
Eh bien, soit. Je fais grâce à notre aimable Tyl.
TYL, se dépouillant de son sac et répandant la terre aux pieds du Comte.
Monseigneur, je répands à vos pieds mon exil.
VAN BOCK, à Tyl.
525 | Et maintenant, rends-moi ton chapeau. Je caresse |
Un projet de ragoût, une vieille faiblesse !
Ton chapeau me serait utile, en vérité.
TYL, à part.
Ce serait amusant. Diable ! Je suis tenté.
VAN BOCK.
J'ai senti le fumet de certaine poularde...
530 | Quelle noce ! Rends-moi le chapeau. |
TYL, après avoir regardé tout le monde, sourit et remet le chapeau sui sa tête.
Je le garde ! |
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Notes
[1] Hervelé est un commune de la banlieue sud de Louvain en Belgique à une trentaine de kilomètres de Bruxelles.
[2] Georges de Lydas : martyr chrétien de la fin du IIème siècle, qui aurait triomphé d'un dragon. Saint patron des chevaliers.
[3] Pertuisane : Ancienne arme d'hast, dont le fer présente une pointe à la partie supérieure, et, sur les côtés, des pointes, des crocs, des croissants. [L]
[4] Gnome : Nom des esprits qui. dans le système des cabalistes, président à l'élément de la terre et à tout ce qu'elle renferme dans son sein, comme les ondins à l'élément de l'eau, les sylphes à celui de l'air et les salamandres à celui du feu. [L]
[5] Hallebarde : Arme d'hast, garnie par en haut d'un fer long, large et pointu, traversé d'un autre fer en forme de croissant. Les suisses d'église portent la hallebarde. [L]
[6] Quolibet : Question de philosophie ou de théologie. Aujourd'hui, et par une extension péjorative, propos trivial, mauvaise plaisanterie. [L]
[7] Missel : Nom du livre ecclésiastique qui contient les messes propres aux différents jours et fêtes de l'année, et qui sert aux prêtres à l'autel. [L]
[8] Bouge : Plus souvent, logement obscur et malpropre. [L]
[9] Jeter son gant : défier un adversaire en duel. [L]
[10] Saint-Blaise : Martyr chrétien arménien du IVèème siècle. Il fut év^que et médecin.
[11] Castel : S'est dit pour château. [L]
[12] Chaise curule : Terme d'antiquité romaine. Chaise curule, fauteuil d'ivoire sur lequel les premiers magistrats de Rome s'asseyaient et qui avait les pieds courbes et des ornements d'ivoire. [L]
[13] Chape : Sorte de manteau long, sans plis et agrafé par devant, que portent l'évêque, le célébrant, les chantres, etc. durant l'office ; se dit aussi de l'habit à capuce fourré d'hermine des cardinaux, et du grand manteau de drap ou de serge des chanoines. [L]
[14] Avorton : Par mépris, homme petit et mal fait. [L]
[15] Échine : Épine du dos, longue colonne située entre la tête et le bassin. [L]
[16] Rasade : Vase rempli jusqu'aux bords. [L]
[17] Sainte-Cécile : Patronne des musicien, fêtée le 22 novembre.
[18] Algarade : Vive sortie contre quelqu'un, insulte brusque, inattendue. [L]
[19] Pourpoint : Nom qu'on donnait autrefois à l'habit français qui a précédé les juste-au-corps, et qui couvrait le corps depuis le cou jusqu'à la ceinture. [L]
[20] Saint-Éloi : Orfèvre, Evêque du Noyon au Vème siècle, ministre du roi Dagobert.
[21] Cologne : ville d'Allemagne située à moins de 200 kilomètres à l'est d'Heverlé.
[22] La Fée Urgèle est une personnage de Cendrillon, comédie en un acte du même auteur.
[23] Alexandre le Grand, conquérant grec du IVème siècle avec JC. Ici métaphore du conquérant invincible.
[24] Catachrèse : Trope par lequel un mot détourné de son sens propre est accepté dans le langage commun pour signifier une autre chose qui a quelque analogie avec l'objet qu'il exprimait d'abord ; par exemple, une langue, parce que la langue est le principal organe de la parole articulée ; une glace, grand miroir, parce qu'elle est plane et luisante comme la glace d'un bassin ; une feuille de papier, parce qu'elle est plate et mince comme une feuille d'arbre. [L]
[25] Litote : Figure de rhétorique consistant à se servir d'une expression qui dit moins pour faire entendre plus. [L]
[26] Teutatès : Un des dieux auxquels les Gaulois offraient des victimes humaines. [L]
[27] Tyl répond aux énigmes par la raillerie et le détournement comme Esope le fit.
[28] Piastre : Monnaie d'argent qui se fabrique en différents pays (...) [L]
[29] Margoton : Nom de femme, diminutif de Margot, et pris presque toujours en mauvaise part. [L]