L'ANGLOMANE

OU L'ORPHELINE LÉGUÉE

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS LIBRES

Représentée devant se Majesté, à Fontainebleau, le Jeudi 5 noVembre 1772, par ses Comédiens Français Ordinaires, et à Paris le Lundi 23 du même mois.

Suivi d'une épitre à un jeune poète qui veut renoncer aux Muses.

Le prix est de 24 sols.

M. DCC LXXIII.

Par M. SAURIN de l'Académie Française

À PARIS, chez la Veuve DUSCHENE, Libraire, rue Saint-Jacques, au dessous de la Fontaine Saint-Benoït, au Temple du Goût.

Représentée, pour la première fois, le 5 novembre 1772 au Château de Fontainebleau.


publié par Paul FIEVRE, octobre 2014, octobre 2017

© Théâtre classique - Version du texte du 30/11/2022 à 23:13:01.


AVERTISSEMENT.

Cette pièce est la même qui a été donnée en 1765, sous le titre de L'Orpheline léguée : elle était en trois actes, je l'ai mise en un : il ne m'a fallu, pour cela que retrancher plusieurs scènes dont l'effet avait été médiocre, et qui retardaient la marche de faction : je la crois, actuellement, plus vive et plus rapide j'ai, d'ailleurs, retouché le dialogue et je l'ai resserré ; en un mot, j'ai tâché de donner à l'Ouvrage le degré de valeur auquel de faibles talents me permettent d'atteindre.

Je ne fais si j'ai besoin de dire que dans cette comédie je n'ai pas prétendu jeter du ridicule sur les écrivains illustres qu'a produit l'Angleterre. Je les admire et je les respecte : je n'ai voulu attaquer que cet enthousiasme aveugle de nos Anglomanes, que cette espèce de culte qu'ils rerident aux auteurs Anglais, peut-être moins pour les exalter, que pour rabaisser les nôtres. Ce travers prend sa source dans la jalousie secrète qu'on porte aux hommes célèbres de sa Nation, jalousie qu'on ne s'avoue pas, mais qui n'en est pas moins réelle. Les grands Hommes étrangers ne font pas ombrage à notre petitesse, ils ne brillent point à nos yeux d'un éclat qui nous importune ; et établissant en nous juges entre eux et les grands Hommes de notre Nation, nous. croyons partager, en quelque sorte avec les premiers, la supériorité que nous leur accordons sur les autres. Je n'en dirai pas d'avantage ; mais que chacun descende en lui-même, qu'il s'interroge et confesse s'il n'en coûte pas moins à son coeur pour admirer un Étranger, que pour rendre justice à un compatriote.

Shakespeare, sur qui je me suis permis quelques plaisanteries dans cette pièce, était, assurément, un génie du premier ordre mais on ne peut nier, qu'à côté des beautés les plus sublimes, on ne trouve, dans ses ouvrages, les plus monstrueuses absurdités : les beautés sont à lui, les défauts font à son siècle ; je le veux : mais qu'on reconnaisse, au moins, que ce sont des défauts, et qu'on ne réponde pas ce que M. Dacier répondait sur les défauts d'Homère les plus marqués : cela n'est que divin.

On a joint à cette petite Comédie une Épître qui a été lue dans l'Académie Françoise, à l'assemblée de la Saint-Louis dernière.


À MA FEMME.

Ea sola voluptas,

Solamenque mali.

Ô ma tendre amie! ô ma femme !...

Gens du bon ton diraient, Madame.

Gens du bon ton, souvent sont des époux bien froids.

Ma femme, donc reçois l'hommage

D'un mari dont le coeur gaulois

Ne s'est point soumis à l'usage,

Et de soi seul a pris des lois,

En te dédiant son ouvrage.

Mais cet ouvrage, il est ton bien :

Ton goût, qui sert de règle au mien,

Est noble et pur comme ton âme ;

Et mon faible génie, inspiré par le tien,

Trouve dans l'objet qui m'enflamme

Ma récompense et mon soutien.

D'un trop superbe espoir, autrefois animée,

Ma Muse desirait, pour prix de ses travaux,

Quelque peu de cette fumée,

Aliment du poète ainsi que du héros.

D'un vain bruit aujourd'hui, mon âme est peu charmée.

Et dans la lice encor, si l'on me voit courir,

Si des palmes de la Victoire,

Les rides de mon front cherchent à se couvrir.

C'est pour vivre en ton coeur, et non dans la mémoire.

Te plaire est désormais mon unique désir,

Et je ne voudrais de la gloire

Que pour avoir à te l'offrir.

Mon coeur te doit son nouvel être :

D'une nuit de douleur longtemps enveloppé,

J'ai vu mes beaux ans disparaître ;

Et dans cet âge où l'homme, hélas ! trop détrompé,

Regrette, avec l'espoir, le bonheur échappé,

C'est toi qui me l'a fait connaître.

Des fleurs de ton printemps, tu sèmes mon déclin,

Et tu rends le soir de ma vie

Mille fois plus digne d'envie

Que ne fut jamais son matin.


PERSONNAGES.

ÉRASTE, anglomane.

DAMIS, amant de Sophie.

LISIMON, ami d'Éraste, et oncle de Damis.

BÉLISE, soeur d'Éraste.

SOPHIE, jeune parente d'Éraste.

FINETTE, suivante de Sophie.

L'OLIVE, valet d'Éraste.

DEUX LAQUAIS d'Éraste.

La Scène est dans un salon de la maison de campagne d'Éraste.


L'ANGLOMANE

SCÈNE I.

Damis, en habit à l'anglaise, avec une petite perruque blonde ; Finette, avec un petit chapeau à l'anglaise.

FINETTE.

C'est vous, Monsieur Damis ?

DAMIS.

Chut ! Blacmore est mon nom.

De plus, Anglais, souviens-t-en.

FINETTE.

Bon :

De ce déguisement que faut-il que j'augure ?

DAMIS.

Tu le sauras ; mais par quelle aventure

5   Te rencontré-je en ce logis ?

Lorsque je quittai ce pays,

Pour faire un tour en Angleterre,

Chez la marquise d'Enneterre,

Tu servais.

FINETTE.

Il est vrai ; mais avec de gros biens,

10   Prodigue par caprice, avare par nature,

Elle est impérieuse et dure ;

Ne hait que son époux, et n'aime que ses chiens.

Que sans cesse pour eux il fût maltraité, passe,

C'est un mari, mais moi, j'en devins bientôt lasse.

15   Un beau jour je quittai madame et ses gredins.

Enfin je sers ici.

DAMIS.

Tant mieux : pour mes desseins

Je t'y trouve à propos. Finette est mon amie,

Et n'a pas oublié que je suis libéral.

FINETTE.

Oh ! J'oublierais mon nom : chez moi c'est maladie.

DAMIS, lui donnant une bague.

20   Ceci t'en guérira : prends.

FINETTE, considérant la bague.

  La bague est jolie.

Elle la met à son doigt en faisant la révérence.

On ne refuse pas le remède à son mal.

Çà, pour bien m'acquitter, monsieur que faut-il faire ?

DAMIS.

Me mettre au fait d'Éraste et de son caractère ;

Je n'en suis instruit qu'à demi.

FINETTE.

25   Votre oncle cependant est son meilleur ami.

DAMIS.

S'il faut qu'Éraste à Lisimon ressemble,

C'est un philosophe parfait.

Mais lorsque l'amitié les a liés ensemble,

J'étais absent.

FINETTE.

Votre oncle est un sage en effet,

30   (S'il est pourtant permis à quelque homme de l'être.)

Éraste l'est bien moins qu'il ne le veut paraître.

Un trait pourtant lui fait honneur.

DAMIS.

Quel trait ?

FINETTE.

Il suffit seul pour vous peindre son coeur.

Sophie...

DAMIS, vivement.

Eh bien ! Achève donc : Sophie...

FINETTE.

35   Oh ! Oh ! Quel feu ! Je gagerais ma vie...

DAMIS.

Ne gage point, et finis promptement.

Tu disais que Sophie...

FINETTE.

Eut pour père Pyrante,

Ami d'Éraste, et son parent ;

Que d'une fortune brillante

40   Privé par un maudit procès,

Il soutint, d'une âme constante,

Ce revers, que sa mort suivit pourtant de près.

Sophie était lors en bas âge,

Et son père, pour héritage,

45   N'avait à lui laisser qu'un fonds très décrié,

L'amitié d'un parent. Qui s'y serait fié ?

DAMIS.

Tout coeur honnête.

FINETTE.

Eh bien ! Pyrante osa le faire ;

Et par un testament d'espèce singulière...

DAMIS.

Qu'ordonne-t-il ?

FINETTE.

Vous allez voir.

50   « Ma chère enfant, dit-il, va demeurer sans père ;

Elle est l'unique bien qui soit en mon pouvoir.

Du don de la nourrir, élever et pourvoir,

Je fais mon ami légataire. »

DAMIS.

Que cet acte est touchant ! Il honore à jamais

55   L'ami capable de le faire,

Et l'ami digne d'un tel legs.

FINETTE.

Éraste l'accepta sans y mettre de faste :

Un couvent est l'asile où des soins assidus

Ont formé Sophie aux vertus.

60   Elle comptait seize ans, quand une soeur d'Éraste...

DAMIS.

Qu'elle est cette soeur ?

FINETTE.

Entre nous,

C'est un composé rare, et qui parfois allie

Un bon sens étonnant à beaucoup de folie :

Veuve, grâces au ciel, de son troisième époux,

65   Elle vint demeurer au logis de son frère.

Notre orpheline alors quitta son monastère.

Un an depuis s'est écoulé :

En sorte que, tout calculé,

La pauvre enfant est affligée

70   De dix-sept ans, et partagée

De trésors qui s'en vont croissant

Chaque jour, et s'embellissant.

DAMIS.

Ah ! Finette, qu'elle est charmante !

Au couvent où Sophie a d'abord demeuré,

75   Habite une mienne parente

Qu'y vient voir quelquefois cet objet adoré.

FINETTE.

C'est donc là que Sophie, offerte à votre vue...

DAMIS.

C'est là que pour jamais j'ai fait voeu de l'aimer.

FINETTE.

Comment s'en empêcher ?

DAMIS.

Sa beauté t'est connue.

FINETTE.

80   Et je sais que votre âge est prompt à s'enflammer.

DAMIS.

Mais n'avoueras-tu pas qu'un charme inexprimable...

FINETTE.

Vous l'aimez, monsieur, tout est dit...

Comme sa propre fille Éraste la chérit ;

Et c'est à cet égard un homme incomparable.

DAMIS.

85   Je le trouve très respectable.

FINETTE.

C'est là son beau côté ; mais voyez le revers :

Il s'est fait singulier pour être philosophe :

C'est la source de cent travers,

Qui, de tout le public, lui valent l'apostrophe

90   Du plus grand fou de l'univers.

Placé dans la magistrature,

Où l'on vante à bon droit son savoir, sa droiture,

Il faut bien qu'à la ville il en porte l'habit ;

Mais dans cette campagne, où d'ordinaire il vit,

95   On s'habille, on se coiffe et l'on toaste à l'anglaise.

(J'estropiai longtemps ce mot encor nouveau.)

À son oeil prévenu, sans un petit chapeau,

Il n'est point de femme qui plaise.

DAMIS.

Je trouve qu'en effet il te sied assez bien ;

100   Mais je crois qu'à Sophie...

FINETTE.

  Oh ! Sans doute... il n'est rien

Qui d'Éraste obtienne l'estime,

Si, venu d'Angleterre, il n'en porte le sceau :

Chez ce peuple tout est sublime,

Et chez nous il n'est rien d'utile ni de beau.

DAMIS.

105   C'est une nation estimable.

FINETTE.

  Sans doute :

Mais exclusivement la vouloir estimer !

Tout admirer chez elle, et chez nous tout blâmer !

Soutenir qu'autre part personne ne voit goutte !

DAMIS.

C'est fort mal fait : à mon avis,

110   Tout peuple a ses défauts, et tout peuple a son prix ;

Mais à des préjugés s'il faut que l'on se livre,

Par préférence, un citoyen doit suivre

Ceux qui lui font aimer son prince et son pays.

FINETTE.

Avec mille vertus il a cette manie

115   Ne prétend-il pas que Sophie

Apprenne incessamment l'anglais ?

DAMIS.

Tu vois son maître.

FINETTE.

Vous ?

DAMIS.

Te voilà bien surprise ?

FINETTE.

Aux belles, je le sais, vous parlez bon français ;

Mais l'anglais ?

DAMIS.

Je l'ignore.

FINETTE.

Eh ! Comment donc ?...

DAMIS.

Sottise !

120   Enseigner ce qu'on ne sait pas,

Est-ce chose, dis-moi, si rare dans le monde ?

Que de gens à Paris bien vêtus, gros et gras,

Dont, sur ce beau secret, la cuisine se fonde !

FINETTE.

Éraste cependant...

DAMIS.

Des Anglais il fit cas ;

125   Mais je sais que pour lui leur langue est de l'arabe,

Il n'en sait pas une syllabe :

Moi, j'en puis écorcher quelques mots au besoin.

Ô di don ; miss, kismi.

FINETTE.

Ce mot a de quoi plaire.

DAMIS, voulant l'embrasser.

Il faut te l'expliquer.

FINETTE.

130   Épargnez-vous ce soin.

DAMIS.

  Je suis muni d'une grammaire :

Londres fut un temps mon séjour ;

Et puis j'aurai pour moi la Fortune et l'Amour.

FINETTE.

L'Amour ! Vraiment Éraste en condamne l'usage :

Avec ce regard tendre et ce joli visage,

135   (Jugez combien cet homme est fou !)

De sa jeune pupille il prétend faire un sage,

Qui renonçant au mariage,

Dans sa retraite de hibou,

Perdre à philosopher le plus beau de son âge,

140   Et prenne, au lieu d'amour, de l'ennui tout son saoul.

DAMIS.

Il faut m'aider à rompre un projet si blâmable.

FINETTE.

Mais Sophie, à vos voeux, est-elle favorable ?

DAMIS.

Mon amour n'a point éclaté :

Mes regards seuls ont déclaré ma flamme ;

145   Je croirais cependant avoir touché son âme,

Si ses yeux ne m'ont pas flatté.

FINETTE.

De son coeur ils sont la peinture :

La naïve Sophie, en sa simplicité,

Est une glace encor pure

150   Qui réfléchit la nature

Dans toute sa vérité.

DAMIS.

Mais j'ai pu me tromper moi-même ;

Sophie ignore encor à quel excès je l'aime ;

Et cet amour fait tout mon prix.

FINETTE.

155   Si modeste à vingt ans, tandis qu'en cheveux gris,

Il est tant de fats honoraires !

Vous êtes un phénix, et l'on ne voit plus guères

Mais Éraste s'avance : adieu.

Il est très important de prévenir Sophie.

160   Je m'en charge.

DAMIS.

  À tes soins mon amour se confie.

SCÈNE II.
Damis, Éraste, vêtu à l'anglaise.

ÉRASTE.

Dans cette scène et dans toutes celles où paraît Éraste, Damis contrefait un peu l'accent anglais.

Pardonnez-moi, si, dans ce lieu,

Je me suis un peu fait attendre :

Avec mes ouvriers j'étais dans mon jardin,

Où, par un changement qui doit peu vous surprendre,

165   Suivant l'usage anglais, j'ai voulu, ce matin,

Qu'on fît, d'un grand parterre, un petit boulingrin ;

J'y veux avoir de tout : des vallons, des collines,

Des prés, une plaine, des bois,

Une mosquée, un pont chinois,

170   Une rivière, des ruines...

DAMIS.

Vous avez donc, monsieur, un immense terrain ?

ÉRASTE.

Moi, point ; trois arpents dont Le Nôtre

A jadis tracé le dessin.

On vante sa façon, je préfère la vôtre.

DAMIS.

175   Je vois que vous avez du goût.

ÉRASTE.

Si je ne puis en grand imiter la nature,

D'un parc anglais, du moins, j'aurai la miniature.

Ma foi, vous nous passez en tout,

Même dans les beaux arts : Hogard dans la peinture,

180   Haendel dans la musique...   [ 2 Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Musicien allemand qui vécut dès 1712, jusqu'à sa mort.]  [ 1 Le texte original porte Hindel.]

DAMIS.

  Haendel est allemand.

Prenez garde, Monsieur.

ÉRASTE.

L'est-il ?

DAMIS.

Assurément.

ÉRASTE.

Laissons cela, monsieur. Qu'est-ce qui me procure

L'honneur ?...

DAMIS.

Premièrement, la curiosité :

La France, dans son sein, n'a point de rareté

185   Qui doive, plus que vous, attirer la visite

D'un étranger, curieux de mérite.

ÉRASTE.

On m'accuse, Monsieur, de singularité,

Et vous m'en trouverez, peut-être ;

Mais en voyant ce que les hommes font,

190   Je m'applaudis que le ciel m'ai fait naître

Si différent de ce qu'ils sont.

DAMIS.

Permis à vous, monsieur, de l'être.

À Londres chacun prend la forme qui lui plaît,

On n'y surprend personne en étant ce qu'on est :

195   Quant à moi, je suis ce Blacmore,

Dont on vous a parlé pour enseigner l'anglais.

ÉRASTE.

De vous Dorante hier m'entretenait encore,

Il m'en faisait vraiment un grand éloge ; mais

À votre physionomie,

200   Beaucoup plus qu'à lui je m'en fie :

On se peint dans ses traits comme dans un miroir :

Locke l'a dit.   [ 3 Locke, John (1634-1702) : Philosophe anglais.]

DAMIS.

Je crois...

ÉRASTE.

Par exemple, à vous voir,

Vous êtes un penseur...

DAMIS.

Oh ! Monsieur...

ÉRASTE.

Je parie

Que sur vous le beau sexe a fort peu de pouvoir,

205   Que l'amour, à vos yeux, n'est rien qu'une folie.

Hem ! Suis-je pénétrant ? Et n'admirez-vous pas ?...

DAMIS.

Jamais je n'admire.

ÉRASTE.

En tout cas,

Si votre esprit jamais n'admire,

Il trouvera chez nous ample matière à rire.

DAMIS.

210   Jamais je ne ris.

ÉRASTE, à part.

  Oh ! Cet homme est bien Anglais,

Bien bon.

DAMIS.

On rit de tout chez les Français ;

Sachez, monsieur, qu'en Angleterre,

On se pend quelquefois, mais qu'on n'y rit jamais.

ÉRASTE.

Ah ! Si dans ce pays j'avais un coin de terre !

SCÈNE III.
Sophie, Bélise, Éraste, Damis, Finette.

ÉRASTE, en présentant Damis.

215   Sophie, approchez-vous, voilà le précepteur...

De l'embarras ! De la rougeur !

SOPHIE, à part.

Finette en vain m'a prévenue,

Je ne puis...

BÉLISE, à Sophie.

Pourquoi donc baisser ainsi la vue ?

Ce maître-là ne fait pas peur ;

220   Et monsieur est fait de manière

À trouver plus d'une écolière.

ÉRASTE.

Eh bien ! Ma soeur, vous n'en vaudrez que mieux.

Étudiez la langue anglaise,

Il peut fort bien montrer à deux.

BÉLISE.

225   Moi, de l'anglais ? À Dieu ne plaise !

DAMIS, bas, à Sophie.

Si vous me découvrez, vous me donnez la mort.

Pendant cette scène, on a apporté la table à thé,

sur laquelle Finette a tout arrangé.

ÉRASTE, à Damis.

À l'anglaise, de bon accord,

230   Ici le déjeuner le matin nous rassemble :

Ma pupille verse le thé.

Asseyons-nous.

ÉRASTE, à Sophie.

La main vous tremble.

BÉLISE.

Vous n'avez point votre gaîté.

SOPHIE.

Depuis un temps je l'ai perdue.

BÉLISE.

235   Comment ?

SOPHIE.

  Je ne sais pas comme elle était venue,

Je ne sais pas comment elle a pu me quitter.

DAMIS.

Peut-être qu'en ce lieu ma présence vous gêne.

SOPHIE.

Oh ! Vous n'en pouvez pas douter.

ÉRASTE.

De ce discours naïf n'ayez aucune peine,

240   Elle n'a vécu qu'avec nous.

Quand elle aura reçu quelques leçons de vous,

Elle sera plus à son aise.

Allons, près de monsieur, avancez votre chaise ;

Pourquoi vous tenez-vous si loin ?

SOPHIE.

245   Mais, monsieur, il n'est pas besoin...

DAMIS.

Mademoiselle en est aux éléments, j'espère,

Et tant mieux, c'est ainsi que j'aime une écolière ;

Moins elle sait, et plus je m'y donne de soin.

SCÈNE IV.
Sophie, Bélise, Éraste, Damis, Finette, Lolive.

L'OLIVE, donnant une lettre à Éraste.

Une lettre de Londres.

Il sort.

ÉRASTE, à Damis.

Ouvrons... Tenez, mon maître,

250   C'est de l'anglais ; lisez : ce que j'y puis connaître,

C'est qu'elle est de Cobbam.

DAMIS, embarrassé.

Fort bien.

ÉRASTE.

Le bon milord,

Blessé que notre langue étende son empire,

Possède le français et ne veut pas l'écrire.

BÉLISE.

Il a tort... Ce Cobbam est votre ami ?

ÉRASTE.

Très fort.

DAMIS.

255   Cette lettre contient quelque secret, peut-être.

ÉRASTE.

Non, un de ses enfants se devait marier ;

Sans doute ce billet m'en apprend la nouvelle.

DAMIS.

Je crains...

ÉRASTE.

C'est mon affaire.

DAMIS.

On ne peut le nier.

Cependant...

ÉRASTE.

Lisez donc.

DAMIS, à part.

Je l'échapperai belle

260   Si je puis... Essayons.

Il fait semblant de lire.

« Je vous fait part, mon cher ami, du mariage de ma fille. »

ÉRASTE.

  Sa fille ! Il n'en a pas.

DAMIS.

N'ai-je pas dit son fils ?

ÉRASTE.

Non.

DAMIS.

Ma bouche, en ce cas,

S'est méprise... Mon fils, voilà le mot, briquen.

ÉRASTE.

De grâce

Continuez.

DAMIS.

« Je vous fait part, mon cher ami, du mariage de mon fils, qui s'est fait à ma grande satisfaction... »

ÉRASTE.

La chose a bien changé de face :

Ce mariage-là n'était point de son goût.

DAMIS.

265   Il vous le dit : tenez, écoutez jusqu'au bout.

« Je n'ai pas toujours pensé de même ; Vous saurez les raisons qui m'ont fait changer de sentiment : je ne vous écris qu'un mot, mais je vous dirai les détails à Paris, où je compte, dans peu, avoir le plaisir de vous embrasser. »

ÉRASTE.

Il n'est donc plus si fort tourmenté de sa goutte.

Bien agréablement je me trouve surpris,

Je l'ai cru hors d'état d'entre prendre une route.

DAMIS.

La satisfaction... Ce mariage... Un fils...

ÉRASTE.

270   Je serai bien charmé de le voir à Paris,

Ce n'est pas un esprit frivole

Que celui-là : sur ma parole,

Peu de gens seront de son goût.

Avons-nous des hommes en France ?

275   Des colifichets, et c'est tout.

Les précepteurs du monde à Londres ont pris naissance :

C'est d'eux qu'il faut prendre leçon.

Aussi je meurs d'impatience

D'y voyager. De par Newton

280   Je le verrai, ce pays où l'on pense.

BÉLISE.

Mon frère, on pense en tout pays :

Celui-là, selon vous, l'emporte sur le nôtre.

Mais voyez-le, et je vous prédis

Que vous en reviendrez meilleur juge du vôtre.

SCÈNE V.
Sophie, Bélise, Éraste, Damis, Finette, Lolive.

ÉRASTE.

285   Que veut Lolive encor ?

L'OLIVE.

  Monsieur,

C'est que dans un moment, un cheval vous arrive,

Dont l'allure brillante et vive...

ÉRASTE.

Il faut le voir : c'est un coureur

Que j'ai fait venir d'Angleterre,

290   Et qui, dans Neumarket, gagna plus d'un pari.

BÉLISE.

Oh ! Bien, je fais, mon frère, une gageure ici.

ÉRASTE.

Quoi donc ?

BÉLISE.

Qu'il étendra notre sage par terre ;

Qu'à la philosophie il cassera le cou.

ÉRASTE.

Votre amitié, ma soeur, mal à propos s'effraie.

BÉLISE.

295   Je dis que vous êtes un fou.

Il vous faut un cheval comme au père Canaye,

Un doux et paisible animal,

Qui, plus que son maître, soit sage,

Et qui ne songe point à mal,

300   Tandis que votre esprit dans la lune voyage.

ÉRASTE.

Venez toujours voir celui-ci.

BÉLISE.

Trouvez bon que je reste ici :

Tout ce que produit l'Angleterre,

Vous l'admirez : moi, de ce pays-là

305   Tout me déplaît ; charbon de terre,

Philosophes, chevaux.

DAMIS.

Préjugés que cela,

Madame.

BÉLISE.

Oh ! Quant à vous, monsieur Blacmore, passe.

Malgré votre pays... on peut vous faire grâce.

SCÈNE VI.
Bélise, Finette.

BÉLISE, suivant des yeux Damis.

Sais-tu bien qu'il est fait au tour,

310   Finette ? Dans son air, cet Anglais est tunique.

FINETTE.

Si bien que, dans ces lieux s'il fait quelque séjour,

Voilà pour vos vapeurs un fort bon spécifique.

BÉLISE.

Oh ! Finette, déjà j'en avais un tout prêt.

FINETTE.

Un tout prêt ! Comment donc ! Je vous en loue, et c'est ?

BÉLISE.

315   Un mari... qui t'étonne ? Est-ce donc qu'à mon âge

On ne peut pas encor songer au mariage ?

Ne puis-je décemment brûler d'un chaste feu ?

FINETTE.

Déjà veuve trois fois, c'est avoir du courage ;

Vous êtes heureuse à ce jeu ;

320   Mais...

BÉLISE.

  De mon choix tu loueras la sagesse.

FINETTE.

Jeune ?

BÉLISE.

Et sans ressembler à nos marquis brillants,

Qui n'ont déjà plus, à trente ans,

Que les travers de la jeunesse.

FINETTE.

De l'esprit ?

BÉLISE.

Ce n'est pas précisément son lot ;

325   Mais je n'ai pas besoin qu'il fasse d'épigramme :

Quand un époux aime sa femme,

Et l'aime bien, ce n'est jamais un sot.

FINETTE.

On ne peut mieux penser, madame,

Ni plus sagement se pourvoir.

330   D'un autre oeil, cependant, la chose se peut voir,

Et je crains qu'Éraste ne blâme...

BÉLISE.

Il approuvera mon projet.

Il faut qu'il file doux... j'ai surpris son secret.

FINETTE.

Quoi donc ?

BÉLISE.

Notre prétendu sage...

335   (Je te croyais de meilleurs yeux.)

Tous ses discours fastidieux,

Contre l'amour...

FINETTE.

Eh bien ?

BÉLISE.

Vain étalage,

Système de l'esprit, démenti par le coeur ;

Le sien brûle en secret ; Sophie est son vainqueur.

FINETTE.

340   Vous croyez, madame, qu'il aime...

BÉLISE.

Oh ! J'en suis sûre.

FINETTE.

Chut ! Madame ; c'est lui-même.

SCÈNE VII.
Bélise, Éraste, Finette.

Finette sort.

BÉLISE.

Mon frère, vous boitez ?

ÉRASTE.

Moi ? Non.

BÉLISE.

La chose est sûre,

Vous boitez, vous dis-je.

ÉRASTE.

Oh ! Fort peu.

BÉLISE.

Je vois que j'avais fait une bonne gageure.

ÉRASTE.

345   Ce n'est rien.

BÉLISE.

  Le coureur aura joué son jeu.

ÉRASTE.

Une gaîté.

BÉLISE.

Je crains...

ÉRASTE.

Ma soeur, je vous en prie,

Laissons cela : je veux vous parler de Sophie.

Je m'aperçois que, depuis quelque temps,

Elle n'a plus cette aimable folie,

350   Partage heureux de l'âge en son printemps,

Lorsque ignorant encor et le monde et les choses,

Dans le champ de la vie, on ne voit que des roses.

Finette, qu'en dis-tu ?

FINETTE.

Mais, Monsieur, entre nous,

Je dis qu'il n'en faut pas chercher bien loin les causes.

ÉRASTE.

355   Comment ?

BÉLISE.

  Vous avez fait un projet des plus fous ;

Mais la nature est plus forte que vous :

Vous ne la rendrez pas muette.

Je me trompe, ou déjà Sophie éprouve en soi

Cette agitation secrète

360   D'une âme qui se sent sourdement inquiète,

Sans bien savoir encor pourquoi.

FINETTE, à Éraste.

Il faudrait à Sophie autre chose qu'un livre.

À son âge, monsieur, le coeur a ses besoins.

Un époux, par ses tendres soins,

365   Fait sentir qu'il est doux de vivre.

ÉRASTE.

De quoi parles-tu là ? D'un être de raison :

Est-ce donc pour s'aimer que l'on s'épouse ? Bon !

On veut perpétuer sa race,

On veut tenir un grand état,

370   L'avarice et l'orgueil président au contrat ;

Mais bientôt, lit à part, table où l'ennui se place,

Écart des deux côtés, souvent fâcheux éclat,

Font voir que e bonheur n'est pas dans l'opulence ;

Qu'en l'irritant sans cesse, on éteint le désir,

375   Et que souvent le riche a tout en abondance,

Hors l'innocence et le plaisir.

BÉLISE.

Mais croyez-vous, mon frère, que Sophie

Puisse avec vous demeurer décemment,

Quand je n'y serai plus ?

ÉRASTE.

Comment !

380   Vous voulez me quitter ?

BÉLISE.

  Mais... Je me remarie.

ÉRASTE.

Ma soeur, c'est une raillerie.

BÉLISE.

Raillerie est fort bon !... Oh ! C'est un fait certain ;

Demandez à Finette.

ÉRASTE.

Entre nous, je vous prie,

Vous avez fait mourir trois maris de chagrin ;

385   Et n'êtes pas contente ?

FINETTE.

  On n'en saurait rabattre ;

Nous avons fait le voeu d'en expédier quatre.

BÉLISE.

Je n'aime pas vos libertés,

Finette ; laissez-nous, sortez.

SCÈNE VIII.
Bélise, Éraste.

ÉRASTE.

À vos dépens, au moins, elle a sujet de rire :

390   Vous êtes folle, il faut le dire ;

Et vous allez sur vous attirer les railleurs.

BÉLISE.

Je vous dirai, mon frère, en termes plus honnêtes,

Qu'un sage, puisqu'enfin, pour nos péchés, vous l'êtes,

N'est bon qu'à donner des vapeurs ;

395   Que dans votre logis l'ennui par trop abonde,

Que depuis un an je m'en meurs :

Un mari, du moins, on le gronde ;

C'est un amusement.

ÉRASTE.

Je vous croyais pour moi

Plus d'amitié, ma soeur.

BÉLISE.

Eh ! Mais en bonne foi,

400   J'en ai beaucoup. Chez vous, mon frère,

Le coeur est excellent ; quant à l'esprit...

ÉRASTE.

Eh bien ?

BÉLISE.

Souffrez que je n'en dise rien :

Vous voulez que l'on soit sincère,

Je pourrais l'être trop.

ÉRASTE.

Enfin, vous me quittez ;

405   Et d'un nouvel époux...

BÉLISE.

  C'est chose décidée.

Mais il me vient, pour vous, une excellente idée.

ÉRASTE.

Pour moi ?

BÉLISE.

Pour vous-même : écoutez.

À l'aimable Sophie, à vous, je m'intéresse ;

Épousez-la.

ÉRASTE.

Vous plaisantez.

À part.

410   Connaîtrait-elle ma faiblesse ?

BÉLISE, d'un air malin.

Sophie a des appas.

ÉRASTE, d'un air embarrassé.

Son âme a des beautés.

BÉLISE.

Oh ! Oui ; deux grands yeux pleins de flamme

Embellissent beaucoup une âme...

Mon frère, parlons sans détour,

415   Plus d'un sage s'est pris aux pièges de l'amour.

Tandis que contre lui vous préveniez Sophie,

Le drôle, en tapinois, à la philosophie

N'aurait-il pas joué d'un tour ?

ÉRASTE.

À part.

Il est trop vrai...

Haut.

Ma soeur, vous êtes femme,

420   Vous voyez de l'amour partout.

BÉLISE.

Mon frère, contre lui tel hautement déclame

Dont il pousse le coeur secrètement à bout.

ÉRASTE.

Eh ! Mais...

BÉLISE.

Riche, et d'un sang dont l'origine est pure,

Votre septième lustre à peine est révolu...

ÉRASTE.

425   Il est vrai que, sortant de la magistrature,

Ainsi que je l'ai résolu...

BÉLISE.

Quant à ce dernier point, il ne saurait me plaire ;

Mais ce projet encor n'est formé qu'à demi,

Et vous m'avez promis expressément, mon frère,

430   Que vous consulteriez Lisimon, votre ami.

ÉRASTE.

Je l'attends ce jour même, et vous tiendrai parole ;

Mais de ses sentiments je suis très assuré.

À l'amour des beaux-arts, à l'étude livré,

Pour l'Hélicon, lui-même a quitté le Pactole.

BÉLISE.

435   Sa sagesse me plaît, elle n'a rien d'outré.

Quant à notre orpheline... Oh ! Je la vois paraître.

ÉRASTE.

Elle semble rêver.

BÉLISE.

Vous voilà tout ému.

Comme amant faîtes-vous connaître.

Dévoilez votre coeur à son coeur ingénu.

440   Tâchez de dérider ce front triste et sévère ;

C'est un enfant qui n'a rien vu.

Que sait-on ? Vous pourrez lui plaire.

SCÈNE IX.
Éraste, Sophie.

SOPHIE, rêvant.

Rien n'est égal au trouble de mon coeur :

Éraste a bien raison : le tourment de la vie,

445   C'est d'aimer...

ÉRASTE, à part.

  Comment puis-je, avec quelque pudeur,

Lui chanter la palinodie ?   [ 4 Palinodie : Chez les anciens, poëme dans lequel on rétractait ce qu'on avait dit dans un poème précédent. [L]]

Haut.

À quoi rêvez-vous donc, Sophie,

En vous parlant ainsi tout haut ?

SOPHIE, à part.

Ô ciel ! Me serais-je trahie ?

Haut.

450   À rien, Monsieur, ou peu s'en faut.

Je laissais ma pensée errer à l'aventure.

ÉRASTE, à part.

Que lui dirai-je ? Oh ! Que l'amour

Fait faire une sotte figure !

Je veux parler, et n'ose.

SOPHIE.

À votre tour.

455   Vous rêvez, Monsieur.

ÉRASTE.

  Ah ! Sophie...

Vous voyez contre vous un homme bien fâché.

SOPHIE.

Contre moi !

ÉRASTE, à part.

Je n'ai de ma vie.

Senti trouble pareil.

SOPHIE.

Qu'avez-vous ?

ÉRASTE.

Ce que j'ai !

De l'amour.

SOPHIE.

De l'amour !

ÉRASTE, à part.

Pour la philosophie.

460   Gardez-vous de penser qu'un coeur tel que le mien...

SOPHIE.

Vous n'aimez qu'elle, on le sait bien ;

Vous méprisez fort ceux qu'un autre amour engage.

ÉRASTE.

Mépriser, c'est beaucoup.

À part.

J'enrage.

SOPHIE.

Éraste, je n'y conçois rien ;

465   Mon étonnement est extrême :

Votre air et votre ton... vous n'êtes pas le même.

Vous aurais-je déplu, monsieur, sans le savoir ?

ÉRASTE.

Eh ! Morbleu... De déplaire avez-vous le pouvoir ?

Mais puisqu'un sage, enfin, n'est marbre ni statue...

SOPHIE.

470   Daignez poursuivre.

ÉRASTE.

Non.

SOPHIE.

  Je reste confondue :

Quoi donc ! Un philosophe, au trouble, aux passions,

Serait-il sujet comme un autre ?

Mais s'il me souvient bien de vos expressions,

L'âme d'un sage (et c'est la vôtre)

475   Plane loin de la terre, et ressemble à ces monts

Dont un ciel libre et pur environne la tête,

Tandis qu'à leur pied la tempête

Obscurcit les tristes vallons.

Voilà, plus d'une fois, ce que m'ont fait entendre

480   Vos sublimes comparaisons.

ÉRASTE.

Je vous marquais le but où le sage doit tendre ;

Mais vous me faites trop sentir

Combien tout homme est loin de pouvoir y prétendre.

SOPHIE.

À part.

Il connaît ma faiblesse...

Haut.

Éraste !

ÉRASTE, à part.

Il faut sortir.

485   Je ne puis me résoudre à m'expliquer moi-même.

J'aurais trop à rougir...

Haut.

Adieu.

SCÈNE X.

SOPHIE, seule.

À la brusque façon dont il quitte ce lieu,

Dans le fond de mon coeur il aura lu que j'aime,

Que j'ai trahi les soins qu'il prit de me former...

490   Mais aussi, vivre sans aimer !

Si c'est là le bonheur, c'est un bonheur bien triste.

N'importe, il faut me vaincre... Oui... Mon coeur y résiste

Mais...

SCÈNE XI.
Sophie, Finette, Damis, derrière, et ne se montrant pas.

FINETTE.

Damis avec vous désire un entretien.

SOPHIE.

Je l'ai trop écouté.

FINETTE.

Cependant il insiste,

495   Et vous cherche.

SOPHIE.

  Oh bien ! Moi, je n'écoute plus rien.

Annoncez-lui que, s'il persiste

À rester en ce lieu, contre ma volonté,

On saura sa témérité.

Je veux qu'il s'éloigne sur l'heure :

500   Je deviens sa complice en le souffrant ici.

DAMIS, se jetant à ses pieds.

Dites que vous voulez qu'il meure.

SOPHIE.

Quoi ! Vous me surprenez ainsi !

Et ne voilà-t-il pas, Damis, qu'à votre vue,

Malgré moi, mon âme est émue,

505   Et que je ne sais plus déjà

Ce que mon propre coeur désire...

Oh ! Levez-vous ; tenez, cette attitude-là

Vous donne sur moi trop d'empire :

Vous me feriez d'Éraste oublier les leçons.

DAMIS.

510   Voulez-vous préférer de folles visions

Aux tendres sentiments d'un coeur qui vous adore ?

Éraste est un extravagant.

SOPHIE.

Parlez mieux, s'il vous plaît, d'un homme que j'honore :

Je garde à ses bontés un coeur reconnaissant ;

515   Et sachant à quel point je lui suis redevable,

Vous m'outragez, en l'offensant ;

Il m'est cher, il m'est respectable.

DAMIS.

Pardonnez si l'amour...

SOPHIE.

Contre mon bienfaiteur

Je ne puis souffrir qu'il éclate :

520   Il perd tout pouvoir sur mon coeur,

Quand vous me voulez rendre ingrate.

DAMIS.

Ces sentiments vous font honneur,

Sophie ; et je me prête à leur délicatesse :

Je ne dirai rien qui la blesse.

525   Qu'Éraste soit un sage, il le veut, j'y consens :

De son coeur je connais, j'admire la noblesse ;

Mais que dans la fleur de vos ans

Il veuille qu'à l'étude uniquement livrée,

Votre âme interdise l'entrée

530   À l'amour, ce sentiment doux,

Et j'ose dire encor le plus noble de tous,

Lorsque sa flamme est épurée ;

C'est une façon de penser

Qu'on peut, je crois, sans l'offenser,

535   Appeler, tout au moins, chimérique et cruelle.

Mais c'est à vous que j'en appelle,

À votre propre coeur, qui prompt à démentir

D'un système si vain la bizarre imposture,

Vous dit de préférer le bonheur de sentir

540   À l'orgueil insensé de dompter la nature

SOPHIE.

Je l'avouerai, Damis, si j'en croyais mon coeur...

DAMIS.

Vous parle-t-il en ma faveur ?

J'ai voulu m'assurer du bonheur de vous plaire,

Avant de faire agir mon oncle Lisimon.

545   Votre tuteur le considère,

Il est son oracle, dit-on.

Puisqu'à mes voeux, enfin, vous n'êtes pas contraire...

SOPHIE.

Je voudrais l'être.

DAMIS, en la regardant tendrement.

Ô ciel ! Vous le voudriez ?

SOPHIE, le regardant tendrement.

Non.

DAMIS.

Pourquoi donc, charmante Sophie ?

SOPHIE.

550   À vos discours, Damis, je crains de m'arrêter,

Les amants sont flatteurs, il faut qu'on s'en défie.

Éraste me l'a dit.

DAMIS.

Eh ! Peut-on vous flatter ?

Avez-vous un regard, un souris qui ne touche ?

Sort-il un mot de votre bouche,

555   Qui n'aille de l'oreille au coeur ?

Le son de votre voix n'est-il pas enchanteur ?

Quelle autre a, comme vous, cette grâce naïve,

Plus rare encor que la beauté,

Et qui, mieux qu'elle, nous captive ?...

560   Vous flatter !

SCÈNE XII.
Sophie, Finette, Damis, Éraste, au fond du théâtre.

FINETTE, à Damis.

  Prenez garde : on vient de ce côté.

Éraste... Il pourrait vous entendre.

DAMIS, bas.

Laissez-moi faire.

Haut, avec l'accent anglais.

Eh bien ! Jugez par cet essai,

Si nos auteurs n'ont pas cette expression tendre...

À Éraste qui s'est avancé.

Je lui disais, monsieur, un beau morceau d'Othouai ;

565   Mademoiselle s'imagine

Qu'il n'a rien d'égal à Racine.

ÉRASTE.

Oh !

SOPHIE, à Damis.

Mais exprime-t-il un sentiment bien vrai ?

Je crains...

DAMIS.

C'est la nature même ;

Mon auteur ne feint point, son art est de sentir.

ÉRASTE.

570   Celui de vos auteurs, qu'avant tout autre j'aime,

C'est Shakespeare.

DAMIS.

Nous prononçons Chespir.

ÉRASTE.

Chespir soit ; mais en tout j'admire sa manière :

J'aime des fossoyeurs qui, dans un cimetière,

Moralisent gaîment sur des têtes de morts :

575   Nous n'avons rien nous de si philosophique.

Nos esprits, pour cela, ne sont pas assez forts...

Othouai, dit-on, est pathétique ;

Et je voudrais entendre ce morceau...

DAMIS.

Oui, mais...

ÉRASTE.

Quoi donc ?

DAMIS.

Serait-il beau

580   Qu'un sage, en matière pareille...

C'est de l'amour... L'amour offense votre oreille.

ÉRASTE.

C'est de l'amour anglais : je saurai me prêter.

Voyons.

DAMIS.

Il faut vous contenter.

ÉRASTE.

À quoi rêvez-vous donc ?

DAMIS.

Je cherche à vous bien rendre

585   Ce que l'auteur fait dire à l'amant le plus tendre :

« Abjurez une triste erreur.

Le ciel à l'humaine nature

Donna la beauté pour parure,

Et l'amour pour consolateur.

590   Dans le calice de la vie,

C'est une goutte d'ambroisie,

Qu'y versa la bonté des cieux.

On vous a peint l'amour de crayons odieux ;

Voyez-le tel qu'il est... il s'est peint dans mes yeux.

595   Ils vous disent : je vous adore,

Mon coeur vous le dit encor mieux. »

ÉRASTE.

Savez-vous bien, monsieur Blancmore,

Que vous seriez comédien parfait ?

Ma foi si je n'étais au fait,

600   Je croirais voir en vous un amant véritable.

DAMIS.

Fi donc !... Et le morceau ?

ÉRASTE.

Charmant : nos traducteurs

M'ont fait un peu connaître vos auteurs.

Les nôtres n'ont plus rien qui me soit supportable.

Avons-nous un poète à Pope comparable ?

605   Depuis qu'il a prouvé qu'ici bas tout est bien,

Je verrais tout aller au diable,

Que je croirais qu'il n'en est rien.

À Sophie.

Incessamment vous pourrez lire,

En original, cet auteur.

610   Sentez-vous bien votre bonheur ?

À Damis.

Oh ! Çà, monsieur, daignez me dire,

Lui trouvez-vous des dispositions ?

Sera-t-elle bientôt habile ?

DAMIS.

Il le faut espérer, pourvu qu'à mes leçons

615   Mademoiselle soit docile.

ÉRASTE.

Comptez là-dessus, j'en réponds.

Sophie et Finette rient.

Finette et vous, pourquoi donc rire ?

De ce que je promets, n'êtes-vous pas d'accord ?

SOPHIE.

Eh ! Mais...

ÉRASTE.

Vous me fâcheriez fort

620   Si vous ne faisiez pas ce que monsieur désire.

FINETTE.

Oh ! C'est bien notre intention.

ÉRASTE.

Eh bien ! Vous nous quittez, Sophie ?

SOPHIE.

Oui, je vais au jardin.

Elle sort avec Finette.

ÉRASTE, à Damis.

Faites-leur compagnie.

Tout en se promenant elle prendra leçon...

625   Si cependant cela vous contrarie,

Vous pourriez préférer mon entretien.

DAMIS.

Oui ; mais

Le devoir avant tout, et le plaisir après.

SCÈNE XIII.

ÉRASTE, seul.

Ce maître me plaît fort : j'admire ses lumières :

Qu'à son âge on trouve un français

630   Également versé dans toutes les matières,

Ma pupille, avec lui, fera de grands progrès...

Mais toujours ma pupille... Ô ciel, quelle est ma honte,

Sophie, un enfant me surmonte :

D'où naît donc son pouvoir sur moi ?

635   Eh bien ! Des yeux, un teint... est-ce donc là de quoi

Renverser la tête du sage ?

Qu'est-ce que la beauté ? Rien qu'un vain assemblage

De traits et de couleurs... C'est fort bien raisonner.

D'où vient donc que je sens le contraire ? J'enrage,

640   Et ne puis me le pardonner.

Sophie... Elle est là... j'ai beau faire...

Épousons-la, prenons une moitié...

Newton ne s'est pas marié :

On me regardera comme un homme ordinaire...

645   N'entends-je pas une voiture ? Oui.

Ce sera Lisimon : je l'attends aujourd'hui :

Et je prétends sur cette affaire...

Je ne me trompais pas : c'est lui.

SCÈNE XIV.
Éraste, Lisimon.

ÉRASTE.

Ah ! Mon cher Lisimon, que dans cet ermitage

650   Il m'est doux de vous recevoir !

Que j'aurai de plaisir à posséder un sage !

LISIMON.

Je suis, de mon côté, charmé de vous y voir,

Mais que d'un autre nom votre bouche me nomme :

Ce titre est très peu fait pour l'homme :

655   Le moins sage est celui qui croit l'être le plus.

ÉRASTE.

Mais ceux qui savent vous connaître...

LISIMON.

Éraste, brisons là-dessus.

Vous savez qu'un des points entre nous convenus,

C'est de ne point flatter.

ÉRASTE.

Eh bien donc ! Mon cher maître.

660   Je veux vous faire part d'un parti que je prends.

LISIMON.

Je vous parlerai vrai.

ÉRASTE.

C'est à quoi je m'attends :

Vous êtes philosophe, et m'apprîtes à l'être.

LISIMON.

La chose est aujourd'hui plus rare que le mot.

C'est un nom que chacun s'arroge :

665   Aussi c'était jadis éloge ;

C'est injure à présent.

ÉRASTE.

Dans la bouche d'un sot.

LISIMON.

Il est vrai : mais mon cher Éraste,

Savez-vous ce que c'est qu'un philosophe ?

ÉRASTE.

Quoi ?

LISIMON.

Vous croyez le savoir... Si je vous disais, moi,

670   Que vous-même souvent en offrez le contraste.

Le Philosophe fuit la singularité ;

Il n'est jamais rien avec faste ;

Même en le condamnant il suit l'ordre arrêté ;

Et, sans se distinguer, vêtu suivant l'usage,

675   Croit la seule vertu l'uniforme du sage.

ÉRASTE.

Mais...

LISIMON.

S'il combat le vice et s'oppose à l'erreur,

Ses leçons aux humains ne sont point des outrages :

Simple en ses actions, modeste en ses ouvrages,

Il instruit sans orgueil, et blâme sans aigreur.

680   Voyez si ce portrait, Éraste, vous ressemble.

ÉRASTE.

Mais si je puis, monsieur, dire ce qui m'en semble,

Pour fuir l'air prétendu de singularité,

Faut-il suivre en aveugle un vulgaire hébété ?

Doit-on, votre avis, respectant les usages,

685   Agir comme les fous, pensant comme les sages ?

LISIMON.

Hors les cas peu communs, où la haute vertu

Nous trace le chemin, loin du chemin battu ;

Hors les vies que rien à suivre n'autorise,

Je tiens qu'il ne faut pas qu'on se singularise ;

690   Qu'on doit, surtout, fuyant un ridicule écueil,

Ne point prendre d'un et l'affiche et l'orgueil.

ÉRASTE.

Eh bien ! Mon digne ami, malgré cette apostrophe,

Vous conviendrez, pourtant, que je suis philosophe :

Je vais quitter ma charge.

LISIMON.

Ah ! Que dites-vous là ?

695   Qui peut donc, s'il vous plaît, vous forcer à cela ?

ÉRASTE.

Je prétends, dans ma solitude,

Ami de la sagesse et de la vérité,

En faire mon unique étude.

LISIMON.

Éraste, ce projet n'est pas bien médité :

700   Vous aurez de la peine à trouver des excuses.

ÉRASTE.

Eh quoi ! N'avez-vous pas quitté

Le palais de Plutus pour celui des Muses ?

Je comptais, Lisimon, que vous m'approuveriez.

LISIMON.

Le cas est différent. J'ai pu fouler aux pieds

705   L'intérêt, ce vil dieu qu'aujourd'hui l'on adore ;

Mais vous, qui, juge intègre et sage magistrat,

Tenez près de Thémis un rang qui vous honore,

Votre premier devoir est de servir est de servir l'État.

ÉRASTE.

Éclairer son pays, c'est le servir.

LISIMON.

Sans doute ;

710   Mais peu de gens sont faits pour suivre cette route.

Pour l'instinct du génie on prend sa vanité,

Et, quand il n'est pas sûr qu'on soit de cette étoffe,

Quitter un poste utile à la société,

C'est être déserteur et non pas philosophe.

ÉRASTE.

715   Mais...

LISIMON.

  Quitter votre charge ! Ah ! C'est un dernier trait

Contre lequel il faut qu'ouvertement j'éclate :

Qu'un autre applaudisse et vous flatte ;

Mais moi, je vous le dis tout net,

Renoncez à votre projet,

720   Ou je romps, dès ce jour, avec vous tout commerce.

À la philosophie on impute vos torts.

ÉRASTE.

Est-ce ma faute à moi, s'il n'est point de butors

Dont la plume aujourd'hui contre elle ne s'exerce.

LISIMON.

Oui, c'est par vos pareils, par vous (je le maintiens)

725   Que la philosophie est en butte aux outrages.

Semblables aux Européens

Qui fournissent contre eux de la poudre aux sauvages,

Vous donnez des armes aux sots :

De vos travers ils se prévalent,

730   Avec emphase ils les étalent,

Et pensent tout au moins devenir les égaux

Des hommes éminents que sans cesse ils ravalent.

ÉRASTE.

Ne fut-il pas toujours des sots et des méchants,

Ennemis nés de la philosophie ?

735   Et leurs traits n'ont-ils pas poursuivi de tout temps

Le talent qu'on admire et qui les humilie ?

LISIMON.

C'est quelque fois sa faute.

ÉRASTE.

Eh ! Comment, s'il vous plaît ?

LISIMON.

Je dis la chose comme elle est.

Si d'être célébré vous avez la manie,

740   Qu'avez-vous besoin de travers ?

Les moyens vous en sont offerts :

Occupez-vous des lois dont vous êtes l'organe,

Combattez, détruisez l'hydre de la chicane,

Veillez pour l'orphelin, secoures l'innocent,

745   Rendez surtout au faible une prompte justice ;

Qu'aux yeux de la beauté, qu'à la voix du puissant,

La balance jamais dans vos mains ne fléchisse.

Aux devoirs d'un si noble emploi,

Immolez vos plaisirs, immolez-vous vous-même.

750   Sachez qu'on ne s'élève à la gloire suprême

Qu'autant qu'on ne vit pas pour soi.

Vous passerez encor pour singulier peut-être ;

Mais, mon cher ami, croyez-moi,

C'est ainsi qu'il est beau de l'être.

ÉRASTE.

755   Vous m'échauffez ; je sens que vous avez raison.

Je crois votre conseil et garderai ma place.

LISIMON.

Ah ! Venez que je vous embrasse.

Si je vous ai parlé trop vivement, pardon.

Je sais tout ce qu'en vous le ciel a mis de bon.

760   Par exemple, vos soins pour la jeune Sophie

Honorent la philosophie.

Quels sont sur elle vos desseins ?

Vous rougissez !

ÉRASTE.

Comment vous avouer que j'aime ?

Votre sagesse, que je crains

765   Ne me passera pas cette faiblesse extrême.

Vous condamnez l'amour.

LISIMON.

Cessez de vous troubler :

La philosophie est moins dure,

Et se propose de régler,

Non de détruire la nature.

ÉRASTE.

770   Mais moi, me marier !...

LISIMON.

  Eh ! Qui donc, s'il vous plaît,

Sera bon citoyen, bon époux et bon père,

Si le philosophe ne l'est ?

Son exemple est surtout aujourd'hui nécessaire.

Éraste, vous deviez à Sophie un époux ;

775   J'approuve fort que ce soit vous,

Et cela m'impose silence.

ÉRASTE.

Sur quoi ?

LISIMON.

J'avais dessein de vous la demander

Pour mon neveu, jeune homme d'espérance,

Qui doit un jour à mes biens succéder.

ÉRASTE.

780   J'eusse aimé fort une telle alliance.

LISIMON.

À votre projet, moi, de grand coeur j'applaudis.

ÉRASTE.

Ce mariage-là fera du bruit, je pense.

LISIMON.

Mais, non : rien n'est plus simple.

ÉRASTE.

Oh ! Point : tous nos amis,

Milord Cobbam surtout en sera bien surpris.

LISIMON.

785   Je viens d'avoir de ses nouvelles.

ÉRASTE.

Je viens d'en recevoir aussi.

LISIMON.

Je le plains fort : son fils lui vient d'être ravi ;

Il m'écrit qu'il en est dans des peines cruelles.

ÉRASTE.

De qui parlez-vous ?

LISIMON.

De milord.

ÉRASTE.

790   De milord Cobbam ?

LISIMON.

Oui.

ÉRASTE.

  Vous me surprenez fort.

Son fils vient d'épouser cette riche héritière...

LISIMON.

Qui vous a fait ce beau rapport ?

ÉRASTE.

Son père me le mande.

LISIMON.

Il me mande sa mort.

ÉRASTE.

Parbleu ! La chose est singulière,

795   Ma lettre est du vingtième.

LISIMON.

  Et la mienne est du vingt.

ÉRASTE, tirant sa lettre.

Voyez.

LISIMON.

C'est de milord l'écriture et le seing.

ÉRASTE.

Lisez.

LISIMON.

Dans notre langue il faut vous la traduire.

« Mon cher ami, c'est le plus malheureux des pères qui vous écrit : j'ai perdu mon fils en deux jours ; sa mort... »

Eh bien ! Ai-je raison ?

ÉRASTE.

Je ne sais plus que dire :

Rendez-vous bien le sens, Lisimon ?

LISIMON.

Mot à mot.

800   Qu'avez-vous donc ?

ÉRASTE.

  J'ai... que je suis un sot.

Holà ! Quelqu'un ! Allez, faites venir Blacmore.

LISIMON.

Quel est donc ce Blacmore ?

ÉRASTE.

Un homme, je le vois,

Qui, comme bien des gens dont c'est là tout l'emploi,

Fait métier de montrer ce que lui-même ignore.

SCÈNE XV.
Éraste, Lisimon, Damis.

ÉRASTE.

805   Monsieur le maître anglais, approchez.

DAMIS, à part.

  Je suis pris :

C'est Lisimon.

ÉRASTE, à Lisimon qui éclate de rire.

Eh ! Mais, pourquoi donc tous ces ris ?

LISIMON.

Parbleu ! C'est que le tour est drôle.

Votre Anglais, natif de Paris,

A tout à fait l'air de son rôle.

810   Mais savez-vous qui c'est ?

ÉRASTE.

Un fripon.

LISIMON.

  Mon neveu.

ÉRASTE.

Damis ! Je suis surpris on ne peut davantage...

LISIMON.

Cette plaisanterie est un jeu de son âge.

DAMIS.

Non, monsieur ; pardonnez, il faut faire un aveu :

L'amour m'a fait ici jouer ce personnage ;

815   Et Sophie...

LISIMON.

  Oh : ceci passe le jeu.

DAMIS.

Tous les coeurs lui doivent hommage ;

Le mien, de ses vertus charmé...

À son oncle qui paraît indigné.

Vous me condamnerez ; vous n'avez point aimé.

LISIMON.

820   Oui, monsieur, très fort, je vous blâme :

Ne tient-il donc qu'à suivre une imprudente flamme.

L'amour ne sert d'excuse à rien :

De notre caractère il emprunte le sien ;

Et par de nobles traits se faisant reconnaître,

825   Dans un coeur vertueux l'amour se plaît à l'être.

Du vôtre, mon neveu, songez à triompher.

DAMIS.

Cet amour est ma vie.

LISIMON.

Il le faut étouffer.

DAMIS.

Vous voulez donc, mon oncle, que j'expire ?

LISIMON.

On ne meurt point, Monsieur, et l'on fait son devoir.

830   Mais, pour vous ôter tout espoir,

Sachez, puisqu'il faut vous le dire,

Qu'Éraste pour Sophie a fait choix d'un époux.

DAMIS, à Éraste.

C'est donc à moi, monsieur, d'embrasser vos genoux.

Verrez-vous sans pitié mon désespoir extrême ?

835   Mais où ce cache ce rival ?

Mérite-t-il ?...

LISIMON.

Damis, n'en dites point de mal :

Vous étiez à ses pieds.

ÉRASTE, qui, pendant le dialogue de l'oncle et du neveu, a paru rêver profondément.

Oui, monsieur, c'est moi-même,

Et mon amour au vôtre est tout au moins égal.

Il va au fond du théâtre.

Que l'on fasse venir Sophie.

LISIMON.

840   Vous voyez, mon neveu, qu'il n'y faut plus songer.

DAMIS, vivement.

Rien, mon oncle, non, rien ne m'en peut dégager ;

Et si je vous suis cher...

LISIMON.

Mais c'est de la folie...

Quel est votre dessein, Éraste, je vous prie ?

ÉRASTE.

Vous allez entendre et juger.

SCÈNE XVI.
Éraste, Lisimon, Damis, Sophie, Bélise, Finette.

ÉRASTE.

845   Approchez-vous, Sophie, et prêtez-moi silence.

Vous savez, depuis votre enfance,

Tous les soins que j'ai pris de vous :

Vos vertus sont ma récompense ;

Mais je ne suis pas quitte, il vous faut un époux...

850   D'une aimable rougeur votre front se colore,

Sophie, et vous baissez les yeux.

SOPHIE, avec embarras.

Monsieur...

ÉRASTE.

Cet embarras vous embellit encore.

FINETTE.

Rougir au mot d'époux, c'est s'expliquer aux mieux.

BÉLISE.

C'est répondre d'après nature.

ÉRASTE.

855   Il faut donc en remplir le voeu.

Des faiblesses d'un coeur qui cachait sa blessure,

Il faut vous faire aussi l'aveu :

Tandis que chargeant sa peinture,

Je vous offrais l'amour sous des traits odieux,

860   Le traître, caché dans vos yeux,

Riait de mes leçons, et gravait dans mon âme

Votre portrait en trait de flamme.

SOPHIE.

Vous aimez ! Mais, monsieur, ce n'est donc point un mal ?

DAMIS, vivement.

C'est un bien qui n'a point d'égal.

SOPHIE, à Éraste.

865   Vous me trompiez !

ÉRASTE.

  Je me trompais moi-même.

Il est trop vrai que je vous aime,

Et qu'à vous posséder j'attache mon bonheur ;

Mais je n'ai jamais su tyranniser un coeur :

Et quelque soit pour vous l'excès de ma tendresse,

870   Je veux de votre choix que vous soyez maîtresse :

Je vous donne pour dot cinquante mille écus...

Point de compliments là-dessus :

Je vous ai tenu lieu de père,

Et c'est à moi de vous doter.

SOPHIE, pénétrée.

875   Ah ! Comment pourrai-je acquitter ?...

ÉRASTE.

Je n'ai rien fait pour vous que ce que j'ai dû faire :

Votre père, en mourant, me légua votre sort

J'ai fait honneur au legs ; mais je rougirais fort

De penser que ce fût un titre pour vous plaire ;

880   Consultez votre coeur pour donner votre foi,

Et choisissez entre Damis et moi.

SOPHIE, à part.

Qu'un si beau procédé me confond et me touche !

DAMIS, vivement.

Sophie, avant que de fixer mon sort,

Songez, hélas ! Songez que votre bouche

885   Va prononcer, ou ma vie, ou ma mort :

Je ne veux point de la dot qu'on vous donne.

Riche assez de vous posséder,

Je ne veux que votre personne ;

Mais je meurs, s'il faut vous céder.

LISIMON.

890   Jeune insensé, vous voulez que Sophie

À vos désirs lâchement sacrifie

Ce qu'elle doit...

DAMIS, avec la plus grande chaleur.

Oui, j'espère... je veux...

Vous ignorez, mon oncle, comme on aime.

Un coeur dont l'amour est extrême,

895   Ne sait point renoncer à l'objet de ses voeux.

Le véritable amour n'est point si généreux ;

Il immole tout... hors lui-même.

Il se jette aux pieds de Sophie.

J'attends mon arrêt à vos pieds.

SOPHIE, à part.

Ô ciel ! Dans quel trouble il me jette !

À Damis.

900   Je prétends que vous vous leviez,

Damis ; levez-vous, dis-je, ou ma bouche est muette.

ÉRASTE, à part.

Je vois qu'il est aimé.

SOPHIE, à part.

Que vais-je prononcer ?

Haut.

Éraste, vos bienfaits ont des droits sur mon âme.

Que rien jamais ne pourra balancer.

905   Vous avez beau vouloir y renoncer,

Et ne laisser parler que votre flamme,

Plus vous les oubliez, et plus je m'en souviens...

Mais pourquoi vous montrer sous des dehors austères ?

Pourquoi contre l'amour ces discours si sévères ?

910   M'ont-ils dû disposer à ce tendre lien ?

Et lorsque votre amour éclate,

Pourrai-je ?... Oui, je puis tout, plutôt que d'être ingrate ;

Et dût votre bonheur me coûter tout le mien,

Fallût-il vous donner ma vie...

915   Je suis prête...

ÉRASTE.

  Achevez... vous vous troublez, Sophie.

SOPHIE, avec effort.

Non, monsieur.

ÉRASTE.

Eh bien donc ?

SOPHIE.

Elle regarde Damis, soupire, et présente sa main à Éraste.

Mon devoir est ma loi :

Voici ma main, Éraste.

DAMIS.

Ô ciel !

ÉRASTE.

Je la reçois...

Après une pause.

Mais, Damis, c'est pour vous la rendre.

DAMIS.

Qu'entends-je ?...

SOPHIE.

Quoi, monsieur !

ÉRASTE.

Je fais ce que je dois :

920   À vos vrais sentiments je ne puis me méprendre.

Vous avez beau vouloir vous vaincre en ma faveur,

Damis possède votre coeur :

C'est à moi sur le mien d'emporter la victoire.

DAMIS.

Je doute si je veille, et j'ai peine à vous croire.

925   De ce bonheur inattendu

Mon esprit encor se défie...

Parlez donc, charmante Sophie.

SOPHIE, à Éraste.

Dans le saisissement de mon coeur éperdu,

J'ai peine à trouver des paroles...

ÉRASTE.

930   Ce sont témoignages frivoles :

Il n'en est pas besoin, votre coeur m'est connu.

SOPHIE.

Que je sens bien tout ce qui vous est dû !

ÉRASTE.

Je fais votre bonheur, il sera mon salaire ;

J'exige cependant une grâce de vous.

SOPHIE.

935   Parlez, monsieur, que faut-il faire ?

ÉRASTE.

En aimant Damis comme époux,

Me chérir encor comme père.

SOPHIE.

Ce dernier trait achève et met le comble à tous.

DAMIS et SOPHIE, se jettent aux pieds d'Éraste.

Nous sommes vos enfants.

BÉLISE.

Il faut pourtant le dire :

940   Les philosophes sont des fous

Que malgré soi quelque fois l'on admire.

LISIMON, à Éraste.

C'est avoir sur vous-même, Éraste, un grand empire.

Ce sublime effort de raison

Est d'un rare et pénible usage.

945   Ne soyez singulier que de cette façon,

Et le public en vous respectera le sage.

 



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Notes

[1] Le texte original porte Hindel.

[2] Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Musicien allemand qui vécut dès 1712, jusqu'à sa mort.

[3] Locke, John (1634-1702) : Philosophe anglais.

[4] Palinodie : Chez les anciens, poëme dans lequel on rétractait ce qu'on avait dit dans un poème précédent. [L]

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