AGON, SULTAN de BANTAM

TRAGÉDIE

en cinq actes et en vers, Traduite du Hollandais

M. DCC. LXX.

De Monsieur O. Z. van HAREN, Noble Frison

À LA HAYE, Aux dépens du Traducteur, et se vend Chez CONSTAPEL, Libraire.


publié par Paul FIEVRE, Juillet 2016.

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:19:17.


À MONSIEUR, MONSIEUR ONNO ZWIER van. HAREN, Noble Frison (*).

C'est le sort d'un grand coeur d'être persécuté ; Je sens que c'est le mien de l'aimer d'avantage.

Tancrede Act. I. fc. 6.

Ô Toi ! De qui la main savante,

D'un pinceau sublime et divin,

Nous trace l'Histoire brillante

Des Bienfaiteurs du Genre-humain.

TOI, de qui la Muse fleurie

Des Grands-hommes de la Patrie

Célèbre les faits immortels ;

Et qui, pénétré de leur gloire,

Immortalise ta mémoire

En leur érigeant des Autels,

TOI, qui le premier à ma Lyre

Inspire de nobles accents,

Et qui, d'un magique délire,

Agite mes tranquilles sens :

Van HARE, reçois mon hommage,

Et souffre enfin que je partage

Les lauriers dûs à tes travaux ;

Permets que ma Muse naissante,

D'une voix timide et tremblante,

Te range parmi nos Héros.

Oui, cette place T'est bien due,

Et malgré la haine en fureur,

Qui, tous tes vertus abattue,

Te lança son fiel corrupteur :

Ton nom, en dépit de sa rage,

Sera célèbre dans tout âge

Et cher à nos derniers Neveux ;

Tandis que ces mortels vulgaires,

Jaloux de tes vertus prospères.

Se verront méprisés par eux.

Entends tu les races futures

Condamner notre iniquité,

Et consoler par leurs murmures

Le Grand-homme persécuté

Quoi, dira-t-on, quel sort étrange !

L'Appui de la maison d'Orange,

Du Peuple et de la Liberté,

En bute aux coups de l'injustice ?

Ô Destin ! quel fut ton caprice ?

Batave ! Où fut ton équité ?

Tels qu'on vit à Rome ces Frères**

Pour leurs bienfaits même proscrits,

Ou tels que, dans des jours contraires,

On a vu les braves De Wits ;

Immolés par des coeurs perfides,

Qui, de meurtre et de sang avides,

Étaient jaloux de leur bonheur :

Tel, ô Père de la Patrie !

Tu fus un instant dans Ta vie

La victime de l'Imposteur.

Mais ce triste et noir crépuscule

Bientôt disparut à nos yeux,

Et le Peuple, un moment crédule,

Méprise tes vils envieux.

II déteste la source impure

Qui sut distiller l'imposture

Dont tes jours furent obscurcis ;

Et ces coeurs lâches et barbares,

Ennemis du nom des Van HARES,

Sont aujourd'hui ses ennemis.

Le Batave enfin se réveille,

Et, plein d'une juste douleur,

Rougit d'avoir prêté l'oreille

Aux cris du Calomniateur.

Il abhorre ces âmes basses,

Qui, par espoir ou par menaces,

Osèrent te persécuter,

Tandis que ta vertu plus belle,

Brillant d'une splendeur nouvelle,

Ne les a plus à redouter.

Mais quel sera la récompense

Réservée à tes doctes Chants ?

Quoi ! Ferions nous moins que la France

Sensibles à des soins touchants ?

Le Chantre du fameux Saint-Pierre***

Se vit dans sa noble carrière

Par son Roy même couronné ;

Il vit le Marbre et la Peinture

Transmettre à la race future

Son nom de gloire environné.

Et TOI,l'Émule des Grands hommes,

Ferais revivre dans nos coeurs

Ces fiers Mortels de qui nous sommes

Les stériles admirateurs.

Quoi ! Du sein même des ténèbres

Tu tirerais les faits célèbres

De nos Ancêtres généreux ;

Sans que ta mémoire chérie

Dans les fastes de la Patrie

Brillât parmi leurs noms fameux ?

Non,du Batave la grande âme

Chérira toujours tes Bienfaits,

Et,suivant l'honneur qui l'enflamme,

Il accomplira mes souhaits.

Oui, l'on verra la République

Honorer TA vertu stoïque,

TON zélé et TON intégrité ;

Et sa tendre reconnaissance.

Admirant TA mâle éloquence.

Te promet l'Immortalité.

Déjà ce Prince magnanime

Qui sait captiver notre coeur,

En lisant le Songe sublime

De son illustre Précurseur :

Sent cette émotion puissante

Qu'inspire TA verve touchante :

Je lis TON destin dans ses yeux !

Il va couronner le mérite

Du Chantre heureux qui ressuscite

Les grands exploits de ses yeux

Il parle : le Marbre docile

Sous le ciseau va s'animer,

Et Spini,d'une main habile

Peignant tes traits, doit nous charmer.

J'entends la Muse pindarique

Qui chanta d'un Peuple héroïque

Les malheurs et les faits brillants :

En dépit de la sombre envie,

Célébrer par son harmonie

Et tes vertus et tes talents.

VAN HARE, j'accepte l'augure,

Et, plein de TON glorieux sort,

En secret déjà je murmure

De mon infructueux effort.

Ma Muse, en proie au plus beau zèle,

Pour chanter ta gloire immortelle

Voudrait égaler Apollon :

Heureux si ce Dieu qui m'étonne

Veut permettre qu'à TA couronne

Je puisse ajouter un fleuron,


PRÉFACE DE L'AUTEUR

Le Royaume de Batam, situe sur la côte occidentale de l'île de Java, a été longtemps gouverné, de même que toute la partie orientale des Indes, par des Rois du sang Malais et de la Religion Mahométane. Le père d'Agon, Sultan de Bantam, ayant par une révolution perdu ses États : Agon, âgé de vingt ans, les reconquit en 1634. Il régna environ cinquante ans avec beaucoup de gloire et de sagesse ; et se rendit surtout redoutable aux Hollandais, qui, comme on le sait, ont le siège capital de leur Compagnie des Indes-Orientales à Batavia, près de Bantam.

Agon, âgé de Soixante-dix ans, veut abdiquer sa Couronne en faveur de ses deux fils. Il destine Bantam à son fils aîné, Abdul ; et Tartasse, fruit de ses conquêtes, à Hassan, son fils cadet. Paduca Siri, Roi de Macassar et de Boni dans l'île de Célèbes, a été chassé depuis seize ans de ses Etats par Speetman, Général des Hollandais. La Reine, son épouse, lui fut enlevée par un boulet de canon, á la prise de la Forteresse de Samboupo ; et lui se réfugia avec sa fille Fatime, encore au berceau, à Bantam, chez Agon : à la Cour du quel il mourut.

Agon est d'intention d'unir Fatime à son fils Hassan, en lui cédant Tartasse. La pièce commence à la pointe du jour marqué pour l'abdication.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

Ce n'est qu'en tremblant que je donne aujourd'hui Cette Traduction. Je sens trop combien elle s'éloigne des beautés de l'Original, ne pas craindre que son sçavant Auteur ne me reproche, avec injustice, d'avoir défiguré son Ouvrage. Tout ce que je puis alléguer en ma faveur : c'est, qu'étant Hollandais, il m'a été impossible de saisir assez les finesses de la Langue Française, pour rendre avec toute l'énergie nécessaire les pensées concises et nerveuses de l'Original. Aussi n'ai-je entrepris cette Traduction que dans la vue d'engager- quelque plume, plus capable que la mienne, à travailler sur un sujet qui mérite, d'être connu des étrangers. C'est du Théâtre Hollandais que je veux parler ; qui,à mon avis, en vaudrait du moins autant la peine que quelques-uns de ceux qu'on a déjà traduits en Français.

J'ai choisi la Tragédie d'AGON, de Monsieur Onno Zwier van Haren, parce qu'elle ne s'écarte en aucune façon des unités requises, et qu'elle est dépourvue de ces disparates et trop grandes métaphores que nos pièces ont la plupart de commun avec celles du Théâtre Anglais, ce qui m'a épargné tout changement à faire. En cas donc que cette Traduction ne fait pas goûtée, qu'on n'en impute la faute qu'à ma faiblesse, et non à l'Original. Peut- être me dira-t-on, qu'il vallait autant n'avoir rien fait, que d'avoir mal fait. On aura raison, mais :


ACTEURS.

AGON, Sultan de Bantam.

ABDUL, Fils aine.

HASSAN, Fils cadet D'Agon.

FATIME, Princesse de Macassar et de Boni.

SINAN, Capitaine des Gardes d'Agon.

NADINE, Confidente de Fatime.

JEAN LUCAS de STEENWYCK, Renégat Hollandais, Confident d'Abdul.

SAINT-MARTIN, Général des Hollandais et Chef suprême du Conseil des Indes.

IBRAHIM, Imam ou Grand-Prêtre de la Mosquée Royale de Bantam.

SADI, Officier de Java.

GRANDS, de Java.

La Scène se passe dans le Palais des Rois de Bantam dans l'île de Java, à douze lieues à l'Ouest de Batavia.


ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

AGON.

Je vais jouir enfin des douceurs de la paix !

Mes jours dans le repos vont couler désormais !

Les soins, les embarras, les noirs soucis du Trône,

Et ces vaines grandeurs que la crainte empoisonne

5   Vont céder à l'espoir dont se flatte mon coeur.

Fortune, dont longtemps j'éprouvai la rigueur,

Mon âme ne craint plus tes frivoles Caprices,

Et je puis en ce jour braver tés injustices.

Maître de l'Univers, qui naquit à ta voix,

10   Toi, qui par Mahomet nous as dicté tes lois,

Ô toi ! de qui je tiens et l'Empire et la vie,

Reçois les humbles voeux de mon âme attendrie !

(Grand Dieu ! qui dans mon coeur dans tous les temps as lu

Le mépris des faux biens, l'amour pour la vertu :

15   Écoute, ô Dieu puissant ! écoute la prière

Qu'Agon t'ose adresser au bout de sa carrière ;

Confonds l'orgueil jaloux de ses fiers ennemis,

Et fais régner la paix dans le coeur de ses Fils !

SCÈNE II.
Agon, Sinan.

SINAN.

Seigneur, à tous les Grands de la Cour étonnée

20   J'ai fait savoir la loi du Conseil émanée.

Tons, selon vos désirs, viendront en ce Palais

Pour, souscrire en silence à vos tristes projets.

Quoique depuis longtemps Bantan ait dû s'attendre

Au sort que par ma bouche il vient enfin d'apprendre,

25   Il n'en ressent pas moins de trop justes douleurs ;

Et ce moment fatal pénètre tous les coeurs.

AGON.

Quelque grande, Sinan, que soit cette amertume,

Elle s'adoucira ; du moins je le présume.

Un vieux Roi disparait et s'oublie aisément,

30   Quand un jeune Héros, tel qu'un astre brillant,

Sait fixer tous les yeux par son noble courage.

SINAN.

Votre Peuple du moins attend pour dernier gage

De ces rares bontés que vous êtes pour lui ,

Que vous lui donnerez un digne et ferme appui,

35   Qui, comme vous, Seigneur, père de la patrie,

Soit le fléau du vice et de la tyrannie.

Voilà ce qu'il attend de ces soins vigilants

Qu'il vous vit prodiguer aux Princes vos enfants.

Mais quelle, à cet égard, que soit son espérance,

40   Il aimerait mieux vivre encor sous la puissance

D'un Roi dont les vertus et les rares talents

Ne sont point affaiblis par le nombre des ans ;

En qui, malgré le poids de la sage vieillesse,

On voit briller encor l'ardeur de la jeunesse.

AGON.

45   Hélas ! S'il connaissait le Trône et ses chagrins,

Ce Peuple applaudirait bientôt à mes desseins

Tranquille en sa maison, où mon bras le protège,

Il croit que je jouis du même privilège ;

Tandis qu'en mon Palais, entouré de soucis,

50   Au bonheur de ses jours je consacre mes nuits.

SINAN.

Seigneur, s'il connaissait l'ennui qui vous dévore,

Son amitié pour vous serait plus grande encore.

AGON.

Je suis trop convaincu de ton intégrité

Pour ne point te parler en toute liberté.

55   Apprends donc le sujet de ma douleur mortelle,

Et vois de mes deux fils la discorde cruelle.

Tu sais, Ami, tu sais, qu'à mes travaux constants

Cet Empire orageux doit ses succès brillants ;

Et tu n'ignores point que ma main y fit naître

60   La liberté, l'honneur, et la gloire peut être :

Mais, malgré ma prudence et mes attentions,

Mes fils vont tout changer par leurs divisions.

Je vois depuis longtemps la fière Batavie

Fixer ses yeux jaloux sur ma chère patrie :

65   Je la vois en secret forger pour nous ces fers

Dont son orgueil voudrait enchaîner l'Univers.

L'ambitieux Batave attend l'heure fatale

Qui doit faire éclater la discorde infernale

Qui règne entre mes fils ; il attend que leur voix

70   Demande son secours pour leur donner des lois.

Et quoique l'Orient déjà lui rende hommage,

Java flatte surtout son superbe courage.

Ce froid Européen, par notre or arrêté,

Conserve ici son flegme et sa duplicité :

75   Bien moins ardent que nous, son coeur ferme et tranquille

Ne fuit point les transports d'une ardeur indocile ;

Mais sans-cesse épiant nos tristes passions ,

Il fonde sa grandeur sur nos divisions.

Telle est sa politique. Ainsi de ma patrie

80   Je veux fixer le sort en étouffant l'envie

Que je vois à regret diviser mes enfants.

Je prévois nos malheurs, et crains que nos tyrans

Ne troublent quelque jour ma cendre à peine éteinte.

Je veux donc aujourd'hui dissiper cette crainte

85   Dont la seule pensée alarme mes esprits.

Je crois, j'espère au moins, que lorsqu'entre mes fils

J'aurai su partager mon Empire et ma gloire,

On verra les Chrétiens respecter ma mémoire :

Voilà tous mes projets.

SINAN.

Si vous craignez, Seigneur,

90   Le pouvoir du Batave et son flegme imposteur :

Pourquoi donc diviser les forces de l'Empire ?

D'où vient que par vos fils vous vous laissez réduire ?

Le Sceptre de Tartasse, entre vos mains échu

Pour pris de vos combats et de votre vertu,

95   Affermit votre Trône et fixe sa puissance.

Honorez donc un fils de votre présence,

Ou bien que tour à tour ils goûtent ce bonheur.

AGON.

Non : ton premier projet est contraire à mon Coeur,

Et le second fatal à mes fils, à l'Empire.

100   Toujours ambitieux, toujours prêts à se nuire,

Jamais le fier Abdul, ni l'intrépide Hassan

Ne pourront se résoudre à ne régner qu'un an.

Je connais trop d'Abdul l'âme fière et hautaine,

C'est pourquoi de Bantan la grandeur Souveraine,

105   Les droits sacrés du Trône, et les soins généreux

De rendre cet État et mes sujets heureux

Lui sont par mon Conseil destinés en partage.

Tartasse moins puissant, mais fruit de mon courage,

Est pour mon second fils. Je sais que ce destin

110   Suffit à son grand coeur si l'on y joint la main

Et les attraits touchants de la belle Fatime.

Son père , tu le sais, malheureuse victime

De l'aveugle fortune et du Dieu des combats,

Vint chercher un asile au sein de mes États.

115   Mais tu n'es pas instruit qu'à son heure dernière,

Lorsque ma main fermoit sa mourante paupière,

Au Roi de Macassar je promis, chez Sinan,

Que son aimable fille, unie au brave Hassan,

Un jour serait placée au trône de Tartasse,

120   Grâce à la main du Ciel ! La fortune surpasse

Mes soins et mes désirs : puisque pour ces beaux noeuds

Aujourd'hui l'amour même a prévenu mes voeux.

Que de leur union le bonheur puisse naître !

Sinan, entre mes fils il faut choisir un Maître :

125   Qui, d'Abdul ou d'Hassan, doit jouir à son tour

De ta fidélité ? Nomme moi sans détour

Qui de mes deux enfants ton amitié préfère.

SINAN.

S'il est vrai qu'à vos yeux mon amitié soit chère ?

Permettez donc, Seigneur, que par vous retenu

130   Sinan puisse admirer encor votre vertu ;

Que je vous suive enfin, que ma, vive tendresse

Vous prodigue toujours...

AGON.

Non, Sinan. La vieillesse,

Succombant sous le poids des ans et des travaux,

Seule à droit de prétendre aux douceurs du repos.

135   Cinquante ans de soucis, de dangers et d'alarmes

Ont à peine fixé le destin de, mes armes.

Guerrier, législateur, au Conseil, au Combat,

Ma main dans tous les temps fut utile à l'État,

Et des Européens balança la puissance.

140   J'ai vécu, j'ai rempli mon fort avec confiance ;

Et ce n'est qu'à ce prix, qu'au déclin de mes ans,

J'abandonne ces soins aux Princes mes enfants.

Pour toi, tu dois encor les beaux jours de ta vie

Au bonheur de mes fils, au Peuple, à la Patrie.

145   Remplis donc la carrière où le sort t'a jeté,

Et mérite à ton tour de vivre en liberté.

SCÈNE III.
Agon, Fatime, Nadine.

AGON.

J'eusse été trop heureux, jeune et belle Fatime,

Si le fort secondant l'amitié qui m'anime,

Ma main eut pu fixer la fortune à mon char,

150   Pour vaincre, et sous vos lois remettre Macassar.

Mon coeur s'était flatté que l'Inde assujettie,

Rougissant de se voir si longtemps asservie,

Aurait brisé le joug du Batave orgueilleux ;

Que de l'Asie enfin les Sultans généreux,

155   Écoutant une ardeur qui jadis leur fut chère,

Auraient vengé Fatime, auraient vengé son père ;

Et que trempant leurs mains dans le sang d'Occident,

Ils auraient su tarir les pleurs de l'Orient,

Mais puisque, malgré moi, la fortune ennemie,

160   A trompé de mon coeur la plus flatteuse envie,

Recevez d'un ami tout ce qu'il peut pour vous :

Le Trône de Tartasse et mon fils pour époux.

Je me flatte, Madame, en vous nommant ma fille,

De remplir vos désirs et ceux de ma famille ?

FATIME.

165   Seigneur, lorsque le sort, fatal à tous les miens,

Fit tomber Macassar au pouvoir des Chrétiens ;

Lorsque Samboupo vit le sang de mes ancêtres

Rougir le fer cruel de nos injustes maîtres ;

Et que ces Ravisseurs, dignes de l'Occident,

170   Usurpèrent les droits du brave Musulman :

Il restait à mon père et sa fille, et la gloire.

Je le suivis ici. Vous seul à sa mémoire

Daignâtes rendre hommage ; et vous seul, en effet.

Libre dans l'Orient et né pour le bienfait,

175   Pouviez au malheureux offrir an saint asile ;

Tandis que de nos Rois, la valeur inutile

Dût céder au pouvoir d'un Conseil de Marchands.

Mon père, à votre Cour passant ses derniers ans

Eut goûté le bonheur, si son âme attendrie

180   N'eut regretté sans cesse une épouse chérie.

Comblé de vos bienfaits, il mourut dans mes bras

En plaignant mon destin, son Peuple et ses États.

Pardonnez donc, Seigneur, pardonnez si ces larmes

Pour mon coeur accablé semblent avoir des charmes.

185   Je les dois aux malheurs d'un père vertueux,

À la reconnaissance, à vos soins généreux

Je vous dois tout, Seigneur ; et par un sort prospère,

Votre amitié pour moi de jour en jour plus chère

Veut me combler enfin de gloire et de bonheur,

190   En me liant à vous par un noeud si flatteur.

AGON.

Je sais que vos vertus, égales à vos charmes,

Pour enflammer les coeurs sont de puissantes armes ;

Mon fils Hassan, Madame, en a senti les coups,

Quel sera son bonheur s'il est aimé de vous ?

FATIME.

195   Oui, votre fils m'est cher ; et ce noble partage

Me flatte d'autant plus que, plein de son courage,

Mon coeur ose espérer que, vengeant mon affront,

Son bras vainqueur un jour placera sur mon front

D'un père infortuné la Couronne royale.

200   Oui, sa guerrière main, à l'Europe fatale,

Du Prophète sacré plantera l'Étendart,

En dépit des Chrétiens, aux champs de Macassar,

Et domptera l'orgueil de ces tyrans perfides ;

Si l'essaim redoublé de leurs soldats avides

205   Ne prévient le succès de son bras valeureux.

Mais, si vous abdiquez un pouvoir dangereux.

Qui pourra donc, Seigneur, soutenir sa jeunesse ?

AGON.

L'amour du bien public, la crainte et la sagesse

Ont dicté mes projets ; mais surtout le bonheur

210   De mes fils, de Fatime a su régler mon coeur.

Trop heureux si ma main, en étouffant l'envie,

Peut du Batave encor suspendre la furie ;

Si mes deux fils enfin, de leurs destins contents,

Rendent plus que jamais leurs États florissants :

215   Avant que les Moussons, au Batave propices,

Amènent vers java ses flottants édifices.

L'intérêt de mes fils, et le vôtre, et le mien

Est d'attendre l'instant où le lâche Chrétien

En proie à la mollesse, à l'amour, à l'envie,

220   Sent couler dans son sein les langueurs de l'Asie ;

Que son coeur, enivré de funestes plaisirs,

Éprouve l'ascendant de nos fougueux désirs.

Alors, Madame, alors écoutant la vengeance,

Nous pourrons dans son sang laver notre imprudence.

225   Mais il faut avant tout jusqu'à ce temps heureux

Lui cacher avec soin nos desseins courageux.

FATIME.

Après tant de malheurs, de soucis et de larmes,

Quoi ! Différer encor le succès de nos armes ?

Quoi ! Ce Peuple odieux, Tyran de ces climats,

230   Doit posséder encor mon sceptre et mes États ?

AGON.

Ma tendresse pour vous partage votre injure,

Et plus que vous, Madame, en secret je murmure !

Mais cinquante ans de règne et de travaux constants

M'ont appris l'art de feindre et tout le prix du temps.

235   Un Roi, s'il veut cueillir le fruit de sa vaillance.

Doit de ses ennemis connaître la puissance ;

Et ne point prodiguer le sang de ses soldats,

En livrant par fierté d'inutiles combats.

Ce pouvoir du Batave, à l'Inde si funeste,

240   Que semble seconder la colère céleste,

Eut dans mes jeunes ans aux mains des Portugais,

Et Gama le premier, au nom d'un Dieu de paix,

Du pur sang de nos Rois fit rougir ce rivage.

Attiré par notre or des bords fleuris du Tage,

245   L'avide Portugais vit ses lâches neveux

Fuir le fer des vainqueurs ou ramper devant eux ;

L'Inde, croyant venger l'honneur de ses ancêtres,

Plia sous d'autres lois, se choisit d'autres maîtres ;

Et Macassar surtout, par ses soins imprudents,

250   Sut fixer le pouvoir de ses nouveaux Tyrans.

Mais du Batave ici la grandeur passagère

Devra céder un jour à la main étrangère

Que l'espoir des trésors conduira sur ces lieux.

Oui, je me promets tout et du temps et des Cieux !

255   Attendez donc, Madame ; et que notre prudence

Suspende quelque temps le fer de la vengeance :

Bientôt nous le verrons ces avides Chrétiens

Se disputer entr'eux notre or et nos faux biens ;

L'immense éloignement de nos deux hémisphères

260   À leur cupidité met de faibles barrières.

SCÈNE IV.
Agon, Fatime, Nadine, Sinan.

SINAN.

Les deux Princes, Seigneur, par votre ordre appelés,

Semblent de vos desseins également troublés.

Tous deux veulent en vain cacher leur défiance ;

On les voit l'un de l'autre éviter la présence.

AGON, à Sinan.

265   Il suffit....

À Fatime.

  Tous les deux je vais les accorder,

Et remettre en leurs mains l'honneur de commander ;

De l'indocile Abdul adoucir la rudesse,

Et dans le coeur d'Hassan répandre l'allégresse

En lui parlant de vous.

SCÈNE V.
Fatime, Nadine.

FATIME.

Nadine, quel bonheur,

270   Quel agréable espoir vient de flatter mon coeur !

Quoi ! Je puis écouter une flamme si chère ?

Hassan aura ma main ! Agon sera mon Père !

Agon, mon bienfaiteur, le seul, avec Hassan,

Digne d'être honoré du nom de Musulman,

275   Et le seul en ce jour que le Prophète anime !

Du Peuple et de l'État malheureuse victime,

Reine aux yeux du public, vile esclave en effet,

Sous de vaines grandeurs languissant en secret,

Épouse sans désirs d'un époux insensible,

280   Abandonnée au sort par un père inflexible,

Méprisant un Sultan qu'elle n'a pu charmer,

Qui la trahit sans-cesse et la punit d'aimer :

Tel est le triste sort des Reines de l'Asie,

Dont mon coeur ne craint plus l'influence ennemie.

NADINE.

285   Je rends grâces au Ciel ! Qu'après tant de malheurs

Il daigne enfin tarir la source de vos pleurs,

Que le bandeau royal doive orner votre tête,

Et que de votre hymen la pompe ici s'apprête.

Ah ! Puisse votre époux par ses exploits guerriers

290   Dans les champs de Boni moissonner des lauriers

Et joindre Macassar au trône de Tartasse !

Puisse-t-il, le destin secondant son audace,

Du Batave à vos yeux confondre la fierté,

Et remettre à jamais Célèbe en liberté !

295   Puisse- t-il, en vengeant l'Ombre de votre mère,

Arracher de ses mains la foudre meurtrière

Si fatale à la Reine ; et de ce feu pervers,

Accablé de remords, le plonger aux enfers !

Mais pardonnez, Madame, à mon âme indignée

300   De parler de vengeance en un jour d'hyménée.

FATIME.

La vengeance, Nadine, est bien douce à mon coeur :

Il aime avec transport, il hait avec fureur ;

Et, par un sort heureux, mon union prochaine

Sert en un même jour mon amour et ma haine.

305   Si j'estime d'Hassan l'esprit et la valeur,

Si, dès ma tendre enfance, il captiva mon coeur ;

J'adore en lui surtout cette haine constante

Qu'il porte à nos Tyrans. Déjà sa main vaillante

A puni, tu le sais, ces fiers Tartassiens

310   Qu'à la rébellion excitaient les Chrétiens,

L'Inde de mon amant admire la victoire,

Java de son bras seul attend toute sa gloire,

Et du Batave altier la fière ambition

Craint sa noble valeur et frémit à son nom.

NADINE.

315   Mais, puisque le Sultan, aujourd'hui, par prudence,

Veut entre ses deux fils partager sa puissance :

Est-il sur que d'Abdul l'orgueil capricieux

Entre son frère et vous approuvera ces noeuds ?

Tous deux ils ont passé près de vous leur jeunesse,

320   Et, peut-être, tous deux ont la même tendresse.

FATIME.

Quoi ! De l'amour Abdul connaîtrait la douceur ?...

Non, l'ambition seule occupe tout son coeur.

NADINE.

Vos droits sur Macassar vous en font Souveraine,

Et du riche Boni vous devez être Reine ;

325   Mais croyez vous qu'aux mains du Prince votre époux

Les Bataves verront, sans en être jaloux,

Passer, par votre hymen, cette double couronne ?

Craignez que leur Conseil autrement n'en ordonne.

FATIME.

Si le Ciel aujourd'hui forme un lien si doux,

330   Conseil, Batave, Abdul, mon coeur vous brave tous,

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE.
Fatime, Hassan.

FATIME.

Oui, Seigneur, je craignais que Fatime aujourd'hui

N'eut pu voir de Java le vengeur et l'appui ;

Que du Héros de l'Inde admirant la victoire,

Seule je n'aurais pu rendre hommage à sa gloire.

HASSAN.

335   Mes premiers pas, Madame, en venant à la cour,

Auraient, sans doute été dirigés par l'amour ;

Et, quoique tout couvert d'une noble poussière,

Fatime aurait reçu mes respects la première,

Si le devoir sacré de fils et de sujet

340   N'eut de quelques moments retardé ce projet.

À mon Père, à mon Roi, mon coeur fut rendre hommage

En posant à ses pies les fruits de mon courage :

De Tartasse vaincu j'ai remis dans ses mains

Les otages, les clefs, et les chefs des mutins.

345   De vous les offrir tous il m'a chargé, Madame.

Il veut que dès ce jour le Divan vous proclame

Sultane de Tartasse ; et que mon faible bras,

Dirigé par vos soins, défende vos États,

J'accepte avec transport tout ce qu'Agon désire,

350   Si, par bonté, Fatime y daigne aussi souscrire,

Et me croit digne enfin d'obéir à fa voix.

Mon coeur, depuis longtemps asservi sous vos lois,

Fera tout son bonheur de vous être fidèle.

FATIME.

Seigneur, vous le savez, la fortune cruelle

355   Ravit à mes yeux leur sceptre et leur grandeur :

Il me reste donc qu'à vous offrir mon coeur.

Mais si de Macassar j'étais encor la Reine,

Ou si l'Asie en moi voyait sa Souveraine :

Malgré nos vains Sultans sur leur Trône engourdis,

360   Ma main de votre amour serait le juste prix :

Oui, vous seriez l'époux que choisirait Fatime.

Mais Hassan connaît-il cette ardeur qui l'anime ?

Sait-il que la vengeance, et la haine, et les pleurs

Sont les tristes liens qui vont unir nos coeurs ?

365   Mon Trône renversé, le Sceptre de mes pères

Que brisa le chrétien de ses mains sanguinaires :

Les murs de Macassar, les remparts de Boni

En Proie à la fureur du Batave ennemi :

Samboupo gémissant sous sa cendre fumante,

370   Et l'Ombre d'une mère irritée et sanglante ;

Un père détrôné, proscrit et fugitif,

Confiant son destin au gré d'un faible esquif

Et traînant avec lui fa fille malheureuse :

De Fatime voilà quelle est la dot affreuse ;

375   Seigneur, voilà le sort qu'il vous faut partager,

Et tels sont les malheurs que vous devez venger !

HASSAN.

Oui, je les vengerai. Je jure que ces armes

Puniront nos Tyrans, feront cesser vos larmes.

Ma Seule crainte était qu'un guerrier plus heureux

380   Pour mériter Fatime eut prévenu mes voeux.

Mais je vois à regret que l'impuissante Asie,

Plus que jamais encor sous le joug asservie,

A vu tarir enfin le sang de ses héros.

Hélas ! Pour l'Orient quels outrages nouveaux !

385   Lorsque Bantan verra les superbes Bataves

Nous forger dans ses murs de nouvelles entraves ;

Qu'Abdul...

FATIME.

Quoi ! Dans ces murs ?... Vous troublez mes esprits !

Abdul, le fils d'Agon, au Batave soumis !

Quoi ! Votre frère...

HASSAN.

Hélas ! Malgré votre surprise,

390   C'est un de ces soupçons que la crainte autorise.

FATIME.

Ô Ciel !

HASSAN.

Depuis un temps rongé par les soucis,

Agon a résolu de céder a ses fils

Et de leur partager son trône et sa puissance.

Abdul à ce décret s'est soumis en silence

395   Et semble, ainsi que moi, content de son destin.

Mais le souple Stenvic, par un secret chemin,

S'est jusques à deux fois su rendre à Batavie :

Stenvic qui, reniant ses Dieux et sa patrie,

Qui, dédaignant les lois, l'honneur, la liberté,

400   Est né pour la bassesse et l'infidélité :

Stenvic qui, méprisant l'orgueil de ces ancêtres,

Ne reconnaît qu'Abdul et l'intérêt pour maîtres :

En faveur de mon frère a, depuis peu de jours,

Du Batave en secret demandé le secours.

405   Je sais que les Chrétiens, charmés de nos querelles.

Arment déjà leur flotte et leurs mains criminelles ;

Que, secondant d'Abdul la haine et la fureur,

Ils tournent contre nous leur métal destructeur

Et qu'au premier signal leur foudre meurtrière......

FATIME.

410   Quoi ! De ce noir complot le Sultan votre père....

HASSAN.

La preuve en est encor trop faible pour Agon.

Héritier de son Sceptre, héritier de son nom,

L'impérieux Abdul a, malgré sa rudesse,

De son coeur paternel captivé la tendresse.

415   Et soit que le Traité ne se fut pas conclu,

Ou bien que le Batave, avec lui convenu,

Ne doive s'annoncer que par le bruit des armes :

Le partage à ses yeux parut avoir des charmes,

Et les soins du Sultan semblaient flatter son coeur.

420   Mais puisque l'or enfin, des Chrétiens le moteur,

Me permet de percer leur noire politique,

J'espère prévenir ce complot tyrannique.

Un esclave affidé, comblé de mes bienfaits,

En secret de Stenvic doit fonder les projets,

425   Et m'instruire au plutôt pourquoi la Batavie

S'arme au sein de la paix qui règne dans l'Asie :

Trop heureux si je puis, dissipant leurs desseins,

Mériter votre coeur et calmer vos chagrins.

SCÈNE II.
Fatime, Hassan, Nadine.

NADINE.

Seigneur, un Inconnu vient ici de se rendre,

430   Dans la cour du Palais seul il veut vous attendre

Et dit que vous devez en sçavoir les raisons...

HASSAN, à Nadine.

Je vais l'entretenir.

À Fatime.

Si j'en crois mes soupçons, Madame, ce sera cet esclave fidèle,

Qui du traité secret m'apporte la nouvelle.

435   Grâce à nos vains trésors, je vais, par cet avis,

Faire voir an Sultan lequel de ses deux fils

A mérité le mieux son coeur et sa tendresse.

SCÈNE III.

FATIME.

Ô Ciel ! De mon Amant dirige la sagesse,

Confonds du vain Abdul la superbe fierté,

440   Et punis le Chrétien de sa rapacité.

Que l'or, ce vil métal, qui fait couler nos larmes,

Soit notre seul soutien, dissipe nos alarmes.

Oui, que cet or si cher au Batave envieux

Fasse échouer ici ses complots odieux.

445   Mais non : que dis-je, hélas ! Quel indigne langage !

Quoi ! D'Hassan à ce point avilir le courage ?

Que Fatime plutôt, le suivant aux combats,

Subisse à ses côtés un glorieux trépas

En voyant triompher son amant invincible !

450   Non, la mort à ce prix pour moi n'a rien d'horrible,

Et plutôt... Mais qui vient ?... C'est Abdul, sort affreux !

SCÈNE IV.
Fatime, Abdul.

ABDUL.

Déjà depuis longtemps j'attends l'instant heureux

De vous rendre, Madame, un tribut légitime,

Et de vous déclarer le beau feu qui m'anime.

455   J'ose donc en ce jour, plein d'un espoir flatteur,

Vous offrir et Bantan, et ma main, et mon coeur ;

Et je m'estime heureux si ce faible partage

De votre injuste sort peut adoucir l'outrage.

Vous le savez, Madame, au sortir du berceau,

460   L'amour de notre hymen alluma le flambeau,

Et mon coeur, de tous temps, fut touché de vos charmes.

FATIME.

Quand mon père, Seigneur, dut par le sort des armes

Abandonner Célèbe, il me remit ici

Entre les mains d'Agon, qui seul fut mon appui ,

465   Et de qui seul encor dépend ma destinée.

Mais sachez que ma main ne peut être donnée

Qu'au mortel généreux qui m'osera venger ;

Que ce n'est qu'à ce prix.....

ABDUL.

Non, je ne puis songer

Que Fatime, écoutant une vaine espérance,

470   Ose encor du Batave irriter la vengeance

Et veuille s'attirer les foudres d'Occident.

FATIME.

Le sang de Macassar, si cher à l'Orient,

Ne peut dégénérer de sa noble origine,

Non, rien ne peut fléchir l'ardeur qui me domine ;

475   Rien ne peut arrêter mon trop juste courroux ;

Et je ne veux enfin pour ami, pour époux,

Que celui qui voudra seconder ma vengeance !

ABDUL.

Du Batave jamais je n'ai crains la puissance,

Et Fatime, en ce jour, à ma guerrière ardeur

480   Met un trop faible prix pour mériter son coeur.

Que sa main daigne donc commander à mes armes

Quelques faits glorieux plus dignes de ses charmes ?

FATIME.

Eh bien ! Si vous voulez, Seigneur, me mériter ?

Au nom du Saint Prophète osez me protester,

485   Que, soutenant les droits de vos braves ancêtres,

Bantan n'aura jamais les Bataves pour maîtres :

Qu'écoutant de mon coeur et la haine et l'ennui,

Vous ferez des Chrétiens l'éternel ennemi :

Qu'arrachant Macassar à leurs mains téméraires,

490   Vous me replacerez au trône de mes pères :

Que le feu consumant leurs superbes cités

Éclairera par tout vos pas ensanglantés :

Qu'enfin je vous verrai punir leur arrogance.

Et dans leur sang impur assouvir ma vengeance :

495   À ce prix de ma main vous pouvez ordonner,

Et de ce pas, Seigneur, je vais vous la donner

Sur les débris fumants de ma triste patrie.

Oui, Fatime est à vous ; et son âme ravie

Croit entendre déjà nos avides tyrans,

500   S'efforcer de fléchir, parleurs cris impuissants,

Du brave et fier Abdul la trop juste colère !

ABDUL.

Si la paix de l'Asie à Fatime était chère,

On la verrait choisir quelques moyens plus doux.

Et ne point suivre ainsi les transports du courroux.

505   Ce ne serait qu'en vain, qu'armant ses mains fidèles,

Bantan voudrait venger vos injustes querelles :

Mais n'en espérez rien ; puisqu'à vos ennemis

Déjà tout l'Orient est aujourd'hui soumis ;

Que l'Inde, accoutumée à porter ses entraves,

510   Ne sait plus qu'obéir aux généreux Bataves.

Peut-être, se flattant d'obtenir votre coeur,

Hassan épousera votre injuste fureur :

Il le peut ; mais craignez sa fougue téméraire.

FATIME.

Quelque soit le mortel que mon coeur vous préfère,

515   Aux projets du Batave il saura mettre un frein ;

Et si j'ai pu descendre à vous offrir ma main,

C'est que j'ai su prévoir toute votre bassesse.

SCÈNE V.

ABDUL.

Je saurai vous punir, trop superbe Princesse,

D'écouter à ce point la vengeance et l'orgueil.

520   Dans peu vous vous plaindrez de cet indigne accueil,

Si le brave Stenvic a conclu l'alliance,

Et si la Batavie écoutant ma vengeance,

Peut prévenir d'Agon le décret inouï.

Quoi donc, un père injuste après m'avoir ravi,

525   En dépit de nos lois, en faveur de mon frère,

La moitié de son sceptre à mon coeur la plus chère ;

Après avoir remis Tartasse aux mains d'Hassan,

Il joint encor Fatime à ce don éclatant ?

Croit-il que Bantan seul suffise à mon courage,

530   Tandis qu'Hassan obtient tous mes droits en partage ;

Et que ce fier rival, enflé de sa grandeur,

Bientôt superbe et vain deviendra mon vainqueur ;

Et joignant Macassar au Trône de Tartasse,

Voudra me voir plier au gré de son audace.

535   Non, plutôt mille fois ramper sous les Chrétiens,

Que de craindre l'orgueil et la haine des miens.

Mais quoi ! J'ignore encor si, par un sort prospère,

Le Batave voudra seconder ma colère ?

Du délai de Stenvic quelle est donc la raison ?

540   Dois- je le soupçonner de quelque trahison ?

Hélas ! Je crains d'avoir commis une imprudence

En mettant en ses mains le soin de ma vengeance.

Pour l'Europe, peut-être, il sera reparti ?...

Mais non, je l'aperçois...

SCÈNE VI.
Abdul, Stenvic.

ABDUL.

Quoi ! Trop cruel ami,

545   Laisser ainsi languir mon ame impatiente !

STENVIC.

Si j'ai tardé, Seigneur, au gré de votre attente,

Ne me soupçonnez pas d'oubli ni de lenteur.

Non, malgré tous mes soins, mon zèle et mon ardeur,

À vos désirs plutôt je n'ai pu satisfaire,

550   Ni du Conseil Chrétien fléchir l'humeur austère ;

Et peut-être qu'encor, sans vos nouveaux bienfaits,

Le Batave au traité n'eut consenti jamais.

ABDUL.

Eh bien ?

STENVIC.

Tout est conclu. D'Hassan ni de Fatime

Ne craignez plus, Seigneur, que la main vous opprime.

555   Le Batave d'Hassan hait l'orgueil dangereux,

Autant qu'il est sensible à vos soins généreux.

Il craint en lui surtout cette guerrière audace

Depuis peu si fatale aux mutins de Tartasse.

ABDUL.

Mais sais tu bien, Ami, quel destin plein d'horreur

560   Vient d'augmenter encor ma jalouse fureur ?

Sais tu ? Que dans ce jour l'injuste Agon transfère

Le trône de Tartasse et Fatime à mon frère.

Non, que mon coeur regrette ou Fatime, ou sa main ;

Mais tu connais les droits liés à son destin.

565   Tu sais que le Batave, approuvant l'alliance,

De nouvelles grandeurs flattait mon espérance.

STENVIC.

Oui, Seigneur, on m'a dit, en entrant à la Cour,

Qu'Agon pour abdiquer avait fixé ce jour.

Mais la flotte chrétienne a déjà dès l'aurore

570   Croisé sur cette rive ; et pourra même encore,

Si le vent du midi seconde son effort,

Avant la fin du jour arriver dans le port.

Le Batave, irrité du projet téméraire,

Doit troubler les desseins de votre injuste père ;

575   Et du Conseil de l'Inde, aujourd'hui, le Consul

Doit offrir à Fatime avec la main d'Abdul

Du fertile Boni le Sceptre et la Couronne.

Saint-Martin même ici doit venir en personne

Comme son Général et son Ambassadeur,

580   Pour soutenir vos droits et venger votre honneur.

Seigneur, voilà pour vous tout ce que j'ai pu faire.

Mais la flotte pouvant, par un destin contraire,

N'arriver que demain ; il vous faut retarder ,

L'heure où de votre sort Agon doit décider.

ABDUL.

585   Tu peux compter, Stenvic, sur ma reconnaissance,

Mais j'ai plus que jamais besoin de ta prudence :

Tous les Grands de Bantan déjà sont à la Cour,

Et dans peu le partage est conclu sans retour.

Hassan va posséder et Tartasse et Fatime,

590   Sans que je sois vengé d'un Rival qui m'opprime.

Que dois-je faire, Ami ?

STENVIC.

Dissimuler, Seigneur ;

Au Sultan avec soin cacher votre coeur

Le secret important ; de la flotte Chrétienne

Attendre encor un jour la vengeance certaine.

ABDUL.

595   Mais lorsque le Batave aura quitté Bantan,

J'aurai plus que jamais à redouter Hassan.

STENVIC.

Ne craignez plus, Seigneur, sa haine ou sa colère.

On doit laisser ici le sceptre à votre père :

Mais, pour que votre coeur n'ait rien à redouter,

600   Le Batave saura toujours vous assister.

Du vain nom de Sultan Agon, peut se repaître,

Mais vous seul en effet ferez ici le maître.

ABDUL.

Agon souffrira- t-il ces projets violents ?

STENVIC.

La ruse et le pouvoir sont deux moyens puissants.

ABDUL.

605   Mais enfin si du Roi la fierté peu commune...

STENVIC.

Qu'il n'impute qu'à lui pour lors son infortune...

Mais si ce faible objet peut vous troubler,

Seigneur, pourquoi donc d'un rival tant craindre la valeur ?

Si la haine d'Agon, l'orgueil de votre frère,

610   Si de Fatime enfin le fougueux caractère .

Étaient dignes de vous, pourquoi donc aujourd'hui

Demander par ma voix le Chrétien pour appui ?

Qui veut régner, Seigneur, ne craint point le parjure,

Et doit fermer son âme aux cris de la nature ?

615   Saint-Martin à Bantan va se faire un rempart

Où du Batave il doit arborer l'étendard,

Et sa flotte contient les guerriers nécessaires,

Pour réprimer d'Agon les efforts téméraires.

Vous connaissez, Seigneur, l'ambition d'Hassan ;

620   Vous savez qu'il méprise et les lois du Coran,

Et ces scrupules vains dont la voix importune

D'un vil Peuple retient l'âme faible et commune.

Craignez donc s'il arrive un jour qu'il soit instruit

De ces hardis projets, qu'il me cueille le fruit

625   De vos divisions ; et qu'enfin sa puissance

Ne vous fasse payer votre lâche indolence.

Pour moi je m'abandonne à sa juste fureur,

Et j'attends sans frémir le prix de cette ardeur

Que l'on me vit toujours pour mon illustre maître.

630   Je me soumets au sort, le plus cruel peut-être ?

Mais je ne saurai point, par un triste revers,

Vous voir aux pieds d'Hassan, ou mourir dans ses fers.

ABDUL.

Qu'ose tu dire, Ami ? Moi, dépendre d'un frère !

Moi, ramper à ses pieds, et craindre sa colère !

635   Non : que l'Enfer plutôt engloutisse à l'instant

L'injuste Agon, mon frère, et moi-même, et Bantan !

Si l'on croit me priver des droits de ma naissance,

Je saurai me servir du fer de la vengeance.

Oui, Stenvic, tes discours ont dessillé mes yeux ;

640   Je vais mettre à profit tes soins officieux.

Viens, vengeons mon opprobre ; et que ta main vaillante

M'aide à punir d'Hassan l'audace pétulante ;

L'ambition, la haine, et la nécessité,

Tout demande le sang d'un rival détesté !

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE.

Agon assis sur un trône élevé de trois ou quatre marches. Ibrahim debout du côté gauche du Trône, tenant le Coran de ses deux mains contre la poitrine. Sinan pareillement debout du côté droit du Trône. Abdul assis dans un fauteuil un peu devant Sinan. Hassan dans la même attitude du côté opposé. Les Grands de Java assis sur des gradins des deux côtés-de la scène. On voit au milieu de la Salle trois tables de front : sur chacune de celles qui font les coins, il y a sur des coussins un sceptre et une couronne ; et sur celle du milieu seulement un coussin. Les Gardes font rangés derrière les Gradins et au fond de la salle.

Il veut tirer son poignard.

AGON.

645   J'ai depuis cinquante ans gouverné cet Empire,

Et depuis cinquante ans, si j'ose ici le dire,

On m'a vu soutenir sa grandeur, son éclat,

Et faire aux ennemis respecter cet État.

Il est temps d'abdiquer la puissance suprême ;

650   Il est temps qu'aujourd'hui ce brillant diadème

Orne le jeune front d'un Guerrier généreux,

Qui, par les mêmes soins, rende mon peuple heureux.

Je sens qu'à chaque instant l'Éternel me réclame,

Et l'Ange de la mort, prêt à trancher ma trame,

655   Sans-cesse m'avertit de nommer un Sultan

Qui soit digne de moi, de vous, et de Bantan.

Mais, avant de quitter ce trône et ma puissance,

Avant que de jouir du fruit de ma prudence ;

Je me dois à moi-même, à mon peuple, à mes fils,

660   Le compte de mes jours que je leur ai promis.

Je veux y satisfaire, et j'ai l'orgueil de croire

Qu'il ne servira point à ternir ma mémoire.

Amis, vous le savez : vos illustres

Aïeux m'ont vu tromper l'espoir d'un tyran odieux :

665   Ils m'ont vu relever le trône de mes pères,

Arracher leurs États à des mains étrangères

Et fixer dans ces lieux l'auguste liberté.

Ces peuples, languissants dans la captivité,

Ont joui sous mes lois d'une grandeur nouvelle ;

670   Et leur lustre aujourd'hui, par mes soins, par mon zèle,

S'étend depuis l'Empire où règne l'Ottoman

Jusqu'aux lieux où Ternate est instruit du Coran :   [ 1 Ternate : Ile de 65Km² de l'archipel indonésien. Colonisé par les Hollandais en 1522. Première région des Moluques à être islamisée.Spécialité : clou de girofle et noix de muscade.]

Tartasse, pour Bantan jadis si redoutable,

Devant Bantan a dû plier son front coupable :   [ 2 Batan : Petite île de l'archipel des Philipinnes.]

675   Ce Sultan qui se crut le maître de Java,

Recherche une amitié que jadis il brava :

Et ces Brigands du Nord, ces superbes Bataves,

Qui, libres, ont voulu nous donner des entraves,

Malgré leur flotte altière et leurs fiers bataillons,

680   Devant eux n'ont point vu baisser mes pavillons.

Seul j'ai su de tous temps braver leur arrogance,

Et leur orgueil ici craint encor ma puissance.

Bien plus : en dépit d'eux, j'ai reçu dans mes bras

L'infortuné Siri chassé de ses États :

685   Lorsque du fier Speelman la main victorieuse

À l'Europe soumit Célèbe malheureuse ;  [ 3 Célèbes : Grande île à l'est de Bornéo et à l'ouest des Moluques. La principale ville est Makassar.]

Et malgré les transports de leur coeur irrité,

Ils ont dû respecter mon hospitalité.

Ce bonheur, cette gloire, et cette indépendance,

690   Je les dois, mes amis, à vous, à ma prudence ;

Mais ils sont avant tout les fruits de l'union

Qu'on a vu de tous temps régner dans ma maison.

Et si cette concorde, à l'État nécessaire,

Peut subsister toujours entre Abdul et son frère,

695   Je me flatte qu'ici bientôt mes yeux mourants

Verront avec honneur commander mes enfants.

Le Ciel qui m'a donné ces deux fils en partage,

M'a comblé par bonheur de ce double héritage.

Bantan, par droit d'aînesse, Abdul, revient à toi.

700   Hassan, tu dois donner à Tartasse la loi.

Je n'y retiens pour moi qu'un hameau solitaire,

Où j'espère que rien ne pourra me distraire,

Où rien ne frappera mes sens appesantis

Que l'éloge flatteur des Vertus de mes fils.

705   Respectable Ibrahim, au nom du Saint-Prophète,

Implorez du Très-Haut l'assistance secrète ;

Exposez à nos yeux ce livre de la loi,

Ici, l'Iman pose de lCoran sur la table du milieu, et l'ouvre.

L'espoir du vrai croyant, des parjures l'effroi

Vous, mes fils, approchez :

Les deux princes se lèvent et vont l'un et l'autre vers la table qui se trouve de leur côté.

Par cette loi suprême

710   Jurez moi que toujours ce peuple qui vous aime

Retrouvera dans vous un père, un bienfaiteur ;

Que Dieu, que cette loi, gravés dans votre coeur,

Y maintiendront la paix , la vertu, la justice ;

Qu'on ne vous verra point, au gré d'un vain caprice,

715   Sacrifier l'État à votre ambition.

Me le promettez vous ?

ABDUL.

Je le jure.

HASSAN.

Moi, non.

Je désire, Seigneur, que vous gardiez l'Empire ;

Mais si vous refusez à mes voeux de souscrire,

Je demande qu'Abdul, la main sur le Coran,

720   À mon exemple avoue à l'auguste Divan ;

« Qu'il ne mérite point le Sceptre de son Père,

Si jamais par ses soins un indigne Traité

Est funeste à l'Empire, est funeste à son frère ;

Si le Batave un jour, par son ordre excité,

725   Ose exercer ici sa tyrannie altière,

Et ravir à Bantan ses droits, sa liberté. »

Que dites vous, Abdul ? Osez vous le promettre.

ABDUL.

Qui, moi !... Je veux... en tout... au Sultan me soumettre.

AGON.

Tu te troubles, Abdul, et tu parais saisi !

730   Hassan, de quel traité veux tu parler ici ?...

Abdul, explique toi ! Crains qu'un plus long silence

À la fin n'autorise un soupçon qui t'offense.

ABDUL.

Oui, je dois l'avouer, cette indigne noirceur

M'a troublé, malgré moi, pour un instant, Seigneur.

735   Quoique souvent déjà, par bonté, par faiblesse,

J'aie excusé d'Hassan la perfide bassesse :

Je ne m'attendais pas que sa haine eut jamais

Pu porter sa fureur à de pareils forfaits !

Mais j'espère qu'on jour le Ciel fera connaître

740   Lequel est de nous deux l'imposteur et le traître.

AGON.

Parle à ton tour, Hassan mais si la vérité

Ne règne en ton discours, crains.....

HASSAN.

Voici le Traité.

Il vous instruira mieux de cet affreux mystère,

Et qui de vos deux fils cherche à trahir son père.

745   La flotte du Chrétien déjà vogue ici près,

Et dans peu doit couler le dernier sang Malais !

ABDUL, à part.

Ô Ciel ! Quel coup affreux !

AGON.

Ô crime ! ô perfidie !

Il n'est donc plus pour moi de bonheur dans la vie !

Fils ingrat et barbare !

ABDUL.

Eh bien ! Ai-je donc tort

750   De vouloir éviter l'esclavage ou la mort ?

Quoi ! Mon frère obtiendrait et Tartasse et Fatime,

Et d'un injuste choix je serais la victime,

Sans que ma main osât venger un tel mépris !

Non, je veux...

SINAN, le prévenant, lui tient son poignard sur le coeur. Les Grands se lèvent tous, tirent leurs poignards, et fixent Agon. Sinan, la main à ses armes, reste immobile.

Arrêtez !

AGON, avec transport.

Sinan, il est mon fils !

À Abdul.

755   Rends toi, cruel.

Aux Gardes.

  Allez en prison le conduire,

Aux Grands.

Ce crime affreux changeant le destin de l'Empire,

Amis, rassemblez vous pour défendre l'État,

Et que tout s'arme ici pour me suivre au combat.

SCÈNE II.
Agon, Hassan.

HASSAN.

Quoiqu'on ne parle point dans cet écrit funeste

760   De son indigne auteur : la preuve est manifeste

Que le traître Stenvic est le seul dans ces lieux

Qui puisse révéler ce complot odieux.

AGON.

Quel rayon d'espérance, ô Ciel ! Vient de me luire.

Quoi ! Stenvic seul, dis-tu, de tout pourra m'instruire ?

765   Oui, je le prévoyais, ce souple renégat

Aura poussé mon fils à ce lâche attentat.

Il aura su tromper sa jeunesse imprudente

Par l'espoir des grandeurs et d'une vaine attente.

Je connais trop Abdul : non, son coeur généreux

770   Jamais n'eut commis seul ce fratricide affreux.

Hassan, que ta valeur seconde ma colère ;

Sois le soutien du Trône et l'appui de ton père.

Une seconde fois cours, arme toi, mon fils ;

Va punir le Batave et sauver ton pays,

775   En suivant de ton coeur l'ardeur accoutumée.

HASSAN.

Je vous obéirai, Seigneur. Toute l'armée

Depuis longtemps aspire après l'heureux moment

De combattre de près ce Chrétien insolent

Que nous avons vu fuir devant nous à Tartasse.

780   Mais le Batave, instruit du sort qui le menace,

N'osera plus, Seigneur, enfreindre le Traité.

AGON.

Tu te trompes, mon fils ; sa basse avidité

Voudra cueillir le fruit que promet cette guerre.

De sa fourbe nouvelle il attend le salaire,

785   Et se flatte déjà de nous ravir nos biens.

Du Trône de Bantan les illustres soutiens

Sauront bien réprimer sa superbe insolence.

Mais si vous soupçonnez qu'aujourd'hui leur vaillance

Ne puisse pas suffire à défendre vos droits :

790   Employons le secours des Anglais, des Danois.

Ces Peuples, on le sait, tous Chrétiens et barbares.

Sont tous ambitieux, tous jaloux, tous avares.

Flattons pour un moment leur avide fureur

Du butin de la flotte et des droits du vainqueur ;

795   Et nous pourrons après, si vous voulez m'en croire.

Leur disputer, Seigneur, le prix de la victoire.

Leur alliance n'est d'aucun prix à mes yeux ,

Et je méprise trop leurs bienfaits odieux :

Oui, je redoute, Hassan, leur politique affreuse.

800   Leur amitié toujours est perfide et trompeuse,

Un intérêt sordide en est le vrai lien ;

Et l'or est en effet le seul Dieu du Chrétien.

Dédaignons leur secours ; et que notre courage

Triomphe seul ici : voilà notre partage.

805   Il est digne de nous ; et nos braves guerriers

Vont s'illustrer encor par de nouveaux lauriers.

Va donc, prépare nous le champ de la victoire.

Et dans peu je te suis pour partager ta gloire.

SCÈNE III.

AGON.

Je te rend grâce, ô Ciel ! De me laisser un fils

810   Qui puisse me venger de mes fiers ennemis,

Et qui soit digne encor de toute ma tendresse !

Mais ne puis-je d'Abdul excuser la faiblesse ?

Il est jeune, il est vif, et son coeur innocent

Se sera laissé pendre au discours séduisant

815   De l'indigne Stenvic, ce Renégat infâme,

Qui par l'ambition a corrompu son âme,

Et des moeurs de l'Europe y versant les poisons

A su contre son frère aigrir ses passions.

Oui, mon fils, c'est Stenvic, c'est lui seul qui te guide,

820   C'est lui qui t'inspira ce cruel fratricide.

Je saurai te venger de ce perfide ami...

Garde, avertis Sinan que je l'attends ici...

Barbare Européen, ton supplice s'apprête !

Ma vengeance bientôt va tomber sur ta tête,

825   Et je vais t'immoler au bonheur de Bantan,

Au repos de mes jours.....

SCÈNE IV.
Agon, Sinan.

AGON.

Cours, généreux Sinan,

Va saisir ce Chrétien dont la fourbe maudite

S'est voilée à nos yeux sous un masque hypocrite.

Cours arrêter Stenvic à la mort condamne.

830   Et qu'Abdul à l'instant ici soit amené,

SCÈNE V.

AGON.

Quels moments douloureux pour ma triste vieillesse

Quel mélange effrayant d'horreur et de tendresse !

Ô Dieu ! Soutenez moi ! Qu'à vos décrets soumis,

Mon coeur puisse être juste en condamnant mon fils ;

835   Ou rendez le plutôt à sa vertu première.

SCÈNE VI.
AGON, ABDUL, Gardes au fond du Théâtre.

AGON.

Malgré ton crime affreux tu vois encor un père.

Je dois être ton juge, et je suis ton ami.

Réponds moi, fils ingrat ! Tu m'avais donc trahi ?

Seul libre en Orient, tu veux te rendre esclave,

840   Et livrer ta patrie et ton père au Batave !

Parle, quel est ton but, et quel fut ton dessein,

En t'osant allier à ce peuple inhumain ?

Réponds moi, si tu peux, ou crains que ma colère...

ABDUL.

Soit que je trouve en vous ou mon juge, ou mon père,

845   Je ne crains point ici de vous parler, Seigneur.

Je connais trop d'Agon la tendresse et le coeur,

Pour redouter jamais, innocent ou coupable,

Que sa main paternelle injustement m'accable

Sans vouloir écouter un fils qui le chérit !

850   À moins que dans son coeur Hassan ne m'ait détruit,

Et n'ait su lui cacher la douleur que m'inspire....

AGON.

Vains discours... On t'accuse et de trahir l'Empire,

Et d'avoir appelé le Batave en ces lieux.

Si tu peux, lave toi de ce crime odieux ;

855   Mon coeur sera charmé de voir ton innocence.

Parle.

ABDUL.

Malgré mes soins et mon obéissance,

De mon père jamais je ne gagnai le coeur ;

Mon frère m'a toujours ravi cette faveur.

AGON.

Ingrat ! Depuis l'instant que tu vis la lumière ;

860   Depuis le même jour que ton roi, que ton père

Te reçut dans ses bras comme un présent du Ciel :

On l'a vu te presser sur son sein paternel !

On l'a vu prodiguer ses soins et sa tendresse

À toi, qui déshonore aujourd'hui sa vieillesse !

865   Le Dieu de Mahomet m'est témoin en ce jour

Si je mérite, Abdul, ta haine ou ton amour.

Lui seul sait à quel point le bonheur de ta vie

Fut sans-cesse l'objet de ma plus chère envie.

J'ai tout fait, j'ai tout dit, (il est vrai je l'ai dû)

870   Pour t'inspirer l'honneur, la gloire, et la vertu.

J'ai fait plus : me flattant que ta sombre rudesse

Dont s'offensa ma Cour dès ta tendre jeunesse,

Se serait laissé vaincre aux conseils de l'Iman :

J'ai, malgré la sagesse et la candeur d'Hassan,

875   Voulu te préférer ; et mon âme enivrée

N'a pu croire qu'enfin ta main dénaturée

Plongerait aujourd'hui le poignard dans mon sein.

L'Iman, toute la cour, ton frère même, en vain,

M'ont voulu dévoiler ton audace cruelle ;

880   Et tu viens accuser ma bonté paternelle

Lorsque tu me trahis, et que mon coeur, hélas !

Ose douter encor de tes vils attentats !

Est-ce là, fils cruel ! Le prix de ma confiance

À prévenir tes goûts, à former ton enfance ?

885   Serait-ce là le fruit de mes soins imprudents

À te faire acquérir tous ces divers talents,

Tous ces arts dangereux, ces efforts du génie,

Dont l'âme, en s'éclairant, est souvent pervertie.

Stenvic, à qui j'avais confié cet honneur,

890   Des crimes de l'Europe aura nourri ton coeur ;

Tu te seras instruit, par son conseil perfide,

À vaincre le remords qui suit le parricide !

Je me flattais, Seigneur, que mes justes raisons

Auraient pu dissiper ces indignes soupçons :

895   Mais mon coeur, pénétré des bontés de mon père,

À ce triste devoir ne saurait satisfaire.

Je remets donc ici mon sort entre vos mains ;

Trop malheureux déjà de causer vos chagrins.

Mais j'ose en attester notre divin Prophète,

900   Que c'est votre coeur seul que mon âme regrette.

La plus cruelle mort ne saurait m'attrister,

Si je pouvais du moins en mourant me flatter

D'emporter vos regrets ; si mes vives alarmes

À vos yeux attendris arrachaient quelques larmes !

SCÈNE VII.
Agon, Abdul, Sinan.

SINAN.

905   Une flotte Batave arrivée ici près,

Vient de caler la voile et ranger ses agrès.

Soit qu'elle en veuille à nous, soit à quelqu'autre rive

Il est certain, Seigneur, que cette flotte active,

Par ses drapeaux volants, le bruit de ses tambours,

910   Semble annoncer l'orage et menacer nos jours.

Une barque déjà vient de conduire à terre

Deux de ses chefs suivis d'une troupe guerrière,

Et l'esquif en partant à, malgré mon effort,

Su m'enlever Stenvic, qu'il conduit à son bord.

AGON.

915   Stenvic ?

ABDUL, à part.

  Je suis sauvé !

SINAN.

  Caché près du rivage,

Le traître de ce trouble a saisi l'avantage,

Et s'est enfin soustrait à votre bras vengeur.

Un de ces Officiers vous demande, Seigneur,

Un entretien secret sur un objet qui presse ;

920   Et veut, dit-il, aussi parler à la Princesse.

AGON.

Dis lui qu'à cet honneur aujourd'hui Je l'admets ;

Conduis le chez Fatime, où je te suis de près.

SCENE VIII.
Agon, Abdul.

AGON.

Fils cruel ! vois le coup que ta main me prépare.

Grand Dieu !

ABDUL.

Ma main, Seigneur ? Quel reproche barbare !

925   J'espérais que Stenvic, contraint par les tourments,

Aurait justifié mes secrets sentiments.

Il est vrai, par mon ordre il fut chez le Batave ;

Mais je ne réponds point des desseins d'un esclave

Qui m'a trompé, sans doute, et qui vous a trahi.

930   Je craignais seulement qu'Hassan, enorgueilli

Par son nouveau triomphe, et fier de son audace,

Ne réunit un jour mes États à Tartasse,

Voilà ce qui m'a fait rechercher un secours

Dont l'indiscrétion est fatale à mes jours.

935   Mais d'où vient qu'à vos coups Stenvic s'est pu soustraire ?

Lui seul pouvait, Seigneur, dévoiler ce mystère,

Et pouvait faire voir que ce secret traité

N'est qu'un mensonge adroit par Hassan inventé.

Il forge une alliance... Eh bien ! L'ai-je signée ?

940   Pourquoi donc me bannir de votre âme indignée ?

Je le confesse, Hassan excita mon courroux,

Et ma vivacité peut mériter vos coups.

Mais quelle âme bien née, ou quel Prince en Asie

Aurait pu supporter une telle infamie ?

945   Quel mortel put jamais s'entendre, sans effroi,

Accuser de trahir sa patrie et son roi ?

J'ai manqué, je le sais, de respect à mon père :

Aussi je me soumets à sa juste colère,

Mais je me flatte encor que son coeur bienfaisant...

AGON.

950   Je ne puis satisfaire aux lois en ce moment ;

Mais débrouillant bientôt un doute qui m'accable,

Je serai ton vengeur, ou ton juge implacable.

Gardes, ce prisonnier à vos soins est commis ;

Mais, malgré son arrêt, songez qu'il est mon fils.

Ici un des Gardes rend les armes à Abdul, qu'on lui avait ôté comme criminel d'État, suivant l'étiquette Malaïe.

SCÈNE IX.

ABDUL.

955   Je me suis donc tiré de ce péril extrême !

Et je pourrai, peut-être, avant cette nuit même,

Me venger d'un rival qui causait mes malheurs,

Et m'abreuver enfin de son sang, de ses pleurs !

Je t'invoque, ô vengeance ! à mon âme si chère,

960   Étouffé la Nature, et soutiens ma Colère !

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE.
Agon, Fatime, Hassan.

AGON.

Madame, dissipez une crainte inutile,

Et n'appréhendez point de perdre votre asile,

Ni qu'Agon abandonne un dépôt précieux

Qu'un père en expirant lui remit dans ces lieux.

965   Calmez surtout, calmez ce superbe courage

Dont l'ardeur peut vous nuire, et dont l'excès m'outrage.

Je saurai vous défendre, et veux vous consoler ;

Mais apprenez qu'aux Rois l'art de dissimuler,

Quoique vil en effet, est parfois nécessaire,

970   Et leur sert souvent plus qu'une ardeur téméraire.

FATIME.

Quoique mon courroux soit à son plus haut degré,

Seigneur, je me soumets à votre ordre sacré.

Mais malheur à ce peuple insolent et perfide

Qui vient aigrir encor la douleur qui me guide....

975   Le rebut de l'Europe oser dicter des lois ?

À l'épouse d'Hassan, à la fille des Rois !

AGON.

Vous êtes libre encor ; et vous savez, Madame,

Que, quelque soit l'auteur de cette indigne trame,

Le projet du Batave est pour nous inconnu ;

980   Qu'il ne m'a point sommé, moins encore vaincu.

HASSAN.

J'espère que leur chef aura trop de prudence

Pour vouloir de Bantan défier la puissance,

Ou pour oser, Madame, attenter en ces jours....

AGON.

Il ne faut point ici se borner aux discours :

985   Quelque soit mon pouvoir, quelque soit ton courage,

Mon fils, dans ce moment le parti le plus sage

Est de dissimuler, est de bannir l'orgueil.

L'amour-propre des Rois est souvent un écueil

Où l'on voit échouer le vaisseau de l'Empire !

990   J'ai vu le fier Batave, occupé de nous nuire,

Tour à tour attaquer les plus puissants États ;

Et j'ai vu que toujours le destin des combats,

Malgré sa flotte altière et sa foudre enflammée,

A dépendu du Chef qui commandait l'armée.

995   S'il n'eut donc contre nous armé que ces guerriers

Dont la honte à Formose a terni ses lauriers ;

Si Saint-Martin ici ne fut venu lui-même,

On ne me verrait point cette prudence extrême.

Mais je connais ce Chef, et sais qu'à la valeur

1000   Il joint ce grand sang froid nécessaire au vainqueur.

Non, que je craigne encor la fatale puissance,

Mais son grand nom exige au moins la défiance.

Il désire aujourd'hui nous parler à tous deux :

C'est à vous de fonder son coeur ambitieux,

1005   Madame, c'est à vous de lui faire connaître

Que libre dans ma Cour vous y vivez sans maître,

Et que personne ici ne vous prescrit la loi.

Ensuite, s'il le veut, qu'il s'explique avec moi ;

Je pourrai près de vous lui donner audience.

1010   Toi, mon fils, quelque soit un projet qui t'offense,

Rassemble sous nos murs tous nos guerriers épars,

Et que leurs bataillons entourent nos remparts.

SCÈNE II.

FATIME.

Quelque soit le destin que le sort me prépare,

Je ne redoute plus la fortune barbare !

1015   Mon père a vu périr par le fer des Chrétiens

Une épouse adorée, et son trône, et les siens !

Et moi, de ses malheurs triste et faible héritière,

J'ai perdu dans ces murs mon espoir et mon père !

Et le Batave encor, pour combler mon courroux,

1020   Pour aggraver mes maux, m'offre Abdul pour époux !

Abdul, ce fils ingrat ! La honte de l'Asie !

L'opprobre de Bantan !... Ah, fortune ennemie !

Si tu peux contre moi déployer ta fureur,

Ne compte pas pouvoir disposer de mon coeur !

SCÈNE III.
Fatime, Saint-Martin.

SAINT-MARTIN.

1025   Je ne m'étonne plus, adorable Fatime,

Qu'on rende à vos attraits un tribut légitime,

Puisque l'on voit en vous le plus bel ornement

Qui jamais ait paru dans les Cours d'Orient.

La Batavie aspire à combler votre gloire,

1030   Madame, en couronnant des mains de la victoire

Ce front noble et modeste où siège la candeur :

Elle veut pour toujours bannir de votre coeur

L'odieux souvenir de nos tristes querelles ;

Et je viens pour donner des preuves solennelles

1035   De son zèle pour vous ; je dois enfin sécher

Les larmes que sa gloire a pu vous arracher.

FATIME.

Le nom de Saint-Martin et sa sage prudence

Ne sont pas moins connus que sa haute vaillance ;

Et si l'espoir encor pouvait flatter mon coeur,

1040   J'attendrais tout des soins d'un tel ambassadeur :

Non, l'Europe jamais, pour fléchir ma colère,

N'eut pu choisir un chef qui sut moins me déplaire.

Mais, après mes malheurs, comment puis-je jamais

Pardonner au Batave, ou souscrire à la paix ?

1045   De quel bandeau royal veut-il ceindre ma tête ?

Après m'avoir ravi par sa triste conquête,

La fertile Célèbe ; après que sa fureur

M'enleva dans un jour mon trône et ma grandeur.

Seigneur, quel est enfin le projet de vos maîtres ?

SAINT-MARTIN.

1050   Si la belle Fatime, ainsi que ses ancêtres,

À Célébe aujourd'hui pouvait donner des lois ;

Si sa main possédait ce pouvoir qu'autrefois

L'Inde vit exercer à son illustre père ;

Où si quelque Sultan, épousant sa colère,

1055   Arborait l'étendard de la rébellion,

Et pouvait lui former la moindre faction :

Elle pourrait alors avec raison prétendre

Un compte plus exact que je ne dois lui rendre.

Mais puisqu'un sort heureux, déjà depuis seize ans,

1060   A fait palier Célèbe aux Chrétiens triomphants ;

Et puisque l'Inde enfin n'a pour lois, n'a pour maître,

Que ceux que le Batave y veut bien reconnaître :

Je crois que la prudence aujourd'hui lui suffit

Pour choisir le parti que sa gloire prescrit.

1065   Le Batave touché, Madame, que vos charmes

Sans-cesse soient en proie à de tristes alarmes,

Veut calmer vos chagrins, et vous donne en ce jour

Le trône de Boni : mais il faut sans retour

Renoncer à des droits qui vous sont inutiles.

1070   Et puisque nos guerriers, triomphants et tranquilles,

N'ont plus à redouter votre effort impuissant,

Je crois que vous devez regarder ce présent

Comme un gage certain de la secrète estime

Qu'inspirent à nos coeurs les vertus de Fatime.

1075   Mais comme ces climats ne vous sont pas connus,

Que votre Peuple même ignore vos vertus,

Le Batave vous offre un plus digne partage :

Il veut que vos attraits brillent sur ce rivage ;

Il veut vous rendre heureuse ; et la gloire sera

1080   De vous voir préférer le séjour de Java

À ce Peuple mutin, à ces pays barbares.

FATIME.

Quoique ces vains discours me paraissent bizarres,

Je voudrais bien savoir à quel Roi les Chrétiens

Veulent ravir pour moi sa couronne et ses biens ?

1085   De quel État par eux la perte enfin se trame ?

SAINT-MARTIN.

Nous n'usurpons jamais. Mais apprenez Madame,

Que la gloire de l'Inde est remise en nos mains,

Que nous devons fixer pour jamais ses destins,

Et que lorsqu'il nous plaît nous donnons des couronnes.

1090   Et puisqu'Agon enfin abdique ses deux trônes,

Nous avons trouvé bon de nommer pour Sultan,

Abdul, dont les vertus illustrent l'Orient.

Il est digne de vous. Et le Batave espère

Qu'un tel époux saura de votre humeur sévère

1095   Fléchir l'austérité ; que cet hymen heureux

Réparera les torts d'un sort trop rigoureux.

FATIME.

Lorsque seize ans passé, par un destin injuste,

Je dus suivre mon père à cette Cour auguste :

J'appris dès ma jeunesse à respecter son Roi.

1100   Lui seul peut disposer de ma main, de ma foi.

Mais jamais l'intérêt ne ferrera mes chaînes.

Je laisse cet opprobre à vos femmes Chrétiennes,

Je cherche dans l'hymen le bonheur le plus doux,

Et ce bonheur fera la vertu d'un époux.

1105   D'un sort trop inconstant si je fus la victime,

C'est au sort à rougir et non pas à Fatime !

Mais je ne croyais pas que jamais Saint-Martin

Eut pu me reprocher mon malheureux destin ;

Que d'avides marchands eussent osé prétendre

1110   Qu'aujourd'hui de leur choix ma main devait dépendre ;

Et qu'enfin leur orgueil voudrait dicter des lois

Au généreux Agon, au plus digne des Rois.

Ils n'ont crû voir ici que des lâches esclaves,

Mais l'Inde compte encor des Rois libres et braves

1115   Qui sauront me venger.

SAINT-MARTIN.

  Il m'est très douloureux

D'apprendre que l'on croit que mes soins généreux,

Que mes sages conseils ne sont que des outrages,

Et que Fatime enfin dédaigne mes hommages.

Mais ceux que, par mépris, elle appelle marchands,

1120   Fondent toute leur gloire leurs destins brillants

Sur ce nom ; et leur bras, utile à la Patrie,

A vaincu l'Amérique et subjugué l'Asie :

Le Sultan de Cochin, qu'ont soumis nos exploits,

À ces mêmes marchands doit son Sceptre et ses droits :

1125   La fertile Ceylan, du Portugais l'esclave,

Sur les murs de Candi vit l'étendard Batave,

Et quant à la valeur de vos braves guerriers,

L'Inde peut aujourd'hui la voir dans nos lauriers.

FATIME.

Le sort des Nations dépend de la fortune ;

1130   Leurs chutes ont souvent une cause commune :

Tour à tour le jouet d'un aveugle destin,

Telle brille aujourd'hui qui s'éclipse demain.

Mais l'Orient, Seigneur, jamais n'aurait pu croire

Qu'un Peuple libre et fier eut pu ternir sa gloire

1135   Par la soif des trésors ; et que le Japonais

Lui verrait abjurer et profaner la Croix.

SAINT-MARTIN.

Madame, je vois bien qu'il ne m'est pas possible

De dissiper l'erreur de votre âme inflexible.

J'espère que bientôt le Batave, en ces murs.

1140   Vous persuadera par des moyens plus sûrs ;

Et l'amitié d'Agon préviendra, sans doute,

Les suites des conseils que votre coeur écoute.

SCÈNE IV.
Agon, Fatime, Saint-Martin.

SAINT-MARTIN.

Un Peuple triomphant, vainqueur de ces climats,

L'arbitre de l'Asie et l'appui des États ;

1145   Qui, guidé par l'honneur, conduit par la victoire,

Jouit de ses hauts-faits dans le sein de la gloire :

Vient d'apprendre, Seigneur, avec étonnement.

Qu'une vaine dispute, un dessein imprudent

Pourrait bien de Java troubler la paix publique,

1150   Si l'on ne prévenait ce complot chimérique.

Le Batave attentif à calmer les soucis,

Sait abaisser l'orgueil et venger ses amis :

Et quoiqu'il veuille en tout le bonheur de l'Asie,

Java fixe surtout les yeux de ma Patrie.

1155   Elle y veut maintenir la justice et la paix,

Et vous fait par ma bouche annoncer ses décrets.

Elle a mis en mes mains son glaive et sa balance,

Agon peut, s'il le veut, abdiquer sa puissance,

Et le trône par lui peut être abandonné,

1160   Mais il doit respecter les droits d'un fils aîné.

AGON.

Est-ce là tout, Seigneur, ce qu'on devait m'apprendre ?

SAINT-MARTIN.

Je ne crois pas avoir ici de compte à rendre,

Je viens pour publier à la Cour de Bantan

La loi que le Batave impose à l'Orient ;

1165   Je viens pour annoncer sa volonté suprême

À Fatime , à vos fils , et surtout à vous même.

Abdul est votre aîné ; lui seul doit hériter

Le trône de Bantan que vous voulez quitter.

Lorsqu'à ce point, Seigneur, je vous verrai souscrire

1170   Du reste de mes soins je pourrai vous instruire.

AGON.

Quel droit ose alléguer le Batave en ce jour ?

Pour me donner la loi dans le sein de ma Cour,

Et pour vouloir ici m'imposer cette honte.

SAINT-MARTIN.

La victoire, Seigneur, qui jamais ne rend compte

1175   Au Peuple subjugué qui tremble sous ses lois,

Et qui règle à son gré la fortune des Rois.

Quel Peuple en Orient, quelle Mer en Asie

Ne vit pas chaque jour triompher ma Patrie ?

Quel Sultan à la gloire a-t-on vu s'opposer

1180   Partout où ses Guerriers à peine ont pu percer ;

Des rives où l'aurore éclaire cet Empire,

Jusqu'aux bords de ces mers où le Soleil expire,

Coromandel, Ceylan, Malacca, Malabar,

La victoire vous a tous liés à son char.

1185   Ô Hemskerk et Van Goens ! De qui les mains vaillantes   [ 5 Rijcklof van Goens (1619-1682), laissa de nombreux écrits sur l'Inde, Java et Ceylan, il fut le gouverneur général des Indes orientales. ]  [ 4 Jacob van Heemskerk (1567-1607), amiral des Provinces unies, mort à Gibraltar.]

Ont su nous conquérir trois Couronnes brillantes ;

Houtman, Coen, Matelief, vous Héros immortels

Dont les nobles exploits méritent des autels,

Votre gloire dans l'Inde illustra ma Patrie

1190   En chargeant de ses fers les Sultans de l'Asie !

Si ces haut-faits, Seigneur, ne vous suffisent pas,

Vous y pouvez encor joindre d'autres États ;

Leur bras victorieux des plus riches Provinces,

Subjugua tour à tour vos plus superbes Princes.

1195   Macassar, abattu sous ce bras triomphant,

Remit en leur pouvoir les clefs de l'Orient :

Banda, la riche Amboine et nombre d'autres îles   [ 6 Amboine, capitale des îles de Moluques en Indonésie. Les portugais décrouvrirent l'île en 1515.]

Durent à ces Héros céder leurs champs fertiles ;

Et lorsque le Flamand domptAit le Bouginois»

1200   Et de Ceram rangeAit les côtes sous nos lois :

Le brave Van der Stel d'une main bienfaisante   [ 7 Van der Stel (1639-1712), gouverneur de la province du Cap.]

Défrichait une terre aride et languissante,

Voyait germer la Vigne et faisait la moisson

Où jadis habitaient le Tigre et le Lion.

1205   Les monts affreux du Cap et ses forets terribles,

Changés par son génie en des plaines paisibles,

Lui doivent leur bonheur et leur fertilité,

Et si nous imitons sa noble activité,

J'espère que dans peu l'on verra dans l'Afrique

1210   Notre pouvoir s'étendre au delà du Tropique.

Du Batave, Seigneur, voilà quels sont les droits.

AGON.

Admirer des héros et vanter leurs exploits

Est plus aisé, Seigneur, que de pouvoir répondre

A de justes raisons qui doivent vous confondre.

1215   Mais quiconque connaît tous vos subtils détours

Doit s'attendre sans-cesse à de pareils discours.

Je m'aperçois pourtant (soit oubli, soit prudence)

Que vous passez ici d'autres faits sous silence.

Formose subjugué par le lâche Chinois,

1220   Qui sut faire trembler votre flotte deux fois ;

L'infortuné Cojet banni par vos Grand-hommes,

À la honte de l'Inde et du siècle où nous sommes :

Mozambique, en dépit de vos fiers Généraux,

Trompant jusqu'à trois fois l'espoir de vos héros :

1225   Et quoique l'on ignore à quel titre servile

Le Batave au Japon sut trouver un aSile,

Malgré ce qu'il en dit, je doute fort, Seigneur,

Que son séjour y fait le fruit de sa valeur

Et que le Japonais lui cède la victoire.

1230   À Java même encor, pour y combler sa gloire,

Il manque quelque chose à son ambition,

Qu'il ne peut obtenir....

SAINT-MARTIN.

C'est ?

AGON.

De soumettre Agon.

SAINT-MARTIN.

Tout est prêt pour cela. Cette réponse altière

Va vous faire sentir le poids de sa colère.

1235   Madame, le Batave aspirant à vous voir,

En partant m'a chargé de remplir cet espoir,

Et de vous emmener : que dois- je lui répondre ?

FATIME.

Que l'on verra la terre et le Ciel se confondre

Avant que je souscrive à ce projet affreux !

SCÈNE V.
Agon, Fatime, Hassan.

HASSAN.

1240   Sans doute, ayant prévu nos desseins généreux,

L'ennemi va, Seigneur, descendre sur la rive ;

Et, si j'en crois mes yeux, bientôt sa flotte active

Doit nous donner des fers ou va les recevoir.

Le peuple de Java, fidèle à son devoir,

1245   À mon premier signal vient ici de se rendre.

Le glaive étincelant, prêt de tout entreprendre.

Arme déjà sa main : il n'attend plus que nous

Pour marcher au combat, pour diriger ses coups ;

Et nos braves Guerriers, pleins d'un noble courage,

1250   Ne respirent que sang, que vengeance et carnage.

AGON.

Allons : il en est temps, marchons aux ennemis ;

Punissons leur audace, et que nos bras unis,

Prévenant leurs desseins, défendent nos murailles.

Allons tenter, Hassan, le destin des batailles.

1255   Nous les passons en nombre et peut-être, en valeur :

Mais le nombre, mon fils, n'est pas toujours vainqueur,

Et l'on voit quelque fois triompher le moins braves.

Tache donc d'imiter les ruses du Batave :

Retiens de nos Soldats l'impétueuse ardeur,

1260   Ce courage fougueux qui tient de la fureur.

Souviens toi que tu vas combattre pour Fatime,

Et que tu dois punir le tyran qui l'opprime ;

Que tu défends ton peuple, et ton père, et ton Roi,

Que tu dois triompher, ou mourir avec moi !

SCENE VI.
Fatime, Hassan.

HASSAN.

1265   Madame, le destin me paraît moins barbare,

Puisqu'enfin au combat le Sultan se prépare ;

Qu'il ne redoute plus ces fiers Républicains

Dont l'orgueil veut régler les droits des Souverains.

Je me flattais aussi de calmer vos alarmes,

1270   Mais je vois vos beaux yeux obscurcis par les larmes,

Et j'entends vos soupirs. Ce superbe étranger

Aurait- il eu l'audace ?.... Ou bien, de ce danger

Qui menace nos jours votre âme est elle atteinte ?

Mais non, votre grand coeur ne connaît point la crainte.

1275   Malheur donc à celui qui cause vos douleurs !

FATIME.

Ce n'est point sur mon sort que je verse des pleurs.

Au dessus d'un destin qui trompa son attente,

Rien ne peut étonner le coeur de votre amante.

Je tremble pour vous seul : vous me voyez frémir

1280   Quand je pense aux dangers que vous allez courir.

Mon âme est trop liée au sort de votre vie

Pour ne point redouter la fureur ennemie,

Qui rappelle sans-cesse à mes sens alarmés

Ces globes destructeurs, ces foudres enflammés,

1285   Que précède la mort et que suit la victoire,

Que vous feront braver la patrie et la gloire.

Songez que je préfère Hassan à l'Orient,

Et que Fatime, hélas ! Perd tout en vous perdant !

Mais non, Seigneur, mais non : je sens trop que mon âme,

1290   Rougit de vous montrer ces faiblesses de femme.

Partez, puisque l'amour doit céder à l'honneur.

Allez sauver Bantan et revenez vainqueur ;

Soyez grand, généreux en dépit de mes larmes !

HASSAN.

Madame, quelque soit le destin de nos armes,

1295   Soit que j'obtienne enfin la vengeance ou la mort,

Mon coeur sera content de son glorieux sort.

Où trouver, en effet, un mortel qui n'envie

Celui qui doit défendre et vous, et sa patrie,

Qui doit vous posséder s'il revient triomphant,

1300   Ou qui du moins aura vos regrets en mourant.

Mais si quelque souci peut me troubler, Madame,

Ou si la moindre crainte intimide mon âme,

Ce n'est pas que mon coeur redoute de mourir ;

C'est votre sort cruel qui m'oblige à gémir !

1305   Hélas ! Après ma mort que deviendra Fatime ?

Si l'on voit triompher le tyran qui l'opprime !

S'il vous contraint un jour de prendre pour époux

Un Prince indigne, hélas ! De son sang et de vous !

FATIME.

Ne craignez point, Seigneur, de pareilles disgrâces :

1310   Je brave le Batave et crains peu ses menaces.

Les flots de l'Océan, élancés jusqu'aux Cieux,

Déroberont Sumatre et Célébe à nos yeux,

Bornéo périra par la fureur de l'onde,

Et la foudre céleste écrasera ce monde,

1315   Avant que le Batave apaise mon courroux,

Avant que cette main accepte un autre époux !

Mais si, dans le combat, vous pensez à Fatime,

Si quelque tendre soin pour elle vous anime :

Au milieu du péril, dans le sein du malheur,

1320   Ne redoutez jamais de voir fléchir son coeur,

Ou que sa main un jour puisse ternir sa gloire.

Partez, Seigneur, volez au champ de la victoire.

Souvenez vous toujours qu'un aveugle hasard

Ne règle point le sort du sang de Macassar ;

1325   Que je suis de ce sang, que j'en suis la dernière,

Qu'Hassan est mon époux, que sa gloire m'est chère,

Et qu'avant de trahir ou mon sang, ou mes voeux,

Ce poignard préviendra la honte de tous deux !

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE.

FATIME.

Non, Hassan, non jamais le superbe Batave

1330   Ne me verra ramper à ses pieds en esclave,

Et malgré ses efforts son conseil arrogant

Ne pourra me contraindre à trahir mon amant.

L'Orient qui des miens connut toute la gloire,

Ne me verra jamais obscurcir leur mémoire

1335   Par la moindre bassesse ; et si le Ciel enfin,

Poussant jusque au bout mon malheureux destin,

Rend encor aujourd'hui mes espérances vaines,

Et veut tarir le sang qui coule dans mes veines :

Je descendrai du moins avec gloire au tombeau !

1340   Au tombeau !... Mais aurai-je, hélas ! Un sort si beau ?

Qui sait ? Si le jouet d'une aveugle colère,

Je ne subirai point le destin de ma mère !

Si de mon corps sanglant les membres dispersés

Ne feront pas un jour au Batave exposés !

1345   Si l'on ne verra point sur cette triste rive

Fatime abandonnée, errante et fugitive !

Ciel ! Tel serait mon sort au plus beau de mes ans !

Moi, qui devais jouir des jours les plus brillants,

Moi, qui, dès le berceau, fus destinée au Trône,

1350   Et qui pouvais prétendre une double Couronne.

Mais non, mes pleurs cessez : il est temps que mon coeur

Fasse éclater enfin sa haine et sa fureur.

Ô toi ! De qui l'orgueil, sans doute, nous prépare

Le joug le plus honteux, le sort le plus barbare !

FATIME.

1355   Daigne le juste Ciel à la fin te punir,

Et t'accabler des maux que tu m'as fait souffrir !

Puissai-je voir, Batave, à mes heures dernières,

Tes enfanTs étouffés dans le sang de leurs pères ;

Et puissent tes Guerriers, l'un sur l'autre expirants,

1360   Voir contre nos remparts écraser leurs enfants !

Qu'aux coups du Cingalais et de l'Arabe en bute,

Tout l'Orient charmé puisse admirer ta chute ;

Ou que, pour plus d'horreur et d'opprobre à la fois,

Tu puisse succomber sous le lâche Chinois !

1365   Mais le bruit foudroyant de ton artillerie

De la mort qui s'avance annonce la furie ;

Et peut-être déjà nos plus braves guerriers

Succombent sous l'effort de tes coups meurtriers !...

L'Iman ne revient pas : sa débile vieillesse

1370   Semble oublier combien son retour m'intéresse.

SCÈNE II, Fatime, Ibrahim.

FATIME.

Ibrahim, est-ce vous ? Quel espoir consolant

Pour Agon, pour Fatime et pour tout l'Orient

Venez vous m'annoncer ?

IBRAHIM.

Du haut de nos murailles

J'ai vu la flotte altière et l'apprêt des batailles.

1375   La Mer et nos remparts paraissent animés.

Tandis qu'on voit au loin les vaisseaux enflammés,

Que l'Ange de la mort vient planer sur nos têtes,

Et semble présager de funestes tempêtes.

J'ai vu, près de nos murs, en de nombreux esquifs,

1380   Descendre le Batave ; et ses soldats actifs,

Profitant du canon qui lance au loin l'orage,

D'une intrépide main planter sur le rivage

Les drapeaux déployés de ce fier conquérant

Sous lequel aujourd'hui gémit tout l'Orient.

1385   Pour un moment il règne un horrible silence,

Dans cet instant l'armée et se forme, et s'avance.

Sortant de leurs vaisseaux ces divers bataillons

Courent tous se ranger près de leurs pavillons :

Leurs Soldats courageux à l'envi se succèdent,

1390   Tandis qu'un feu roulant et la mort les précédent.

Au centre on aperçoit le tranquille Chrétien,

Et sur les deux côtés le bruyant Indien ;

Qui, soumis à l'Europe, en triste et lâche esclave,

Vient traîner à Java les vils fers du Batave.

1395   L'or qui brille à l'armure et d'Agon et des siens

Va fléchir sous le plomb et le fer des Chrétiens ;

Et malgré leur éclat, nos guerriers magnanimes

D'un métal destructeur vont être les victimes.

L'or n'est que pour celui qui sait user du fer,

1400   Et le fer du Batave ici sait triompher.

Quelle que soit enfin notre ardeur, notre audace.

L'art de l'Européen de beaucoup nous surpasse ;

Et je tremble qu'Agon ne perde en ces moments

Un Sceptre que sa main posséda cinquante ans,

1405   Un Sceptre qu'il ne doit qu'à son noble courage,

Et dont il sut toujours faire un si digue usage.

FATIME.

Que fait Hassan ?

IBRAHIM.

Hassan, à la tête des siens,

Est le seul qui s'oppose aux efforts des Chrétiens ;

Et soit qu'il se défende ou marche à la victoire,

1410   Il ne s'écarte point du chemin de la gloire.

Son bras plonge aux enfers le Macassarien

Qui brava si longtemps l'orgueil européen ;

Le Timoré veut fuir sa valeur indomptable,

Tous craignent de tomber sous son fer redoutable.

1415   Agon sent la vieillesse, et que nos derniers ans

Doivent couler en paix loin des dangers pressants :

La plus fière valeur en ses yeux étincelle,

Mais on voit dans ses mains son poignard qui chancelle.

Sinan pare les coups qui fondent sur Agon,

1420   Et par ses nobles faits illustre sa maison,

FATIME.

Il est temps, cher Hassan, qu'au combat je te suive.

Voudrait-on que Fatime, indolente et craintive,

Se bornât à pleurer les malheurs de Bantan,

Tandis que tu combats notre commun tyran ?

1425   Non, je veux à tes yeux braver la Batavie,

Combattre pour Agon, pour toi, pour ta patrie ;

Égaler ta valeur, ou mourir près de toi.

Le sang de Macassar ne connAit point l'effroi !

Dans un pareil danger ma mère courageuse

1430   Périt à Samboupo d'une mort glorieuse.

Si je n'ai pu des miens hériter la grandeur.

J'en ai du moins appris à mourir sans frayeur.

Je veux montrer que j'ai leur audace en partage.

Et que l'Europe tremble au bruit de mon courage.

1435   Iman, guidez mes pas : il ne faut plus ici

Se borner à des pleurs, du faible seul l'appui.

Il faut venger les miens, il faut venger l'Asie,

Allons, il faut punir la fière Batavie.

En quelqu'endroit que soit l'armée en ce moment,

1440   Mon coeur y saura bien découvrir mon amant !

IBRAHIM.

Daignez calmer, Madame un instant ce courage ;

Nadine, par son zèle amenée au rivage,

Viendra de notre sort vous instruire en ces lieux.

La voici.

FATIME.

La douleur est peinte dans ses yeux !

SCÈNE III.
Fatime, Ibrahim, Nadine.

FATIME.

1445   Ah ! Je ne lis que trop, Nadine, dans tes larmes

Et le destin d'Hassan, et le sort de nos armes !

NADINE.

Hassan vit et combat, mais Agon est blessé,

Apprenez en tremblant tout ce qui s'est passé

Pour la troisième fois le courage inutile

1450   De nos braves guerriers repousses vers la ville

À l'aspect nos murs semblait renaître enfin,

Et, peut-être, aurait-il triomphé du destin.

Ils voient sur nos remparts leurs femmes effrayées,

Invoquant le Prophète et dans les pleurs noyées :

1455   Le désespoir redouble et soutient leur valeur.

Les Bataves allaient éprouver leur fureur,

Déjà même on voyait fuir leurs fières Cohortes :

Lorsqu'on entend soudain, à l'une de nos portes,

Un bruit confus mêlé de mille cris perçants :

1460   Voici, dit-on, Abdul, dont les coups triomphant

Dans le sang des Chrétiens doivent laver sa honte !

Agon, qui craint d'abord une rumeur si prompte,

Est père, croit enfin qu'un noble repentir

A su toucher son fils, et cède à ce plaisir.

1465   Il montre au loin Hassan : vois, dit-il, vois ton frère,

Et sois ainsi que lui le vengeur de ton père !

Le traître en ce moment, dans un calme odieux,

S'avance vers Agon et le frappe à nos yeux !

Va, dit-il, ou bientôt mon frère te doit joindre,

1470   Et juge si son bras pour Abdul est à craindre !

Il dit, et fait briller son poignard tout sanglant,

Puis fixe ses regards sur son père expirant,

Mais frémit néanmoins lorsqu'il voit sa blessure.

Dieu, qui l'abandonna, fait parler la nature.

1475   Le poignard du remords déjà navre son coeur,

Et l'on voit dans ses yeux le désespoir vengeur.

Chacun reste immobile à ce coup qui le tue,

Et les guerriers Chrétiens vers nous tournent la vue :

Ces hommes qui sans-cesse affrontent le trépas,

1480   Et qui bravent le feu, la mer et les combats,

Reculent tous d'horreur ; et leur coeur inflexible

A paru détester cet attentat horrible !

Le fidèle Sinan prend ce moment d'effroi

Pour conduire à la ville et pour sauver son Roi ;

1485   Tandis que nos Guerriers, pour défendre leur maître,

Fondent avec fureur sur les soldats du traître

Malgré le plomb cruel qui déchire leurs flancs,

Mais un désordre affreux se met dans tous leurs rangs :

Hassan, qui voie des siens la valeur inutile,

1490   Cède, mais en Héros, et revient vers la ville

Pour sauver les débris de ses fiers bataillons.

FATIME.

Est-il donc ici bas, grand Dieu ! Des Nations

Qui ne puissent jamais apaiser ta colère ?

Ou ferait-il aussi des mortels sur la terre

1495   Que ta main abandonne aux caprices du sort !

À quoi sert donc ta foudre ! À quoi sert le remord !

Si ces humains pervers dont noua sommes victimes,

D'un front calme et serein jouissent de leurs crimes !

Qui donc de l'innocent pourra tarir les pleurs ?

1500   Si la vertu succombe à de si grands malheurs !

Que sert au digne Agon le tendre témoignage

De son peuple admirant ses vertus, son courage ;

Et d'avoir consacré ses travaux, ses bienfaits,

À protéger le juste, à maintenir la paix !

IBRAHIM.

1505   Ne bornons point de Dieu la sagesse éternelle,

Et n'accusons jamais son amour paternelle.

Si nous voyons le juste opprimé du méchant,

Et l'injuste jouir d'un bonheur apparent ;

Si la vertu paraît inutile, ou funeste :

1510   Madame, espérons tout de la bonté céleste

Qui fera triompher les vertus à leur tour.

Si tout n'est pas parfait, tout le doit être un jour !

FATIME.

Le crime en attendant semble régir la terre,

Et couronne aujourd'hui l'assassin de son père !

1515   Agon, que sa sagesse à l'Empire éleva,

Arrose de son sang les rives de Java !

Mais qu'ai-je à redouter pour me laisser abattre ?

Puisqu'Hassan vit encor, puisqu'Hassan peut combattre.

Le noble sang Malais, qui sait braver le sort,

1520   À des liens honteux préférera la mort.

Le Batave d'Hassan ignore le courage,

Mais il saura bientôt comme il venge l'outrage,

Il apprendra quel sang anime son grand coeur,

Et sentira le poids de son glaive vengeur, Agon,

1525   Agon, quoique blessé, dans ce péril extrême,

Peut le forcer encor à trembler pour lui-même.

NADINE.

Non, j'ai vu le Sultan ; il ne peut plus, hélas !

Présider au Conseil, ni marcher aux combats.

Agon se sent frappé d'une funeste atteinte,

1530   Et n'attend que la mort, mais il l'attend sans crainte ;

Et malgré la pâleur qui couvre tous ses traits,

Ses yeux brillent toujours de cette douce paix.

Que donne la vertu, que soutient le courage.

Et qui du héros seul peut être le partage.

1535   Mais que nous veut Sadi ? Son regard inquiet

Semble nous annoncer quelque nouveau forfait.

SCÈNE IV.
Fatime, Ibrahim, Nadine, Sadi.

SADI.

Hassan, par l'ennemi repoussé vers la ville,

Traça ce peu de mots dans un moment tranquille :

Si vous daignez, Madame, en croire son avis,

1540   Il vous faut prévenir les pas des ennemis,

Et ne pas différer d'un instant à me suivre.

FATIME.

Donne moi. Cher Amant ! Dois -je mourir ou vivre ?

Elle lit.

Fatime daignez joindre au plutôt votre époux,

Puisqu'ici, hors l'honneur, tout est perdu pour nous !

1545   Viens, Sadi, conduis moi. Dans ce malheur extrême.

Ce que je crains le moins, Hassan, c'est la mort même !

SCÈNE V.

IBRAHIM.

Hélas, c'est donc ainsi que les tristes mortels

Doivent subir, grand Dieu ! Tes décrets éternels ?

Quand la brillante aurore annonçait la lumière,

1550   Et que l'astre du jour commençait sa carrière,

Trop malheureux Agon, qui jamais aurait crû

Qu'aujourd'hui ton pouvoir eut encor disparu.

Divine Providence ! Immortelle sagesse !

Non, je n'en doute point, ta prudente tendresse

1555   Cache aux yeux des mortels le livre des destins,

Pour que l'homme ici bas remplisse tes desseins.

C'est par là que son coeur, au sein de la souffrance,

Jouit du moins encor de la douce espérance :

Espérance propice ! Heureuse obscurité !

1560   Qui soutient les humains dans la calamité.

Et qui pourrait, ô Dieu ! supporter sans murmure

Les malheurs dont ta main afflige la nature :

Si l'on n'espérait pas en tous temps, en tous lieux,

Que tout ce que tu fais, tu le fais pour le mieux !

1565   Mais quels tristes accents !... Hassan, quoi ! Ta vaillance

A dû céder ?... Mais non : c'est le Roi qui s'avance.

J'entends les cris du peuple, et vois couler ses pleurs.

Hélas ! Que ces regrets présagent de malheurs !

Ô vous, de qui la main jadis séchait nos larmes,

1570   Que dans ce jour d'horreur vous nous causez d'alarmes !

SCÈNE VI.
Agon soutenu par Sinan, Ibrahim.

IBRAHIM.

Ô Gloire de l'Asie ! Ô Sultan généreux !

Vous, qui fûtes toujours l'appui des malheureux,

Vous, dont la vertu seule animait la grande âme,

Quoi ! La mort de vos jours, va donc trancher la trame.

AGON, assis.

1575   Oui, de l'humanité je vais remplir le sort,

Et puisque j'ai vécu je dois subir la mort.

Trop heureux, cher Iman, à mon heure dernière,

De pouvoir sans remords voir finir ma carrière.

Il m'est bien douloureux, sans doute, d'expirer

1580   Par la main de mon fils ; mais qui peut pénétrer

Les suprêmes décrets d'un Dieu clément et juste

Qui cache les ressorts de sa puissance auguste....

Fatime est elle ici ?

IBRAHIM.

Non : Hassan l'a tantôt

Fait prier par Sadi de le joindre au plutôt.

AGON, à Sinan.

1585   As tu quelque réponse ?

SINAN.

  Oui, Seigneur : celui- même

Que nous avions chargé de votre ordre suprême,

M'a dit, que votre fils, fidèle à son devoir,

Dans peu, quoi qu'à regret, remplira votre espoir ;

Qu'aux remparts de Tartasse et que dans l'Inde entière,

1590   Dans le sang du Batave il vengera son père ;

Et que, dès que Fatime aura rejoint ses pas,

Il marche pour sauver son peuple et ses États.

AGON.

Amis, puisque le Ciel, au bout de ma carrière,

Ne permet point qu'Hassan me ferme la paupière :

1595   Instruisez ce cher fils des secrets sentiments

Qui remplissent mon âme en ces derniers moments ;

En ces moments où loin et du crime et du monde,

Elle va du tombeau goûter la paix profonde.

Dites lui que son père ainsi que lui, jadis

1600   Fut errant, fugitif, mais craint des ennemis ;

Qu'un jour, ainsi que moi, remontant sur le trône,

Il jouira des biens que la vertu nous donne.

Que seul libre en Asie et ne redoutant rien,

J'ai toujours méprisé le Conseil du Chrétien ;

1605   Ce superbe Conseil, de qui la main perfide

Ne m'a pu vaincre ici que par un parricide.

Iman, dis-lui qu'Agon, par Abdul égorgé,

Par le Batave même en peu sera vengé ;

Que ce monstre sera leur première victime.

1610   Qu'il saura d'eux comment le Ciel punît le crime ;

Et qu'enfin le Batave à des traits ennemis

Lui même cédera... Mais quels lugubres cris

Viennent troubler mon âme en cet instant suprême ?

Quoi ! C'est Nadine, ô ciel ! Ah,je perds l'espoir même !

SCÈNE VII et DERNIÈRE.
Agon, Ibrahim, Sinan, Nadine.

NADINE.

1615   Ciel ! Est-ce là le prix que tu dois aux vertus ?

Seigneur, de nos malheurs fâchez les tristes suites.

Lorsqu'aux pieds de nos murs Sadi nous eut conduites,

Qu'il nous eut fait entrer dans un chemin couvert,

Où votre digne fils, avec lui de concert,

1620   Devait se joindre à nous pour défendre Fatime :

Elle sent redoubler le transport qui l'anime.

Malgré l'obscurité, malgré notre embarras,

Elle vole, et je suis avec peine ses pas.

À la fin la lumière à nos yeux est rendue :

1625   Mais, ô Ciel ! quel objet vient frapper notre vue !

C'est Hassan égorgé, qui, noyé dans son sang,

A de son assassin le poignard dans le flanc.

Je m'écrie, et Fatime en un morne silence ,

Levé les yeux au Ciel, puis vers Hassan s'élance !

1630   Elle reste immobile auprès de votre fils.

L'infidèle Stenvic, le seul des ennemis

Qui s'approche de nous, ose toucher Fatime.

Mais à l'instant sa main, que la douleur anime,

Arrachant le poignard du corps de son amant,

1635   Dans le coeur de Stenvic le plonge encor fumant.

AGON.

Que fait Hassan, Nadine ?

NADINE.

Ô coups inattendus !

Telle on voit dans les airs une foudre imprévue

Pour punir les mortels s'élancer de la nue !

Puis, ô malheur affreux ! Elle frappe son sein

1640   Du poignard qu'a souillé le sang de l'inhumain !

J'y cours, mais c'en est fait : elle était chancelante.

Malgré moi, sur Hassan elle tombe expirante :

Trop cher Amant ! dit-elle, au moins j'ai su venger

Ton trépas glorieux, que je vais partager !

1645   J'ai puni l'inhumain dont l'âme criminelle

Osa servir d'Abdul l'ambition cruelle !

Hélas ! Que n'ai-je pu, dans ce triste revers,

Plonger tous les Chrétiens d'un seul coup aux enfers !

À ces mots, elle touche au terme de sa vie,

1650   Mais son poignard menace encor la Batavie,

Et son oeil en mourant fixe les ennemis !

AGON.

Cher Hassan ! Ô Fatime ! Ô ma fille ! Ô mon fils !

Quoi ! Ton sang, mon trépas, un affreux parricide

Conduisent donc au trône un fils ingrat, perfide,

1655   Ô vous ! Qui seuls ici faisiez tout mon bonheur,

Je vous suis , et j'expire avec vous de douleur !

L'Inde de tes vertus, Fatime, était indigne,

Et de jouir, mon fils, de ta valeur insigne !

Le courage et l'honneur ici sont expirants,

1660   Et je laisse l'Asie en proie à ses tyrans !

Il meurt.

 



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Notes

[1] Ternate : Ile de 65Km² de l'archipel indonésien. Colonisé par les Hollandais en 1522. Première région des Moluques à être islamisée.Spécialité : clou de girofle et noix de muscade.

[2] Batan : Petite île de l'archipel des Philipinnes.

[3] Célèbes : Grande île à l'est de Bornéo et à l'ouest des Moluques. La principale ville est Makassar.

[4] Jacob van Heemskerk (1567-1607), amiral des Provinces unies, mort à Gibraltar.

[5] Rijcklof van Goens (1619-1682), laissa de nombreux écrits sur l'Inde, Java et Ceylan, il fut le gouverneur général des Indes orientales.

[6] Amboine, capitale des îles de Moluques en Indonésie. Les portugais décrouvrirent l'île en 1515.

[7] Van der Stel (1639-1712), gouverneur de la province du Cap.

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