LE CAMÉLIA

Représentée pour le première fois le 8 novembre 1877.

1884

Évatiste CARRANCE

AGEN, LIBRAIRIE DU COMITÉ POÉTIQUE ET DE LA REVUE FRANÇAISE, 6, rue du saumon, 8

AGEN, V. LENTHERIC, Juin 1890.


© Théâtre classique - Version du texte du 28/02/2024 à 23:49:21.


PERSONNAGES.

LE COMTE HERMAN, député.

LÉON DE VILLEQUIER.

CLAIRE DE VILLEQUIER, sa femme.

HÉLÉNA DE VISCONTI.

DURAND DE CHAMPEVAL.

LE MAGISTRAT.

Une vaste salle donnant sur un jardin. La scène se passe a Versailles sous l'empire.

Texte extrait de "Théâtre complet de Évariste Carrance".- Agen : Librairie du comité poétique et de la revue française. pp 205-204.


LE CAMÉLIA

SCÈNE PREMIÈRE.
Le Comte, Claire, assis en face l'un de l'autre.

CLAIRE.

Ainsi, Monsieur le Comte, vous partez demain.

LE COMTE.

Il le faut, Madame, mes concitoyens m'ont confié un mandat que je dois m'efforcer de remplir, je suis prêt à me dévouer corps et âme aux intérêts de mon pays.

CLAIRE.

C'est noblement parler. Oh ! Je suis sûre que vous serez utile à la grande cause de la France et que vous demanderez l'instruction et la liberté pour tous les esprits.

LE COMTE.

Je tâcherai de faire triompher la justice, cette majesté, et la liberté, cette splendeur, mais qui me soutiendra dans cette tâche ?

CLAIRE.

Le devoir, Monsieur le Comte.

LE COMTE.

Il se lève.

Ainsi je partirai sans un mot d'espérance, sans un souvenir... Si je faiblis dans ma route, nulle main ne se tendra vers la mienne... Voyons, Madame, ne voulez-vous pas me donner ce camélia qui pare votre coiffure ?

CLAIRE, secouant négativement la tête.

Ne vous laissez pas aller au découragement... Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes puissant, vous trouverez de brillantes consolatrices.

LE COMTE.

Il est des coeurs qui ne veulent pas être consolés.

CLAIRE.

Ne dites pas cela... Vous me feriez regretter de vous avoir reçu comme un ami... Non, je ne puis ni ne veux vous dire d'espérer, parce que vous savez bien que je mentirais si je vous disais cela. J'aime mon mari, Monsieur le Comte, et je le respecte autant que je l'aime.

LE COMTE.

Hélas !

CLAIRE.

Accepter votre amour, ce serait aussi accepter la honte... et je suis une honnête femme, restez mon ami, l'amitié est d'or, dit une maxime, voulez-vous la mienne ?

LE COMTE.

C'est le langage de la raison que vous me faites entendre, madame, et ce langage je veux l'écouter ; pardonnez-moi de venir jeter une ombre sur votre vie si pure.

CLAIRE, se levant et parlant vivement.

Ainsi c'est entendu, vous êtes mon ami, et vous êtes celui de Monsieur de Villequier.

LE COMTE.

Certes ! Je ne demande qu'à être mis à l'épreuve.

CLAIRE.

Mon mari ne revient pas, où peut-il être ?

LE COMTE.

Vous lui présenterez toutes mes effusions, vous lui direz que dans l'intérêt même du parti auquel il appartient, il devrait s'efforcer d'être plus calme et plus modéré. Nous voulons tous deux arriver au même but, faire régner la justice et l'égalité ; pourquoi ne suivons-nous pas la même voie ?

CLAIRE.

Vous avez raison, Monsieur le Comte, son exaltation me fait peur.

LE COMTE.

L'avenir nous dira si je me trompe aujourd'hui. Léon est radical et j'appartiens à la catégorie des modérés... Il veut détruire d'un seul coup toutes les institutions du passé, moi plus craintif peut-être, je sens le monde trembler sous mes pieds, j'ai peur d'une secousse trop violente et je veux édifier avant de détruire.

CLAIRE.

L'avenir est à la République.

LE COMTE.

Et c'est pour cela que nous devons marcher avec modération et dignité. Oui l'avenir appartiendra à la République, si nous savons former une génération virile pour en comprendre la grandeur et pour en accepter les sacrifices.

SCÈNE II.
Les Mêmes, Hélèna.

HÉLÈNA.

Inutile de m'annoncer, je veux surprendre mes amis.

CLAIRE, avec joie.

Hélèna Visconti, quel merveilleux hasard...

Le Comte s'incline.

HÉLÈNA.

Moi-même, chère amie. Je suis arrivée il y a deux heures à peine et ma première visite est pour toi.

Elles s'embrassent.

CLAIRE.

Ah ! Que je suis heureuse de te voir !

Au Comte.

Permettez-moi, Monsieur le Comte, de vous présenter ma meilleure amie.

HÉLÈNA.

Une amitié qui date de loin, Monsieur.

LE COMTE.

Ah ! Mademoiselle, je ne croyais pas avoir le bonheur de saluer la célèbre cantatrice Hélèna Visconti.

CLAIRE.

Ma chère belle, tes succès ont partout de l'écho. Les journaux ne parlent que de toi. On racontait ces jours derniers que pendant la représentation de Lucie, le théâtre de la Scala craquait sous Je poids de tes admirateurs et que la scène était jonchée de fleurs et de couronnes.

HÉLÈNA.

Je te raconterai cela. Tu ne te doutes guère, toi qui vis dans un milieu calme et paisible, de l'enivrement de la vie théâtrale ; c'est un monde nouveau où l'artiste véritable se sent entraîné malgré lui.

LE COMTE.

Et dans cette vie enivrante, Mademoiselle, vous êtes restée pure et sans tache, fidèle à l'antique honneur de votre famille, ne prenant au théâtre que les joies qui conviennent aux coeurs élevés.

HÉLÈNA.

Mais, Monsieur, j'ai des milliers d'adorateurs, et, pour satisfaire tout le monde, j'ai fait un serment terrible !

CLAIRE.

Un serment !

HÉLÈNA.

Oui, j'ai juré de ne jamais préférer personne.

LE COMTE, ému.

À part.

Aussi sage que belle.

Haut.

Ah ! Mademoiselle, pourrez-vous tenir ce serment ?

HÉLÈNA.

Eh bien, le jour où je le trahirai, je quitterai le théâtre.

CLAIRE.

Tu me vois toute joyeuse de ton arrivée... Mais le motif qui t'a conduite parmi nous est encore un mystère pour moi.

HÉLÈNA.

Le mystère sera bientôt expliqué... Je suis venue passer huit jours à Paris et chanter deux fois dans Le Trouvère, la proposition m'a convenu pour deux motifs.

Ils prennent des sièges.

LE COMTE.

Je devine le premier.

HÉLÈNA.

Monsieur est sorcier.

LE COMTE.

Jugez-en Mademoiselle, vous avez accepté parce que ces deux représentations sont données au profit des malheureux et que votre coeur n'est jamais invoqué en vain.

CLAIRE.

Ah ! C'est noble et généreux ce que tu as fait là ; mettre son talent au service de ceux qui souffrent, je ne sais rien de plus grand.

HÉLÈNA.

Et le second motif, le plus sérieux, ma chère belle, le voici : Je savais que Versailles n'était qu'à quelques minutes de Paris et que dans cette première ville se trouvait ma meilleure, ma plus sincère amie... mais je bavarde comme une vrai pie... J'ai juste le temps de t'embrasser et de repartir pour Paris... Je suis de retour dans quelques heures et nous causerons, j'ai tant de choses à te dire...

LE COMTE.

Pardonnez-moi d'être resté si longtemps auprès de vous... J'ai sans doute été indiscret.

CLAIRE.

L'amitié ne l'est jamais, Monsieur le Comte.

HÉLÈNA, au Comte.

Offrez-moi votre bras pour me conduire jusqu'à ma voiture.

Le comte présente le bras.

CLAIRE.

Bonjour Comte.

LE COMTE.

Au revoir, Madame.

HÉLÈNA.

À bientôt, ma toute belle.

SCÈNE III.

CLAIRE, seule.

Elle s'assied.

Mon père ne revient pas. Je l'avais prié de se mettre à la recherche de Léon et de le ramener ici... Je ne sais pourquoi cette maudite politique me fait peur.

Elle se lève.

SCÈNE IV.
Claire, Durand.

DURAND.

Adieu petite, tu es toute charmante ce matin.

CLAIRE.

Et vous tout joyeux mon père... Vous l'avez trouvé...

DURAND.

Ah ! Voilà, je vais te dire, petite, le bonheur m'a favorisé.

CLAIRE.

Vraiment.

DURAND.

Mais laisse-moi d'abord t'embrasser, ma chère enfant.

CLAIRE.

Et cette grande joie qu'exprime votre visage... Je suis sûre que vous l'avez rencontré ?

DURAND.

Juste... Figures-toi, petite, qu'il était au milieu d'un tas de vieux sous, de vieilles médailles sans aucune espèce de valeur.

CLAIRE.

Quoi... Mon mari... Oh mon père !

DURAND.

Pendant cette scène Claire montre beaucoup d'impatience.

Qu'est-ce que tu me chantes là... ton mari. Eh non ! C'est un denier d'argent à l'effigie de Henri Ier que j'ai trouvé. Tu sais bien que ma collection souffrait de cette lacune, que j'avais fouillé en vain les boutiques et les bazars. Eh bien ! Je l'ai trouvé ma fille, voici mes monnaies de la troisième race au grand complet... car je possède des deniers d'argent de Philippe Ier, de Louis VI, de Louis VII, de Philippe II. Oh ! Ai-je eu une chance !... Figures-toi que je mets la main sur un trésor et cela au premier coup... j'en tremble encore... Je regarde le marchand, il n'avait pas vu mon émotion... Je pose le denier sur le comptoir, je l'entoure de quelques pièces insignifiantes et j'en demande le prix en affermissant autant que possible ma voix.

CLAIRE.

Mais mon mari, mon père... vous savez bien que je vous avais prié de le ramener vers moi, vous n'ignorez pas qu'il appartient à une foule de Sociétés secrètes que le gouvernement poursuit à outrance, vous savez que je suis inquiète, mon père, que je suis folle... et vous me parlez de vieilles médailles, eh ! Que m'importe !

DURAND.

Comment, que t'importe !

CLAIRE.

Voyons, mon père, mon bon père répondez-moi.

DURAND.

Eh bien, petite j'ai positivement oublié ta commission. Que veux-tu, quand ces diables de médailles me trottent par la tête je n'y suis plus... Je vais retourner sur mes pas... Passer chez nos amis et je te le ramènerai, sois-en sûre.

CLAIRE.

Allez, mon père. Je ne sais pourquoi je suis toute préoccupée ce matin, Léon m'a quittée si promptement.

DURAND.

Ah ! Mon gendre est un esprit généreux, mais c'est un véritable écervelé, il compromet toute sa famille avec ses opinions écarlates... Parlez-moi d'un bonhomme comme moi qui vit au milieu des agnels d 'or, des tournois, des écus au lion, à l'ange, au soleil, des ducatons de milan, de gros blancs, de douzains, de cavaliers d 'or.

CLAIRE.

Ah mon Dieu !

DURAND.

Tu comprends bien que cette passion là ne porte tort à personne, elle n'est pas plus dangereuse pour moi que pour les voisins... au contraire... J'ai le plaisir de leur montrer ma collection, d'amuser et d'instruire en racontant l'histoire de toutes ces étranges monnaies qui nous parlent du passé.

CLAIRE.

Je vous en supplie, mon père... L'heure s'avance et Léon ne vient pas.

DURAND.

J'y cours, à bientôt ma fille.

Il sort.

SCÈNE V.

CLAIRE, seule.

Enfin ! Je croyais qu'il ne partirait pas. Je suis dans une inquiétude mortelle... pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé, c'est une nature si grande, si généreuse, si expansive ! Oh ! J'ai peur !

SCÈNE VI.

DURAND.

Il entrebaille la porte.

Je pars... C'est le Comte Herman, ton voisin qui va être furieux lorsqu'il saura... Sa collection ne peut plus lutter avec la mienne, il n'a guère comme rareté que des écus de François Ier à la salamandre et à la croisette et quelques sols parisis de Charles IX...

Claire fait un mouvement d'impatience.

Allons je m'en vais.

SCÈNE VII.

CLAIRE, seule.

Je ne puis défendre mon esprit contre la tristesse qui l'envahit. Ce qui se passe en moi est étrange !... Pourvu que Léon ne coure aucun danger... Quelle folie !... N'est-il pas allé vingt fois dans de semblables réunions. Ah ! Son exaltation m'épouvante, il ne redoute rien et moi je crains tout. Ses articles sont écrits avec du feu et font naître dans l'esprit du peuple la colère et la vengeance ! Mon Dieu, ne se trompe-t-il pas ? Est-ce bien la route qu'il devrait prendre, lui si grand, si généreux, ne se trompe-t-il pas ? Ne devrait-il s'efforcer de calmer les passions populaires, de demander au nom de la justice et de la conscience, humaine les libertés qu'il veut obtenir par la force.

SCÈNE VIII.
Claire, Léon.

LÉON.

C'est moi. Vive la France et vive la République !

CLAIRE.

Elle l'embrasse avec effusion.

Ah ! Mon bien-aimé, si tu savais combien j'étais inquiète et tourmentée !

LÉON.

Tourmentée ?

CLAIRE.

Nous vivons en des temps si étranges... et je t'aime tant.

LÉON.

Bonne Claire... Mais, je te demande un peu si tu avais besoin de te mettre l'esprit à la torture,

CLAIRE.

J'avais un poids affreux sur le coeur. Te voici, je ne crains plus rien, mais je dois te confesser que mon père court après toi.

LÉON.

Ah ! Par exemple, c'est trop fort... Eh bien ! Il faut faire courir après lui.

CLAIRE.

Non mon ami, je suis bien sûre qu'il s'arrêtera en chemin, il n'a qu'à rencontrer quelque médaille curieuse.

LÉON.

Ils prennent des sièges.

À propos, je n'oublie pas notre excellent père, moi et j'ai fait une trouvaille chez un antiquaire de mes amis, c'est un franc d'or que fit frapper Saint-Louis, il n'en existe que trois en Europe et notre bon numismate va crier au miracle.

CLAIRE.

Laisse-moi te dire qu'en ton absence j'ai reçu une foule de visites.

LÉON.

Donc, vous ne vous êtes pas trop ennuyée, Madame.

CLAIRE.

Fi, le vilain, qui croit que je suis heureuse loin de lui et qui préfère les clubs et les réunions politiques à sa petite femme.

LÉON.

Le pays, Claire, l'honneur, le devoir. Ah ! Dieu sait que si je donnerais mon âme pour toi, je donnerais ma vie pour le pays.

CLAIRE.

Oui, je sais que vous êtes une nature grande et généreuse, Léon, mais je crains que vous ne dépassiez le but au lieu de l'atteindre. Le peuple fortement ébranlé peut tout à coup se lever comme un seul homme, revendiquer au prix du sang toutes ses libertés, après avoir été victime, il peut devenir bourreau.

LÉON.

Il en a le devoir. Le vieux monde s'écroule, les vieilles sociétés s'effondrent, au milieu des débris, la liberté s'élance toujours jeune et toujours rayonnante ! À quoi bon calmer les esprits, à quoi bon attendre ! Il faut vaincre ou mourir ! Il faut anéantir le passé, détruire les privilèges, réveiller toutes les nobles passions.

CLAIRE.

Mais ce sont les mauvaises qui se soulèvent.

LÉON.

Il se lève.

Le peuple n'est jamais mauvais, ce sont nos institutions vicieuses qui l'ont perdu, il faut le moraliser, lui donner le rang qu'il doit occuper dans une grande nation, et s'il faut du sang pour cela, le baptême n'en sera que meilleur.

CLAIRE.

Oh ne t'exaltes pas ainsi, tu me fais peur. Si on allait t'arrêter... me séparer de toi, que sais-je ?

LÉON.

On n'oserait ? Je suis une puissance aussi et ma plume vaut une épée. Est-ce que de toutes parts, le monde ne se réveille pas. Est-ce que la jeune Amérique ne sourit pas avec orgueil à la vieille Europe qui se débarrasse de ses rois... Allons, ma bien-aimée, l'heure de la régénération sonnera... et ce jour-là, malheur aux coupables, le peuple en fera bonne et prompte justice.

CLAIRE.

Un pays régénéré ne doit pas se venger ; il doit ramener à lui ceux qui s'égarent.

LÉON.

Impossible ! Ces souteneurs des vieilles monarchies sont les ennemis implacables du progrès. Trébuchet fatal de la République, ils ne se corrigeront jamais, ils aiment les rois dont ils sont les courtisans obséquieux, et ils nous traitent de misérables, parce que nous dévoilons leur perfidie, parce que nous leur disons avec une crudité républicaine : Non ! Le peuple n'est pas une bête de somme qui doit toujours se courber devant vous, sa sueur ne vous appartient pas. Vos droits sont les mêmes, vous êtes égaux devant les hommes comme vous êtes égaux devant Dieu !

CLAIRE.

Je te comprends, mon ami, mais je te le répète, je crains pour toi, et je ne puis songer sans frémir aux nombreuses arrestations qui sont ordonnées par le gouvernement.

LÉON.

Assez de politique, ma petite femme. Tu sais que je ne perds pas la mémoire comme notre excellent père, raconte-moi tes visites de ce matin.

CLAIRE.

Ils prennent des sièges.

C'est cela. Je commence par notre voisin ; le Comte Herman est venu nous faire ses adieux, il part pour Paris.

LÉON.

Ah ! Ah ! Encore un député à l'eau de rose celui-là, un républicain qui se contenterait d'une monarchie libérale... comme si une monarchie pouvait l'être. C'est pourtant une honnêteté... un des meilleurs esprits de notre temps... Ah si tous les députés étaient comme lui...

CLAIRE.

On avait dit : plus de politique.

LÉON.

C'est vrai, mais il est si difficile de parler sans s'en occuper un peu ; voyons ma bonne amie, passons à la seconde visite.

SCÈNE IX.
Les mêmes, plus Hélèna.

HÉLÈNA.

Mademoiselle Hélèna Visconti.

LÉON.

Ah bah !

HÉLÈNA.

Comment cela va-t-il ? Très bien, n'est-ce pas, et toi, ma bonne, tu es surprise de me voir de retour après vingt minutes d'absence... J'ai rencontré en chemin le Directeur de l Opéra. Je chante demain, je lui ai donné mes petits ordres et me voilà, ai-je eu une bonne idée ?

CLAIRE.

Toujours la même !

LÉON.

Les journaux annonçaient votre arrivée et je n'y croyais pas.

HÉLÈNA.

Comment, républicain que vous êtes, vous lisez donc les chroniques théâtrales.

LÉON.

Est-ce que le théâtre n'est pas une petite république où les opinions les plus opposées viennent se dérouler ? Est-ce que les artistes ne sont pas les enfants de la liberté ? Est-ce que ceux qui marchent avec de l'azur dans les yeux, de l'amour dans le coeur, de la poésie dans l'esprit, ne veulent pas vivre libres sous le grand soleil du bon Dieu.

HÉLÈNA.

Bravo.

LÉON.

Est-ce que l'inspiration n'est pas fille de la liberté ? Interrogez-vous, mademoiselle, vous êtes une grande cantatrice, et lorsque mille regards enfiévrés sont suspendus à vos lèvres, vous obéissez à cette inspiration qui donne à votre voix des modulations sublimes. Que vous peigniez la joie ou la douleur, vos accents s'élancent libres et victorieux, car l'artiste sans la liberté est comme le rossignol en cage : il ne chante plus !

HÉLÈNA.

Voilà une liberté qui me raccommode avec vos républicains.

LÉON.

N'est-ce pas, Mademoiselle, oh ! Nous finirions bien par nous entendre.

CLAIRE.

Voyons, mon petit mari, nous sommes toujours les victimes de la politique, vous devriez bien ménager notre faible esprit ; vous autres hommes, vous êtes trop exclusifs.

HÉLÈNA.

C'est à dire très égoïstes.

LÉON.

Eh quoi, Mademoiselle, vous aussi.

HÉLÈNA.

Nous finirons par nous entendre, disiez-vous tout à l heure, soit, et je ne demande pas mieux ; mais à une condition.

SCÈNE X.
Les mêmes, plus un Magistrat du dehors.

LE MAGISTRAT.

Au nom de la loi, ouvrez !

CLAIRE.

Grand Dieu !

HÉLÈNA.

Qu'est-ce donc ?

LÉON, allant vers la porte avec dignité.

Du calme ! Nous allons le savoir.

Il ouvre la porte, un magistrat se présente.

LE MAGISTRAT, agitant un papier.

Au nom de la loi !

LÉON, avec sang-froid.

Un Français lui doit toujours obéissance, Monsieur.

LE MAGISTRAT.

Est-ce à Monsieur Léon de Villequier que j'ai l'honneur de parler ?

CLAIRE, à part.

Le malheur que j'avais prévu.

LÉON, au magistrat.

Oui Monsieur.

LE MAGISTRAT.

Vous êtes mon prisonnier.

LÉON, avec ironie.

Quel est le crime dont on m'accuse ?

LE MAGISTRAT.

Je n'ai pas à vous répondre, Monsieur, une voiture nous attend, suivez-moi.

CLAIRE, avec stupeur.

Mon mari... Non, Monsieur, il ne vous suivra pas.

HÉLÈNA, à part.

Pauvre jeune femme.

LÉON.

Laisse-moi partir, ma bonne Claire, laisse-moi partir la tête haute et la conscience tranquille, l'honnête homme ne doit rien redouter, j'ai fait mon devoir de républicain sincère.

CLAIRE, à genoux.

Oh ! Je t'en supplie, Léon, ne suis pas cet homme !

LÉON, à Hélèna.

Mademoiselle Hélèna, je vous confie ma femme, je reviendrai bientôt, j'en suis sûr, on ne saurait punir en moi le défenseur de la cause du peuple, j'en appellerai à la conscience publique.

LE MAGISTRAT.

Êtes-vous prêt, Monsieur ?

LÉON.

Je vous suis.

À Hélèna.

Adieu

À Claire qu'il embrasse.

Au revoir, ma bien aimée, au revoir.

Ils sortent.

SCÈNE XI.
Claire, Hélèna.

CLAIRE.

C'est le malheur qui nous frappe ! Nous étions si heureux, ma bonne Hélèna, si tu savais combien je l'aime !

HÉLÈNA.

Mais c'est affreux de venir ainsi arrêter les gens, ne pleure pas, ma douce Claire, ton mari n'est pas coupable, j'en suis sûre !

CLAIRE.

Coupable ! Lui si bon, si grand, si généreux, coupable ! Ah ! C'est son coeur qui l'a perdu, c'est sa vaillante plume qui l'a trahi. Pauvre Léon... Coupable ! Mais tu ne sais donc pas qu'il donnerait la dernière goutte de son sang pour le peuple. Coupable mais c'est un martyr de la liberté !

HÉLÈNA.

Il faut le sortir de là à tout prix, il ne faut pas que la joie s'éloigne de ton foyer.

CLAIRE.

Une idée... Oui, le comte Herman, n'est pas parti, il est puissant et dévoué... Viens, Hélèna, pauvre amie ! Quelle réception je te fais.

Elles sortent par la gauche.

SCÈNE XII.

DURAND, seul.

Il y a des jours heureux dans la vie, positivement il y a des jours heureux. Je viens de rencontrer une affaire d'or et je me sens tout guilleret, moi. Ah ! La magnifique collection que celle du papa de Champeval... Voici maintenant que je possède des écus blancs de Provence, des écus carambole de Flandres et des sols de Strasbourg ! Quelle chance ! Je vais commander de nouvelles étagères pour établir mon trésor, puis je veux changer la disposition de mes monnaies, mes écus aux trois couronnes et au vertugadin sont mal placés... mes médailles elles-mêmes ne produisent aucun effet, mon appartement est à la fois trop obscur et trop petit. Je possède la plus remarquable des collections ; j'ai la médaille de Charlemagne : Carolus magnus renovatio regni Franc, une tête laurée magnifique. J'ai... voyons un peu... J'ai : un Jean Boccace en robe traînante, avec la date 1374, s'il vous plaît, j'ai un Rabelais de 1533 : Cave fictus fallit amictus, oui je crois bien que c'est la légende gravée sur sa médaille. Oh ! Je suis très riche, moi, j'ai tout un monde en or, en argent et en bronze qui s'agite sous mes doigts et dit à mon esprit la grande histoire du passé. J'ai un Jean Calvin superbe de 1564, avec sa barbe pointue et son visage austère, puis une Diane de Poitiers victorieuse et demi nue qui terrasse l'amour : Omnium Victorem Vici. C'est très beau, très beau, mais il faut changer d'appartement, à tout prix il faut aller...

SCÈNE XIII.
Durand, Claire, Hélèna.

CLAIRE.

En prison !... En prison !...

DURAND.

Ma foi, tu as raison, ma bonne fille, c'est une véritable prison !

CLAIRE.

Quoi, mon père, vous le saviez !... Ils sont venus me l'enlever, les barbares ; ils n'ont pas eu pitié de mes larmes.

DURAND.

Comment ?

CLAIRE.

Léon, mon pauvre Léon.

DURAND.

Ah bah ! Moi je te parlais des médailles qui sont très mal placées...

CLAIRE.

Et moi mon père, je vous parle de mon mari que l'on vient d'arrêter.

DURAND.

Quoi, mon gendre !...

HÉLÈNA.

Oui, Monsieur, votre gendre est en prison.

DURAND.

Comme mes médailles... Mais calme-toi, mon enfant, j'ai du crédit et des amis, je vais aller.

CLAIRE.

Hélas, mon père, vous vous arrêteriez en chemin comme cela vous arrive toujours, vous oublieriez votre famille pour quelque vieille pièce de monnaie.

DURAND.

Ah ma fille ! Peux-tu me juger ainsi, allons pardonne-moi, je suis un vieux fou, je le sais bien, mais aujourd'hui il s'agit de sauver ton mari et rien ne m'arrêtera, je te le jure ; voyons, dis un mot, que puis-je faire.

HÉLÈNA.

Il faut attendre maintenant.

SCÈNE XIV.
Les mêmes, plus Léon et le Comte

CLAIRE.

Mon mari ! Ah c'est Dieu qui te ramène vers moi.

LÉON, montrant le comte.

C'est un ami qui ne voulait même pas venir jusqu'ici et qui se dérobe sournoisement à notre reconnaissance.

CLAIRE, tendant la main au Comte.

Vous êtes un ami véritable, et je n'oublierai jamais le service que vous nous rendez.

DURAND.

Certainement, c'est un acte vraiment noble et je le reconnaîtrai en offrant à monsieur le comte quelques sols parisis de Charles IX qui ne se trouvent pas dans sa collection.

LE COMTE.

Accepté, avec bonheur, mon vieil ami.

LÉON.

Ce cher père, je vais le rendre bien heureux.

Il prend dans sa poche une pièce de monnaie qu'il présente à Durand.

Voici ce que j'ai acheté pour vous.

DURAND.

Le franc d 'or de Saint-Louis, la perle d'une collection, mon gendre, vous êtes l'homme le plus distingué de votre siècle... des hauteurs sereines où plane votre esprit, vous daignez descendre dans le petit coin du numismate pour y apporter un trésor, ah ! C'est bien, cela !

Il contemple sa pièce.

CLAIRE.

Monsieur le Comte, vous nous avez rendu la joie.

HÉLÈNA.

Nous avons songé à vous tout de suite, comme on songe à un digne et grand coeur.

LE COMTE, à Claire.

Vous disiez vrai ce matin, Madame, l'amitié est d'or.

LÉON.

N'est-ce pas ?

LE COMTE.

Et j'en sens tout le prix.

CLAIRE, détachant le camélia qui orne sa coiffure.

Ce camélia, Monsieur le Comte, vous rappellera notre éternelle reconnaissance.

HÉLÈNA, au Comte.

Moi, je n'ai rien à vous offrir.

LE COMTE.

Qui sait... Mais vous avez fait le serment de ne jamais préférer personne, Mademoiselle.

HÉLÈNA, émue.

J'ai juré de quitter le théâtre le jour où je craindrai de le trahir.

LE COMTE.

Ce jour-là, Mademoiselle, vous me trouverez tout près de vous, attendant un mot d'espoir.

DURAND.

Le franc d'or de Saint-Louis, c'est miraculeux !

HÉLÈNA, au Comte.

Laissez-moi chanter pour les pauvres, Monsieur le Comte, je vous répondrai après.

LÉON.

Avant de nous séparer, mon cher comte, laissez-moi dire que je vais recommencer la lutte contre le despotisme et l'oppression, mais que je me rallie à votre drapeau, et que c'est au nom de la justice, du patriotisme et de la sagesse que je veux montrer au peuple le chemin de la Liberté !

La toile tombe.

 



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