CANENTE

TRAGÉDIE.

Représentée par l'Académie Royale de Musique. Le quatrième jour de Novembre 1700.

Musique de COLASSE

M. D. CC. LII.

par M. Houdart de La Motte de l'Académie française

Représentée par l'Académie Royale de Musique. Le quatrième jour de Novembre 1700.


Texte établi par Paul FIEVRE, juillet 2020

Publié par Paul FIEVRE, août 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 03/04/2024 à 07:12:00.


PERSONNAGES DU PROLOGUE.

L'AURORE.

LE TIBRE.

VERTUMNE.

DIVERTISSEMENT DU PROLOGUE.

DIANE.

FLORE.

SUITE DE FLORE.

PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE.

PICUS.

CANENTE.

LE TIBRE.

SATUENE.

NÉRINE, confidente de Circé.

LA NUIT.

L'AMOUR.

UN DIEU DU FLEUVE.

UN RUISSEAU.

ALECTION.

ERINNIS.

MÉGÈRE.

DIVERTISSEMENT DE LA TRAGÉDIE.

L'ÂGE D'OR.

L'ÂGE D'ARGENT.

L'ÂGE D'AIRAIN.

L'ÂGE DE FER.

DIEUX DES RUISSEAUX.

NYMPHES DE FONTAINES.

MINISTRES DE RUISSEAUX.

PLAISIRS, AMOURS ET JEUX.

MAGICIENS ET MAGICIENNNES.

FURIES, sous la forme de Plaisirs.

La scène est dans l'île de la Folie.


PROLOGUE.

Le théâtre représente Fontainebleau, du côté du parterre du Tibre et les bocages d'alentour, où les Sylvains sont endormis.

L'AURORE.

Fuyez, Ombres, fuyez, cédez à la Lumière,

Laissez-moi commencer le jour,

D'un astre plus brillant j'annonce le retour ;

Contente d'ouvrir sa carrière,

5   Je vais bientôt lui céder à mon tour.

Fuyez, Ombres, fuyez, cédez à la Lumière,

Laissez-moi commencer le jour.

CHOEUR DES SYLVAINS.

Éveillons-nous, éveillons-nous ;

L'Aurore nous appelle,

10   Non, le sommeil n'est pas si doux

Que la Lumière est belle.

L'AURORE.

Sylvains, empressez-vous d'embellir ce séjour.

Que le Dieu des Jardins, que Diane, que Flore,

Y viennent à l'envi faire briller leur Cour.

15   Le beau jour qu'annonce l'Aurore

Doit vous offrir encore

Un spectacle pour vous plus charmant que le jour.

Votre héros revient dans ces campagnes ;

La Gloire et la Vertu sont ses dignes compagnes ;

20   Et pour se délasser de ses nobles travaux,

Il en vient en ces lieux méditer de nouveaux.

VERTUMNE.

Venez, aimables Dieux, secondez ma puissance ;

Que ce séjour soit digne de ses yeux :

Et pour mériter la présence,

25   Qu'il égale celui des Dieux

Diane et Flore viennent avec leurs nymphes seconder les soins de Vertumne. On voit naître de nouveaux berceaux, des termes et des statues qui embellissent les Jardins.

VERTUMNE.

Célébrez son nom, chantez tous ;

Faites en à l'envi retentir ces bocages :

Oiseaux, à nos chants les plus doux ;

Mêlez vos plus tendres ramages ;

30   Et vous Échos, réveillez-vous,

Célébrez sa gloire avec nous.

LE CHOEUR.

Célébrons son nom, chantons tous,

Faisons-en à l'envi retentir ces bocages :

Oiseaux, à nos chants les plus doux,

35   Mêlez vos plus tendres ramages ;

Et vous, Échos, réveillez-vous,

Célébrez sa gloire avec nous.

LE TIBRE.

Jadis les favoris de Mars

Habitaient mes fameuses rives,

40   Cent fois parmi mes flots leurs ennemis épars

Ont retardé mes ondes fugitives :

Et j'entendais les voix plaintives

Des héros et des rois enchaînés à leurs chars.

Mais, malgré l'éclat de leur gloire,

45   Cet Empire jouit d'un Roi plus glorieux,

Et ce héros est plus grand à mes yeux

Qu'ils ne le sont à ma mémoire.

VERTUMNE.

Puisse-t-il voir cent fois refleurir ces berceaux ;

Puisse-t-il mille fois entendre les oiseaux,

50   Célébrer du printemps le retour favorable :

Et que le peuple heureux qui jouit de ses lois,

Sous son règne à jamais durable,

Se renouvelle mille fois.

LE CHOEUR.

Chantons, redoublons nos concerts,

55   Que toutes les voix nous secondent ;

Du bruit de ses vertus remplissons l Univers ;

Que la terre, les mers et les cieux nous répondent.

LE TIBRE.

Joignons-nous, profitons ici de son repos ;

Qu'un spectacle charmant aujourd'hui lui retrace

60   L'origine de ces héros

Que la terre adorait, et que lui seul efface.

ACTE I

Le Théâtre représente le Temple de Saturne.

SCÈNE I.
Circé, Nérine.

NÉRINE.

Picus va vous devoir un trône glorieux,

Un peuple indépendant cesse pour lui de l'être ;

On va le proclamer à la face des Dieux,

65   Et c'est par vos conseils qu'on le choisit pour maître.

Circé, m'est-il permis de lire en votre coeur

D'où naissent vos soins pour sa gloire ?

CIRCÉ.

Tu crois que c'est l'effet d'une secrète ardeur

Ah ! Picus sera-t-il le dernier à le croire ?

NÉRINE.

70   Qu'entends-je ? Il est donc vrai qu'il est votre vainqueur,

Et vous me l'avouez vous-même.

CIRCÉ.

Tu sais que je l'ai vu, doutes-tu que je l'aime !

Dans les forêts voisines de ces lieux

Je cherchais ces poisons dont je forme mes charmes :

75   Tandis que de ces bois les hôtes furieux

Fuyaient devant Picus l'atteinte de ses armes,

Je le vis, ses regards troublèrent ma raison,

Mon coeur devint sa proie et l'Amour mon poison.

NÉRINE.

Rejetez ce poison que l'Amour vous présente

80   Le Héros qui vous charme est soumis à Canente

Il trouve dans ses yeux ses plaisirs et ses maux ;

Et ses feux sont payés par des flammes égales ;

Il l'emporte sur cent rivaux

Et la préfère à cent rivales.

85   Est-il instruit de votre feu ?

CIRCÉ.

C'est par mes seuls bienfaits que j'en ai fait l'aveu.

Tout devrait le forcer à me rendre les armes,

C'est par moi qu'il règne en ce jour ;

Hélas ! Sera-ce en vain que j'ajoute à mes charmes

90   Tant de bienfaits et tant d'amour.

N'ai-je, pour le fléchir, que d'impuissantes armes !

Mais on vient, vois ce Prince et comprend mon ardeur,

Un Dieu même serait moins digne de mon coeur.

SCÈNE II.
Circé, Picus, Nérine, Le Peuple.

CHOEURS DES PEUPLES.

Régnez, jeune Héros, la gloire vous appelle,

95   Elle a réglé notre choix.

Régnez, régnez sur nous ; pour prix de notre zèle.

Nous ne voulons que vos lois.

PICUS.

Si je règne vous devez croire

Que mon rang va pour vous redoubler mon ardeur :

100   Heureux ! Si par votre bonheur

Je puis un jour vous payer de ma gloire.

CIRCÉ.

C'est ce peuple aujourd'hui qui s'acquitte envers vous ;

Cent fois ses ennemis sont tombés sous vos coups ;

Quand vous l'avez sauvé, souffrez qu'il vous couronne,

105   Soyez le premier de ses Rois ;

Régnez, l'Empire qu'il vous donne

Serait détruit sans vos exploits.

PICUS.

C'est à vous que je dois ma nouvelle puissance,

Le suffrage du peuple est un de vos bienfaits ;

110   Pour première reconnaissance,

Recevez l'aveu que j'en fais.

Circé conduit Picus à son trône, et les Peuples lui rendent leurs hommages et le reconnaissent pour leur Roi.

LE CHOEUR.

Vénérable Saturne, et vous qu'il a fait naître,

Recevez nos serments, Arbitres des humains.

Ce héros désormais est notre unique maître,

115   Nous remettons notre sort en ses mains.

Qu'il exerce un pouvoir suprême :

Qu'il nous tienne lieu de vous-même,

Le jour nous est moins cher que ses commandements

Vous, justes Dieux, lancez la foudre,

120   Punissez, réduisez en poudre

Le premier d'entre nous qui rompra nos serments.

PICUS.

Père des Dieux, Auteur de ma naissance,

Écoute, c'est ton fils qui t'implore à son tour.

Fais régner avec moi la paix et l'abondance,

125   Qu'à jamais l'âge d'or revienne en ce séjour.

PICUS, CIRCÉ, NÉRINE.

Mais quel éclat soudain ! Quel nuage s'avance ?

D'où viennent dans les airs ces sons harmonieux !

Ces doux concerts, cette magnificence

D'un Dieu propice annoncent la présence,

130   Saturne nous entend, il descend en ces lieux.

PICUS.

Seconde l'ardeur qui m'engage

À rendre ces peuples heureux ;

Que les peines soient mon partage

Et que les plaisirs soient pour eux.

SATURNE, accompagné des Ages.

135   Apprends mon fils pour qui ta voix m'implore,

Ce peuple doit des Dieux épuiser les bienfaits,

Sa gloire doit aller encore

Au-delà des voeux que tu fais.

Le sort dans l'avenir me fait voir sa puissance,

140   La victoire pour lui fixe son inconstance ;

Son nom seul fait trembler le reste des humains

Tous les Sceptres sont dans ses mains,

Et tous les Rois sous son obéissance,

Mille Héros vaincus gémissent dans ses fers,

145   Il ne voit que les Dieux qui puissent le détruire ;

Et les bornes de son empire

Sont les bornes de l'Univers.

Âges qui me suivez, formez d'aimables jeux ;

Pour célébrer leur sort, joignez-vous avec eux.

PREMIER DIVERTISSEMENT.
Les quatre Âges.

CHOEUR DE L'ÂGE DE FER.

150   Allez porter par tout la guerre,

Achevez de fameux exploits,

Et forcez la terre

De se ranger sous vos lois

Que les cris, le sang et les larmes

155   , Que le sort contraire à vos armes

N'ébranlent jamais vos coeurs.

Que tout cède à votre courage

Par la force et par le carnage :

Montez au rang des vainqueurs.

CHOEUR DES PEUPLES.

160   Quel destin pour nous ! Quelle gloire!

Redoublons notre ardeur,

Méritons la grandeur

Que nous destine la victoire,

SCÈNE III.
Circé, Picus.

CIRCÉ.

Prince, pour couronner vos voeux,

165   La gloire avec l'amour aujourd'hui se rassemble ;

Et l'on dirait qu'ils disputent ensemble

À qui vous rendra plus heureux.

Tout fléchit sous vos lois, tout s'empresse à vous plaire,

Heureuse la beauté que votre coeur préfère !

170   Canente est cet objet charmant ?

PICUS.

Je sentis à la voir que j'avais un coeur tendre,

J'aimai dès le même moment ;

Je ne voulus point m'en défendre,

Je l'aurais voulu vainement.

CIRCÉ.

175   Quoi ! Tant d'autres pour vous n'ont que de faibles armes.

PICUS.

Sa voix seule vaut tous leurs charmes.

Elle forme à son gré les sons les plus touchants ;

Et l'on voit chaque jour à ses aimables chants

Toute la nature attentive,

180   Les arbres, les rochers sont émus à sa voix,

Elle arrête le cours de l'onde fugitive ;

Philomele au milieu des bois,

Pour l'écouter, suspend sa voix plaintive ;

Ses beaux yeux sont encor plus puissants mille fois,

185   Voilà les fers charmants où mon âme est captive.

CIRCÉ.

Mais comme vous le Tibre en est charmé ;

Faut-il vous opposer à l'ardeur de son âme ?

PICUS.

Pour Canente, il est vrai, ce Dieu s'est enflammé:

Mais depuis qu'il a vu que j'en étais aimé,

190   Il semble avoi[r] éteint sa flamme.

CIRCÉ.

Craignez, craignez toujours sa jalouse fureur,

Ne sauriez-vous brûler d'une ardeur plus tranquille.

PICUS.

Je veux, par notre Hymen, assurer mon bonheur.

CIRCÉ.

Votre rival rendra ce dessein inutile.

PICUS.

195   Il est las de troubler le bonheur de nos feux.

Je cours hâter ce jour heureux

Qui doit nous unir l'un à l'autre ;

Et l'Amour n'aura plus, pour combler tous mes voeux,

Qu'à vous faire un destin aussi doux que le nôtre.

SCÈNE IV.
Circé, Nérine.

CIRCÉ.

200   Tu le vois, de mes feux rien n'a pu l'informer,

Il ne s'aperçoit point de ma langueur extrême,

Hélas ! Qu'il est loin de m'aimer,

Puisqu'il ne voit pas que je l'aime !

NÉRINE.

Eh bien ! Laisserez-vous servir tous vos bienfaits

205   Au triomphe d'une rivale ?

CIRCÉ.

Tu me connais trop bien pour le penser jamais?

Brisons, brisons cette chaîne fatale

Qu'ils opposent à mes souhaits.

Je veux dans mes desseins que le Tibre s'unisse :

210   Il faut armer contre eux la force et l'artifice.

Venez transports cruels, implacable fureur,

C'est l'Amour en courroux qui vous offre mon coeur,

En préparant une vengeance affreuse,

Ne laissons voir au Roi que mes soins les plus doux ;

215   Mais perçons en secret des plus funestes coups

Une rivale trop heureuse.

Venez transports cruels, implacable fureur ;

C'est l'Amour en courroux qui vous ouvre mon coeur

Exerçons sur la nymphe une rage inhumaine,

220   Sans irriter l'amant qui me tient sous ses lois,

Contentons à la fois

Mon amour et ma haine.

Venez transports cruels, implacable fureur,

C'est l'Amour en courroux qui vous ouvre mon coeur.

ACTE II

Le Théâtre représente les rivages du Tibre.

SCÈNE PREMIÈRE.

CANENTE.

225   Coulez tranquilles eaux, volez charmants Zéphirs,

Ne vous arrêtez point ; ma voix n'a plus de charmes ;

Mon coeur depuis qu'il aime éprouve trop d'alarmes,

L'Écho ne répond plus qu'à mes tristes soupirs.

Mon amant aujourd'hui jouit du rang suprême ;

230   Je crains que sa grandeur ne borne ses désirs ;

La crainte suit toujours une tendresse extrême ;

Quand rien ne trouble mes plaisirs,

Mon coeur se plaît à se troubler lui-même.

Coulez tranquilles eaux, volez charmants Zéphirs,

235   Ne vous arrêtez point, ma voix n'a plus de charmes,

Mon coeur depuis qu'il aime éprouve trop d'alarmes,

L'Écho ne répond plus qu'à mes tristes soupirs.

SCÈNE II.
Picus, Canente.

PICUS.

Belle Nymphe, j'échappe à la foule importune

Qu'attache sur mes pas ma brillante fortune.

240   La liberté règne en ce beau séjour,

Et nous n'avons enfin de témoin que l'Amour.

CANENTE.

Je vous revois couvert d'une nouvelle gloire,

N'affaiblit-elle point l'amour dans votre coeur !

PICUS.

Jamais je n'ai brûlé d'une si vive ardeur,

245   Il faut la sentir pour la croire.

Lorsque l'Amour forma mes noeuds,

Je ne concevais pas en ces moments heureux

Que vous pussiez briller d'une beauté nouvelle,

Ni rien ajouter à mes feux.

250   Cependant chaque jour je vous trouve plus belle,

Et je me sens plus amoureux.

Sans vous le jour m'est un supplice,

Loin du Temple tantôt quel soin vous retenait ?

CANENTE.

Au Dieu d'Amour j'offrais un sacrifice

255   Dans le temps qu'on vous couronnait.

Dans un coeur que la gloire enflamme

Il reste peu de place à l'amoureuse ardeur ;

Et je priais l'Amour de défendre votre âme

Contre la gloire et la grandeur.

PICUS.

260   Bannissez ces vaines alarmes,

Je fais tout mon bonheur de suivre votre loi,

Mon trône perdrait tous ses charmes,

Si vous n'y montiez avec moi.

CANENTE.

Circé s'approche ici, cachons notre tendresse.

PICUS.

265   Non, ne contraignons point de si doux sentiments.

SCÈNE III.
Picus, Canente, Circé.

PICUS.

Venez, favorable Déesse,

Prenez part aux transports de deux heureux amants.

CIRCÉ.

Aimez-vous sans mystère, aimez-vous sans alarmes,

Ne cachez plus vos tendres soins

270   Un bonheur sans témoins

N'a pas ses plus doux charmes.

PICUS.

L'Hymen va découvrir notre secret lien,

Je vais le préparer, je vous laisse Canente ;

Aimez, Déesse, aimez cette nymphe charmante,

275   Que son bonheur vous soit aussi cher que le mien.

SCÈNE IV.
Circé, Canente.

CIRCÉ.

Pour flatter vos désirs que reste-t-il à faire ?

Les Dieux et les mortels de vos yeux sont charmés,

Tous les biens sont renfermés

Dans l'avantage de plaire.

280   Le Maître de ces eaux languit sous votre loi,

Vous l'enflammez au milieu de son onde.

CANENTE.

Si je n'enflammais que le Roi,

Je jouirais encor d'une paix plus profonde.

CIRCÉ.

Vous trouvez un bonheur plus grand

285   À choisir aujourd'hui la chaîne la moins belle ;

Mais ne craignez-vous point de regretter le rang

Où votre beauté vous appelle.

On entend ici une symphonie agréable. Un Rocher s'ouvre dans le fond du Théâtre, et laisse voir un Palais magnifique qui s'approche, s'étend et occupe enfin toute la scène, où paroissent aussitôt tous les Dieux des Ruisseaux et des Fontaines soumises au Tibre.

CIRCÉ et CANENTE pendant le spectacle.

Qu'entends-je ! Quels charmants accords

De ces paisibles lieux troublent l'heureux silence ?

290   Quel Palais éclatant de ce rocher s'avance

Qui pourrait attirer tant d'éclat sur ces bords ?

CANENTE, Circé.

Est ce votre art ?

CIRCÉ, à Canente.

Est-ce votre présence ?

SCÈNE V.
Troupes de Dieux de Ruisseaux et de Fontaines.

UN DIEU DE LA TROUPE à Canente.

Voyez de quels sujets vous êtes souveraine.

295   C'est pour voir en vous notre Reine

Que le Tibre en ces lieux vient de nous rassembler.

Nymphe recevez notre hommage,

Ce n'est encor que le présage

Des honneurs éclatants dont il veut vous combler.

CANENTE.

300   Qu'entends-je ! Que je crains ! Secourez-moi Déesse.

CIRCÉ.

Nymphe redoutez moins l'honneur qu'on vous adresse.

SECOND DIVERTISSEMENT.
Tritons et Néréides.

UN RUISSEAU.

Les Ruisseaux ont une pente

Que leur onde suit toujours,

Une pente plus charmante

305   Conduit les coeurs aux Amours,

À quoi sert notre défense ?

Leur pouvoir en est plus grand,

Et souvent la résistance

D'un ruisseau fait un torrent.

CHOEUR.

310   Vos yeux de tous les coeurs vont troubler le repos,

Ils n'en laissent point de tranquille ;

Nos Rochers, nos grottes, nos flots

Ne sont pas contre eux un asile.

CANENTE.

Hélas ! Que je souffre en ces lieux,

315   Que mon coeur...

CIRCÉ.

  Arrêtez, le Dieu s'offre à nos yeux.

SCÈNE VI.
Le Tibre, Canente et Circé.

LE TIBRE, à Canente.

Quoi, lorsque tout mon coeur à vos charmes se livre,

Rien ne vous touche à votre tour ?

De l'hommage empressé que vous offre ma Cour,

Vous souhaitez qu'on vous délivre !

CANENTE.

320   Vous en étonnez-vous ? Vous savez mon amour.

LE TIBRE.

C'est le mien que vous devez suivre.

La nymphe à qui l'Hymen engagera ma foi

Doit par l'ordre du sort devenir immortelle :

Venez, montez au rang où l'Amour vous appelle ;

325   Il vous devait un Dieu, c'était trop peu d'un Roi.

Vous ne répondez rien, vous vous troublez, cruelle ,

Pour vous hélas ! Est-ce un sujet d'effroi

Que d'être immortelle avec moi.

CANENTE.

Pour troubler une ardeur trop fidèle et trop pure

330   Que vous sert de m'offrir un honneur odieux ?

Dois-je monter au rang des Dieux

Par l'inconstance et le parjure ?

LE TIBRE.

Ce n'est pas l'infidélité,

C'est moi que votre coeur abhorre.

CANENTE.

335   Je sais trop qu'un grand Dieu doit être respecté.

LE TIBRE.

Ah ! Ce respect outrage un Dieu qui vous adore,

Avec le plus haut rang vous refusez ma main ;

Je connais à quel point ma tendresse vous gêne

Et c'est sur les faveurs que je vous offre en vain

340   Que je mesure votre haine.

CANENTE.

Pour un rang éclatant doit-on changer de chaîne ?

Quand un coeur est bien enflammé,

À trahir un beau feu rien ne peut le contraindre ;

Quand la grandeur ne l'a pas allumé,

345   La grandeur ne saurait l'éteindre.

LE TIBRE.

Que vous m'apprenez bien par ces cruels discours

Le destin d'une ardeur qui vous est odieuse ;

Vous êtes trop ingénieuse

À trouver des raisons pour me haïr toujours.

350   Mais craignez que mon coeur ne se livre à la rage ;

Craignez le désespoir d'un amant furieux ;

Plutôt que de souffrir un hymen qui m'outrage,

Je désolerai tous ces lieux.

Tout s'y ressentira de ma fureur extrême :

355   En d'horribles torrents j'y répandrai mes eaux,

Et si l'Hymen pour vous allume ses flambeaux,

J'irai les éteindre moi-même.

Pour porter jusqu'à vous d'affreux débordements,

J'épuiserai mes cavernes profondes,

360   Et j'engloutirai dans mes ondes

La victime, l'autel, le prêtre et les amants.

CANENTE.

Qu'ai-je entendu ? Quelle rage fatale ?

À Circé.

Déesse à ces transports daignez vous opposer.

CIRCÉ.

Connais enfin mon coeur ; c'est assez t'abuser,

365   Cesse d'implorer ta rivale.

CANENTE.

Ô Ciel ! C'est donc à toi de me favoriser.

CIRCÉ.

Tremble, crains tout des feux que je te viens d'apprendre,

Tout mon bonheur dépend de t'arracher au Roi ;

Ce que j'ai fait pour lui doit te faire comprendre

370   Ce que je ferai contre toi.

LE TIBRE et CIRCÉ.

Il faut répondre à mon envie.

LE TIBRE.

Il faut combler mes voeux.

CIRCÉ.

Ou craindre ma furie.

LE TIBRE.

Devenir immortelle.

CIRCÉ.

375   Ou renoncer au jour.

CANENTE.

Vous pouvez m'arracher la vie,

Mais rien ne peut jamais m'arracher mon amours.

CIRCÉ.

Démons soumis à mon empire

Enlevez-là d'ici, volez dans mon Palais.

Les Démons enlèvent Canente.

CIRCÉ, au Tibre.

380   Je vous l'ai déjà dit, et je vous le promets ;

Je vais par tout mon art tâcher de la réduire

À profiter de vos bienfaits.

LE TIBRE.

Mais d'un premier amour si rien ne la dégage,

CIRCÉ.

Opposons, opposons la colère à l'outrage ;

385   Il faut que l'Amour soit vengé,

C'est au dépit, c'est à la rage

À venger l'Amour outragé.

LE TIBRE et CIRCÉ.

Opposons opposons la colère à l'outrage ;

Il faut que l'Amour soit vengé,

390   C'est au dépit, c'est à la rage

À venger l'Amour outragé.

ACTE III

Le Théâtre représente un endroit du Palais de Circé.

SCÈNE PREMIÈRE.
Circé, Nérine.

NÉRINE.

On cherche Canente en tous lieux ;

Son Amant est saisi d'une douleur extrême,

Les larmes coulent de ses yeux,

395   Il s'emporte, il gémit, il accuse les Dieux

De lui ravir tout ce qu'il aime.

CIRCÉ.

Ah ! Faut-il que l'ingrat aime si tendrement ?

Ma haine pour Canente en devient plus cruelle :

Je veux à cet amour égaler son tourment.

400   Si je ne la rends infidèle,

Qu'elle payera chèrement

Les pleurs que l'on répand pour elle !

Va, fais apprendre au Roi que la nymphe est ici ;

Et qu'elle doit s'unir au Tibre qui l'adore.

405   Va, Nérine ; mais qu'il ignore

Que c'est de mon aveu qu'il en est éclairci.

Ma rivale paraît, qu'on me laisse avec elle.

SCÈNE II.
Circé, Canente.

CIRCÉ.

Enfin, Nymphe, avez-vous compris

Ce que c'est que d'être immortelle ?

CANENTE.

410   D'un bien si glorieux je connais tout le prix,

Mais j'aime mieux être fidèle.

CIRCÉ.

Quoi pour le vain honneur de la fidélité

Vous méprisez des Dieux l'avantage suprême ?

CANENTE.

Est-il un plus grand mal que l'immortalité,

415   Quand on vit loin de ce qu'on aime !

Par des liens trop forts mon coeur est arrêté.

CIRCÉ.

Pouvez-vous ne pas voir les charmes

Des honneurs que vous refusez ?

Et pouvez-vous voir sans alarmes

420   Les maux où vous vous exposez ?

Vous vous troublez, vous répandez des larmes ?

CANENTE.

Je ne m'en défend point, vous voyez la frayeur

Dont mon âme est atteinte,

Mais c'est sans y régner qu'elle trouble mon coeur,

425   Et mon amour est plus fort que ma crainte.

CIRCÉ.

Eh bien, il faudra me venger

Puisque vous voulez m'y réduire ;

Le destin de Sylla doit assez vous instruire,

Des maux que je prépare à qui m'ose outrager.

430   En des monstres affreux j'ai changé tous ses charmes,

On ne la voit plus sans alarmes,

Ses cris, ses hurlements troublent l'onde et les airs ;

Monument éternel de ma haine implacable,

Pour avoir été trop aimable,

435   Je l'ai fait devenir l'horreur de l'Univers,

Craignez, craignez une égale vengeance.

CANENTE.

S'il faut briser mes fers, je ne puis l'éviter.

CIRCÉ.

Je vais pour vos tourments épuiser ma puissance.

CANENTE.

J'aime mieux les souffrir que de les mériter.

CIRCÉ.

440   Ministres de mon art, vous que la rage anime,

Qui semez à mon gré l'épouvante et l'horreur ;

Venez, rassemblez-vous, voilà votre victime ;

Inventez des tourments dignes de ma fureur :

Employez le fer et la flamme,

445   Faites de ce Palais un horrible séjour ;

Que l'effroi, que l'horreur s'empare de son âme

N'y laissez point de place pour l'Amour.

LE CHOEUR.

Employons le fer et la flamme,

Faisons de ce Palais un horrible séjour ;

450   Que l'effroi, que l'horreur s'empare de son âme,

N'y laissons point de place pour l'Amour.

CIRCÉ.

Je vous laisse le soin de vaincre sa constance

Je vais chercher le Dieu qui s'obstine à l'aimer,

Et je reviens consommer ma vengeance,

455   Si son coeur plus soumis n'aime mieux la calmer.

TROISIÈME DIVERTISSEMENT.

Les Ministres de Circé viennent hâter sa vengeance par des embrasements.

SCÈNE III.
Troupe de Ministres de Circé.

CANENTE.

Où suis-je ? Hélas ! Qui prendra ma défense ?

LE CHOEUR.

Embrasons, brûlons tout, n'offrons à ses regards

Que débris enflammés, que ruines ardentes ;

Et que des flammes dévorantes

460   L'environnent de toutes parts.

CANENTE.

Juste Ciel ! De ma voix daigne augmenter le charme.

Cédez, Cruels, cédez à mes tristes accents ;

Calmez un transport qui m'alarme ;

Laissez toucher vos coeurs, laissez charmer vos sens ;

465   Que la pitié, que l'Amour vous désarme ;

Ne me préparez point de funestes bûchers,

Que mes tendres accords rendent vos coeurs paisibles ;

J'ai mille fois attendri les rochers,

Seriez-vous encore moins sensibles ?

470   Cédez, Cruels, cédez à mes tristes accents ;

Calmez un transport qui m'alarme ;

Laissez toucher vos coeurs, laissez charmer vos sens ;

Que la pitié, que l'Amour vous désarme.

CHOEUR DES MINISTRES DE CIRCÉ.

Ciel ! Quel enchantement odieux ! Où sommes nous ?

475   Quelle pitié soudaine éteint notre courroux ?

CHOEUR D'AMOURS ET DE GRÂCES attirées par la voix de Canente.

Le charme de ta voix en ces lieux nous attire,

L'embrasement s'éteint, la rage sort des coeurs ;

De tes divins accents tout reconnaît l'empire ;

Puissent-ils de Circé vaincre aussi les fureurs.

CHOEUR DES MINISTRES.

480   Quel est le charme

Qui nous désarme ?

Vos chants des coeurs

Bannissent les fureurs.

CHOEUR DES GRÂCES.

Aimez sans cesse,

485   Tout vous en presse ;

Un tendre Amour

Trouve enfin un beau jour.

CHOEUR DES MINISTRES.

Quel est le charme

Qui nous désarme ?

490   Vos chants des coeurs

Bannissent les fureurs.

CHOEUR DES GRÂCES.

Que la constance,

A de puissance,

Des doux Amours

495   C'est le plus sûr secours.

Les Plaisirs et les Amours s'envolent au retour de Circé.

SCÈNE IV.
Le Tibre, Canente, ses ministres.

CIRCÉ, au Tibre.

Venez, je l'ai prévu, tout est ici tranquilles.

La Nymphe se rend à vos voeux ;

Vous ne brûlerez plus d'une ardeur inutile,

Mes soins ont réussi, vous allez être heureux.

CANENTE.

500   Non, ce n'est point en éteignant ma flamme,

Que j'ai désarmé leurs fureurs,

L'effroi n'a point changé mon âme,

Mais la pitié vient de changer leurs coeurs.

CIRCÉ.

Qu'entends-je, Ministres perfides ?

505   Elle a pu vous toucher pour la première fois ?

Eh bien, lâches, il faut pour accomplir mes lois

Vous donner des coeurs moins timides,

Devenez à l'instant des monstres furieux,

Dévorez, malgré vous, ma rivale à mes yeux.

Les Ministres de Circé se changent en monstres.

LE TIBRE.

510   Arrêtez, ma flamme est trop vive ;

Je sens que jusques-là je ne puis la trahir :

Mon coeur demande qu'elle vive,

Quand ce serait pour me haïr.

CIRCÉ.

Non, ma fureur ne peut vous obéir.

LE TIBRE.

515   Si vous attentez sur sa vie,

Tremblez, les jours du Roi me répondront des siens.

CANENTE.

Ah ! Ne me vengez pas par cette barbarie.

CIRCÉ.

Monstres, calmez votre furie ;

On menace le Roi, ses périls sont les miens.

CIRCÉ, LE TIBRE, CANENTE.

520   Quel horreur, quel supplice extrêmes

Que de craindre pour ce qu'on aime !

Quel coup pour les tendres amants !

Non, la Mort, non, l'Enfer même

N'ont point de si cruels tourments.

SCÈNE V.
Nérine,

NÉRINE, à Circé.

525   J'ai servi vos desseins avec un soin fidèle,

Et Picus alarmé vous cherche en ce Palais.

CIRCÉ.

Venez, vous saurez mes projets.

LE TIBRE.

Mais me répondez-vous....

CIRCÉ.

Ne craignez rien pour elle.

ACTE IV

Le Théâtre représente les jardins de Circé.

SCÈNE PREMIÈRE.
Circé, Picus.

PICUS.

Ciel ! Que me dites-vous ? La croirai-je infidèle ?

530   Aux dépens de mes jours veut-elle être immortelle ?

Croirai-je que l'ingrate au mépris de sa foi

Gardait ce prix à ma constance ?

Et se peut-il que contre moi

Elle implore votre puissance ?

CIRCÉ.

535   Vous doutez que la Gloire ait pu la dégager,

Et je m'en étonne moi-même.

Je comprends trop comme on vous aime,

Mais je ne comprends pas comme l'on peut changer.

PICUS.

Ah ! Laissez-moi-la voir, cédez à mes alarmes ;

540   Laissez-moi lui montrer un dépit éclatant ;

Qu'au moins mon désespoir, mes reproches, mes larmes

Troublent le bonheur qu'elle attend.

CIRCÉ.

Dois-je trahir son espérance ?

Elle fuit en ces lieux votre juste douleur.

PICUS.

545   Pourriez-vous à mes voeux refuser sa présence,

Aidez-vous la perfide à me percer le coeur !

CIRCÉ.

Cessez d'aimer une inhumaine,

Le dépit doit vous dégager,

Dans le plaisir d'une nouvelle chaîne

550   Vous trouveriez celui de vous venger.

PICUS.

Dieux ! Quelle trahison ! Quoi Nymphe trop cruelle,

Mon rival vous rend infidèle ?

Quoi, vous sacrifiez mes feux à ses amours ?

Il vous est doux d'être immortelle,

555   Pour l'adorer sans cesse, et me haïr toujours.

Ah ! C'en est trop, mon coeur au désespoir se livre,

Cherchons un sort plus doux dans l'éternel oubli.

Cruelle, c'en est fait, je vais cesser de vivre,

Votre bonheur est accompli.

Il tombe accablé de douleur, et Circé le touche de sa baguette pour l'enchanter.

CIRCÉ.

560   Profitons, profitons du transport qui l'accable ;

Effaçons de son coeur ses premières amours ;

Et pour forcer l'ingrat à me trouver aimable,

Employons de mon art les plus puissants secours.

Les voiles de la nuit sont mes plus fortes armes,

565   Venez, sombre Déesse, et triomphez du jour ;

Et s'il se peut, pour éclairer mes charmes

Prenez le flambeau de l'Amour.

SCÈNE II.
Circé, La Nuit.

LA NUIT.

Je viens à ton pouvoir ajouter ma puissance,

Tes charmes ne vont plus trouver de résistance ;

570   Je les dérobe à tous les yeux ;

Sombre mystère et vous profond silence,

Régnez avec moi dans ces lieux.

CIRCÉ.

Esprits soumis à mon empire,

Faites briller ici de magiques clartés,

575   Venez verser sur lui des parfums enchantés,

Et portez dans son sein tout l'amour qu'il m'inspire.

Troupes de Magiciens et de Démons sous des formes agréables.

LE CHOEUR.

Descendez, Dieu charmant, répondez à nos voix,

Lancez, lancez vos traits, et secondez nos charmes,

Employez avec nous vos plus puissantes armes,

580   Soumettez ce héros à de nouvelles lois.

CIRCÉ et LA NUIT.

Amour c'est trop troubler mon [son] âme,

Vole, viens réparer les maux que tu me [lui] fais,

Éteins les feux, brise les traits

Qu'on oppose à ma [sa] flamme.

LA NUIT.

585   Dieu charmant, je te sers mieux que les plus beaux jours,

Je déploie à ton gré mes voiles les plus sombres ;

Paye aujourd'hui par ton secours

Celui que mille fois tu reçus de mes ombres.

CIRCÉ.

Des fers de ma rivale arrache mon vainqueur,

590   Fais de ses premiers feux triompher ma tendresse ;

Amour, que mes soupirs désarment ta rigueur ;

C'est toi qui formes dans mon coeur

Les voeux que je t'adresse.

CIRCÉ et LA NUIT.

Amour que mes [ses] soupirs désarment ta rigueur,

595   C'est toi qui formes dans mon [ton] coeur,

Les voeux que je [qu'elle] t'adresse.

CIRCÉ.

Le Soleil s'éclipse à ma voix,

La Nuit descend quand je l'appelle ;

Je commande aux monstres des bois.

600   Alecton, à mon gré, sort de l'ombre éternelle ;  [ 1 Alecton : l'une des Furies, avec Mégère et Tisiphone.]

L'Enfer, le Ciel, la Terre est soumise à mes lois,

L'Amour lui seul y sera-t-il rebelle ?

L'AMOUR, volant.

Prétends-tu me soumettre à tes commandements,

Cesse de combattre sa flamme,

605   Le trait dont j'ai blessé son âme,

Ne peut être brisé par tes enchantements.

CIRCÉ.

Ah ! Si pour mon bonheur je manque de puissance,

Je n'en manquerai pas du moins pour ma vengeance.

À la Nuit.

Laissez-moi, je me livre à mes emportements,

À part.

610   Feignons, laissons-lui voir les plus doux sentiments.

Elle touche Picus.

SCÈNE III.
Picus et Circé.

PICUS.

Je vis encor, le Ciel me condamne à la vie,

Je reprends à la fois mes sens et ma langueur ;

J'adore encore Canente après sa perfidie,

L'Amour se plaît pour elle à déchirer mon coeur.

CIRCÉ.

615   Il faut vous détromper, votre nymphe est fidèle.

PICUS.

Vous l'accusiez d'une perfide ardeur.

CIRCÉ.

Je vous aime, et l'Amour m'avait armé contre elle,

Mais je cède à vos feux, il faut vous rassurer,

L'Amour a fait mon crime, il va le réparer.

PICUS.

620   Ah ! Rendez-moi Canente et cet effort suprême...

CIRCÉ.

Je ferai plus, je veux vous unir dès ce jour.

Connaissez tout mon coeur, je sens que je vous aime,

Jusqu'à pouvoir pour vous immoler mon amour.

PICUS.

Après tant d'artifice, ô Dieux, vous puis-je croire ?

CIRCÉ.

625   Croyez-moi , j'en atteste et l'Amour et la Gloire.

Allons à votre nymphe annoncer ce bonheur,

À part.

Qu'ils savent peu l'hymen qu'apprête ma fureur.

ACTE V

Le Théâtre représente un Antre horrible.

SCÈNE PREMIÈRE.

CIRCÉ.

Ô vous, cruelles soeurs, noires filles du Styx,

Euménides, quittez le ténébreux rivage,  [ 2 Euménides : autre nom des furies.]

630   Venez, répondez à mes cris

J'implore toute votre rage.

Allumez vos flambeaux, irritez vos serpents ;

Que l'homicide fer dans vos mains étincelle :

Égalez vos fureurs à celles que je sens ;

635   L'Amour au désespoir par ma voix vous appelle.

Ô vous, cruelles soeurs, noires filles du Styx,

Euménides, quittez le ténébreux rivage,

Venez, répondez à mes cris,

J'implore toute votre rage,

Les Furies sortent des Enfers.

LES FURIES.

640   Ordonne, nous t'obéissons ;

Des plus grands criminels nous suspendons les peines,

Console-nous par des lois inhumaines

Du repos où nous les laissons.

CIRCÉ.

Vos fureurs ne seront pas vaines,

645   Deux amants sur ma foi viennent de s'assurer

Que leurs flammes vont être heureuses.

Ils pensent voir l'hymen prêt à les éclairer ;

Mais je ne veux que vous pour ces noces affreuses,

C'est à vous de les célébrer.

LES FURIES.

650   Quel plaisir de servir le courroux qui t'entraîne !

Unissons, unissons ces amants malheureux

Sous les auspices de la haine ;

Que nos flambeaux forment leurs feux,

Que nos serpents forment leur chaîne.

CIRCÉ.

655   Que ce transport à mes yeux est charmant !

Mais sur Canente seule il faut qu'il se signale ;

Il faut immoler ma rivale

Et respecter les jours de mon amant.

Pour les tromper que ce lieu s'embellisse,

660   Vous, paraissez ces Dieux qu'attendent leurs désirs,

Et sous la forme des plaisirs

Préparez un affreux supplice.

L'Antre se change en un Palais éclatant. Alecton prend la forme de l'Hymen, et toutes les Furies, celles des Jeux et des Plaisirs.

SCÈNE II.
Circé, Le Tibre.

LE TIBRE.

Inhumaine Déesse, à quoi consentez-vous ?

Quoi vous comblez du Roi les désirs les plus doux !

665   Par vous son bonheur se prépare ?

Et que vous ai-je fait, barbare,

Pour me porter de si sensibles coups !

CIRCÉ.

Calmez cet injuste courroux.

Dans ces plaisirs trompeurs connaissez les Furies,

670   Et jugez quel Hymen j'apprête à ces amants.

LE TIBRE.

Ah ! Je comprends vos barbaries ;

Mais ce n'est pour mon coeur que changer de tourments.

Canente périrait, ô Dieux ! Son hymen même

Ne m'avait pas troublé d'un plus cruel transport.

675   C'est un supplice égal de voir ce que l'on aime

Dans les bras d'un rival ou dans ceux de la mort.

CIRCÉ.

Que mon amour est différent du vôtre ;

Malheur à qui me fait souffrir.

Le Roi n'a pu m'aimer, il m'en préfère une autre,

680   Il ne saurait trop tôt mourir.

LE TIBRE.

Eh ! Qu'il soit donc le seul que votre amour punisse.

CIRCÉ.

Ne craignez point que Canente périsse,

Je prépare à l'ingrat des coups plus inhumains ;

Je veux pour combler son supplice,

685   Qu'il voie en expirant son amante en vos mains.

LE TIBRE.

Ah ! Si c'est là votre vengeance

J'en attends le succès avec impatience.

CIRCÉ.

On vient, j'aperçois ces amants.

Au Choeur.

Secondez leurs transports par des concerts charmants.

SCÈNE III.
Circé, Le Tibre, Picus, Canente.

LE CHOEUR.

690   Venez, venez former la chaîne la plus belle,

Jouissez d'un bonheur constant,

L'Amour vous appelle,

L'Hymen vous attend.

CIRCÉ, à Picus et à Canente.

Venez, qu'un noeud charmant vous joigne l'un à l'autre.

695   Le Tibre,comme moi, fait son bonheur du vôtre,

LE TIBRE et CIRCÉ.

Quand nous triomphons de nos feux,

Le prix de notre effort est de vous voir heureux.

PICUS et CANENTE.

Cet effort généreux passe notre espérance ;

À de nouveaux respects il doit nous engager ;

700   Notre coeur va se partager.

Entre l'Amour et la reconnaissance.

CINQUIÉME ET DERNIER DIVERTISSEMENT.
Les Furies, sous la forme des Plaisirs.

LE CHOEUR.

Soupirez, jeunes coeurs, formez d'heureux désirs,

Qui résiste à l'Amour, se refuse aux plaisirs.

L'Hymen suit nos alarmes,

705   Nos malheurs sont finis ;

Bienheureuses les larmes

Dont il donne le prix !

PICUS.

L'Amour calme nos peines,

Et l'Hymen est pour nous ;

710   Quand ils joignent leurs chaînes,

Que le poids en est doux !

LE CHOEUR.

Si l'Amour nous soumet, c'est en charmant nos coeurs,

Les chaînes de l'Amour sont des chaînes de fleurs.

CANENTE.

Venez, Amour, venez réparer vos rigueurs,

715   Régnez à jamais dans mon âme ;

Et pour tout le prix de mes pleurs

Venez serrer ma chaîne et redoubler ma flamme.

PICUS.

Amour, je suis épris d'un si charmant lien,

Et chaque instant m'enchante encore ;

720   Quels yeux t'inspirent mieux que les yeux que j'adore ?

Quel coeur te sent mieux que le mien !

PICUS et CANENTE.

Que rien ne brise notre chaîne.

Que de nos feux rien ne borne le cours ;

Que la cruelle Mort, que la Parque inhumaine

725   Ne puisse triompher de nos tendres amours.

Alecton, sous la forme de l'Hymen, s'approche pour unir Picus et Canente, et porte son flambeau pour la Nymphe.

L'HYMEN.

Jeunes Amants, prenez les plus doux de mes noeuds ;

Que vos tendres feux

Soient les plus durables

Et les plus heureux ;

730   Soyez toujours aimables

Et toujours amoureux.

CANENTE, empoisonnée par Alecton.

Où suis-je ? Quels transports ! Quelles douleurs soudaines !

Quel poison dévorant se répand dans mes veines !

LE TIBRE et PICUS.

Ô Dieux !

CANENTE.

Je vois, je sens tout l'Enfer en courroux ;

735   Cet hymen, ses plaisirs sont d'affreuses furies ;

Prince, fuyez leurs barbaries,

Fuyez, laissez-moi seule expirer sous leurs coups.

LE TIBRE et PICUS.

Que vois-je ? On me trompait, la douleur vous accable.

Ah ! Quel désespoir ! Quelle horreur !

LE TIBRE, PICUS et CANENTE.

740   Inhumaine Circé, furie impitoyable,

Sont-ce-là les plaisirs dont vous flattiez mon coeur ?

PICUS.

Laissez-vous attendrir, calmez sa peine affreuse.

CIRCÉ.

Tu la plains, elle est trop heureuse.

TOUS QUATRE.

Ah ! Quel désespoir ! Quelle horreur !

CANENTE.

745   Cher Prince, c'en est fait, vous me voyez mourante,

La douleur vous arrache une fidèle amante.

Circé nous a trahi, mais malgré ses fureurs

L'Amour suit aux Enfers mon âme fugitive,

Et ma flamme pour vous ne fut jamais si vive,

750   Qu'au moment que je meurs.

LE TIBRE et PICUS.

Que deviendrai je ? Ô Ciel !

Le Tibre suit Canente qu'on emporte, et Picus continue.

PICUS, à Circé.

Il faut que je la suive

Malgré vos barbares efforts

Inhumaine, je vais la joindre chez les morts.

CIRCÉ.

755   C'est vainement que ton amour l'espère :

Mon dépit à jamais veut séparer vos coeurs ;

Vole, fuis malgré toi la mort qui t'est si chère ;

Va nourrir dans les airs d'éternelles douleurs.

Picus est changé en Pivert.

CIRCÉ, aux Furies.

Vous, en vous replongeant au ténébreux rivage,

760   De mon coeur s'il se peut, arrachez son image.

Les Furies, en disparaissant, détruisent le Palais, qui servait qu'à tromper Picus.

 



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Notes

[1] Alecton : l'une des Furies, avec Mégère et Tisiphone.

[2] Euménides : autre nom des furies.

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